Mysticisme et apostasie

  

 

Serge B.

 

 

 

      Le sens du terme « mystique » présente une histoire riche et originale, reflétant l’évolution d’une pensée chrétienne qui s’est trouvée, relativement tôt, lancée à l’aventure sur une voie nouvelle et austère de spiritualité : la voie dite « négative ». Celle-ci, par certains côtés essentiels, donne la curieuse impression d’être entièrement sortie des rails du Nouveau Testament. 

 

      Tel sera le fil conducteur de cette étude, dont la méthode sera la suivante : tenter de discerner les principaux axes d’un sujet vaste et complexe, mais non sans réfléchir sur les implications, les conséquences, et même la valeur de certains faits historiques d’importance incontestable.

 

      Il va (presque) sans dire qu’une telle analyse s’apparente à un essai, ce qui signifie qu’elle est révisible et perfectible.   

 

 

I. Étymologie

 

      Le terme « mystique » vient de l’adjectif grec mustikos = qui concerne le musterion (mystère).  

 

      Et le substantif musterion = 1) un rituel secret (= l’initiation) ; 2) un secret (vérité/doctrine secrète) [1].

 

      Une telle remarque est capitale, car elle indique le chemin à suivre : c’est du terme « mystère », en son sens véritable (originel), qu’il faut partir si l’on veut  comprendre l’évolution sémantique de l’adjectif « mystique » et l’apprécier d’une façon lucide et critique.

     

     

II. Les trois premières étapes d’appropriation de ce terme

 

      Aux yeux des chrétiens, le mystère, c’est bien sûr le Christ, révélé dans le Nouveau Testament mais annoncé (sous forme plus ou moins cachée) dans l’Ancien Testament [2]

     

      C’est, du moins, ainsi que l’on présente habituellement la chose.

      Notons de suite les deux conséquences de cette identification :

 

1)  le mot « mystère » est pris dans son sens n° 2 ; donc Jésus est, plus précisément, le secret ;

 

2)  l’adjectif « mystique » signifie alors : qui concerne Jésus en tant que secret.

 

      Mais, une fois ce point éclairci, il faut avouer que surgit alors, en pleine lumière, un petit détail qui chagrinerait l’inspecteur Columbo lui-même : à proprement parler, Jésus-Christ est un être concret, une personne réelle : on peut donc difficilement penser à lui comme à un secret (notion abstraite), et surtout pas, bien entendu, comme à un ensemble de rites.

 

      Tout au plus peut-on dire qu’il y a un mystère au sujet de Jésus : c’est-à-dire un secret à son sujet, un secret dont il est l’objet. Dès lors, il est possible et intelligible de dire, par exemple, que le mystère concernant le Christ a été (plus ou moins) gardé par Dieu à l’époque mosaïque avant d’être ensuite révélé très clairement au monde entier. Mais dire que « le mystère est le Christ » et dire qu’« il existe un mystère au sujet du Christ » sont quand même deux choses assez différentes. La deuxième phrase est, apparemment, plus conforme à la manière courante de penser et de s’exprimer.

 

      Si l’on veut élucider la signification la plus profonde de l’adjectif « mystique », pourquoi ne pas partir du sens n° 1 du terme « mystère » ? C’est bien ce que reconnaît Louis Gardet : « Étymologiquement, le mot [mystique] évoque mystère et initiation au mystère (…) une initiation ésotérique, au sens des religions à mystères de l’Antiquité » [3].

 

       Mais qu’est-ce qu’une initiation ou un mystère dans l’Antiquité ? On peut proposer la définition suivante : c’est un ensemble de rites assurant l’immortalité et le bonheur dans l’au-delà et préparant au voyage cosmique du grand retour vers le lieu d’origine [4].

 

      Lorsque Plotin (philosophe néo-platonicien du IIIème siècle) élabore sa théorie de l’ascension de l’âme vers Dieu, il lui arrive d’utiliser l’adjectif « mystique », mais en relation avec le sens n° 1 du terme « mystère » ; il l’utilise donc à seule fin de signifier : qui concerne l’initiation. Et c’est bien ce qu’il fait en vérité: des allusions aux « initiations » des temples grecs et égyptiens [5] !

 

      Ainsi, à partir de ce sens avéré, on peut tenter de définir la manière, la plus fondamentale sans doute, dont l’adjectif « mystique » sera utilisé dans le mysticisme chrétien :

 

      « mystique » en un sens symbolico-rituel : une école de spiritualité, qui va naître relativement tôt (cf. le sens III de « mystique », ci-dessous), formera une théorie de l’itinéraire de l’âme en quête de l’union avec son Dieu, en imitant le modèle de la symbolique des initiations antiques, mais non sans opérer aussi une transposition des rites initiatiques eux-mêmes en mode symbolique [6]

 

      Même si on ne peut développer ici davantage cette ligne de pensée d’un grand intérêt, il convenait néanmoins de souligner ce point qui restera, semble-t-il, toujours implicitement présent dans la suite des siècles.  

     

      Maintenant, revenons à l’analyse communément acceptée qui a été proposée par Louis Bouyer et qui va nous mener à la notion de spiritualité mystique.

 

      D’après lui, entre les IIème et Vème siècles, l’intégration de l’adjectif « mystique » en terrain chrétien s’effectuera  en trois phases successives dans les domaines respectifs de l’interprétation biblique, de la liturgie, enfin de la spiritualité [7]. À noter cependant qu’une quatrième appropriation du terme aura lieu au XIIème siècle concernant le domaine ecclésial.

 

      I) « mystique » en un sens biblique : durant les premiers siècles, les Pères qualifient de mystique toute doctrine difficile qui est contenue, tout en étant voilée, dans la Bible, en particulier et surtout le Christ caché sous les figures de l’Ancien Testament.

 

      Ce sens se réfère bien évidemment à la deuxième acception de musterion (le secret). 

 

      II) « mystique » en un sens liturgique : au IVème siècle, le christianisme catholique rejoint d’une certaine façon la première acception de musterion en baptisant la liturgie de « mystère », pour la raison suivante : tout rituel sacré rend le Christ, invisible, comme présent au fidèle. C’est ainsi que l’eucharistie/sainte-cène est considérée comme le corps mystique du Christ, car Il est présent d’une façon cachée dans le pain consacré. De la sorte, il se produit, grâce au sacrement, une participation spirituelle au Christ mort et ressuscité.

 

      Deux différences essentielles à constater :

 

      Tout d’abord, chez les Grecs, c’est le rituel lui-même qui était secret (= non public), alors qu’ici, le rituel est public ! C’est en fait la présence du Christ qui est secrète. Mais sa présence est pour le moins paradoxale, puisqu’il est censé être réellement présent (dans l’hostie/pain consacré) tout en étant invisible. Voilà donc ce qui constitue le véritable objet du mystère, c’est-à-dire le secret du rituel.

 

      Ensuite, il semble évident qu’un simple rite isolé comme l’eucharistie, ou même le baptême, pour avoir qualité de « mystère » (en un sens authentique, c’est-à-dire initiatique), ne puisse soutenir bien longtemps la comparaison avec tout l’ensemble des rites et cérémonies qui constituaient la trame riche et complexe d’une véritable initiation dans l’Antiquité !

 

      Conclusion : selon cette explication, le sens liturgique de « mystique » en reste toujours au niveau sémantique n° 2 (le secret) du mot grec musterion, sans atteindre véritablement le sens n° 1 (l’initiation).

     

      III) « mystique » en un sens spirituel : le terme est utilisé pour désigner une connaissance/expérience de Dieu qui est secrète, car, se situant au-dessus du niveau de la conscience ordinaire, cette connaissance reste cachée par rapport à celle-ci et demeure même hors de portée de celle-ci. Le terme « mystique » en vient donc à qualifier une connaissance énigmatique.

 

      Ce sens a été mis en vedette par Denys l’Aéropagyte lorsqu’il a inventé l’expression fameuse « la théologie mystique », qui s’avère désigner une expérience non conceptuelle de Dieu, grâce à une connaissance qui consiste en une « union incompréhensible » [8] ! Cette expérience suprême est appelée : « la ténèbre de la non-connaissance » [9].

 

      Ici, outre le fait que l’adjectif « mystique » reste toujours attaché au niveau du sens n° 2 de musterion, une quadruple remarque s’impose dont les divers aspects se complètent mutuellement, à vrai dire :

 

      1) Une telle progression spirituelle présente un symbolisme quelque peu étrange. Son principe se résume à ceci : au début de l’ascension, l’âme est illuminée, mais, au sommet, elle est enténébrée ! 

 

      En effet, si l’on comprend bien ce schéma de progression, voici ce que l’on discerne : au départ de l’itinéraire, l’âme jouit d’un minimum de lumière (connaissance partielle et limitée des choses divines) ; puis, arrivée au sommet, elle entre dans une obscurité totale (= état de non-lumière/non-connaissance concernant Dieu).

 

      On s’attend évidemment à un autre schéma de progression spirituelle si l’on se réfère au symbolisme de l’ascension le plus fondamental (celui de la montagne, par exemple) : au départ, l’âme jouit effectivement d’un minimum de lumière, mais, puisque l’ascension permet une illumination croissante, une fois arrivée au sommet, l’âme doit avoir l’expérience d’un maximum de lumière (= état de plénitude de connaissance).

 

      2) Les vocables « mystique » et « mystère » sont quelque peu détournés de leur sens originel : en effet, si le secret des mystères grecs était réservé aux initiés (les mystes), presque tout le monde pouvait être initié, pratiquement [10] ; ici au contraire, il s’agit d’une connaissance/expérience qui devient accessible à une rare élite spirituelle, irrémédiablement.

 

      De plus, cette expérience devient incompréhensible ! On outrepasse alors, bien évidemment, le sens du substantif « mystère » qui signifie seulement : ce qui est inconnu (de fait) en dehors de l’initiation, et non pas : ce qui est inconnaissable (de fait ou de droit), et encore moins : ce qui est  incompréhensible (= au-delà de notre raison).

 

      3) Force nous est de constater un subtil tour de passe-passe : le Dieu concerné par cette connaissance, ce n’est pas le Christ, mais Dieu le Père ! Donc ici, le sens (apparemment fondamental et chrétien) du terme « mystère » a changé complètement d’identité.

 

      Mais il y a une raison pour cela. Un mystère encore plus grand et énigmatique avait, depuis quelque temps, commencé de poindre à l’horizon de la pensée chrétienne.

 

      4) Grâce à un autre tour de prestidigitation, encore plus grave, l’identité de Dieu le Père avait été totalement révisée et altérée ! Il se produisit donc l’avènement d’un Dieu bien mystérieux.

 

      En effet, depuis la deuxième moitié du IIème siècle, il s’est produit un phénomène d’hellénisation du christianisme dont le premier objet – ou la première victime – a été la doctrine de Dieu.

 

      La Bible présentait un Dieu que l’on peut facilement comprendre et caractériser de la manière suivante :

 

• personnel, sensible (doué de sentiments et d’émotions), anthropomorphique (= doté d’une forme humaine) et visible, même face à face [11] ;

 

• vivant, dynamique et résidant au milieu d’une multitude d’anges, dans un glorieux royaume céleste.

 

      La philosophie grecque, quant à elle, présente un dieu bien différent, et même radicalement contraire, plutôt difficile à comprendre, et d’ailleurs prétendu totalement incompréhensible, appelé l’Un, qui est :

 

• simple (= sans composition interne), donc infini (= sans aucune fin ou limite) et absolu (= inconditionné et sans aucune relation) – thèse fondamentale qui implique les trois autres attributs suivants :

 

• indéterminé ; donc indifférencié, impersonnel et impassible (= sans « passion » ou sentiment) ;

 

• immatériel ; donc incorporel, informe, non-spatial et invisible ; par conséquent : totalement spirituel (= Esprit pur), immense (= sans mesure, illimité) [12] et omniprésent [13] ;

 

• immobile ; donc statique, intemporel [= éternel] et immuable. 

 

      En un mot : l’Un est transcendant, c’est-à-dire « situé » au-dessus et au-delà du monde physique et doté d’une essence supérieure, radicalement différente de la nôtre [14].

 

      Malgré ces dissimilarités évidentes et irréductibles, au Dieu concret de la Bible on a identifié le dieu abstrait de la philosophie grecque [15] !

 

      Et comme cette identification entre le Dieu des prophètes et le dieu des philosophes s’est effectuée à l’avantage du second, et donc au détriment complet du premier, il ne saurait être question de parler d’une simple équivalence innocente, loin s’en faut, mais d’une véritable substitution [16]. Peut-être faudrait-il aller jusqu’à dire que l’Un de Platon et de Plotin a supplanté le Dieu de Jésus-Christ dans la conscience chrétienne [17].

 

      Pareille identification a, en tout cas, souvent été admise comme allant de soi, ainsi qu’en témoigne cette déclaration d’un théologien catholique, Joseph Maréchal, en 1938 : « Le Dieu des chrétiens n’est pas réellement distinct de l’Absolu des philosophes » [18]. Et il ne peut y avoir aucun doute là-dessus ; dans son étude sur le mysticisme, Maréchal désigne souvent le Dieu des mystiques chrétiens sous les noms suivants : l’Un, l’Infini, l’Absolu…

 

      Ajoutons qu’un vocable moderne est devenu à la mode pour désigner Dieu : le Tout-Autre, the Wholly-Other [19]. Une fois que l’on a replacé ce mot dans le contexte conceptuel qui vient d’être évoqué, il n’est guère difficile d’en saisir la signification et la généalogie exactes.

 

      Cette conception du phénomène mystique est donc très éloignée du Nouveau Testament. D’où est-elle donc issue ?

 

      Les recherches historiques modernes ont réussi à démystifier l’identité de ce Denys l’Aéropagyte : celui-ci n’a absolument rien à voir avec le Denys converti par Paul à l’Aéropage d’Athènes, selon le Nouveau Testament [20]. Il s’agit en réalité d’un moine chrétien du Vème (ou VIème) siècle, qui a été le disciple de Proclus, philosophe athénien du Vème siècle, responsable de la systématisation de la pensée de Plotin. 

 

      Cette mise au point est capitale puisqu’elle a permis de mettre fin à une pernicieuse usurpation. On s’en doute aisément, en endossant illicitement le nom du converti de Paul, ce moine syrien a voulu faire croire que sa doctrine était revêtue de la prestigieuse autorité apostolique ! Et c’est effectivement ce que tout le monde a cru pendant des siècles, notamment pendant tout le Moyen-âge, ce qui a en particulier affecté la pensée de Thomas d’Aquin.

 

      Et Plotin, quant à lui, est le plus grand représentant du néo-platonisme – mouvement philosophique qui offre une nouvelle interprétation de la doctrine de Platon. Ce n’est cependant pas lui qui a inauguré cette école de pensée, mais un Égyptien du IIIème siècle dont il a suivi, à Alexandrie, les cours de philosophie : un certain Ammonius Saccas.

 

      C’est ce dernier qui est le véritable fondateur du néo-platonisme. Sa doctrine de prédilection concernait un dieu qui est inconnu pour l’esprit et qui doit être rencontré dans une ténébreuse obscurité. Mais qui était cet Ammonius Saccas ? Un chrétien qui, après avoir abandonné le Christ des évangiles, s’est tourné vers le platonisme, se sentant sourdement travaillé par le besoin spirituel de s’élever vers le dieu de la philosophie.

 

      En conséquence, l’origine ultime de ce mysticisme, ce n’est sans doute pas, au Vème siècle, l’imposteur chrétien appelé maintenant le Pseudo-Denys, mais c’est déjà dans une certaine mesure Ammonius Saccas, le chrétien apostat du IIIème siècle ! Voilà donc une bien étrange paternité pour ce mouvement de mystique « chrétienne » qui prend son essor au Vème siècle.

 

      On peut ainsi, du reste, mieux comprendre l’appréciation assez sévère, portée sur ce genre de mysticisme, par certains théologiens allemands, comme Albrecht Ritschl en 1881 :

 

Le mysticisme (…) est la pratique de la métaphysique néo-platonicienne et c’est la norme théorique du prétendu ravissement mystique en Dieu. Ainsi l’être universel considéré comme Dieu dans lequel le mystique désire être absorbé est un leurre [21].

 

      Comme Friedrich Heiler en 1918, qui oppose le mysticisme au prophétisme biblique, de la manière suivante rapportée par Henri de Lubac :

 

Tandis que le prophète croit en un Dieu concret, vivant, personnel, sans craindre les représentations anthropomorphiques, et célèbre la valeur positive de sa création, la divinité du mystique est l’Être infini, l’Unité indifférenciée, dont la conception suppose l’avènement d’une pensée réfléchie, et qu’il s’agit de rejoindre en fuyant l’apparence illusoire du monde [22].

 

      Trois points de ce texte très dense méritent d’être mis en valeur pour être pleinement appréciés :

 

      1) concernant la doctrine de la nature divine : alors que le prophétisme biblique croit en un Dieu « personnel », doué de vie et perceptible (« concret »), donc descriptible à l’aide de « représentations anthropomorphiques » (d’où le genre masculin qui souligne sa nature d’Homme divin) [23], le mysticisme néo-platonicien, quant à lui, croit en un dieu abstrait (« l’Unité »), non-limité et non-déterminé (« infini » et « indifférencié »), donc non-personnel ; par conséquent, il ne parle pas vraiment d’un dieu mais plutôt d’une « divinité » : mot abstrait qui est censé effacer tout aspect concret, anthropomorphique et surtout l’aspect du genre – en toute rigueur de langage, pour désigner l’Un, il ne faut pas dire « il » mais « cela » !

 

      2) conséquence sur la nature de la relation spirituelle entre le croyant et son Dieu : le prophète entretient avec son Dieu une relation chaleureuse de type affectif (une relation intime et personnelle), tandis que le mystique cultive une relation habituelle de type plutôt intellectualiste (impersonnelle ou dépersonnalisée), car fondée sur sa « pensée réfléchie » faisant acte d’intellection ou de « conception » afin de s’élever vers sa déité, au demeurant insensible à l’hommage de ses adorateurs.

 

      3) valeur de la matière : dans la perspective ouverte par la transcendance absolue d’une telle divinité, le mystique tend à « fuir » ce grossier monde matériel et à mépriser son corps, car la matière apparaît à la fois comme un mal et comme une « apparence illusoire » : comme un mal, au moins en ce sens qu’en alourdissant l’esprit humain et en le particularisant dans une forme externe (le corps), la substance matérielle fait obstacle à l’envol de l’esprit humain vers l’Esprit informe et universel ; comme une « apparence illusoire », dans la mesure où la matière nous semble être la chose la plus réelle alors que, sur l’échelle des êtres, elle se trouve située à l’extrême opposé de l’essence de Dieu (l’être le plus réel, Ens realissimus) : elle est donc dénuée de toute réalité authentique – sorte de néant sans consistance (mais principe du mal !). Par contraste, à la lumière de la révélation biblique sur la création, le prophète considère la matière comme une réalité de « valeur positive » ; d’où l’idée que le corps physique est un bien et même un moyen bénéfique pour sa progression spirituelle vers le Dieu Très Saint.

 

      Et comme le déclare  Albert Schweitzer en 1931 :

 

      « Le mysticisme purement orienté vers Dieu reste une chose morte » 

      (Pure God-mysticism remains a dead thing) [24].

 

Condamnation sans appel d’une attitude que l’on peut qualifier de « théocentrique ». Un tel jugement se comprend sans doute mieux si l’on précise la préférence de son auteur pour le « mysticisme » de Paul, caractérisé par une relation directe et constante avec Jésus (« être-dans-le-Christ ») ainsi que par le sentiment d’être en contact avec le royaume du surnaturel et de la grâce.

 

 

III. Le Moyen-âge

 

      Il est d’un grand intérêt de souligner une quatrième appropriation du terme mystique qui vit le jour au XIIème siècle :

 

      « mystique » en un sens ecclésial : l’adjectif fut transféré de la liturgie à l’Église entière, vue elle aussi comme le corps mystique du Christ, car elle constitue un corps humain dans lequel Jésus vit d’une façon cachée, donc mystérieuse.

 

      Mais le Moyen-âge développe surtout d’une manière notable le premier aspect sémantique du terme « mystique » (acception biblique) : voici donc apparaître la doctrine du sens mystique de l’Écriture. Il s’agit de la signification spirituelle (= symbolique, allégorique) par opposition à la signification littérale ; autrement dit le niveau de sens qui est secret, car caché sous le sens littéral évident.

 

      D’une manière générale, le terme « mystique » désigne alors l’ensemble de ce qui a trait au(x) mystère(s) de la foi. Ce qu’aujourd’hui on a tendance à appeler « mystique » s’appelle alors contemplatio et vita Dei contemplativa.

 

      Ce n’est qu’à partir du XVème siècle que « mystique » dénote l’expérience directe et passive de Dieu.

 

       Toutefois, une question capitale ne saurait être éludée : quel a été l’effet/l’impact de la doctrine dionysienne, qui proclame la splendeur du dieu de la philosophie néo-platonicienne, tout en reléguant dans l’ombre le Dieu de la Bible ?

 

      Tout simplement une rupture totale entre la foi et la philosophie, et, au niveau des individus : « une vie intérieure déchirée » [25], en raison d’« un écartèlement » entre l’amour et la volonté d’une part, et l’intelligence de l’autre.

 

      Qu’on en juge. Le Nouveau Testament assure que l’on peut voir Dieu (et tel qu’il est, sicuti est) pendant que l’ensemble de la Bible mentionne de nombreux personnages qui ont eu cette expérience : tel est donc l’objet de la foi, assumé par la volonté et l’amour. Mais la philosophie assène à l’intelligence une autre assertion : « Dieu est et sera toujours inconnaissable » [26] 

 

      Conséquences de cette situation :

 

Il est inévitable que, confrontée avec le déchirement intérieur des meilleurs et des plus doués [c’est-àdire. des philosophes et théologiens], la dévotion de l’ensemble du clergé et des fidèles s’évade dans une piété toute sentimentale et affective. Bientôt, et pour des siècles, ‘dévotion’ et ‘mystique’ deviennent des phénomènes associés à un niveau de sous-développement mental [27].

     

      Notons que « Même Albert le Grand et le jeune Thomas d’Aquin devront encore, en tant que théologiens, pour sauver la jeune philosophie, vider la promesse évangélique de sa substance » [28].

     

La position finale de l’Aquinate est d’ailleurs très explicite :

 

Comme dit Denys : si quelqu’un, qui voit Dieu, comprend ce qu’il voit, ce n’est pas Dieu qu’il voit (Sicut Dionysius dicit : si aliquis videns Deum intellexit quod vidit, non ipsum vidit[29].

 

      C’est l’énoncé très net d’une présomption catégorique contre la réalité de toute vision concernant Dieu [30].

     

      Pour saisir la portée de cette doctrine, il n’est que de la comparer au récit de la vision de Paul sur la route de Damas [31].

 

      Le texte sacré affirme explicitement que Paul a vu Jésus-Christ qui lui est apparu [32] et qu’il y a eu un dialogue entre eux. À ce moment-là, Jésus est dans un glorieux état ressuscité, ce qui signifie, comme Paul écrira plus tard, qu’« en lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité » [33]

 

      Il ne fait donc aucun doute que Jésus est un Dieu, tout en étant personnel, corporel et anthropomorphique. Et il y a encore moins de doute sur trois autres points concernant Paul : 1) celui-ci a parlé face à face avec le Christ ; 2) Paul a perçu et connu, en toute lumière et en toute conscience, ce Dieu situé devant lui ; enfin 3) Paul a parfaitement compris qui était ce Dieu et ce qui était en train de se passer. Tel est l’ensemble des faits principaux, contenus dans le récit de cette vision, que tout le monde peut comprendre fort aisément.

 

      Ce genre d’expérience, on s’en doute, est totalement aux antipodes d’une expérience de type dionysien, inspirée du néo-platonisme, au cours de laquelle l’âme du mystique rencontre l’Ultime Réalité (purement spirituelle, informe et incompréhensible, en un mot : la « Ténèbre divine »), à la faveur d’une soudaine extase qui, préparée par une ascèse ou technique mentale, fait sortir l’âme  de sa sphère de conscience ordinaire, au prix de l’abolition de toutes les facultés psychologiques et même de la conscience de soi, et qui est par là comparable, si ce n’est identique, à la quasi obscurité d’un état d’inconscience (le fameux « nuage d’inconnaissance ») – extase qui, une fois évanouie, laisse le mystique, revenu à lui, dans un état conscient où il ne peut savoir ou comprendre ni ce qui s’est vraiment passé, ni ce qu’il a exactement perçu ou connu, ni même (qui sait ?) s’il a réellement perçu, connu ou rencontré quelque chose ou Quelqu’un, mais tenant néanmoins à proclamer « indicibles », « indescriptibles », et son expérience vécue et la divinité prétendument rencontrée [34].

 

      Comme si, en quelque sorte, l’ineffabilité était devenue une garantie et un critère positifs...

 

      Voilà donc (si on a bien compris) le genre d’expérience, fondée sur la doctrine du Pseudo-Denys, à laquelle Thomas d’Aquin accorde la précellence ! Au détriment de la catégorie d’expérience biblique représentée par la vision de Paul !

 

      Dès lors, on a des chances de saisir encore plus nettement combien dramatique et profond pouvait être « le déchirement intérieur » de la conscience chrétienne au Moyen-âge. 

 

      Mais pas seulement au Moyen-âge, à vrai dire : il y aura une répercussion importante de ce problème à l’âge de la Renaissance (XVIème siècle), en Espagne. 

      La doctrine du Dieu transcendant et immatériel (qui doit être recherché dans le dépouillement psychologique le plus radical) aura une incidence troublante sur la spiritualité de Thérèse d’Avila, à un moment de sa vie qui deviendra un tournant majeur de sa doctrine mystique.

 

      En effet, après avoir reçu de nombreuses expériences christologiques (visions et apparitions de Jésus), elle fut assurée par un maître spirituel du « caractère passager » et non fondamental de celles-ci. Pourquoi donc ? La raison alléguée fut en substance la suivante : « la contemplation parfaite » est censée se réaliser « dans la pure expérience de la Divinité transcendante [= théocentrisme !], sans aucun sensible, au-delà de toute référence au corporel, et donc sans la médiation de la contemplation de l’humanité du Christ » [35] 

 

      À contrecœur, elle se soumit au joug pesant de la pression de théologiens et d’ecclésiastiques, mais ne put le faire bien longtemps ; elle revint à son attitude première qu’elle confirma par une prise de position doctrinale définitive : « Jésus et son humanité sont la porte obligée » pour gravir tous les degrés de la vie spirituelle [36].

 

      Faisons une pause ici, car cette anecdote importante appelle une explication fondamentale. Si Thérèse d’Avila ne participe pas à la tradition mystique d’inspiration néo-platonicienne, c’est qu’il faut bien souligner l’existence de deux voies mystiques dans le christianisme : l’une appelée « apophatique » [37] ou négative, et l’autre « cataphatique » [38] ou positive.

     

La tradition apophatique, la via negativa, met l’accent sur la différence radicale entre Dieu et les créatures. Dieu est ainsi mieux atteint par la négation, l’oubli et l’inconnaissance, dans la ténèbre de l’esprit sans le soutien des concepts, images et symboles. Le mysticisme cataphatique, la via affirmativa, met l’accent sur la similarité qui existe entre Dieu et les créatures. Parce que Dieu peut être trouvé en toutes choses, la voie affirmative recommande l’usage de concepts, images et symboles comme voie menant à la contemplation de Dieu [39].

     

      La première tradition, déjà esquissée par Grégoire de Nysse au IIIème siècle, a reçu sa formulation la plus nette au Vème siècle par le Pseudo-Denys (inspiré par le plotinisme, comme on l’a vu) et compte ensuite, parmi ses plus célèbres représentants, des mystiques tels que Maître Eckhart (XIVème siècle) et même Jean de la Croix, contemporain et ami de Thérèse d’Avila. Cette voie négative semble surtout fondée sur l’intellectualité et constitue en fait un théocentrisme : elle vise essentiellement Dieu en tant qu’Ultime Réalité. On reconnaît ici de suite le « pure God-mysticism » dont parlait Schweitzer.

 

      La deuxième tradition, dont le lointain ancêtre chez les Pères de l’Église semble être Origène (IIIème siècle), s’illustre par des mystiques tels que François d’Assise (XIIIème siècle), Ignace de Loyola et Thérèse d’Avila (XVIème siècle) ainsi que par le mouvement de la Dévotion au Sacré-Cœur. Cette voie positive favorise la nette prédominance de l’affectivité ou du « cœur » et s’appuie sur un christocentrisme tardif (né seulement au XII-XIIIème siècle). C’est une approche qui privilégie le Christ comme moyen d’accès au Père. 

 

 

IV. Le XVIIème siècle

     

      Une innovation apparaît au XVIIème siècle avec la création d’une discipline théologique indépendante : la théologie mystique. Précisons de quoi il retourne.

      Cette expression, qui remonte au Pseudo-Denys comme on l’a vu, était utilisée par les médiévaux et constituait l’opposé de la scolastique.

 

      Puis, au XVIème siècle, elle en vint à désigner la connaissance expérimentale, secrète et savoureuse de Dieu dans la contemplation « infuse » (= reçue dans l’âme par la grâce) ; elle s’opposait alors à la connaissance conceptuelle des vérités de la foi dans l’oraison active.

 

      Maintenant, ce vocable désigne l’étude spécifique de l’itinéraire qui conduit l’âme à Dieu (par la contemplation et à travers les étapes de la vie spirituelle). Il s’étend donc en fait à l’ensemble de la spiritualité.

 

      En même temps, on accorde une grande importance au schéma des 3 voies (purgative, illuminative et unitive) assimilées aux 3 états (commençant, progressant et parfait) et même sans doute aux 3 hommes (corporel, rationnel et spirituel).

 

 

V. L’époque moderne

 

      La tendance générale a prévalu de réserver le terme « mystique » pour les niveaux supérieurs de la contemplation. En voici deux illustrations assez typiques – même si elles ne manquent pas de différer entre elles sur certains points – fournies par W. Wainwright et L. Gardet.

 

      Un philosophe de la religion, William Wainwright, donne de l’expérience mystique la définition suivante :

 

      « état unitaire qui est noétique, mais dépourvu de contenu spécifique empirique »

      (unitary state which is noetic, but lacks specific empirical content[40],

 

      c’est-à-dire état d’union (entre l’âme et Dieu) [41] qui s’accompagne d’une connaissance dont l’objet n’appartient pas à notre monde phénoménal et physique ; il s’agit en fait de l’intuition d’un Être transcendant et ineffable, ce qui exclut bien évidemment les visions et apparitions d’un Être concret et personnel. Par ailleurs, cette position inclut quand même l’idée d’une perception directe, contrairement à la doctrine de l’école néothomiste.

 

      Louis Gardet (philosophe d’obédience thomiste, de la lignée de Gilson et de Maritain) a publié de nombreuses études sur le mysticisme.

 

      Considérant d’abord toute forme de mystique (naturelle et surnaturelle), il définit ce terme comme : « l’expérience fruitive [42] d’un absolu » [43]. Mais en terrain proprement chrétien, il conçoit la mystique comme :

 

      L’expérience fruitive des profondeurs de Dieu,

      par mode de nescience,

      et par voie de connaturalité d’amour,

      expérience atteinte dans ses effets, créés dans l’âme par la grâce [44].

 

      En termes clairs : c’est une expérience dans laquelle l’âme est transformée et configurée selon l’image de Dieu, en recevant la charité et, de ce fait, elle se trouve conformée à la nature divine (= connaturalité d’amour) ; dans cet état spirituel, elle est en mesure de jouir de la présence de Dieu, mais d’une manière indirecte et médiate (par la conscience des effets divins dans l’âme) et non pas directement et immédiatement : l’âme n’a pas de connaissance ou d’intuition de Dieu (= expérience par mode de nescience/non-savoir) ; elle ne bénéficie donc pas d’une vision de son essence : dans notre condition actuelle, charnelle ou corporelle, c’est impossible, nous affirme-t-on. 

 

      Ainsi Dieu est connu comme inconnu. Une telle idée trahit à sa manière la permanence de l’antique doctrine dionysienne selon laquelle l’union mystique est une « docte ignorance » (un savoir ignorant !), et même « une ténèbre lumineuse » – dans la mesure sans doute où l’âme connaît Dieu directement par contact (= lumière), tout en ne pouvant rien connaître ou comprendre de lui (= ténèbre) ! Autant dire qu’une pareille expérience est bel et bien d’un genre énigmatique et indicible, effectivement...

 

      En somme, selon cette perspective néo-thomiste, l’expérience mystique n’apporte aucune connaissance positive sur l’Être suprême, aucune intuition directe de Dieu. Toutefois, on pourrait presque se poser la question suivante à propos de la raison profonde d’une pareille inconnaissance : serait-ce que cet Ultime impersonnel, qui se manifeste personnellement à l’âme humaine, veut en fait garder l’incognito ?  Autrement dit : il est, après tout, possible de se demander s’il n’est pas dans son essence de vouloir, en même temps, se révéler et ne pas se révéler...

 

      Quoi qu’il en soit de cette épineuse question spéculative, il reste assuré que, toujours dans cette perspective, la connaissance mystique est une connaissance par non-connaissance, si l’on veut être vraiment précis.  

 

      Néanmoins, vers le milieu du XXème siècle, une autre tendance était déjà apparue qui voyait la nécessité d’élargir le sens du terme mystique, pour le rendre applicable à toute personne qui participe spirituellement au mystère du Christ. Position qui semble enfin revenir davantage dans le giron du Nouveau Testament et de la doctrine paulinienne en particulier.

 

      Mais la clef de voûte a peut-être été finalement posée par un historien des religions, Jess B. Hollenback [45] qui, en 1996, a souligné un élément de l’expérience mystique qui a été rejeté depuis très longtemps comme non-essentiel mais qu’il faut selon lui absolument réintégrer dans la compréhension de ce phénomène : l’aspect d’enthymesis (« empowerment of the mind, will and imagination »), selon lequel le mystique se voit investi d’un pouvoir spirituel qui magnifie les capacités de son esprit, de sa volonté et de son imagination, et qui s’accompagne notamment de visions et de perceptions extra-sensorielles.

 

      Ainsi, la vision du Christ glorieux par Paul (sur la route de Damas) acquiert enfin pleinement son droit de cité dans la mystique ! Même si, on s’en doute, une telle vision ne sera toujours pas très bien vue dans les quartiers dionysiens et thomistes.

 

      En tout cas, aux yeux de Hollenback, la vision de Paul entre, sans conteste aucun, dans la catégorie des phénomènes mystiques et il la cite même parmi les quatre types d’expérience sur lesquels se fonde et s’élabore l’ensemble de sa théorie [46]. Selon lui : « L’histoire biblique de Saint Paul concernant sa conversion dramatique au christianisme se distingue comme l’exemple d’expérience mystique le plus connu de toute la littérature religieuse » [47].

 

 

VI. Bilan de la mystique chrétienne

 

      En guise de bilan sur l’ensemble du mysticisme chrétien, nous allons nous inspirer de certaines remarques critiques de Denise et John Carmody qui seront  présentées sous forme de résumé synthétique, en suivant souvent d’assez près leur formulation [48]. Nos propres remarques de quelque importance seront données en italiques.

     

Influence négative de la philosophie hellène :

  

      Ces auteurs soulignent clairement le fait que le christianisme « est entré dans le climat intellectuel grec, peut-être sans se rendre pleinement compte à quel point celui-ci pouvait être différent du climat biblique dans lequel Jésus avait vécu ». La religion chrétienne n’était donc pas en mesure de faire une bien bonne affaire [49]

 

      En effet, dans la culture grecque, il n’y avait pas de « Dieu personnel » [50] et la notion d’un Dieu incarné « semblait auto-contradictoire ». De plus, l’Ultime Réalité de Plotin est conçue comme une sorte de néant (« a divine no-thing-ness »), en raison du fait qu’elle se trouve « au-delà de toute catégorisation » rationnelle autant que de toute catégorie objective, ontologique : en bref, l’Un est censé se trouver bien au-delà de notre raison et de l’ensemble des êtres.

 

      Assurément, Plotin pouvait se glorifier d’avoir découvert une conception hautement paradoxale : un dieu qui est le plus réel de tous les êtres tout en étant le plus semblable au néant, une divinité qui est à la fois Tout et Rien [51] ! Toutefois, à strictement parler et penser, une divinité qui se situe  au-dessus de la catégorie de l’être se trouve par là située en dehors de cette catégorie : un tel dieu est donc du non-être, du néant, ni plus ni moins [52] !

 

       Pure jonglerie verbale, la théorie de Plotin n’est que du galimatias. Ainsi pouvons-nous mieux cerner les raisons du jugement qu’ Albrecht Ritschl portait sur le dieu des mystiques d’inspiration néo-platonicienne, en le qualifiant purement et simplement de leurre, de duperie, ou en d’autres termes, de mystification...

     

     

La dichotomie du mysticisme :

     

      Le mysticisme chrétien s’est trouvé confronté à une nette alternative : soit suivre une voie abstraite, sur un plan intellectuel, soit suivre une voie concrète, sur un plan historique et affectif.

     

      La première voie est celle qui a pour objet le « Dieu de la prière contemplative : la Trinité », c’est-à-dire la « substance trinitarienne de l’ineffable divinité ». C’est ici, bien sûr, la fameuse voie négative/apophatique qui fait abandonner le monde et les sens l’imagination et la raison, même la conscience de soi, afin de parvenir éventuellement en contact avec l’Un, la simplicité en soi, le prétendu « pur Être », dans le silence, la ténèbre et l’inconnaissance. Cette voie est donc désincarnée et totalement « aniconique » (= proscrivant l’usage des icônes : peintures ou représentations imagées).

 

      Il convient de souligner nettement, d’une part, que cette voie a été la plus influente et la plus prestigieuse dans l’histoire du mysticisme, et, d’autre part, que c’est en fonction d’elle, c’est-à-dire en la privilégiant d’une manière plus ou moins explicite, que la plupart des auteurs modernes – philosophes et théologiens – ont abordé le sujet du mysticisme.

      

      La deuxième voie est celle qui se tourne vers Jésus-Christ en tant que Médiateur et Porte menant au Père. Cette voie spirituelle affirme que l’on peut trouver Dieu « dans et au travers de la chair » de Jésus : à savoir grâce à une méditation portant sur les événements de la vie du Sauveur (donc sur ce qui est appelé « l’Humanité du Christ » : le Fils de Dieu corporel et historique). Jésus est ici considéré comme « l’image de l’Image, l’icône du (Père) », et certains mystiques « ont réellement développé un sens de l’ultime réalité qui était pleinement iconique », ce qui semble impliquer logiquement que Dieu est anthropomorphique, si l’on veut bien expliciter totalement cette idée. Il s’agit d’un itinéraire positif, « incarnationnel » et « iconique » (= attaché à l’usage des icônes).

     

      Dès lors, une grave question s’impose : quand les mystiques de la voie négative parvenaient à « une rencontre directe avec l’ultime réalité », qu’advenait-il de leur « confession christologique » ? Non seulement ils aboutissaient à un « langage négatif et ontologique » (en lieu et place d’un langage « historique et incarnationnel »), mais encore ils débouchaient sur une « union avec Jésus moins personnelle que celle que la théologie aurait pu garantir » : c’était donc « se séparer grandement de [la] matrice biblique » [53].

 

      En effet, dans la mesure où la doctrine chrétienne reconnaît en Jésus-Christ « la révélation et la présence de Dieu », comment est-il légitimement possible de minimiser, voire de négliger, son rôle et sa présence de Médiateur unique et nécessaire pour avoir accès au Père ? À cet égard, on conviendra sans doute aisément, par contraste, que la théorie de la voie positive a le mérite d’avoir établi ses racines, non dans le sol aride de la philosophie humaine (le néo-platonisme du Pseudo-Denys), mais dans la terre fertile du Nouveau Testament (plus précisément dans les enseignements des apôtres Paul et Jean).

 

*    *    * 

     

      En fin de compte, une telle étude sur l’histoire sémantique du terme « mystique » ne manque pas de nous inviter à songer quelque peu à la question suivante :

 

      Les nombreux mystiques chrétiens, qui n’ont pas suivi la voie positive et christologique, se sont extraordinairement distingués, sans doute, par la hauteur de leur spiritualité, mais se sont-ils autant distingués, en vérité, par la profondeur de leur christianisme ? 

 

 

 

 

Notes et références

 

 

[1] Bailly, A. Dictionnaire grec français, Paris, Hachette, 1950.

 

[2] De Lubac, Henri, « Introduction », La mystique et les mystiques, A. Ravier, édit., Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 24-25 - voir p. 23-38.

 

[3] Gardet, Louis, La mystique, Paris, PUF, 1970. p. 5.

 

[4] Ce thème a été développé en détails lors de la conférence que j’ai donnée à Perpignan (août 2003), à Lyon, Toulouse, Madison… et qui était intitulée : « L’Initiation dans la Bible et l’Antiquité ».

 

[5] Jossua, Jean-Pierre, Seul avec Dieu, L’aventure mystique. Paris, Gallimard, 1996, p. 18 ; Selon F. Cumont : « en un certain sens la sublimité de son mysticisme [de Plotin] est la transposition philosophique » des « cérémonies secrètes célébrées dans les temples » d’Égypte, c’est-à-dire des mystères d’Isis. Il faut aussi savoir qu’à l’époque, l’initiation la plus réputée était celle d’Éleusis, en Grèce, et qu’il n’y avait aucun problème pour accumuler les initiations et les sacerdoces offerts par les différentes religions (païennes) (Cumont, Franz, Lux perpetua, Paris, Geuthner, 1949, p. 359).

 

[6] Hans Jonas a attiré l’attention sur le fait que les antiques cultes mystériques, ou religions à initiation, ont laissé en héritage à la pensée et à la spiritualité mystiques quasiment toutes les catégories et images de base. De son côté, W. Inge pensait même que le Pseudo-Denys voulait « souligner la ressemblance » « entre les mystères grecs et le mysticisme chrétien » ! À ses yeux, il ne fait absolument aucun doute qu’il a existé une étroite « alliance » entre les « religion[s] à mystère et le mysticisme spéculatif » de l’Église chrétienne (Jonas, Hans, “Myth and Mysticism: a study in objectification and interiorization in religious thought”, Journal of Religion 49, 1969, p. 315-329 - voir particulièrement les pages 320-24 ; Inge, William Ralph, Christian Mysticism, London, Methuen, 1948, p. 349-350).

 

[7] Bouyer, Louis, « Mystique - Essai sur l’histoire d’un mot »,  La Vie Spirituelle (Supplément), 1949, 3, p. 3-23 ; Bouyer, Louis, Mysterion, Ibidem, 1952, 6, p. 397-412 ; Bouyer, Louis, « Mysticism : An essay on the history of the word », Understanding Mysticism, R. Woods, édit., Garden City, New-York, Double-Day Image, 1980, p. 42-55.

 

[8] Noms divins, II:7.

 

[9] Théologie mystique, I:3.

 

[10] Les mystères d’Éleusis étaient accessibles « à tous, même aux esclaves, sans condition de moralité, à la seule exclusion des assassins et des barbares » ! (Cumont, Franz, Op. cit. p. 240).

 

[11] • Dans la Bible : cf. Gen. 1: 26 ; 32:30; Exo. 24:9-11 ; 33:9-11 ; Nombres 12:6-8 ; Deut. 34:10 ; Ésaïe 6:1-8 ; etc. • Chez les juifs : La doctrine la plus ancienne du judaïsme, d’Alexandrie et de Palestine, affirme que Dieu ressemble à un être humain. Un des Manuscrits de la Mer Morte (secte essénienne de Qumran) parle de Dieu comme d’un être de chair (4Q416 fr.1). J. Neusner attaque le vocable moderne du Tout-Autre/Wholly-Other quand il fait remarquer que, pour le judaïsme fondé sur la Bible, « Dieu n’est …pas tout-autre mais le même, encore qu’il soit meilleur. »  (God is () not wholly other but the same, even if better). Et il ne craint pas de définir l’ancienne doctrine juive de « l’incarnation de Dieu » comme suit : La représentation de Dieu dans la chair, comme corporel, consubstantiel en émotion et vertu aux êtres humains, et participant aux modes et moyens d’action habituels pour les mortels, (…) accomplissant les actions que les femmes et les hommes accomplissent, de la même façon qu’ils les accomplissent. Neusner, Jacob, The Incarnation of God : The Character of Divinity in Formative Judaism, Philadelphia, Fortress, 1988, p. 17 ; Neusner, Jacob, “Conversation in Nauvoo about the Corporeality of God”, BYU Studies 36, n° 1 (1996-97):7-30, p. 15 ; Gottstein, Alon, The Body as Image of God in Rabbinic Literature”, Harvard Theological Review 87 (1994) : 172-185 ; • Chez les chrétiens : Adolphe Harnack, célèbre historien du christianisme, mentionne le fait que les chrétiens, cultivés et non-cultivés, des deux premiers siècles, concevaient Dieu avec une forme et une existence corporelles. Dans les articles suivants, David Paulsen montre que, de manière analogue à la situation de Philon le juif parmi ses coreligionnaires d’Alexandrie, les théologiens chrétiens, imbus de platonisme (depuis la fin du IIème siècle), introduisent la doctrine de l’immatérialité radicale de Dieu mais se trouvent en butte à la masse des croyants, fidèles à la tradition biblique (Harnack, Adolphe, History of Dogma, 7 volumes, New-York, Dover, 1961, Vol. 1, p. 180, n.1 ; vol. 2, p. 255, n. 5 ; Paulsen, David L., Early Christian Beliefs in a Corporeal Deity : Origen and Augustine as Reluctant Witnesses”, Harvard Theological Review 83, 1990, p. 105-116 ; Paulsen, David L. Reply to Kim Paffenroth’s comment”, Harvard Theological Review 86, 1993, p. 235-39 ; Paulsen, David L., The Doctrine of Divine Embodiment: Restoration, Judeo-Christian, and Philosophical Perspectives”, BYU Studies 35, no 4, 1995, p. 7-87).

 

[12] L’immensité divine est l’attribut par lequel Dieu est présent en toutes choses d’une manière intime, non par la médiation d’un de ses pouvoirs ou d’une de ses facultés comme la connaissance, mais par son être ou essence même (c’est-à-dire par lui-même immédiatement) : autrement dit, tout est en lui ou, si l’on préfère, il « remplit » l’univers.

 

[13] L’omniprésence est mieux nommée l’ubiquité, qui est une conséquence de l’immensité et qui désigne plus précisément la présence à tout ce qui occupe le temps et l’espace : la faculté d’être présent partout en même temps.

 

[14] Pour tâcher de bien comprendre toutes ces caractéristiques de l’Un, il faut sans doute partir du fait qu’étant unique par définition (logiquement : l’un sans second), ce dieu des philosophes est donc foncièrement différent de tous les êtres ou de toutes les réalités : il ne peut rien y avoir comme lui, il n’existe rien qui puisse lui être comparé ; en bref, il existe comme aucun autre être n’existe. Conséquence : il est totalement incomparable, indescriptible, incompréhensible, inclassable, inqualifiable... Lorsque le Dieu biblique descend de son royaume céleste pour venir communiquer avec un prophète, il apparaît avec un corps visible, une voix audible et une localisation précise. Par contraste, selon une remarque humoristiquement sérieuse de Bergson à propos du dieu des philosophes : « Il s’agit si peu du Dieu auquel pensent la plupart des hommes que, si par miracle, et contre l’avis des philosophes, Dieu ainsi défini descendait dans le champ de l’expérience, personne ne le reconnaîtrait ». Parce qu’il serait, bien entendu, littéralement inreconnaissable, non-identifiable (Bergson, Henri, Œuvres, A. Robinet, édit., Paris, PUF & Editions du Centenaire, 1970, p. 1180).

 

[15] Dans le premier article mentionné ci-dessous, Edmond Cherbonnier démontre la totale opposition conceptuelle entre le Dieu présenté par la Bible et le dieu conçu par le mysticisme et le néo-platonisme. Dans le second, il montre pourquoi et comment les théologiens chrétiens ont défiguré le Dieu biblique, en lui superposant le dieu de la philosophie grecque, ce qui revenait en fait à vouloir combiner « deux idées de Dieu mutuellement exclusives », et ce qui a abouti à « une auto-contradiction », jusqu’à ce que, vers les années 1950, plusieurs philosophes et théologiens, juifs et chrétiens, se mettent à dénoncer cette forfaiture et à réhabiliter la doctrine du Dieu biblique (personnel et anthropomorphe) (Cherbonnier, Edmond LaB, « The Logic of Biblical Anthropomorphism », Harvard Theological Review 55, 1962, p. 187-206 ; Cherbonnier, Edmond LaB, “In Defense of Anthropomorphism”, Reflections on Mormonism, Judaeo-Christian Parallels, T. Madsen, édit., Provo, Utah, Religious Studies Center, BYU, 1978, p. 155-173. Notons en passant qu’au début du second article, Cherbonnier dégage les éléments de la doctrine mormone sur la divinité, qu’il juge éminemment anthropomorphique. Sans le mentionner explicitement, il doit d’ailleurs se référer au fait essentiel suivant : Joseph Smith, fondateur du mormonisme en 1830, prétendait avoir eu une vision de Dieu et de Jésus-Christ dans laquelle tous deux avaient une forme humaine et glorieuse – vision analogue, de toute évidence, à celle de Paul sur la route de Damas, concernant le Christ, et surtout à celle d’Étienne, avant de mourir lapidé, concernant le Père et le Fils (Actes 7:54-58). Cherbonnier suggère, semble-t-il, assez clairement que la doctrine mormone de la divinité est : 1) personnaliste – probablement même la plus personnaliste qui existe, si on saisit correctement sa pensée ; 2) cohérente : pas de contradiction entre la nature de Dieu le Père et celle de Jésus-Christ, alors qu’il existe une contradiction fondamentale dans la doctrine du christianisme, post-apostolique et hellénistique, entre Dieu le Père (immatériel et incorporel = l’Un) et Jésus-Christ (incarné/corporel puis ressuscité pour l’éternité) ; 3) biblique : conforme au canon des Écritures. Il faut avouer qu’en découvrant ceci, on est tout étonné de constater une profonde ironie de l’histoire : la même doctrine du Dieu anthropomorphe, proclamée par Joseph Smith au début du XIXème siècle, a été immédiatement méprisée et rejetée comme non-biblique, avant d’être, un siècle plus tard, redécouverte dans les pages sacrées des Écritures, sérieusement réévaluée et reconnue comme biblique ! Ce genre de remarque soulève, à vrai dire, deux questions importantes à propos du mormonisme qui n’est généralement pas très bien connu, avouons-le : 1) quelle est exactement sa situation dans l’histoire des religions et du christianisme en particulier ? 2) quelle était la nature du ministère « prophétique » de Joseph Smith ? Quel genre de « prophète » était-il exactement ? Pour répondre adéquatement à la première question, il semble clair que le mormonisme n’est pas un christianisme « épuré » (à la façon protestante), mais un christianisme « ressourcé ». En effet, Joseph Smith prétendait, non pas corriger une Église chrétienne corrompue (à la manière des Réformateurs), mais restaurer l’Église chrétienne originelle, dans sa plénitude (c’est donc un Restaurateur). Quant à la seconde question, elle a fait l’objet de nombreuses études intéressantes, mais une des plus célèbres a été celle d’Eduard Meyer, le grand historien allemand de l’Antiquité et des religions. Fasciné par Mahomet (fondateur de l’Islam au VIIème siècle) et par Joseph Smith – sans conteste les deux plus grands prophètes de l’ère post-biblique, il en a fait une comparaison complète et détaillée. Quand les deux prophètes se ressemblent, ils ressemblent aussi aux prophètes bibliques. Là où ils diffèrent (et sur des points essentiels !), c’est Joseph Smith qui se trouve toujours en harmonie avec les prophètes bibliques, tandis que Mahomet doit être classé dans une autre catégorie. La conclusion suggérée par Meyer, dans le cadre de cette comparaison, revient clairement à ceci : le mormonisme représente la réapparition du prophétisme biblique dans les temps modernes. Très précisément, à ses yeux, l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours n’est pas une autre secte chrétienne parmi tant d’autres ; c’est « une nouvelle religion révélée ». Précisons quand même que la sympathie de Meyer va plutôt vers Mahomet que vers Joseph Smith et que, de toute façon, selon lui, tous les prophètes, y compris le Christ, sont des illuminés qui s’auto-illusionnent. C’est dire le genre d’« objectivité » qui a présidé à la conduite de son étude (Meyer, Eduard, The origin and history of the Mormons : with reflections on the beginnings of Islam and Christianity ; H. Rahde et E. Seaich, trad. Salt Lake City, Utah, University of Utah, 1950 - Titre originel : Ursprung und Geschichte der Mormonen. Halle, 1912 ; Nibley, Hugh, “Eduard Meyer’s Comparison of Mohammed and Joseph Smith”, Preliminary Report, Provo, Utah, F.A.R.M.S., non daté ; Nibley, Hugh, “Islam and Mormonism – A Comparison”, The Ensign, mars 1972, p. 55-64).

 

[16] Au cours de l’été 2004, l’une des 5 conférences que j’ai données à Perpignan portait sur le thème de la doctrine de Dieu dans le christianisme (post-apostolique) et le mormonisme, avec l’explication complète de chacun des deux systèmes et leur comparaison avec les Écritures.

 

[17] Au cours des siècles, les théologiens ont dû travailler au burin la notion d’Absolu statique, afin d’en ôter les plus grosses aspérités et de la rendre plus conciliable – au moins en apparence – avec la notion du Dieu relationnel présenté par la Bible, Dieu qui vit en relation avec l’environnement de son royaume céleste et ses anges ainsi qu’avec notre univers (qu’il a créé), les êtres humains et l’histoire terrestre (qu’il guide activement par sa Providence et dans laquelle il ne manque pas d’intervenir directement). Ils ont aussi dû masquer les crevasses trop criantes dans la notion d’Impersonnalité divine, en faisant du replâtrage à l’aide d’éléments empruntés au portrait biblique du Dieu personnel. Cette façon de faire ne va pas sans évoquer le terme de « bricolage » que, curieusement, Lévi-Strauss utilisait dans son travail d’intellectuel structuraliste. En tout cas, concernant la validité de cette identification/accommodation entreprise par les théologiens, voir le résumé sur le deuxième article de E. Cherbonnier mentionné à la note 15, qu’il ne sera pas inutile de compléter avec les cinq points suivants. • La contradiction fatale : Le point de départ de la définition philosophique de Dieu réside dans la notion de simplicité : aussi dit-on que la nature (ou essence) divine est absolument simple pour signifier que Dieu est un être « un » dans un sens qualitatif : il n’est pas composé d’éléments divers (d’où d’ailleurs l’idée qu’il est aussi « un » dans un sens quantitatif : il est unique). Conséquence : on ne peut discerner ou distinguer en lui aucune partie ou attribut, ce qui entraîne logiquement qu’il est, pour l’esprit humain, impensable, inconnaissable et indicible, car il est totalement impossible de penser ou de dire quoi que ce soit à son sujet. En fait, c’était exactement la thèse de la scolastique médiévale ; d’où la célèbre notion du theos agnostos, le dieu inconnu. Et pourtant combien de distinctions et de divisions ont été opérées dans l’essence divine, combien d’attributs, de déterminations, de qualités et de facultés ont été identifiés en ce dieu par les philosophes et les théologiens !  Ce qui a bien entendu détruit la simplicité absolue posée comme principe initial, tout en annulant du même coup l’inconnaissabilité et l’ineffabilité divines ! Ceci est, à vrai dire, un point qui bafoue l’intelligence et attriste le cœur des plus lucides intellectuels chrétiens. Comme le souligne L. Grandgeorge, ce point constitue en réalité une contradiction insoluble : ou bien Dieu est l’être absolument simple, et alors il nous est impossible de le penser et de lui accorder des attributs ; ou bien Dieu est déterminé, mais alors il n’est plus du tout l’être absolument simple !  La contradiction, étant fondamentale, s’avère mortelle. Résultat : toute la doctrine métaphysique, édifiée sur la base de ce principe, s’effondre comme un château de cartes ! En bonne logique, il aurait fallu s’en tenir strictement à la règle élémentaire de la théologie négative qui découle du postulat de la simplicité et que l’on peut ainsi formuler : Concernant Dieu, Parler ou penser, On ne peut ni ne doit ! De surcroît, ce postulat de simplicité absolue implique une « pure essence », délestée de tout attribut, entièrement dépourvue de la moindre qualité ou détermination. Pour définir la nature divine, il faut dire qu’elle n’est rien de déterminé : en un mot comme en cent, selon cette théorie philosophique, à strictement parler, Dieu n’est rien ! Maintenant, si l’on se souvient que la philosophie grecque soutenait aussi l’immatérialité radicale de l’Un, on se trouve en fin de compte confronté à la notion d’un dieu qui est à la fois démuni de toute réalité concrète et doté d’une essence entièrement vide. En conséquence, il est fort à craindre que ne surgisse un autre inconvénient extrêmement fâcheux : on ne voit plus très bien la différence entre un tel dieu et le néant ! Pas plus d’ailleurs qu’entre l’athée qui déclare : « Dieu n’existe pas ! » et le théiste ou croyant qui répliquerait : « si, Dieu existe, même s’il n’est rien ! » Et aussi stupéfiant que cela puisse paraître, cette remarque n’a rien d’invraisemblable, loin de là ! Elle reflète même plutôt bien la réalité, si l’on prête crédit à ce que dit Karen Armstrong, dans un livre dont les grandes qualités de clarté et d’érudition en ont fait un bestseller dans le monde anglophone ; à propos des « juifs, musulmans et orthodoxes chrétiens », elle rapporte ceci : « [t]ous ont suggéré, à une époque ou à une autre, qu’il était plus exact de décrire Dieu comme ‘Néant’ que comme l’Être Suprême, puisqu’ ‘il’ n’existe en aucune façon qui nous soit concevable ». Mais il est vrai que ce paradoxe, passablement absurde, a été un tant soit peu colmaté par le fait que philosophes et théologiens n’ont pas hésité à se contredire en voulant, très tôt (déjà du temps d’Augustin lui-même), donner une forme positive à leur notion de Dieu : ils lui ont donc insufflé des attributs et des qualités, dilatant ainsi son essence. Voyons comment et à quel prix (Armstrong, Karen, A History of God, New-York, Ballantine Books, 1992, p. 352 - voir aussi p. 95, 127, 130, 198-199, 202, 253, 352, 369, 381, 388, 390, 396 ; Grandgeorge, L., Saint Augustin et le Néo-Platonisme, Paris, Minerva, 1896, p. 61-62, 66-67, 69, 80-81, 101-102, 105, 108 ; Bernard McGinn, The Foundations of Mysticism, NY, Crossroad, 1991, p. xviii-xix, 199, 328 ; Roberts, B. H., Outlines of Ecclesiastical History, Salt Lake City, Deseret, 1979, p. 192) • La double nature de Dieu : L’un des plus brillants philosophes thomistes du XXème siècle, R. Jolivet, définit Dieu comme un être en quelque sorte divisé en deux parties, puisqu’il possède deux sortes d’« attributs » : les uns « entitatifs » (= concernant son être) et les autres « opératifs » (= relatifs à son action) (p. 437-38). En lisant cela, on se doute déjà que la première sorte d’« attributs » tient son origine de la philosophie grecque, tandis que la seconde provient de la Bible. Pourquoi ? Pour une raison bien simple et bien connue : d’une part, la préoccupation ontologique (sur l’être, l’existence et l’essence des choses) est typiquement grecque mais point du tout biblique ; d’autre part, la notion d’un Dieu dynamique est, de toute évidence, biblique mais absolument pas grecque ! Puis, en examinant les « attributs entitatifs » décrits par Jolivet (p. 438-44), on découvre alors sans grande surprise les qualités abstraites suivantes : simplicité, unité, vérité, immutabilité, éternité, immensité – tous caractères métaphysiques qui appartiennent à l’Un de Plotin ! Quant aux « attributs opératifs » (p. 445-66), on s’aperçoit qu’ils consistent en deux qualités psychologiques : l’intelligence et la volonté, elle-même décomposée à son tour en sous-qualités pour ainsi dire : amour, justice, miséricorde et providence – toutes facultés psychologiques et morales qui appartiennent à Yahvé (dans l’Ancien Testament) et au Père de Jésus-Christ (dans le Nouveau Testament), et qui sont d’ailleurs explicitement mises en relation avec notre monde en tant que création divine !  On obtient donc pleine confirmation de notre première remarque : deux notions de la divinité sont effectivement en présence, la partie « entitative » étant issue de la philosophie hellène et la partie « opérative » reflétant la doctrine hébraïque. Ainsi se trouve-t-on en mesure de détecter, dans ce portrait philosophique de l’Être suprême, la coexistence de deux visages antithétiques : celui du dieu grec et celui du Dieu biblique. Il s’agit donc au fond d’une divinité bicéphale. Ce qui n’est pas sans rappeler, de manière étonnante, le dieu romain Janus qui possédait un double visage, formé de deux faces tournées en sens opposés. Dès lors, cette analyse nous fait toucher du doigt ce que les historiens savent fort bien, et depuis longtemps, au sujet de la manière dont s’est formée la doctrine de Dieu dans le christianisme hellénistique (postérieur au premier siècle) : une fois la doctrine (néo)platonicienne adoptée et substituée à la doctrine originelle, il restait quand même à faire « cadrer », autant que possible, l’ancienne doctrine (un Dieu anthropomorphe et plein d’amour) avec la nouvelle (une déité-pure abstraction, froide et inhumaine). Dans ces conditions, « le problème de base » était en somme très clair, à défaut d’être très facile : « comment faire en sorte que l’Un, l’Incompréhensible, l’Indescriptible, le dieu absolument simple des philosophes, devienne conforme à l’image de Dieu présentée par les Écritures ? » (H. Nibley). Comme l’explique un philosophe et grand érudit contemporain, Robert Caratini : Après l’établissement du christianisme, (…) la plupart des penseurs vont (...) s’efforcer de montrer que le dieu des savants et des philosophes [grecs] s’identifie avec le Dieu de colère et de miséricorde des Juifs et des Chrétiens, le Dieu d’Abraham et de Jacob. Et le résultat final de cette tentative de « cadrage » s’est avéré aussi probant que celui de la quadrature du cercle. En 1948, un historien de la pensée, Arthur Lovejoy, stigmatisait pareille confusion de deux doctrines (si diamétralement opposées !) de la divinité, en la définissant comme « le triomphe le plus extraordinaire d’auto-contradiction » ! (Caratini, Robert, Initiation à la philosophie, Paris, L’Archipel, 2000. p. 575 ; Jolivet, Régis, Traité de Philosophie, Vol. III, Métaphysique, Paris-Lyon, Vitte, 1944. p. 437-466 ; Lovejoy, Arthur, The Great Chain of Being, Cambridge, Harvard University Press, 1948, p. 157 ; Nibley, Hugh, “Eduard Meyer’s Comparison of Mohammed and Joseph Smith”, Preliminary Report., Provo, Utah, F.A.R.M.S., non daté, p. 5) • La perversion de la doctrine de l’amour divin : Voici une autre différence importante entre le dieu grec et le Dieu biblique : celle qui réside entre un introverti (= un être tourné vers soi) et un extraverti (= un être tourné vers autrui). Le dieu grec est un introverti, au moins depuis Aristote. En effet, transposant la théorie de Platon sur l’Idée des Idées (= l’Idée du Bien), Aristote conçut Dieu comme la Pensée de la Pensée, c’est-à-dire comme une « Pensée qui se pense elle-même, enfermée en elle-même » (Bergson. Op. cit. p. 1180). C’était au fond une manière de concevoir Dieu selon le modèle humain d’un intellectuel, philosophe de préférence, mais quelque peu atteint d’un cérébralisme schizophrénique. Notons en passant que, depuis Thomas d’Aquin, il est habituel d’adhérer à cette définition aristotélicienne, dans le cadre d’une analyse portant sur l’essence et les « attributs » du Dieu chrétien, témoin cet aveu admiratif de R. Jolivet : « Rien n’a été dit de plus haut sur Dieu par la sagesse naturelle » (Op. cit. p. 446). Pourtant, Bergson a observé, à juste titre, que « le dieu d’Aristote n’a rien de commun avec ceux qu’adoraient les Grecs ; il ne ressemble guère davantage au Dieu de la Bible, de l’évangile » (Op. cit. p. 1181). Dans sa définition de la divinité, Aristote ne se montre guère très disert sur le sujet de l’amour divin. Et son maître, Platon, non plus, qui n’avait conçu l’amour que sous la forme d’eros (appétit/aspiration, désir de posséder) et s’était même avisé qu’un être divin en est totalement dépourvu, puisqu’il n’a besoin de rien (Banquet, 200-201). C’est Plotin qui introduira la notion d’amour divin, en soutenant que Dieu est eros, et, plus précisément, eros de soi. Voici donc un dieu qui est amour de soi : « il s’aime (lui-même)… il est lui-même ce qu’il aime » (Ennéades VI:8, 16) ! À l’opposé, le Dieu biblique est un être extraverti dont l’essence a été définie par l’apôtre Jean : « Dieu est agape » (1 Jean 4:8). La notion d’agape (mot grec) ou de caritas (mot latin, racine du terme « charité ») désigne un amour altruiste et désintéressé, caractérisé par la grâce ou le don, et même le don de soi. Cette notion est « la grande innovation spécifiquement chrétienne » (Cumont, Op. cit. p. 431). Toutefois, l’adoption du plotinisme par le Pseudo-Denys aboutira à l’incroyable transformation de la doctrine de l’amour divin : la substitution de l’eros à l’agape ! C’est ainsi qu’au XIIIème siècle, Thomas d’Aquin en est venu à considérer l’amour de Dieu comme un eros de soi « tel que Dieu ne puisse aimer que soi, ou, s’il aime autrui, que pour soi » (Cumont, Op. cit. p. 433). « La position initiale du christianisme était ainsi entièrement tournée » et défigurée (Cumont, Op. cit. p. 433). C’est avec cette nouvelle doctrine qu’a sans doute été atteint le point ultime de l’apostasie chrétienne par rapport à la doctrine biblique et originelle de Dieu. Une telle conception de l’amour divin explique d’ailleurs aisément la doctrine courante, philosophique et chrétienne, concernant ce Dieu dont l’activité première, « principale », consiste à regarder ses propres perfections et à s’abîmer, en quelque sorte, dans son auto-contemplation (Jolivet, Op. cit. p. 446). À la manière du fameux Narcisse de la mythologie ! • La traduction psychologique du portrait métaphysique de Dieu : En termes psychologiques, voici la description de la personnalité du Dieu chrétien qui nous est ainsi présenté sur le plan philosophique : - personnalité conflictuelle (forte contradiction fondamentale) ; - grave division interne du psychisme en deux pans distincts, ce qui ne manque pas de créer un cas de dédoublement de la personnalité ; - hypertrophie du plan intellectuel, associée à une attitude schizophrénique ; - affectivité de type égocentrique, à nette tendance narcissique. C’est le diagnostic d’un être sévèrement déséquilibré, foncièrement malade, atteint d’une psychose multiforme irrémédiable. Doit-on s’étonner du mouvement de pensée qui, au XIXème siècle, a finalement proclamé « la mort » d’un tel Dieu, à l’agonie depuis tant de siècles ? • La folie spéculative des philosophes selon Freud : L’avis du fondateur de la psychanalyse s’avère très pertinent sur un point très précis, en dépit de son athéisme notoire. Freud a en effet mis à jour l’absurdité de cette conception philosophique de Dieu, de la manière suivante : Les philosophes (…) donnent le nom de « Dieu » à une vague abstraction qu’ils se sont créée ; ensuite, ils sont à même de poser devant le monde comme des déistes, des croyants en Dieu, et ils peuvent même s’enorgueillir d’avoir découvert un concept de Dieu plus élevé, plus pur, malgré le fait que leur dieu n’est maintenant rien de plus qu’une ombre sans substance, ayant cessé d’être la puissante personnalité des doctrines religieuses. Ce constat général ne semble guère exagéré et l’on appréciera, en particulier, la profonde ironie engendrée par un tel passage : un athée qui reconnaît la supériorité du témoignage des prophètes bibliques sur les élucubrations des philosophes (et des théologiens) ! (Freud, Sigmund, The Future of an Illusion, W. D. Robson-Scott, trans. Garden City, N. Y, Anchor Books, 1964, p. 57-58).

 

[18] Maréchal, Joseph, Études sur la psychologie des mystiques, Vol. 1, Paris, Desclée de Brouwer, 1938, p. 237.

 

[19] Terme forgé par Rudolph Otto en 1917, dans son livre Das Heilige, traduit en anglais The idea of the Holy, et en français (d’une manière sans doute plus appropriée à son sujet) Le Sacré. Au chapitre 5 de ce livre, après avoir mis en exergue la maxime de Tersteegen (« Un Dieu compris n’est pas Dieu »), Otto définit assez logiquement le Tout-Autre comme ce qui est tout à fait au-delà de la sphère de l’ordinaire et de l’intelligible.

 

[20] Actes 17:34.

 

[21] Cité par Bernard McGinn, Op. cit. p. 267-68.

 

[22] De Lubac, Henri, Op. cit. p. 21.  

 

[23] Cette affirmation que le Dieu biblique est un Homme divin a de quoi surprendre. Pourtant, après sérieuse investigation, voici ce que l’on peut découvrir d’une manière non moins surprenante : • Jésus enseignait que Dieu est « notre Père » (Mat. 6:9) : donc un être à la fois parfait et personnel (aimant et anthropomorphe), de genre masculin ! • Alors que les évangiles montrent que Jésus est le Fils de Dieu (Mat. 1: 18-25 ; Luc 2:1-21), le Christ, lui, s’appelait plus volontiers « le Fils de l’Homme » (Mat. 8:20 ; 9:6…) ! Cela paraît paradoxal, voire contradictoire, à moins qu’on ne reconnaisse l’identité des termes « Dieu » et « Homme », ce qui contraint à déduire, fort logiquement, que Dieu est un Homme divin. • Cette idée est encore moins choquante si on la replace dans son contexte doctrinal juif (prolongé par celui des premiers chrétiens) concernant un Dieu corporel et semblable à un être humain. • Une telle doctrine est, d’ailleurs, corroborée par d’autres Écritures, dont voici sans doute la plus importante : Dans l’évangile de Jean, Jésus dit ceci : « Personne n’est monté au ciel, si ce n’est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’Homme qui est dans le ciel » (Jean 3:13). L’exégèse voit habituellement, dans l’expression « le Fils de l’Homme qui est dans le ciel », une allusion à la préexistence du Christ. Mais cette idée ne semble pas très bien cadrer avec la phrase, pour plusieurs raisons : 1) après avoir affirmé sa descente du ciel, Jésus est donc sur terre, pas « dans le ciel » ; 2) l’expression « le Fils de l’Homme » est un titre qui désigne le Christ pendant son ministère mortel et que Jésus s’attribue dans ce sens, non pour désigner son statut ou son rôle dans la préexistence ; 3) de toute façon, si cette expression avait vraiment visé la préexistence du Sauveur, le contexte immédiat de la phrase aurait exigé un verbe « être » à l’imparfait (au lieu du présent) et la phrase aurait été ainsi formulée : Nul n’est monté au ciel, si ce n’est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’Homme qui était dans le ciel (avant de descendre !) Le sens mystérieux de cette phrase s’évapore si, au lieu d’appliquer l’expression tout entière au Christ, on discerne le fait qu’elle désigne Jésus comme « le Fils » « de l’Homme qui est dans le ciel ». Et ainsi cet « Homme qui est dans le ciel » est le même Être que Jésus appelle aussi « notre Père qui es au ciel » (Mat. 6:9). • Se fondant sur ce genre de remarques élémentaires, certains spécialistes bibliques ont tiré la conclusion suivante : au temps du Sauveur, les juifs avaient coutume de désigner Dieu sous le nom d’Homme (M. Ford), et, en particulier (épisode de la condamnation et de la crucifixion de Jésus pour blasphème), il semble clair que les juifs comprenaient  le terme « Homme » comme un nom de Dieu et « Fils de l’Homme » comme le nom-titre de son Fils (E. Freed) (Ford, Massyngberbde, « ‘The Son of Man’ – A Euphemism ? », Journal of Biblical Literature  87:257-66 ; Freed, Edwin, « The Son of Man and the Fourth Gospel », Journal of Biblical Literature 86:402-29. • Cette doctrine a été conservée par une branche gnostique du christianisme dont les textes ont été découverts à Khénoboskion, près de Nag Hammadi, non loin de Louqsor, en 1945 (2 ans avant la découverte des manuscrits de la Mer Morte, à Qumran). Dans certains de ces textes, on découvre que : 1) le Dieu Très-Haut est appelé « l’Homme » (Second Traité du Grand Seth 52:36 ; L’Épître d’Eugnoste le Bienheureux 8:32 ; La Sophia de Jésus 104:1) ; 2) le Père du Fils de l’Homme avait reçu le titre  d’« Homme Immortel » (L’Épître d’Eugnoste le Bienheureux 76:4-5, 11 ; La Sophia de Jésus 101:10-11, 21) et même celui de « Premier Homme », probablement en tant qu’archétype de l’homme terrestre qu’il a créé à son image (L’Épître d’Eugnoste le Bienheureux 78:3 ; La Sophia de Jésus 102:21 ; 103:22 – 104:9 ; 105:5 ; 109:5 ; 112:7, etc.) ; 3) trois autres titres venaient compléter tout cela : « le Père de Vérité », « l’Homme de Vérité » et « l’Homme de la Grandeur » (Second Traité du Grand Seth 53:3-5, 17 ; 54:9). Simone Pétrement explique ainsi l’origine et l’importance de cette doctrine gnostique : Il est naturel que certains gnostiques, considérant le Christ comme le Fils de Dieu et lisant dans les évangiles qu’il s’appelle lui-même Fils de l’homme, en aient conclu que le nom véritable de Dieu, selon le Christ, est « l’Homme ». (…) [L]e nom que se donne le Christ semble impliquer immédiatement, sans qu’il soit besoin d’un raisonnement abstrait sur le divin et sur l’humain, que le Christ appelait son Père du nom d’Homme et qu’il a voulu lui-même nous enseigner à l’appeler ainsi (Gibbons, Joseph, « The Second treatise of the Great Seth », The Nag-Hammadi Library, New-York, Harper & Row, 1977, p. 331 ; Parrott, Douglas, « Eugnostos the Blessed and the Sophia of Jesus-Christ », The Nag-Hammadi Library, New-York, Harper & Row, 1977, p. 214-16, 219, 221-24 ; Pétrement, Simone, Le Dieu séparé, les origines du gnosticisme, Paris, Cerf, 1984, p. 154-55).

 

[24] Cité par Bernard McGinn. Op. cit. p. 272.

 

[25] Adnès, Pierre, « Mystique, II, Théories de la mystique chrétienne », Dictionnaire de Spiritualité, 16 volumes, Paris, Beauchesne , 1932-1994, vol. 10, p. 1905.

 

[26] Ibidem.

 

[27] Idem, vol. 10, p. 1906.

 

[28] Idem, 10, p. 1905.

 

[29] Somme Théologique, 2a-2ae (2ème partie de la 2ème), question 180, article 5, solution 1.

 

[30] La position thomiste sera davantage développée à propos de L. Gardet au chapitre V.

 

[31] Actes 9 :1-7; 26:12-18.

 

[32] Actes 9:27 ; 26:15-16.

 

[33] Colossiens 2:9 (version Segond). À titre de comparaison, voici le même verset selon la version TOB (Traduction Œcuménique de la Bible) : « en lui habite toute la plénitude de la divinité, corporellement », avec en note la précision suivante : « Paul vise ici le corps du Christ (...) », ce qui est effectivement l’usage courant pour les exégètes bibliques d’interpréter l’adverbe « corporellement » en relation avec l’état incarné du Christ.

 

[34] Dans un chapitre intitulé « Prophètes et Mystiques », Hugh Nibley parle, à propos de l’expérience suprême des mystiques, de ces « moments d’union indéfinissable et incommunicable avec quelque chose dont la nature leur échappe totalement ». Il est important, au passage, de remarquer pourquoi la théorie de l’extase est nécessaire dans le système de Plotin (et donc dans tout le mysticisme d’inspiration néo-platonicienne). Si l’on définit Dieu comme l’Un, c’est-à-dire comme l’unité pure, ou l’unité en soi, ou encore la simplicité absolue, il faut cependant, corrélativement, trouver un moyen spirituel adéquat qui permette à l’âme humaine d’avoir accès à un tel objet divin. Pour correspondre à un tel objet, il faut en nous quelque chose qui y soit analogue, il faut un mode de connaître qui emporte l’abolition de la conscience. (…) Ce mode de communication pure et directe avec Dieu, qui n’est pas la raison, qui n’est pas l’amour, qui exclut la conscience, c’est l’extase. (Art. Mysticisme). Les alexandrins [Plotin et l’école philosophique d’Alexandrie] (…) s’étaient fait de Dieu des théories qui le réduisaient à ce que l’homme lui-même devient dans l’extase. Le dieu des alexandrins (…) n’a ni volonté, ni intelligence, ni liberté, ni action, ni providence. C’est une creuse et vide abstraction, c’est un néant, tout comme dans l’extase l’homme n’est qu’un néant indéfinissable. Les alexandrins, et Plotin en particulier, retrouvaient donc dans l’extase le dieu qu’ils s’étaient forgé dans leurs insoutenables théories. (Art. Extase). Article « Extase ». Dictionnaire des sciences philosophiques (Franck, M., Ad édit., Paris, Hachette, 1885, p. 509, article « Mysticisme » ; Ibidem, p. 1162 ; Nibley, Hugh, The World and the Prophets, volume 3 de la série : The Collected Works of Hugh Nibley, 15 volumes, Salt Lake City, Deseret Book Company et F.A.R.M.S., 1986, p. 107). 

 

[35] Alvarez, Tomáz, « Thérèse de Jésus (Avila) », Dictionnaire de Spiritualité, vol. 15, p. 647, Paris, Beauchesne, 1932-1994.

 

[36] Idem. 

 

[37] Du grec apophatikos : négatif.

 

[38] Du grec kataphatikos : affirmatif.

 

[39] Egan, H. D. Christian mysticism : The future of a tradition, New-York, Pueblo, 1984, p. 31. La différence sans doute la plus essentielle entre la voie positive ou cataphatique et la voie négative ou apophatique porte sans doute sur le point suivant : alors que, dans la première voie, l’âme vise à rencontrer directement Dieu au cours d’une expérience immédiate de sa présence spirituelle, c’est paradoxalement tout le contraire dans la seconde voie : l’âme vise à rencontrer Dieu de manière indirecte, c’est-à-dire en tant qu’Il est absent, dans la mesure où la très vive expérience de son absence révèle en fait sa présence la plus profonde ! Explication de Bernard McGinn (sommité actuelle en la matière) : les mystiques de la voie silencieuse ou apophatique, depuis le Pseudo-Denys, parviennent à une intense conscience du fait que « le ‘Dieu réel’ devient une possibilité [d’expérience] à la condition que les nombreux faux dieux (y compris le Dieu de la religion) se soient évanouis et que l’on soit mis en présence de l’abîme effroyable du néant total ». Cela revient donc à soutenir deux thèses extrêmement hardies, et qui ne font, du reste, pas particulièrement honneur au christianisme doctrinal de ces mystiques : 1) le « Dieu de la religion » (donc de la Bible !) n’est pas le « Dieu réel », mais juste un « faux dieu » parmi d’autres ; 2) le « Dieu réel » est au fond l’équivalent du néant – idée plutôt curieuse qui remonte à Plotin (Bernard McGinn, Op. cit. p. xviii).

 

[40] Wainwright, William, Mysticism: A Study of its Nature, Cognitive Value and Moral Implications, Madison, Wisconsin, The University of Wisconsin Press, 1981, p. 1.

 

[41] Ce commentaire expose la pensée de Wainwright dans le seul domaine de la mystique introvertie et théiste qui nous intéresse ici, mais précisons quand même que sa définition concerne toute expérience mystique, recouvrant ainsi les 2 grands types qu’il appelle « introverti » et « extraverti ».

 

[42] L’adjectif « fruitif » et le substantif « fruition », en vogue dans le domaine de la mystique, sont de la même famille que le mot ordinaire « fruit » (du latin fructus, qui vient de frui : jouir de) et désignent donc une expérience de jouissance, de satisfaction savoureuse.

 

[43] Gardet, Louis, La mystique, Paris, P.U.F., 1970, p. 5.

 

[44] Idem, Expériences mystiques en terres non chrétiennes, Paris, Alsatia, 1953, p. 87

 

[45] Hollenback, Jess Byron, Mysticism: Experience, response, and empowerment, University Park, Pennsylvania, The Pennsylvania State University, 1996.

 

[46] Ibidem p. 37-38.

 

[47] Ibidem p. 37.

 

[48] Carmody, Denise et John Carmody, Mysticism, Holiness East and West, Oxford, Oxford University press, 1996, p. 221-225.

 

[49] cf. la fameuse remarque ironique de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal (1886) : « Le christianisme est un platonisme pour le peuple ». cf. aussi le fait suivant : la philosophie de Platon a exercé une telle fascination sur les esprits chrétiens que certains en étaient arrivés à penser qu’elle avait été pratiquement révélée par Dieu, témoin cette déclaration stupéfiante d’Eusèbe de Césarée (IVème siècle) : « Platon est un Moïse qui parle grec » (Caratini, Op. cit. p. 210). L’idée remonte en réalité à Clément d’Alexandrie (IIème siècle) qui justifiait sa platonisation du christianisme par la formule suivante : Platon était le Moïse attique (= d’Athènes) (Armstrong, Karen, Op. cit. p. 98). 

 

[50] Une telle affirmation des Carmody doit s’entendre bien sûr de la philosophie grecque, dans ses formes platonicienne, aristotélicienne et néo-platonicienne (en relation avec la doctrine de l’immatérialité et de l’impersonnalité divines), mais il faut bien souligner qu’à l’origine, les dieux du Panthéon de la religion grecque étaient conçus comme corporels et personnels, comme chacun sait.

 

[51] Ennéades, VII:3, 2.

 

[52] Voici une explication détaillée de la position fondamentale de Plotin : La vraie unité absolue [= l’Un] est, à proprement parler, ce qui n’est pas, ce qui ne peut même se nommer, l’innommable comme dit Plotin. (…) À force de vouloir affranchir Dieu de toutes les conditions de l’existence finie, il en vient à lui ôter les conditions de l’existence même [l’Un n’a ni existence (il n’est pas) ni essence (il n’est rien)] ; il a tellement peur que l’infini [= Dieu] ait quoi que ce soit de commun avec le fini [= toute réalité ordinaire], qu’il refuse de reconnaître que l’être est commun à l’un et à l’autre, sauf la différence du degré, comme si tout ce qui n’est pas [par exemple, l’Un] n’était pas le néant même ! La fin de ce texte revient, semble-t-il, à accuser Plotin de se payer de mots : à la manière d’un sophiste, sa théorie paradoxale ne fait qu’utiliser le langage d’une façon abusive et intellectuellement malhonnête, en le détournant de son sens normal. Il est sans doute possible, en outre, de reprocher à Plotin d’avoir inventé le genre de la philosophie-fiction. Morale de cette histoire : en philosophie, comme partout ailleurs, il est nécessaire de cultiver une stricte hygiène intellectuelle : une pensée saine dans un langage sain. Article « Mysticisme » (Dictionnaire des sciences philosophiques, Franck, M., Ad édit., Paris, Hachette, 1885, p. 1162-63).

 

[53] Une autre remarque perspicace d’un grand intérêt, avancée par les Carmody, est la suivante : contrairement au christianisme oriental (orthodoxe), le christianisme occidental (catholique et protestant) a été lourdement marqué par l’héritage d’Augustin qui incline vers le pessimisme au sujet de la nature humaine tout autant que vers une « prédilection pour la croix du Christ, plutôt que pour sa résurrection » (Op. cit. p. 219). N’y aurait-il pas ici l’une des principales sources qui ont permis l’éclosion de la théorie de la voie négative et qui l’ont constamment alimentée ? En tout cas, l’une des sources directes et reconnues de la via negativa du Pseudo-Denys est assurément la théologie négative, intégrée au christianisme au moins dès le IVème siècle. Celle-ci établit le constat du contraste insurmontable entre un dieu absolument transcendant et la raison humaine finie et limitée, puis propose une méthode négative (négation des prédicats et catégories de la raison, limités et opposés : grand-petit, bien-mal…), au cours d’une ascension dans l’abstraction qui sert d’échelle permettant à l’âme de s’élever vers le divin. Il est à peine besoin de souligner que cette théologie a tout l’aspect d’un théocentrisme et implique une attitude fortement intellectualiste, accompagnée corrélativement d’une certaine sècheresse affective. On comprendra sans doute pourquoi Thérèse d’Avila – personnalité dotée d’une affectivité puissante et même, très probablement, prédominante – n’a guère été séduite par une telle voie de l’abstraction froide et désincarnée.