Principes qui nous ont servi de guide

 

 

Louis Segond (1810-1885)

 

Traducteur de la Bible en français

à partir des textes originaux hébreux et grecs

 

 

 

Extrait de l'Avant-propos de Louis Segond à la première édition de sa traduction de l’Ancien Testament - éditions Cherbuliez, 1874 - et placé en tête de la première édition de sa traduction de la Bible complète - Oxford, 1880 -

 

 

      Les personnes qui liront attentivement notre traduction de l'Ancien Testament, surtout si elles ont quelque notion de la langue hébraïque, reconnaîtront par elles-mêmes les principes qui nous ont servi de guide. Il est bon néanmoins de les rappeler sommairement, pour qu'il ne reste à cet égard aucune équivoque.

 

      Une condition préliminaire indispensable, c'est une indépendance d'esprit et de situation, qui place le traducteur en dehors de toute influence propre à le détourner du soin exclusif de rechercher et d'exprimer le vrai sens du Livre sacré. Qu'il se dégage des préoccupations dogmatiques, sans avoir souci de ce qui peut plaire ou déplaire aux partis théologiques qui divisent les chrétiens. La Bible a été écrite pour tous les hommes : c'est pour tous, et en conscience, que le traducteur doit accomplir sa tâche. Il est sous le regard du Dieu de vérité : c'est la vérité seule qui sera la suprême ambition de ses efforts. S'il échoue, qu'il se résigne par avance ; s'il réussit, qu'il en rapporte la gloire à Dieu seul.

 

      Cette condition préalable, nécessaire à nos yeux, étant réalisée, de quelle manière le traducteur poursuivra-t-il son œuvre ?

 

      Exactitude, clarté, correction : telles sont les trois qualités auxquelles il est essentiel de viser, si l'on veut à la fois être fidèle et s'exprimer en français. C'est presque une lutte de géant. Mais il faut la soutenir, dans les limites du possible. Faire bon marché de la correction comme chose secondaire ou superflue, c'est oublier que toute langue a ses droits, c'est fournir aux personnes cultivées un genre de distraction nuisible à l'édification. Prétendre que la clarté n'est pas rigoureusement requise parce qu'on rencontre dans l'original des passages obscurs, c'est un accommodement de conscience à rejeter. Altérer sciemment l'exactitude du sens, ne fût-ce que d'une nuance, afin de flatter le lecteur par une forme littéraire plus élégante, c'est manquer de respect à ce même lecteur et encore plus à la Parole sainte. — Pour revêtir dans leur ensemble ces trois qualités, une version ne doit être ni littérale ni libre. Précisons les termes. Elle ne doit pas être littérale, c'est-à-dire « faite mot à mot, » selon la définition du dictionnaire (dans une acception plus généralement admise, notre traduction sera certainement, et à juste titre, classée parmi les versions littérales) ; ce serait énerver le sens même, et risquer de le rendre inintelligible, sans parler des lois de la grammaire et de la syntaxe qu'on a toujours tort de braver volontairement. Elle ne doit pas non plus être libre, c'est-à-dire, offrir des additions ou des suppressions qui ne sont pas strictement motivées, affaiblir ou renforcer la valeur d'une phrase ou d'un mot quand les expressions qui correspondent à l'original ne font pas défaut, substituer au langage biblique des explications qui appartiennent à la conception particulière de l'interprète. Qu'il y ait place hors du texte pour les commentaires, extraits, résumés, paraphrases, imitations, etc., c'est bien ; mais que la source reste pure, et ne se transforme pas elle-même en imitation, paraphrase, ou commentaire. — Si une bonne version de la Bible ne doit être ni littérale ni libre, aux divers points de vue qui viennent d'être mentionnés, que doit-elle être ? Comme réponse, et en l'absence d'un qualificatif unique, qu'il soit permis de répéter : exacte, claire, correcte.

 

      Ce n'est pas tout. Il faudrait encore, sans la moindre atteinte portée à aucune de ces qualités, qu'elle se distinguât sous le rapport littéraire par des mérites de style, qui, n'étant pas une conséquence logique de l'exactitude, de la clarté, de la correction, réclament un écrivain d'un talent supérieur. Il faudrait, enfin et par-dessus tout, un homme qui, à la fois savant philologue, poète et littérateur éminent, possédât le sens religieux suffisant pour donner à son œuvre une véritable empreinte biblique, et placer les lecteurs comme en la présence directe des révélations divines, dont il ose se rendre l'interprète.

 

      Voilà les principes. Reste l'exécution. Voilà l'idéal, idéal dont la vue sourit et électrise, mais impossible à réaliser. Est-il besoin, en effet, de proclamer à nouveau qu'une version à tous égards parfaite est chose qui dépasse les forces humaines, individuelles ou collectives ? Qu'on veuille bien y réfléchir. Les ressources d'interprétation dont peut disposer un traducteur, si remarquablement qualifié soit-il, connaissances linguistiques, ethnographiques, archéologiques, étude et comparaison des travaux antérieurs, etc., ces ressources sont purement humaines, sujettes par conséquent à des chances d'erreur, malgré les progrès, disons mieux, en vertu même des progrès dont elles sont susceptibles. Sans doute, celui qui croit, celui pour qui la Bible n'est pas un livre ordinaire, n'entreprendra pas et ne poursuivra pas une œuvre d'aussi longue haleine et d'une nature aussi grave que la version des saintes Écritures, dépôt des révélations du Tout-Puissant, en négligeant de s'appuyer sur le secours de Dieu et de l'invoquer itérativement au milieu de ses incertitudes et de ses défaillances. Mais qui dira dans quelles limites et sous quelles formes le secours divin se manifeste en pareille circonstance ? Peut-on s'attendre à une force surnaturelle qui préserve de toute inexactitude, à une sorte d'inspiration infaillible qui n'a pas même été le privilège des copistes auxquels nous sommes redevables du texte original dont il s'agit de reproduire le sens dans nos langues modernes ? Aux prises avec les difficultés (et pourquoi ne pas l'avouer ?), on se sent vaincu dans plus d'un cas, incapable de rendre d'une manière satisfaisante dans sa propre langue ce dont on a, ou croit avoir, la perception nette dans la languie sacrée. Et là même où on pense le mieux réussir en serrant de très près le texte scripturaire, pour en conserver avec scrupule les tours, les images, la couleur, ne va-t-on jamais trop loin, ne fait-on jamais fausse route ? Puis, que de choses inaperçues, glissées peut-être sous la plume contre toute intention et malgré les principes !

 

      En dehors de ces imperfections, dont aura son inévitable part la traduction nouvelle que nous offrons au public religieux, ce qui frappera plus rapidement le lecteur, ce sont les passages interprétés autrement qu'ils ne le sont dans les versions usuelles. Mais ceux qui sont an courant du mouvement de la science et des progrès de la philologie sacrée n'éprouveront à cet égard aucun étonnement pénible. Il y avait dans les versions antérieures des inexactitudes à faire disparaître, signalées par les hommes les plus compétents de toutes les nuances théologiques : aussi n'est-ce en aucune façon le désir d'innover qui a poussé le traducteur à sortir de la voie traditionnelle, il s'y est vu contraint par un sentiment de fidélité. Observons, en outre, que les changements adoptés ne sont pas tous des rectifications d'erreurs incontestables. Il en est qui doivent être attribués à une simple préférence entre deux ou plusieurs interprétations possibles, dont l'une a paru réunir en sa faveur la plus grande somme de probabilités. On comprend qu'il s'agit ici de ces difficultés tenant à l'état matériel du texte, ou à d'autres circonstances propres à exercer la sagacité des linguistes et à les conduire à des résultats différents.

 

      À tout ce qui précède nous avons hâte maintenant d'ajouter une réflexion. Si la vérité nous a imposé le devoir de parler en toute franchise, nous ne voudrions point par là ébranler outre mesure la confiance que bien des personnes pieuses ont conservée jusqu'à ce jour pour nos anciennes versions, qui ont nourri la foi et le sentiment religieux de plusieurs générations. Les divergences, si nombreuses qu'elles soient pour le style et même pour le fond des choses, portent la plupart sur des points secondaires ; et, dans les cas où elles ont une réelle importance, elles ne sont pas de nature à effrayer les consciences et à faire chanceler la foi. Tout lecteur bien disposé trouve et trouvera toujours dans la Parole sainte, plus ou moins correctement exprimée, l'aliment spirituel qui lui suffit, et n'aura pas de peine à reconnaître les vues miséricordieuses de l'Éternel, se manifestant à travers les âges pour le salut de l'humanité pécheresse.

 

      Que Dieu, le souverain Pasteur des âmes, qui dirige tous les événements, accorde à notre œuvre, si telle est sa volonté, une part d'influence pour l'avancement de son règne !

 

Genève, 31 octobre 1873.

 

LOUIS SEGOND

 

 

Sources :  

http://www.archive.org/stream/lasaintebiblequ00segogoog#page/n18/mode/1up 

La sainte Bible, par Louis Segond, Oxford, 1880, p. xi à xiii