Les mormons sont-ils polygames ?


Jean Dressayre

Article mis à jour le 1er janvier 2003




On associe parfois la pratique de la polygamie au mormonisme, dans la mesure où cette communauté chrétienne l'a pratiquée un temps. En effet, de 1852 à 1890, soit pendant une période de près de quarante ans, la polygamie était une pratique de l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours.

Polygamie (du grec polus : plusieurs, et gamos : mariage), union légitime d'un homme avec plusieurs femmes ou d'une femme avec plusieurs hommes. En fait, le terme « polygamie » est passé dans le langage courant comme étant l'union légitime d'un homme avec plusieurs femmes, alors qu'il faudrait employer, en l'espèce, le terme « polygynie » (du grec polus : plusieurs, et de gyné : femme, épouse). La polyandrie étant l'inverse, l'union d'une femme avec plusieurs hommes.

La plupart des civilisations asiatiques et africaines d'aujourd'hui sont polygames. Dans l'Afrique équatoriale, les femmes poussent elles-mêmes à la polygamie et traitent d'avare un homme qui, bien que riche, restreint le nombre de ses épouses. Les Juifs l'étaient. La religion islamique l'a intégrée dans sa doctrine. La polygamie a existé chez les Slaves sans aucune loi restrictive jusqu'à l'introduction du christianisme. Pendant longtemps, l'homme géniteur était alors admiré en tant que seul détenteur de l'étincelle vitale de la propagation. La polygamie était la référence sociale.

Georges Anquetil, avocat, journaliste et éditeur français du début du 20è siècle a dit :

« La plupart des grands hommes de l'histoire furent polygames. Même ceux qui vécurent sous le régime hypocrite de la monogamie ne se soumirent ni à son joug ni à ses lois ; soit qu'ils fussent philosophes comme Platon, Aristote, Bacon ou Auguste Comte ; soldats comme Alexandre, César, Napoléon ou Nelson. Soit qu'ils fussent encore poètes comme Goëthe, Burns, Byron, Hugo, Verlaine, Chateaubriand ou Catulle Mendès ; hommes d'État comme Périclès, Auguste, Buckingham, Mirabeau, Gambetta, et bien d'autres grands contemporains.

« Et quel fut, pour ces esprits sublimes, le résultat de ce système hypocrite ? Ce fut qu'il les contraignit à la dissimulation perpétuelle, au mensonge permanent, tant vis-à-vis de leur propre femme que vis-à-vis du monde, qu'il les obligea à cacher leurs enfants et à laisser déconsidérer celles qui n'étaient que leurs irrégulières maîtresses, au lieu de les faire respecter comme leurs épouses !  »

Dans son ouvrage intitulé « Les mensonges conventionnels de notre civilisation : le mensonge matrimonial », le docteur Max Nordau écrit également : « Le mariage, tel qu'il s'est développé chez les peuples civilisés, repose en principe sur la reconnaissance exclusive de la monogamie. Mais il semble que la monogamie n'est pas un état naturel de l'homme et qu'il existe, dès l'origine, une contradiction entre l'instinct individuel et l'organisation sociale. Cette contradiction provoque sans cesse des conflits entre le sentiment et la morale, et fait du mariage un incessant mensonge… Dans les civilisations monogamiques, et en dépit de la loi, l'homme vit bien souvent dans un état polygamique de fait, chargé d'hypocrisie, dès lors qu'il convole en dehors du mariage. »

Au-delà de ces considérations mettant en cause le bien-fondé du système monogamiste, les mormons pratiquent-ils la polygamie aujourd'hui ? La réponse est sans appel : non ! En effet, cette pratique fut abolie en 1890 par le président / prophète de l'époque, Wilford Woodruff. Ceux qui persistèrent dans cette pratique, malgré la position officielle de l'Église, furent excommuniés. Néanmoins, aux États-Unis, il existe encore certaines communautés religieuses isolées, dissidentes de l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, qui la pratiquent en toute illégalité.

Après une tentative d'explication du phénomène social polygamique, il s'agira de comprendre pourquoi l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours enseigna et pratiqua le mariage plural pendant près de quarante ans.

La polygamie de la nuit des temps

Saint-Augustin écrivait : « Si la polygamie est aujourd'hui criminelle, c'est que l'usage en est aboli ; quel crime peut-on reprocher à Jacob d'avoir eu plusieurs femmes ? Si vous consultez la nature, il ne s'en est servi que pour avoir des enfants, et non pour contenter sa passion. Si vous vous référiez à la coutume, elle autoriserait la polygamie ; nulle loi ne l'inetrdirait. Pourquoi est-elle un péché, aujourd'hui ? C'est qu'elle est contraire à la loi et aux coutumes. »

Avant d'être « criminelle », dans le sens où elle est punie par la loi sociale dans la plupart des pays occidentaux, la polygamie trouve son origine et sa justification à différents niveaux.

La polygamie engendrée par le système divino-patriarcal

Selon la Bible, Dieu créa l'homme duquel il tira une côte de laquelle il créa la femme. L'homme était avant la femme et fut appelé par Dieu pour être le Seigneur de la terre entière. Ève fut sa compagne et la mère de tous les vivants. Ce concept biblique est probablement à l'origine du système patriarcal qui domine encore la plupart des rapports entre l'homme et la femme. Selon ce concept, l'homme Adam est le Seigneur de la terre ; la femme Ève est la génitrice de l'humanité. Chacun semble avoir un rôle prédéfini depuis la nuit des temps. Une interprétation sociologique plus rationnelle montre la complémentarité de l'homme et de la femme et, d'une certaine manière, l'égalité des deux sexes puisque leurs tâches, différentes, est de valeur égale.

Cette différenciation et cette égalité sont basées sur le principe suivant : « Les hommes font vibrer une énergie qui est essentiellement dirigée vers le dehors, une force centrifuge ayant besoin de s'exprimer dans une activité exigeant une force physique comme le labourage, la chasse, la construction… tandis que l'énergie produite par la femme est centripète, allant de l'extérieur vers l'intérieur. Elle trouve son utilisation dans tout ce qui concerne les arts ménagers et joue un rôle essentiel dans l'harmonisation des liens dans la communauté. Lorsque ces deux énergies sont respectées, les hommes et les femmes vivent en harmonie. » (Théorie de Malidoma, intellectuel du Burkina-Fasso, source : Reutler Textline Independent).

Selon la théorie de droit divin, Dieu a commandé à l'homme et à la femme de remplir la terre de leur postérité ; c'est un devoir pour la femme que de donner des enfants à son mari ; si elle n'y parvient pas, alors l'homme peut se tourner vers une autre femme. Théorie qui mène tout naturellement à la polygamie. Aux temps de l'Ancien Testament, la pratique de la polygamie était intégrée dans les moeurs et les lois. Il s'agissait pour les hommes et les femmes, en tout premier lieu, de l'accroissement de la famille et toute autre considération cédait à tel point devant celle-là que, loin d'être jalouse, l'épouse saluait avec joie la naissance de tout enfant, fût-il d'une autre femme.

Bien que l'Église catholique (alors omnipotente dans les affaires religieuses) ait fixé la monogamie comme seule forme de mariage, des princes et des grands hommes du moyen âge, et ceux d'une époque plus récente encore, se procurèrent sa bénédiction pour avoir plusieurs femmes. Les rois mérovingiens Clotaire 1er, Charibert 1er, Pépin 1er, et plusieurs Francs de haut rang étaient polygames et l'Église ne leur en fit aucun reproche. Luther, initiateur du protestantisme, déclarait : « Je dois reconnaître que je ne puis défendre à personne de prendre plusieurs femmes, puisque cela n'est pas défendu dans les saintes Écritures. » Conformément à cette règle, il donna même à Philippe de Hesse, gouverneur du Land de Hesse, l'autorisation de prendre une deuxième femme au moment où son épouse accouchait de son neuvième enfant.

Plus tard, des théologiens luthériens cherchèrent à excuser cette mesure en faisant ressortir comme « circonstance atténuante » la difficulté qu'il y avait de prouver que la bigamie fût défendue par la Bible, vu que l'Ancien Testament reconnaissait la polygamie et qu'elle ne fut pas formellement interdite par le Nouveau Testament.

La polygamie engendrée par la nécessité démographique

Au sortir de la Grande Guerre (1914-1918), Georges Anquetil publia en 1922 un essai sur le mariage polygamique qu'il dédia « aux parlements de tous les pays, mais principalement aux parlements européens, pour attirer leur attention à la fois sur l'ampleur du problème sexuel et sur les dix-huit millions d'Européennes que le surnombre des femmes, le massacre des hommes et l'égoïsme de la monogamie condamnent aux misères physiologiques et morales du célibat. » À cette même époque, le sénateur français Hugues Le Roux disait : « D'après les résultats du dernier recensement publiés à l'Officiel, nous comptons, en France, quatre demoiselles à marier pour un homme en âge de les épouser dans les conditions d'avant-guerre. » Il réclama l'abrogation de l'article 340 du Code Pénal (actuel 433-20) interdisant et punissant la bigamie et, à fortiori, la polygamie : à situation exceptionnelle, proposition exceptionnelle. Georges Anquetil, qui pensait alors à la solution polygamique comme remède aux maux sociaux de l'après-guerre, s'adressant aux parlementaires français de l'après Grande-Guerre, dit ceci : « Dès lors, allez-vous, Messieurs les Gouvernants, qui avez voulu assumer la lourde responsabilité d'être les dirigeants, allez-vous exposer à cet état obligatoire des millions de jeunes femmes, ainsi condamnées à la stérilité ou à la maternité illégitime, que votre morale réprouve ? Jadis, les Anciens élevèrent des statues à Hymen (divinité grecque qui présidait au mariage) avec cette inscription sur le piédestal : « À Hymen, qui retarde la vieillesse ». Aujourd'hui allez-vous laisser le mariage impossible à ces millions d'innocentes qui, elles aussi, ont droit à l'amour légitime. »

Quand, à la suite des guerres du Péloponèse, Athènes souffrit d'une pénurie d'hommes avec un surcroît de femmes, le Sénat institua la polygamie pour refaire la race. Athènes, qui eût sans doute disparu sans la loi de bigamie, retrouva ainsi sa force et sa splendeur. Un autre exemple historique illustre la pratique de la polygamie : Bien que le code des lois de l'empereur Charles Quint punît la bigamie de la peine de mort, elle n'en fut pas moins non seulement légalement autorisée, mais même formellement réintroduite cent ans plus tard en Allemagne. La cause doit en être cherchée dans l'immense diminution de la population masculine qui suivit la guerre de trente ans, lorsque de 16 à 17 millions d'habitants, ce chiffre descendit à quatre millions. La diète franque de Nuremberg prit, le 3 février 1650, la décision suivante : « Puisque le besoin du Saint-Empire romain exigeait le remplacement de la population masculine détruite par l'épée, la maladie et la faim, il serait permis à chaque homme, pendant les dix années suivantes, de se marier avec deux femmes. Il convient cependant de rappeler que tout citoyen honorable à qui il est donné de prendre deux épouses doit non seulement pourvoir à leur entretien d'une façon convenable, mais aussi empêcher tout sentiment d'hostilité entre elles. »

Louis Forest, journaliste français du début du 20è siècle, a dit : « Si l'on examine les faits dans l'histoire, on constate que les peuples à civilisations brillantes ont eu recours à la polygamie à la suite des guerres pour combler les vides et donner des familles aux femmes seules. »

La polygamie au secours du droit patrimonial d'héritage

Le Pape Grégoire II, dans une décrétale en 726, reconnaît dans certains cas la nécessité de la polygamie quand il dit : « Quand un homme a une épouse infirme, incapable de fonctions conjugales, il peut en prendre une seconde, pourvu qu'il ait soin de la première. » À ce propos, Voltaire (écrivain et philisophe français du 18è siècle) écrivit : « C'est la loi de n'avoir qu'une femme, loi positive sur laquelle paraît fondé le repos des États et des familles dans toute la chrétienté. Mais loi quelquefois funeste et qui peut avoir besoin d'exception comme tant d'autres lois. Il est des cas où l'intérêt des familles et même de l'État demande qu'on épouse une seconde femme du vivant de la première, quand cette première ne peut donner un héritier nécessaire. La loi naturelle se joint au bien public, le but du mariage étant d'avoir des enfants. »

La polygamie engendrée par les nécessités politiques

La loi promulguée le 29 septembre 1916 fut l'une des plus extraordinaires que le Parlement français ait jamais votées. Elle tient en quatre lignes : « Les natifs des communes de plein exercice du Sénégal et leurs descendants sont et demeurent des citoyens français soumis aux obligations militaires prévues par la loi du 19 octobre 1915 ». C'était alors sans penser que la plupart des citoyens sénégalais visés par cette loi étaient polygames, aussi, pour régler ce problème, le gouvernement français publia un décret d'application. Décret qui porte les signatures du président de la République, de monsieur Georges Clémenceau, président du Conseil, de monsieur Henry Simon, ministre des colonies et de monsieur Nail, Garde des Sceaux. Décret qui, dans son article V, reconnaît expressément le droit à la polygamie : « L'indigène qui désire acquérir la qualité de citoyen français doit se présenter devant l'administration du cercle où il réside pour former sa demande. Il indique s'il désire faire bénéficier ses femmes et ses enfants de la faveur qu'il sollicite pour lui-même ». Loi et décret établis pour une cause, certes, exceptionnelle, mais qui n'en fut pas moins une reconnaissance de la polygamie par les pouvoirs publics français.

Les drames de la pratique polygamique

Au-delà des multiples « avantages » qui viennent d'être évoqués, engendrés par de réels besoins sociaux, il est clair que le système polygamique a des conséquences souvent dramatiques.

On sait que la femme occidentale des siècles passés était une femme soumise qui ne vivait que par et pour son époux. Elle n'avait absolument aucun rôle dans la société. Les institutions religieuses étaient un moyen d'inculquer aux femmes cette infériorité d'esprit. Jules Ferry écrit, dans son « Discours sur l'égalité d'éducation » de 1870, que la femme doit se libérer de l'Église pour s'affranchir de cet esclavage de la société patriarcale. Il nous dit que « les évêques le savent bien : celui qui tient la femme, celui-là tient tout, d'abord parce qu'il tient l'enfant, ensuite parce qu'il tient le mari… C'est pour cela que l'Église veut retenir la femme, et c'est pour cela qu'il faut que la démocratie la lui enlève. » L'Église a joué un rôle important dans l'établissement du rôle subordonné de la femme dans la société de son temps. Dans ce sens, la polygamie aggrave considérablement la situation de la femme.

Théoriquement, un homme polygame doit traiter ses femmes de manière égale. Elles sont supposées partager le même homme, de manière équitable, quel que soit leur âge. Elles sont supposées recevoir le même apport financier et leurs enfants devraient tous avoir droit à une éducation. Malheureusement cette « loi » (ni loi religieuse ni loi sociale puisque le système légal des pays qui l'autorisent ne la met pas en application) est ignorée par la plupart des hommes polygames. Il arrive donc qu'une co-épouse obtienne plus de faveurs qu'une autre. À ce moment-là, jalousie et compétition entrent en jeu et les femmes délaissées par leur mari sont condamnées à rester passives car il est trop tard pour elles de refaire leur vie. Il arrive également que les enfants soient touchés par cette inégalité de traitement quand l'apport financier du mari est insuffisant pour que tous ses enfants aillent à l'école. Il y a alors du favoritisme et la tension s'accroit entre les membres d'une même famille. Il est évident que dans ce cas-là, la polygamie est esclavagiste car la mauvaise condition de la femme est causée par son époux qui préfère satisfaire son besoin sexuel plutôt que d'améliorer la condition de celle-ci.

Cette négativité est exprimée par Robert, un Kenyan, dont le père épousa quatre femmes dont il eut trente et un enfants. Malheureusement pour Robert, son père fut incapable de subvenir aux besoins de toute sa famille. Il nous dit à ce propos : « Dans les moments où la nourriture se faisait rare, chacune des co-épouses ne s'occupait que de ses propres enfants au lieu de partager avec les autres, pendant que mon père avait tendance à disparaître jusqu'à ce que le pire de la situation soit enfin passé. » (Plural Marriage For Our Times, 113)

Enfin, quel sens donner à la polygamie dès lors que la stérilité touche l'homme. La théorie majeure qui la justifie, celle de son rôle procréateur, est alors anéantie.

Bonne ou mauvaise conception de la vie familiale, la polygamie ne fait en tous cas pas l'unanimité, pourtant elle fut l'une des pratiques des saints des derniers jours, peuple dont on sait qu'il est aujourd'hui l'un des modèles de la réussite familiale, sociale et économique.

La polygamie mormone

Dès 1831, Joseph Smith eu une révélation à propos du mariage plural et n'en parla qu'à un petit nombre. En 1840, la doctrine fut enseignée à quelques dirigeants de l'Église mais resta encore secrète car elle paraissait difficile à comprendre pour les mormons eux-mêmes qui avaient une culture monogamique. Le 12 juillet 1843, le prophète fit mettre par écrit cette révélation et la fit lire à un plus grand nombre. Cela causa de grandes dissensions internes et de nombreuses critiques à l'extérieur. La frange anglo-saxonne de l'Église, alors très nombreuse, s'opposa au mariage plural, quoique celui-ci n'eût jamais été interdit ni par l'État ni par la Constitution fédérale.

Dans l'Église, un grand nombre d'hommes parmi les plus fermes s'opposèrent au prophète à cause de cette révélation et nombreux quittèrent l'Église. Aucun des enseignements de l'Église ne se heurtait d'une manière aussi directe à l'ordre social de l'époque et ne suscitait une hostilité aussi violente. Devant tant d'opposition, cette révélation, dont bon nombre de fidèles avaient déjà pris connaissance, ne fit pas, à ce moment là, l'objet d'une déclaration officielle. Ce n'est que lors d'une conférence qui se tint les 28 et 29 août 1852 à Salt Lake City, que la doctrine du « mariage plural » fut annoncée pour la première fois en public. La révélation faite à Joseph Smith sur ce sujet fut lue, et les limites et restrictions de cette loi furent expliquées.

Le rôle de l'homme et de la femme selon la Bible

De retour aux sources bibliques, la doctrine mormone privilégie l'épanouissement des individus, hommes et femmes, s'éloignant ainsi des interprétations machistes du rôle primaire de la femme, rôle entretenu notamment par les Églises. Hommes et femmes sont les éléments majeurs d'une même famille, la leur. Chacun a des responsabilités différentes et complémentaires, égales en valeur.

Le but premier de l'existence est le développement de la personnalité humaine à sa capacité maximale de bonheur, aussi cet accomplissement passe généralement par l'expérience de la paternité et de la maternité dans le cadre du mariage. Le plus grand développement du genre humain s'accomplirait là où tous les hommes et toutes les femmes, mentalement et physiquement aptes, se marieraient et deviendraient parents. Dans cet état d'esprit, et dans la mesure où le nombre d'hommes et de femmes est sensiblement identique, la loi de la monogamie s'impose. C'est ce genre de loi que donna le Seigneur aux Néphites : « ...car tout homme parmi vous n'aura qu'une femme ; et de concubine il n'en aura aucune » (Livre de Mormon, Jacob 2:27). Par contre, si le nombre de femmes est supérieur, alors la polygamie serait une des solutions sociales à ce propos.

Pour la plupart des mormons de cette époque, le seul souci était l'accomplissement maternel et paternel. Aussi, le mariage plural se trouvait-il être la solution tant que persistait un grand déséquilibre entre le nombre des femmes et celui des hommes. En effet, dans les premiers temps de l'Église, un nombre plus important de femmes s'était joint à l'Église. De plus, les mormons étaient complètement isolés des autres confessions dans la mesure où ils disaient détenir une « autre Bible » (Le Livre de Mormon). Dans ces conditions-là, trouver un bon mari, dans les liens du mariage, était une chose quasi-impossible. Par ailleurs, afin d'éviter tout débordement de type immoral, le mariage plural ne fut à aucun moment donné comme loi générale pour l'Église entière ; il ne fut pratiqué que par une minorité de la population masculine. L'autorisation de le pratiquer était donnée par le président de l'Église à ceux qui étaient connus pour être capables de vivre la loi en toute bonne moralité. Il est un fait historique indéniable que, grâce au mariage plural, la plupart des femmes, destinées à mourir célibataires, furent intégrées dans une cellule familiale, avec le consentement de la première épouse, et eurent, pour la plupart d'entre elles, la joie de connaître la maternité.

Les atteintes à l'ordre social établi

La pratique du mariage plural produisit des remous considérables dans la presse et devint le centre des attaques des ennemis de l'Église. Comme l'Utah était un territoire des États-Unis et que les lois des territoires étaient déterminées par le Congrès, la discussion de la polygamie fut portée devant cette institution et devint l'argument principal contre l'admission de l'Utah comme État. Les attaques contre l'Église devinrent si violentes que le Congrès, sous l'influence de dirigeants politiques hostiles à l'Église et de la presse, vota une loi contre la bigamie dont le but était de supprimer la polygamie chez les mormons. Loi du 2 juillet 1862 à partir de laquelle le président Lincoln signa, le 8 juillet suivant, un décret (avec effet rétroactif de 3 ans) interdisant, sur le champ, la pratique de la polygamie sous peine d'amende de 500 dollars et de 5 ans de prison. Mais comme les mormons gardaient secrets les registres d'État civil tenus par eux depuis leur installation en Utah, ce décret fut inapplicable car on ne put jamais prouver qu'une union polygamique avait été célébrée depuis moins de 3 ans. Aussi la polygamie continua comme par le passé.

L'opposition à l'Église et à la polygamie continua malgré tout et en 1882 celle-ci prit une telle dimension qu'elle déboucha sur des persécutions telles qu'on les désigna, par la suite, sous le nom de persécutions dioclétiennes. Comme on ne pouvait toujours pas faire la preuve des unions polygamiques, une loi spéciale contre la cohabitation fut votée le 22 mars 1882 (loi Edmunds' Bill), d'après laquelle celui qui cohabitait avec plus d'une femme était passible de six mois de prison, de la perte du droit de vote et de certains droits civils. La chasse aux cohabs (cohabitants) devint l'occupation principale des anti-mormons et des fonctionnaires. L'Utah fut alors le théâtre de scènes dramatiques : il y eut des assassinats de cohabs, des emprisonnements de femmes qui, voulant sauver leur mari et rester fidèles à leur religion, observaient un mutisme absolu devant les tribunaux, ou se parjuraient sans hésitation. Telle jeune femme, son bébé dans les bras, affirmait ignorer le père de son enfant quand celui-ci, le plus souvent, était à quelques pas sur le banc des accusés. Tel enfant déclarait ignorer son père ; telle mère jurait ne pas connaître le père de l'enfant de sa fille.

Un peu plus tard, en mars 1887, le Congrès passa une mesure encore plus draconienne pour supprimer la polygamie, mesure appelée la « loi Edmunds-Tuker ». Cette loi prévoyait la dissolution de l'Église et la confiscation de tous ses biens si celle-ci persistait à autoriser la polygamie. Conséquence fatale pour la survie de l'Église. La constitutionnalité de la loi fut mise en doute, mais la Cour suprême des États-Unis la confirma constitutionnelle dans une décision du 3 février 1890. Au milieu de ces difficultés éprouvantes, Wilford Woodruff, qui venait d'être soutenu comme nouveau président de l'Église l'année précédente (le 7 avril 1889), invoqua le Seigneur en prière. Il reçut en réponse une révélation suspendant le mariage plural.

Les lois contre la polygamie avaient imposé aux fidèles de l'Église un grand dilemme : soit ils obéissaient la loi divine, soit à la loi civile. La révélation fut pour eux un grand soulagement. Le 25 septembre 1890, le président Woodruff proclamait un « Manifeste » qui mettait fin à la célébration des mariages pluraux dans l'Église et demandait aux fidèles d'obéir désormais à la loi du pays.

Le résultat du Manifeste provoqua immédiatement un changement notable dans l'attitude de l'opinion publique à l'égard de l'Église. Le 4 janvier 1893, le président des États-Unis, Benjamin Harrison, lança une proclamation d'amnistie en faveur de ceux qui avaient contracté des mariages pluraux avant le 1er novembre 1890. Trois ans plus tard, lorsque l'Utah obtint le statut d'État, les biens fonciers de l'Église qui avaient été confisqués par le gouvernement lui furent restitués.

Ainsi, pendant près de quarante ans, les mormons pratiquèrent la polygamie pour essentiellement trois raisons. La première était d'ordre spirituel, la paternité et la maternité dans le mariage devant Dieu sont des dons divins qui ennoblissent l'âme et la préparent à devenir éternelle dans les cieux. La deuxième raison était favorisée par le déséquilibre qui existait alors entre le nombre de femmes et celui des hommes. Enfin, l'isolement social des premiers mormons était tel que trouver un mari en dehors de l'Église, avec de surcroît des idées religieuses similaires, était quasiment impossible et, de plus, fort déconseillé.

Il semble qu'on ne puisse pas comparer la pratique de la polygamie chez les pionniers mormons du 19e siècle avec celle des autres civilisations la pratiquant. La polygamie ne semble être une possibilité heureuse que chez les peuples très saints. Sa loi vaut ce que valent les hommes qui l'appliquent.

D'autre part, et parce qu'elle a un but bien déterminé chez ces peuples : celui de subvenir aux besoins matériels, affectifs, psychologiques et physiologiques des femmes seules, la polygamie ne peut être pratiquée que par des hommes capables de faire face à ce type de besoins. C'est d'une évidence arithmétique. Évidence qui rend les hommes inégaux dans la mesure où tous ne sont pas capables de vivre une telle loi. C'est la considération élevée que le mormon a de la femme qui fait la différence. Pour s'en rendre compte il suffit de lire le témoignage d'une femme mormone des années 1860, témoignage certes subjectif, mais néanmoins très significatif du type de polygamie pratiquée chez les mormons à cette époque-là. C'est le professeur Jules Rémy qui écrivait en 1860 à propos de la polygamie pratiquée à ce moment-là chez le peuple mormon :

« J'ai eu l'occasion de m'entretenir sur ce sujet délicat avec une femme distinguée parmi les mormons qui, avec un air sincère et une conviction assurée, défendait la doctrine nouvelle et relevait les objections qu'on lui faisait. 

« Pourquoi donc, me disait-elle, rougirais-je d'accepter le dogme de notre foi que la majorité des chrétiens rejette avec tant de mépris et de hauteur ? N'ai-je pas la Bible pour moi ? Cette Bible, que je suis habituée à considérer comme sacrée depuis mon enfance, n'est-elle pas polygamiste ? J'y vois, dans cette Bible, qu'un saint homme, assurément un ami de Dieu, un homme fidèle en toutes choses, un homme qui observa toujours les commandements de Dieu, qui est appelé dans le Nouveau Testament le père des fidèles, Abraham, en un mot, était polygame. Que quelques-unes de ses femmes fussent appelées concubines, qu'importe, elles n'en étaient pas moins ses femmes, et la différence du nom ne fait rien à la chose. Et Jacob, son petit-fils, n'était-il pas aussi un homme selon Dieu ? Le Seigneur ne le bénit-il pas ? Ne lui commanda-t-il pas de se multiplier ? Or Jacob, si je ne me trompe, posséda quatre femmes, dont il eut douze fils et une fille. Qui oserait dire que Dieu condamna ces alliances multiples et les fruits qui en provinrent ?

« Les douze fils que Jacob eut de ses quatre femmes devinrent princes, chefs de tribus, patriarches, et leurs noms sont conservés dans la mémoire de toutes les générations. Voyez encore : Dieu s'entretint mainte fois avec Abraham, Isaac et Jacob ; ses anges aussi les visitèrent, s'entretinrent avec eux et les bénirent, eux, leurs femmes et leurs enfants. Faisaient-ils le mal ? Dieu leur reprocha leur péché quand ils eurent vendu par haine Joseph leur frère ; il ne les épargna pas non plus quand il s'agit de l'adultère. Mais dans ses communications avec eux, il ne lui est jamais arrivé de condamner l'organisation de la famille telle qu'elle existait parmi eux. Au contraire, il l'approuve en toute occasion, et ne lui refuse jamais ses bénédictions. Il dit même à Abraham qu'il le rendrait père d'une multitude de nations, et qu'en lui et en sa postérité toutes les nations de la terre seraient bénies. Plus tard, je vois la pluralité des femmes perpétuée, règlementée dans la loi de Moïse, et tout arrangé en conséquence.

« David, le psalmiste, non seulement avait plusieurs femmes, mais le Seigneur lui-même lui parla par la bouche du prophète Nathan, et lui dit que, puisqu'il avait commis l'adultère avec la femme d'Urie et qu'il avait fait commettre un meurtre, il lui reprendrait toutes les femmes qu'il lui avait données et les donnerait à un de ses voisins. Cela ne se lit-il pas en toutes lettres dans le 12e chapitre du 2e livre des Rois, versets 7 à 11 ? Ainsi nous avons ici la parole de Dieu qui ne sanctionne nullement la polygamie. De plus, nous le voyons agir de la sorte : il donna à David les femmes de son maître Saül, puis les lui enleva et les donna à un autre homme. Voyez si le fait n'est pas concluant : dans cet exemple, Dieu blâme et punit l'adultère et le meurtre, tandis qu'il autorise et approuve la polygamie. Si l'on croit à la Bible, il faut pourtant, ce me semble, tenir compte de cela. Quel est donc le but du mariage ? C'est sans doute de multiplier l'espèce, d'élever et d'éduquer des enfants. Dans cette alliance, la femme n'est pas qu'un instrument de plaisir et de désir charnel, elle est vouée à un objectif plus noble.

« La moralité de la nature apprend à la mère que dans la phase du développement de l'enfant qu'elle porte dans son sein, son coeur doit rester pur, ses pensées et ses affections chastes, son esprit calme et tranquille ; tandis que son corps doit se livrer à toutes sortes d'exercices propres à entretenir la santé et les forces, et se soustraire à tout ce qui pourrait troubler, irriter, affaiblir ou épuiser les fonctions de l'organisme.

« Quant au mari, lorsqu'il est bon, il doit nourrir, soutenir, consoler la femme de son coeur, par toutes les bontés, par toutes les attentions que lui permet sa position, et tout cela avec toute l'affection de la tendresse. Il doit également s'abstenir de toute relation physique avec sa femme le temps de sa période de grossesse et quelque temps même après l'accouchement, cela conformément aux lois physiologiques féminines, lois que nous rencontrons aussi dans presque tout le monde animal. Malheureusement, il n'y a que l'espèce humaine qui enfreigne encore ces lois.

« La polygamie, quoique vous puissiez penser, place la femme de notre société dans une situation plus morale que celle qui lui est faite par la plupart des sociétés chrétiennes, où l'homme, riche de ses moyens, est tenté de les dépenser en secret avec une maîtresse, de façon illégitime, tandis que la loi de Dieu la lui aurait donnée comme une honorable épouse. Tout cela engendre le meurtre, l'infanticide, le suicide, les remords, le désespoir, la misère, la mort prématurée, en même temps qu'un cortège de jalousies, de déchirements de coeur, de défiances au sein de la famille, de maladies contagieuses, etc. Enfin, cela conduit à cet horrible système de tolérance légale dans lequel les gouvernements prétendus chrétiens délivrent des patentes à leurs filles de joie pour les autoriser, je ne dirai pas à imiter les bêtes, mais à se dégrader bien au-dessous, car tous les êtres de la création, à l'exception de l'homme, s'abstiennent de ces abominables excès et observent dans leur reproduction les sages lois de la nature.

« Chez les mormons, dans l'ordre patriarcal du gouvernement de la famille, l'épouse honore son mari. Elle porte toutes ses affections vers son Dieu, son mari et ses enfants. Le mari doit garder les commandements de Dieu et observer sa loi. Il ne doit point commettre l'adultère ni prendre de libertés avec d'autres femmes que celles qui deviennent les siennes par l'institution sacrée du mariage. Il s'ensuit que la loi d'Abraham et des patriarches ne tolère ni la licence, ni l'adultère, ni la fornication, ni les maisons infâmes où s'organise le trafic de la femme.

« Dans cette société, ni l'argent ni le plaisir ne peuvent tenter la femme parce qu'elle trouve toujours une porte ouverte à des relations honorables de mère et d'épouse, au sein de quelque famille vertueuse, où elle rencontre l'amour, la paix et le bien-être. J'ai pour mari un homme bon et vertueux que j'aime de toute mon âme et avec qui j'ai quatre petits enfants, qui nous sont chers au-delà de toute expression. En outre, mon mari a sept autres femmes vivantes et une qui est allée vers un meilleur monde ; et avec cela il n'a pas moins de vingt-cinq enfants. Toutes ces mères et tous ces enfants me sont attachés par de doux liens, par une mutuelle affection, par nos rapports et notre association. Les mères me sont devenues particulièrement chères à cause de leur tendresse fraternelle pour moi et des fatigues et souffrances que nous avons partagées en commun. Nous avons chacune nos petits défauts dans cette vie, mais je sais qu'elles sont de bonnes et dignes femmes, et que mon mari est un bon et digne homme, qui gouverne sa famille comme un Abraham. Il cherche à nous rendre toutes heureuses. Il nous enseigne la loi du Christ ; et soir et matin, il nous rassemble autour de lui pour faire la prière en famille. Quant à celles qui sont mariées et qui n'ont pas d'enfants pour des raisons que seul Dieu connait, la polygamie est encore un bénéfice pour elles puisqu'elles sont étroitement associées à notre maternité et nos enfants sont un peu les leurs grâce à l'amour et au respect qui nous unissent. »

Conclusion

Les premiers rois francs étaient polygames. D'après les historiens, Clotaire possédaient six femmes et le populaire Dagobert en épousa trois en deux ans. Ces derniers avaient-ils le noble souci du bien être de leurs épouses où le seul souci de leur plaisir personnel ? Là se résume l'esprit de la polygamie et son contraire : la considération de la femme.

Polygame ou monogame, ce n'est pas le système marital qui fait le bonheur ou le malheur d'une femme, mais la façon dont son mari, polygame ou monogame, se comporte avec elle. Les mormons du 19e siècle ont su appliquer ce principe.

Loi divine, nécessité sociale, nécessité politique ou égoïsme masculin, la polygamie reste néanmoins une pratique conjugale marginale. Cette pratique semble ne produire le bonheur de ses protagonistes qu'à la seule condition que ces derniers vivent selon des principes moraux élevés. N'est-ce pas aujourd'hui ce dont manquent cruellement nos sociétés ?