Comparaison entre la doctrine mormone

et la doctrine d'autres confessions chrétiennes



Stephen E. Robinson


 

 

Comme le savant biblique W. D. Davies l’a un jour fait remarquer, la doctrine mormone peut être décrite comme étant le christianisme biblique séparé du christianisme hellénisé, une conjonction du judaïsme et du christianisme du premier siècle. Les saints des derniers jours acceptent la Bible et ses enseignements apostoliques comme étant la parole de Dieu, mais rejettent beaucoup d’interprétations ultérieures de la Bible qui sont l’expression de préoccupations philosophiques grecques – ils acceptent Jean et Paul mais rejettent Augustin. Par exemple, les saints des derniers jours acceptent le caractère triple de Dieu et son unité comme étant des enseignements bibliques. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois personnalités divines qui constituent ensemble une seule Divinité. Mais les mormons rejettent les tentatives du christianisme post-biblique et non apostolique de définir la relation entre l’unicité et le caractère triple de Dieu. Ils acceptent la doctrine biblique de la Trinité, mais rejettent la doctrine philosophique de la Trinité telle que définie au Concile de Nicée et plus tard. En bref, les saints des derniers jours rejettent l’autorité et les conclusions des théologiens et des philosophes lorsqu’il s’agit de définir ou d’interpréter ce que la Bible, les apôtres ou les prophètes n’ont pas précisé. Ils acceptent le christianisme biblique, mais pas son extension dans les credo et les traditions extra-bibliques.

 

Pour les chrétiens qui ont soudé la Bible à son interprétation ultérieure et ne peuvent pas séparer Platon et Augustin de Pierre et de Paul et qui ne peuvent pas concevoir le « vrai » christianisme d’après les catégories du premier siècle, la doctrine des saints peut sembler iconoclaste en ce qu’elle sépare les textes bibliques de leur interprétation « traditionnelle » ultérieure. Néanmoins, les saints des derniers jours estiment que les saints du Nouveau Testament auraient été tout aussi mal à l’aise qu’eux devant les credo philosophiques du christianisme ultérieur.

 

Le rejet par les saints d’une grande partie du christianisme post-biblique est basé sur la croyance en une apostasie antique annoncée et rapportée dans le Nouveau Testament (par exemple, 2 Th. 2:1-5 ; 3 Jn. 9-10). L’autorité apostolique a cessé juste après la période du Nouveau Testament et, sans la direction ni l’autorité apostoliques, l’Église a vite été submergée par des pressions intellectuelles et culturelles étrangères. Les affirmations simples de la foi biblique ont été remplacées par les propositions complexes de la théologie. Bien que les Églises qui s’en sont suivies aient toujours été « chrétiennes », aux yeux des saints des derniers jours elles ne possédaient plus la plénitude de l’Évangile de Jésus-Christ ni de l’autorité apostolique. Les saints seraient d’accord avec les catholiques et les protestants de la « Haute Église » que l’autorité apostolique est essentielle dans la vraie Église mais seraient d’accord également avec d’autres protestants pour dire que l’autorité apostolique était absente dans l’orthodoxie médiévale. On trouve un parallèle étroit dans le rejet protestant des prétentions catholiques à détenir une autorité apostolique faisant force de loi. Tandis que les saints des derniers jours font remonter l’apostasie en gros au deuxième siècle et rejettent l’orthodoxie qui lui succède, la plupart des protestants la placeraient quelque part plus près du quinzième siècle et rejetteraient ensuite le catholicisme qui l’a suivie.

 

Les protestants qui niaient la nécessité de la succession apostolique ou qui ne croyaient pas que son enchaînement était interrompu par la Réforme affirmaient généralement que la plénitude de l’Évangile pouvait être réalisée en réformant l’Église romaine. Les saints des derniers jours, qui insistent sur la nécessité de la succession apostolique mais croient que son enchaînement a été très vite rompu, considèrent qu’une réforme ne suffit pas pour retrouver la plénitude de l’Évangile et rétablir le christianisme originel. Seul le rétablissement total de la doctrine et de l’autorité apostoliques pouvait rétablir le christianisme pur du premier siècle. L’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours se considère comme constituant ce rétablissement.

 

Le rejet par les saints de la philosophie hellénistique en matière de doctrine explique les nombreuses différences caractéristiques entre les saints des derniers jours et les autres chrétiens. Par exemple, les saints des derniers jours rejettent la dichotomie platonique esprit-matière, qui soutient que l’esprit et la matière sont opposés et hostiles entre eux. Ils croient, au contraire, que l’esprit est une matière raffinée et que l’esprit et la matière sont éternels, n’étant ni créés ni détruits. Le prophète Joseph Smith a enseigné que « la matière immatérielle, cela n’existe pas. Tout esprit est matière, mais il est plus raffiné ou plus pur et ne peut être discerné que par des yeux plus purs » (D&A 131:7).

 

Il n’y a donc, pour les saints des derniers jours, aucune incompatibilité finale entre l’esprit et la matière ou entre les domaines spirituel et physique. Dans la théologie des saints, les éléments physiques sont coéternels avec Dieu. Les saints rejettent l’idée que la matière physique est transitoire, corrompue ou incompatible avec la vie spirituelle ou éternelle. Ils définissent habituellement le « spirituel » comme « imprégné d’esprit » plutôt que comme « non physique ». Cette conception unitaire de l’esprit et de la matière leur permet d’accepter le Père et le Fils comme les êtres concrets et anthropomorphiques qu’ils sont dans les Écritures et de rejeter la définition de Dieu comme le non-être abstrait, le « totalement autre » de la théologie philosophique. Pour les saints, Dieu existe dans le sens normal en association avec le temps et l’espace plutôt que dans le sens platonicien abstrait au-delà du temps et de l’espace. La conception traditionnelle qui avilit la matière et l’état d’existence physique n’est pas bien fondée du point de vue biblique et les saints des derniers jours croient qu’elle est un produit de la pensée hellénistique. Ils pensent également que le concept de Dieu « sans corps, ni parties ni passions » tient trop peu compte des données bibliques ou les allégorise excessivement.

 

Du fait que les mormons croient que les éléments sont éternels, il s’ensuit qu’ils nient la création ex nihilo. L’univers, au contraire, a été créé (organisé) à partir d’éléments préexistants que Dieu a organisés en imposant des lois physiques. Le prophète Joseph Smith a aussi enseigné que l’intelligence est également éternelle et incréée : « L’intelligence des esprits n’a pas de commencement et n’aura pas de fin… l’intelligence est éternelle et existe en vertu d’un principe existant par lui-même » (EPJS, p. 286-287).

 

De même qu’il a organisé la matière préexistante pour créer l’univers, de même Dieu a organisé l’intelligence préexistante pour créer les esprits qui sont par la suite devenus des êtres humains. En conséquence, les saints des derniers jours ne considèrent pas Dieu comme la cause totale de ce que sont les êtres humains. L’intelligence humaine n’est pas créée par Dieu et est donc indépendante de son contrôle. Les saints insistent donc sur le fait que les êtres humains sont libres dans le sens le plus complet du terme et nient la doctrine de la grâce prévenante et celle de la grâce irrésistible, selon lesquelles c’est le choix de Dieu qui détermine le salut ou la damnation. Dieu ne contraint pas des volontés indépendantes et existant par elles-mêmes. Bien qu’il désire l’exaltation de tous et l’offre de manière égale à tous, son accomplissement exige la coopération individuelle, une relation par alliance. De cette façon, la théologie des saints échappe au dilemme classique de la prédestination et de la théodicée qu’impose la croyance que Dieu a tout créé de rien et est donc seul responsable du produit final. Leur doctrine radicale du libre arbitre individuel permet également aux saints de contester la théorie de la dépravation humaine. La chute d’Adam n’a pas rendu les humains totalement incapables de faire quoi que ce soit de bien – ils restent capables de choisir et d’accomplir le bien ou le mal. De plus, les saints des derniers jours acceptent le concept de « l’heureuse faute » (mea culpa). La Chute était une étape nécessaire dans la progression de l’humanité : « Adam tomba pour que les hommes fussent, et les hommes sont pour avoir la joie » (2 Né. 2:25).

 

La vision positive de l’univers physique et de l’homme permet également aux saints des derniers jours de prévoir une vie physique après la mort, le Royaume céleste, une communauté d’êtres physiquement ressuscités transformés et rendus parfaits. À la différence de beaucoup de pères de l’Église d’autrefois, ils n’aspirent pas à échapper au royaume de la chair, mais à le sanctifier. Par conséquent, aux yeux des saints, même les rapports physiques de la famille et du mariage peuvent continuer dans un état sanctifié dans les éternités. Ainsi il n’y a guère d’ascétisme et pas de célibat dans la théologie des saints, qui voit dans ces deux tendances un refus de la bonté de la création physique accomplie par Dieu (Ge. 1:31) et leur théologie évite le dénigrement traditionnel du corps humain et le mépris pour la sexualité humaine qui sont dus en grande partie au néoplatonisme de la fin de l’Antiquité.

 

Bien que l’acceptation de la Bible et de ses enseignements, problèmes d’interprétation mis à part, soit le point commun des saints des derniers jours et des autres chrétiens, le mormonisme s’accorde avec l’orthodoxie de la « Haute Église » contre le protestantisme conservateur sur la doctrine de la suffisance des Écritures. Bien qu’ils acceptent la Bible, les saints des derniers jours, comme les catholiques romains et orthodoxes orientaux, par exemple, ne croient pas que le texte biblique soit à lui seul suffisant pour le salut. L’enseignement biblique, quoique vrai et accepté, a été imparfaitement préservé et ne peut être entièrement reconstitué que grâce à des révélations supplémentaires. Ce n’est pas parce que le christianisme du Nouveau Testament était défectueux, mais parce qu’il n’est préservé que partiellement dans la Bible moderne. Les points de doctrine qui n’ont pas été préservés doivent être rétablis ; par conséquent, les mormons nient l’infaillibilité biblique et l’idée qu’elle est suffisante. Puisque les apôtres et les prophètes du christianisme le plus ancien recevaient la révélation directe de la part de Dieu (voir, par exemple, Actes 10:9-16, 28), les saints des derniers jours croient qu’une Église qui affirme avoir la plénitude de l’Évangile doit également jouir de ce don.



Ce principe crucial de la révélation continue est illustré dans l’expérience du prophète Joseph Smith, dont des visions et les révélations forment la base de la doctrine des saints. Tout comme le magistère de l’Église est fondamental pour les catholiques romains et comme les Écritures sont la base pour les protestants, pour les saints des derniers jours, la plus haute autorité en matière de religion, c’est la révélation continue venant de Dieu, donnée par les apôtres et les prophètes vivants de son Église, commençant avec Joseph Smith et continuant jusqu’aux dirigeants actuels.

 

Les saints des derniers jours insistent sur le fait que le canon des Écritures et la structure de la théologie sont toujours ouverts et que Dieu peut toujours y ajouter par la révélation à ses prophètes (9e A de F). Grâce à cela, ils ont reçu des éclaircissements sur des points de doctrine biblique qui sont contestés dans d’autres confessions, par exemple, le ministère du Christ auprès des morts dans 1 Pi. 3:18 et 4:6 (voir D&A 128 ; 137 ; 138). En outre, par la révélation moderne, les saints des derniers jours ont reçu certains points de doctrine distinctifs que l’on ne trouve pas explicitement dans la Bible. Dans ces cas la révélation moderne n’a pas reconstitué un point de doctrine qui n’est pas clair, mais en a rétabli un qui avait été entièrement perdu.

 

Les saints des derniers jours partagent avec la plupart des chrétiens la conviction que le salut n’est rendu possible que par l’expiation de Jésus-Christ, dont la nature est représentative, exemplaire et vicariale. Le Christ est le médiateur de l’humanité auprès du Père au lieu d’Adam qui est déchu ; il donne un exemple que les humains peuvent imiter et il prend la place de l’humanité en souffrant pour les péchés.

 

Les saints des derniers jours sont monophysites dans leur christologie, c’est-à-dire qu’ils croient que le Christ n’a qu’une seule nature, qui est simultanément humaine et divine. C’est possible parce que l’humain et le divin ne sont pas des catégories qui s’excluent mutuellement dans la pensée des saints, contrairement à la christologie duophysite de beaucoup de confessions traditionnelles. Comme Lorenzo Snow l’a dit : « Ce que l’homme est maintenant, Dieu le fut autrefois. Ce que Dieu est maintenant, l’homme peut le devenir » (Snow, p. 46). La plupart des chrétiens seraient d’accord avec la première moitié de ce couplet tel qu’appliqué à la personne du Christ, mais les saints des derniers jours l’appliquent aussi au Père. La deuxième moitié du couplet est plus orthodoxe au sens confessionnel du terme que le sont les protestants ou les catholiques, parce que les saints des derniers jours partagent la doctrine biblique antique de la déification (apothéose) avec l’orthodoxie orientale. Plusieurs des premiers théologiens du christianisme ont dit essentiellement la même chose que Lorenzo Snow. Irénée a dit : « Si la parole est devenue homme, c’est pour que les hommes puissent devenir des dieux » (Contre les hérésies, 4. Pref.) et Athanase a maintenu que « [le Christ] est devenu homme pour que nous puissions être rendus divins » (De l’Incarnation, 54). Pourtant les saints des derniers jours combinent les deux moitiés du couplet pour parvenir à ce qu’ils estiment être la seule conclusion : l’humain et le divin ne sont pas des catégories qui s’excluent mutuellement. Pour eux, les deux catégories ne font qu’un : Les humains sont de la lignée des dieux. Les saints des derniers jours seraient entièrement d’accord avec C.S. Lewis dans Mere Christianity : Il a dit (dans la Bible) que nous étions des « dieux » et il va donner suite à ses paroles. Si nous le lui permettons – car nous pouvons l’en empêcher si nous le voulons – il transformera le plus faible et le plus souillé d’entre nous en un Dieu ou une Déesse, un être éclatant, radieux, immortel, palpitant, dans toute sa personne, d’une énergie, d’une joie, d’une sagesse et d’un amour que nous ne pouvons pas imaginer maintenant [p. 175].

 


Bibliographie


Dodds, Erwin. Pagan and Christian in an Age of Anxiety. New York, 1970.

Keller, Roger. Reformed Christians and Mormon Christians : Let's Talk. Ann Arbor, Mich., 1986.

Lash, Symeon. "Deification." Dans The Westminster Dictionary of Christian Theology, dir. de publ. A. Richardson et J. Bowden. Philadelphie, 1983.

Madsen, Truman, dir. de publ. Reflections on Mormonism : Judaeo-Christian Parallels. Salt Lake City, 1978.

Robinson, Stephen. Are the Latter-day Saints Christians ? Salt Lake City, 1991.

Snow, Eliza R. Biography and Family Record of Lorenzo Snow. Salt Lake City, 1884.


Article tiré de l'Encyclopédie du mormonisme, Macmillan Publishing Company, 1992, traduction Marcel Kahne, source www.idumea.org, avec autorisation