LE PRINCE DE LA PAIX

Comment le Christ peut-il guérir notre âme et notre foyer



JAMES L. FERRELL



Titre original : The Peacegiver

© 2004 James L. Ferrell

© 2012 Éditions Françaises LDS, Saint Quentin, France (pour l’édition française).

© Traduction Éditions Françaises LDS, mars 2012.


ISBN originaux : ISBN-10 1-59038-223-4 et ISBN-13 978-1-59038-223-3





« J’ôterai de votre corps le cœur de pierre … »

Ézéchiel 36:26


SOMMAIRE


Préface 

PREMIÈRE PARTIE : LE DON D’ABIGAÏL
  1. La tempête dans l’âme 
  2. Souvenirs 
  3. En route pour Carmel 
  4. Des âmes en guerre 
  5. Une offrande de paix 
  6. L’Expiation 
  7. Le pardon 

DEUXIÈME PARTIE : LES ENSEIGNEMENTS DE NINIVE
  1. La tempête perdure 
  2. Les raisons de la tempête 
  3. Qui nous sommes 
  4. Ce que nous méritons 
  5. Une question de miséricorde 
  6. La miséricorde mise en jeu 
  7. En attendant la réponse 

TROISIÈME PARTIE : LES CHAÎNES DU PÉCHÉ
  1. Un jour nouveau 
  2. Le retour de la tempête 
  3. Un rayon de lumière 
  4. Les chaînes 
  5. Le libre arbitre en question 
  6. La nature du péché 
  7. Au sujet du repentir 

QUATRIÈME PARTIE : LE MIRACLE DE GETHSÉMANÉ
  1. Une lumière dans les ténèbres 
  2. En agonie 
  3. La guérison 
  4. Alliances 

Épilogue

Notes



PRÉFACE

Nous vivons dans un monde en guerre. Je ne parle pas seulement des guerres entre pays mais aussi des guerres entre amis, entre frères et sœurs, maris et femmes, parents et enfants. Les conflits entre les pays sont certes plus spectaculaires mais les guerres ouvertes ou froides qui rongent la vie des membres d’une même famille, d’un voisinage, d’anciens amis, causent plus de douleur et de souffrance sur cette terre en une seule journée que toutes les armes du monde depuis le début des temps. Si nous voulons un jour que notre terre connaisse la paix, nous devons d’abord laisser pénétrer cette paix dans notre cœur et dans notre foyer.

« Je suis le chemin1 » a déclaré le Seigneur. « Et lorsque vous aurez passé par beaucoup de tribulations, je vous chercherai », a-t-il promis. « Et si vous ne vous endurcissez pas le cœur et ne roidissez pas le cou contre moi, je vous guérirai2. »

S’il est important de comprendre que le sacrifice expiatoire du Seigneur est la réponse à nos difficultés et maux quotidiens, il est encore plus important de savoir comment en bénéficier. Ce livre explique de quelle manière le Seigneur « va nous chercher pour nous guérir » et ce que nous devons faire pour obtenir la paix associée à cette guérison.

Voici l’histoire d’un homme et d’une femme dont le mariage est en difficulté. Elle pourrait tout aussi bien être l’histoire d’un père et de son enfant qui ne s’adressent plus la parole, ou de voisins qui se querellent pour un léger empiètement sur la ligne de démarcation de leurs deux propriétés. Le sacrifice expiatoire du Seigneur pénètre au centre des difficultés de la vie quotidienne, au plus profond de chaque querelle et de chaque sentiment froissé. À ceux qui souffrent de s’être endurci le cœur il offre la promesse d’un cœur renouvelé. À la souffrance causée par des sentiments meurtris, il offre le baume de son amour. À la solitude la plus totale, il offre la compagnie des cieux.

Sa naissance fût annoncée par ces mots « Paix sur la terre parmi les hommes de bonne volonté ! 3 » parce que son sacrifice expiatoire rend la paix et la bonne volonté possibles. Que ce soit à la maison ou dans un bunker, la vraie paix, profonde et durable, passe toujours par le Prince de la Paix. « Il est notre paix », a déclaré Paul, car par son expiation, il a « renversé le mur de séparation, l’inimitié4. »

Il existe beaucoup trop de murs de séparation dans notre cœur et dans nos foyers et beaucoup trop d’inimitié entre nous. Mais le charpentier de Nazareth a bâti la paix pour nous. Comment pouvons-nous en bénéficier ? C’est ce que je vais tenter d’exposer.



PREMIÈRE PARTIE



LE DON D’ABIGAÏL



1 LA TEMPÊTE DANS L’ÂME

La nuit est froide, dans tous les sens du terme. À l’extérieur, de grosses gouttes de pluie, fouettées par un vent impétueux, martèlent les vitres. Les boiseries de l’avant-toit au-dessus de la chambre de Rick Carson craquent comme chaque fois en temps de tempête. Il entend les meubles du jardin racler lentement le sol du patio, comme si chaque chaise tentait vainement d’attraper une poignée de béton. Par moment, il a même l’impression que toute la structure en bois de la maison fléchit, phénomène que Rick pourrait certainement mesurer s’il en avait les notions et les moyens techniques. Il se cale lourdement au fond de son lit, comme si de son poids il pouvait ancrer davantage la maison à ses fondations, ou plutôt comme s’il essayait vainement de s’amarrer lui-même à quelque chose de résistant.

Il tourne le dos à celle qui est son épouse depuis douze ans. Chacun se cantonne à son côté respectif du large lit ; elle, faisant face à la fenêtre et lui au mur, attentifs à ne surtout pas se toucher. Cela fait trois jours qu’ils ne se sont pas adressé la parole, sauf par obligation ; depuis presque aussi longtemps que la pluie s’abat sur leur maison. Rick est allongé, éveillé, se demandant ce qu’il a bien pu faire pour mériter ça. Persuadé d’avoir fait tout son possible, il se dit : Notre mariage n’est qu’un mensonge, la tendresse et la compréhension n’y ont plus de place. Le désespoir le tourmente.

Les choses vont tellement mal et depuis si longtemps avec Carole que Rick ne se souvient même plus des bons moments. Il y en a eu pourtant ! En fait, durant les premières années de leur mariage, Rick se trouvait assez heureux et il pensait que Carole l’était aussi. Mais la tristesse progressive des années qui ont suivi lui fait remettre en question ses souvenirs. Il n’est plus tellement sûr si lui ou Carole ont réellement été heureux à quelque moment que ce soit. Ses souvenirs du passé et ses espoirs pour le futur s’effondrent sous le poids d’un présent déprimant.

En dépit du voile de tristesse qui enveloppe son mariage, Rick a, jusqu’à récemment, fait de son mieux pour minimiser le problème, voire en faire abstraction. Il a survécu en se réfugiant dans une sorte d’illusion, en repoussant de son esprit toute pensée de Carole, de son mariage, des injustices et des souffrances qui occupent les tréfonds de son âme et en se concentrant sur d’autres choses. « Tout ira bien si j’arrive à tenir le coup assez longtemps, pense-t-il tout en essayant de faire bonne figure dans leur relation. Carole se ressaisira. » Mais Carole ne se « ressaisit » pas et leur vie conjugale continue à se détériorer.

Allongé là, Rick a le sentiment que quelque chose ne va pas dans sa prétendue patience car plus il l’exerce, plus il devient amer et impatient. Il s’identifie aisément à ces drogués ou alcooliques qui se soulagent naïvement par le mensonge que le fix ou le verre qu’ils prennent sera le dernier. Son mariage est en danger, et ce qui l’inquiète encore davantage, c’est qu’il n’est plus très sûr que cela le dérange.

Ces cinq dernières années, il a beaucoup pleuré sur sa situation. Un soir, Carole a suggéré qu’il serait peut-être mieux qu’il parte quelque temps. « Un petit temps de séparation pourrait nous aider à nous apprécier davantage », avait-elle dit. Mais sa voix manquait de conviction et sonnait faux, dépourvue d’espoir. Rick connaissait bien cette voix, il l’avait déjà entendue en lui-même.

Tout en écoutant l’orage, Rick repense à cette terrible soirée où Carole avait suggéré qu’il parte. C’est comme si les mâchoires béantes de l’enfer s’étaient ouvertes pour lui montrer tout ce qu’il ne voulait surtout pas voir. Il avait commencé par trembler de manière incontrôlée et ses larmes semblaient provenir de la moelle même de ses os. Les larmes, les frissons, les sanglots l’avaient violemment secoué. Quand un spasme de son cœur brisé commençait à s’estomper et que son corps semblait s’apaiser, une nouvelle vague jaillissait des profondeurs de son être et ses gémissements reprenaient. Tous les espoirs de bonheur auxquels il s’était accroché jusque-là s’évanouissaient les uns après les autres avec chaque larme. Rick se souvenait que pendant tout ce temps, Carole était restée allongée près de lui, sans montrer la moindre émotion. Elle n’avait même pas cherché à le réconforter.

Plongé dans ses souvenirs, Rick ressent encore, comme un écho, ces vagues de chagrin. Les choses se sont un peu calmées entre lui et Carole ces dix-huit derniers mois mais la morosité des fondamentaux de leur relation perdure. Il n’est pas parti, comme Carole l’avait suggéré, parce que probablement, par pitié, elle avait retiré sa demande. Mais ses paroles planent encore entre eux, « peut-être vaut-il mieux que nous nous séparions, peut-être que ça pourrait aider… »

Rick n’est pas idiot. Vu l’indifférence qu’il éprouve, il craint d’apprécier cet éloignement - ne plus faire face aux exigences, aux attentes, aux critiques et au poids de la tristesse de Carole qui l’oppriment et qui l’accusent lorsqu’il se trouve avec elle ! Pire que tout, Rick craint que Carole apprécie elle aussi cette séparation, ce qui aurait des conséquences dont la seule pensée lui est insupportable.

Malgré l’orage, le lampadaire du jardin éclaire suffisamment pour que Rick distingue le tableau fixé sur le mur devant lui qui représente leur couple. L’artiste a parfaitement restitué l’expression du visage de Carole, pense-t-il : de la ligne dure et droite de sa bouche jusqu’à la détermination de sa mâchoire et son regard glacé. « Même le peintre l’a noté, pense-t-il en se sentant d’autant plus découragé. Pourquoi est-ce que je n’ai rien remarqué avant notre mariage ? »




2  SOUVENIRS

Rick et Carole sont tous deux membres de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, « l’Église mormone » comme certains antagonistes d’autrefois l’ont surnommée. Ils se sont mariés dans l’un des saints temples de l’Église, celui de Los Angeles. Les temples diffèrent des bâtiments ordinaires de l’Église parce qu’ils sont réservés à l’accomplissement de sacrements donnant à la famille son caractère éternel. L’idée est que les familles peuvent être scellées pour l’éternité, chaque famille unie à la génération précédente, jusqu’à ce que tous les membres de la race humaine qui s’y préparent soient scellés ensemble et forment la famille de Dieu.

Rick et Carole ont appris dès leur plus jeune âge qu’un mariage accompli au temple par un détenteur de la prêtrise ayant le pouvoir de sceller les couples pour le temps et l’éternité est l’ordonnance suprême de leur religion, la décision la plus importante de leur vie. Ils n’ont donc pas pris la chose à la légère. Lorsqu’ils sont entrés dans le temple cette journée de fin de printemps, ils pensaient vraiment commencer quelque chose qui durerait à jamais.

Comme beaucoup de jeunes gens de sa foi, Rick a accompli une mission de deux ans pour l’Église ; deux années passées à enseigner ses croyances aux gens, loin de ses études, de son travail et de sa petite amie. Il a terminé sa mission depuis moins d’un an et essaie de se faire à l’idée de sa rupture avec « la fille de ses rêves » quand il rencontre Carole pour la première fois.

C’est le jour de la rentrée à UCLA, l’Université de Los Angeles. Rick est assis contre le mur du fond de la classe de l’Institut quand elle entre (l’Institut est un cours de religion pour les jeunes mormons et un excellent endroit pour faire des rencontres). Elle regarde autour d’elle, incertaine, et prend place de l’autre côté de la pièce. Elle est grande, les cheveux châtains ondulant légèrement jusqu’aux épaules, mince, d’allure sportive et très jolie. Physiquement, elle lui fait penser à Glenda, son ancienne petite amie de rêve, il la regarde presque avec tristesse. Mais alors qu’il lui jette des regards furtifs, il voit quelque chose de différent chez elle. Elle a l’air moins sûre d’elle que Glenda ne l’était. Il s’en rend compte à la façon dont elle jette des coups d’œil en direction des autres élèves, comme si elle se demandait ce qu’ils pensaient d’elle. Glenda n’aurait jamais fait ça, pense-t-il. Sûre que tout le monde la regardait, elle se serait assise ostensiblement, comme un trophée que personne ne peut espérer remporter.

Tout à ses pensées, les yeux de Rick s’attardent sur cette nouvelle élève et elle le surprend en soutenant son regard. Il se détourne vite, s’obligeant à prêter attention à l’instructeur dont les paroles jusqu’à présent n’étaient qu’un bruit de fond. Comme il la distingue encore du coin de l’œil, il finit par succomber à l’envie de la regarder à nouveau et décide de chercher une occasion de faire sa connaissance.

Elle part trop vite ce soir là mais, deux jours plus tard, Rick se poste près de la porte, juste derrière la place qu’elle occupait le mardi précédent. Comme prévu, elle entre, seule, juste avant le début du cours et s’assoit devant lui.

Il n’entend pas grand chose de cette leçon non plus.

Il se présente après le cours et apprend qu’elle s’appelle Carole Holly Adamson, a grandi à Bakersfield, est la quatrième d’une impressionnante fratrie de treize enfants. Elle reprend les cours cette année après avoir passé deux ans à travailler pour économiser l’argent nécessaire à ses études. Elle a vingt-deux ans et est en deuxième année d’université.

Rick découvre plus tard que la timidité de Carole est due à son origine modeste. Elle a perdu beaucoup de poids l’année précédente et est devenue nettement plus attrayante, ce qui la surprend elle-même. Elle est désormais une vraie ‘beauté’ mais dépourvue de l’attitude pimbêche à laquelle Rick s’attend de la part de beaucoup de jolies filles. Il tombe immédiatement amoureux d’elle.

La durée de leurs fréquentations est extrêmement rapide selon les critères de Los Angeles : ils sortent ensemble pendant six mois avant de se fiancer et trois mois supplémentaires avant de se marier. Onze mois après leur mariage, Carole donne naissance à leur premier enfant, Alan. Un autre garçon, Éric, naît trois ans plus tard, suivi de deux petites filles à quinze mois d’intervalle : Anika, qui a maintenant cinq ans et Lauren, trois ans. Du fait des grossesses, Carole a repris quelques-uns des kilos qu’elle avait perdus avant leur rencontre et, bien que de temps en temps Rick rêve de la jeune fille mince et sportive rencontrée au cours d’Institut, il la trouve toujours belle, malgré leurs difficultés. S’il y a un problème dans le domaine de l’attirance physique, c’est plutôt du côté de Carole qui trouve disgracieux le crâne de plus en plus dégarni et le tour de taille de plus en plus important de son mari. Quant à Rick, il éprouve de l’amertume envers son épouse pour la disparition de toute étincelle de désir depuis longtemps déjà.

Les enfants font la joie et la fierté de Rick. Ils sont merveilleux, même si de temps en temps un peu prompts à se taquiner… Cela ressemble tant aux souvenirs d’enfance de Rick qu’il n’en fait pas grand cas. « Ce ne sont que des enfants », proteste-t-il plusieurs fois quand il lui semble que Carole réagit un peu trop sévèrement. « Ne sois pas si dure. » Mais, selon Rick, Carole ne se radoucit pas. Elle parle aux enfants, surtout aux garçons, d’une façon aussi acerbe qu’à lui. « Nettoie ceci. Va vider cela. Tu n’as pas fait assez de ceci. Pourquoi ne te soucies-tu jamais de cela ? Quand est-ce que tu vas commencer à penser aux autres ? » Et ainsi de suite. Rien de positif, aucune reconnaissance, pas même un merci, uniquement une succession de soucis, de craintes, de doléances.

Rick essaie de passer beaucoup de temps de qualité avec les enfants, en partie pour compenser ce qu’il pense être le manque de soutien émotionnel de leur mère et en partie pour s’immerger lui-même dans des relations d’amour inconditionnel. « Tous les enfants méritent d’avoir un chiot, lui a dit l’un de ses amis, parce que les chiots aiment leurs jeunes maîtres, peu importe ce qui s’est passé à l’école. » Les enfants sont les chiots de Rick. Ils accourent quand il rentre à la maison, le supplient de jouer avec lui, adorent se blottir dans ses bras. Les tendres marques d’affection qu’ils lui témoignent le maintiennent à flot. Mais au fond de lui, une pensée déchirante le harcèle. « S’ils pouvaient imaginer ce que leurs parents ressentent l’un pour l’autre, ils n’y survivraient pas, ils seraient ébranlés et marqués à vie .» Il a mal au cœur pour eux.

Rick pense que s’il est encore avec sa femme, c’est justement pour les enfants et pour éviter les conséquences d’un divorce sur le reste de la famille et de l’Église. Il chancelle au bord d’un gouffre inconcevable et sa chute aurait des conséquences éternelles qui compliqueraient la vie à beaucoup de monde.

Comme cette pensée est insupportable, il fait ce qu’il a toujours fait dans ce cas : il essaie de penser à autre chose, exactement comme le fait bêtement l’un de ses amis quand il sent les larmes lui venir sous l’influence de l’Esprit. Rick ferme les yeux et essaie pendant environ une heure de forcer le sommeil, s’interrompant régulièrement pour regarder son réveil et évaluer le temps qui s’écoule.

Finalement il y renonce et, se tournant sur le dos, se met à penser à l’un de ses héros, son grand-père Carson.

Le grand-père Carson est décédé depuis dix ans et pour Rick, sa mort est encore difficile à accepter. Les longs mois d’été passés à la ferme de ses grands-parents pendant son enfance et son adolescence, les avaient beaucoup rapprochés. Quelquefois, son petit frère et sa petite sœur le rejoignaient mais très souvent Rick passait des jours et des semaines entières, seul avec ses grands-parents. Son grand-père lui avait enseigné à pêcher, à jouer au golf et à s’occuper des chevaux. Plus important encore, il avait observé la façon exemplaire dont son grand-père se comportait avec sa femme. Toute la famille savait que la grand-mère Carson était invivable. Avec ses petits-enfants, c’était la meilleure grand-mère au monde. Elle les complimentait du matin au soir. Mais avec son mari, elle était tout autre. On aurait dit qu’il ne faisait jamais rien de bien. C’était toujours « Dale ceci,  Dale cela. » Elle le rabaissait sans pitié à cause de sa façon de conduire (alors qu’elle-même avait plus d’une fois heurté une pompe à essence en reculant) ; elle critiquait sa coiffure parce qu’il couvrait fièrement son crâne chauve des quelques cheveux qui lui restaient. Elle le critiquait parce qu’il avait menti en répondant à des voleurs qui voulaient le détrousser qu’il n’avait pas d’argent sur lui (mensonge qu’à cause d’elle les voleurs avaient vite détecté). Elle lançait la plupart de ses piques avec un sourire, à la limite de la plaisanterie, mais l’accumulation de propos dévalorisants a dû faire de gros dégâts. Rick et les autres petits-enfants s’émerveillaient de la patience avec laquelle leur grand-père réagissait. Il faisait un clin d’œil à celui de ses petits-enfants qui était à proximité et, avec une petite lueur dans le regard, disait d’une voix traînante « Oh, grand-mère…» dans un semblant de protestation. Quand elle lui parlait de façon désobligeante, il faisait celui qui ne la prenait pas au sérieux et la laissait faire ses commentaires comme s’ils servaient juste à amuser les petits-enfants. Après toutes ces années passées ensemble, ils avaient leur propre scénario de routine, lui jouant Laurel et elle, Hardy.

Mais Rick savait que les choses pouvaient prendre une autre tournure entre ses grands-parents. Un soir d’été, alors qu’ils rentraient à la ferme, il était assis à l’avant de la voiture, entre son grand-père et sa grand-mère quand son grand-père avait omis de faire son clin d’œil et n’avait pas eu de petite lueur dans le regard. Rick devait avoir neuf ans à l’époque. Sa grand-mère avait adressé des critiques à son mari et celui-ci avait perdu son sang froid et avait laissé échapper avec dégoût « Va au diable ! »

Rick était resté assis en silence, sidéré, car on lui avait appris qu’injurier quelqu’un était strictement interdit. Il ne savait plus où se mettre. Arrivés à la maison, il était monté directement dans sa chambre et de son lit, les avaient entendu se quereller sur la façon dont sa grand-mère traitait son mari devant les petits-enfants.

La colère et la dispute n’avaient en rien diminué l’estime que Rick portait à son grand-père, au contraire. Il savait que les commentaires de sa grand-mère étaient blessants pour son grand-père, mais il semblait capable malgré tout d’aimer sa femme tout autant. Par la suite et jusqu’à la fin de ses jours, le grand-père de Rick ne manqua plus jamais de faire son clin d’œil avec une lueur dans le regard, au moins devant lui.

Ces dernières années, Rick repense souvent à son grand-père. Il a l’impression de plus en plus nette d’avoir épousé une version rajeunie de sa grand-mère. Pour s’aider à endurer, il pense à la persévérance exemplaire de son grand-père. Il a même parfois l’impression que son grand-père le regarde de là où il se trouve. Cette pensée l’a d’ailleurs aidé plus d’une fois à freiner ses pires impulsions et à tirer le meilleur parti de sa situation peu enviable.

Perdu dans ses pensées, Rick finit par sombrer dans le sommeil qu’il recherchait. Dans son sommeil, ses souvenirs reconstituent la ferme de son grand-père.




3 EN ROUTE POUR CARMEL


Le dîner est sur le feu et la délicieuse odeur de la soupe de poulet aux vermicelles, la spécialité de sa grand-mère, embaume l’air. Rick se met à la chercher mais en vain. En regardant par la grande baie vitrée du salon, en direction de la mare, il voit son grand-père, à plus de trois cents mètres, au milieu d’un pré. Sûr qu’il l’attend, Rick bondit hors de la maison et emprunte le sentier menant aux champs.

Des souvenirs sont attachés à tout ce que Rick voit autour de lui, de la mare en contrebas de la maison où il avait attrapé son premier poisson, au petit ruisseau où, avec ses cousins, il avait fait de nombreuses courses avec des bateaux en brindilles, en passant par les collines ondoyantes, problématiques pour déplacer le système d’irrigation mais sur lesquelles il s’était tellement amusé lorsqu’elles étaient enneigées. Tout cet espace ouvert est l’endroit préféré de Rick, le cadre de l’émerveillement de son enfance.

Arrivé à hauteur de son grand-père, celui-ci lui demande : « Comment va mon partenaire de golf préféré ? »

Il porte ses « vêtements de travail » : la traditionnelle chemise de golf, le pantalon kaki et les tennis. Ces vêtements sont légendaires dans la famille, d’une part parce qu’il semble ne jamais en changer (à moins qu’il ne possède plusieurs tenues parfaitement identiques), d’autre part parce que pour un propriétaire de ranch, il n’est vraiment pas apte à fournir du labeur de force. Il est vrai qu’il a tendance à recourir très facilement à de la main d’œuvre extérieure, au grand désespoir de grand-mère, et qu’il est le premier à suggérer des activités plus ludiques que les travaux de la ferme à ses petits-enfants en visite. Jusqu’à sa mort, il garda un goût prononcé pour l’aventure. Il ressemble exactement au grand-père dont Rick se souvient, mais sans ses lunettes. « Je vais bien, grand-père, répond Rick en mentant. »

Et comment va Carole ?

Oh, elle va bien aussi », répond-il en mentant de nouveau.

Le regard de son grand-père plonge dans le sien. « Et les enfants ? »

Oh, ils vont très bien, tu peux être fier d’eux, répond Rick avec enthousiasme, reconnaissant d’avoir une question à laquelle il peut répondre honnêtement et facilement. Alan en particulier te ressemble énormément, grand-père, jusqu’à ton aversion pour les travaux un peu trop physiques, ajoute-t-il sur le ton de la plaisanterie. »

Grand-père Carson sourit plaisamment mais pas de ce grand sourire que Rick aime tant et qu’il avait espéré provoquer.

Grand-père Carson reste sans mot dire, les yeux posés sur Rick et celui-ci se sent gêné. Il hésite entre prendre congé ou continuer à parler pour dissiper le malaise.

« Tu sais, Éric et lui sont de bons garçons ! dit-il, ayant opté pour la deuxième solution. Ils aiment s’amuser mais sont capables d’être sérieux quand il le faut, en tous cas pour des préadolescents.  Le grand-père Carson se contente de hocher la tête sans rien dire.

« Et les filles ! s’exclame Rick, volubile comme quelqu’un qui parle trop pour éviter d’aborder des sujets désagréables. Anika et Lauren sont de vrais petits anges. Je ne peux pas m’empêcher de sourire dès que je les vois. »

Oui Ricky, l’interrompt son grand-père, elles me font sourire aussi.

Toi… Mais comment ?

Je ne les ai jamais connues ? » répond le grand-père.

Rick acquiesce, confus.

Le grand-père détourne son regard et se met à scruter l’horizon. Il plisse légèrement les yeux, révélant des rides qui partent du coin des yeux jusqu’aux tempes. Pour celui qui ne le connaît pas, cette expression pourrait être celle de quelqu’un qui fixe un point éloigné. Mais Rick ne s’y trompe pas. Il reconnaît cette expression, tout comme le grand sourire qu’il aurait bien aimé provoquer. Son grand-père ne se concentre pas sur ce qu’il voit mais plutôt sur ce qu’il éprouve. Il est préoccupé et Rick craint d’en connaître la raison.

« Tu te souviens du jour où nous avons débroussaillé la petite avancée dans la mare du bas et en avons fait un îlot de verdure ? » demande le grand-père, indiquant l’étendue d’eau au coin du pré.

« Oui, je m’en souviens », dit Rick en souriant, soulagé par la tournure de la conversation. Ils avaient passé la journée à raser les hautes herbes afin de pouvoir installer un trou de golf. Sa grand-mère n’avait pas tellement apprécié leur initiative parce que ce jour-là ils étaient plutôt censés déplacer le système d’irrigation.

« Tu te souviens de ton birdie ce jour-là ? »

Comment l’oublier ! Rick avait tant de fois raconté l’histoire et avec une telle fierté qu’il ne se souvenait même plus que le trou en question mesurait près d’un mètre de diamètre. « Je ne pourrai jamais l’oublier, grand-père.

— Te souviens-tu combien tu étais heureux ?

— Oh oui, bien sûr, je crois que je n’ai pas pu m’empêcher de sourire pendant une semaine entière.

— Et moi de même, Ricky, c’était un grand jour ! »

Il se tait un instant, se remémorant cette journée. Puis il se tourne vers Rick.

« Et maintenant Ricky, es-tu heureux ?

Il avait bien pressenti que la conversation prendrait cette tournure mais il est quand même pris de court. Il aurait tellement aimé pouvoir répondre par un vrai oui, mais tout ce qu’il peut dire est un « je crois que oui » peu convainquant.

Il baisse les yeux, trahissant ainsi ce que ses mots ont essayé de cacher.

« Je t’observe, Ricky. Je demande des nouvelles de toi aussi souvent que possible et j’ai même de temps en temps la permission de venir te voir. Je suis fier de toi, fils. » (Rick adorait que son grand-père l’appelle ‘fils’, ce qu’il faisait souvent.) « Tu travailles dur et tu es un excellent père mais je suis aussi au courant des difficultés que tu traverses. Je t’ai vu et je te comprends pour avoir vécu des choses semblables. Cela fait des années que je pense à toi dans mes prières et en particulier en ce moment. Il y en a beaucoup qui prient pour toi, mon garçon. »

Rick se tient là, immobile, partagé entre la gêne et la gratitude. Mon grand-père est donc au courant, se dit-il, résigné. Il sait !

Rick interrompt là ses faux-semblants. « Je ne sais plus quoi faire, se lamente-t-il. Pour tout dire, ça ne va pas du tout en ce moment. J’ai tout essayé mais rien ne fonctionne. »

Je sais, Ricky. Je sais. Mais il y a peut-être des choses auxquelles tu n’as pas pensé et la plus importante pourrait être non pas quelque chose que tu devrais faire mais quelque chose que tu devrais permettre qu’on te fasse.

Que veux-tu dire ?

Viens, je vais te montrer, lui répond son grand-père en souriant.

Soudain, Rick se retrouve au sommet de la rangée de collines qui bordent le ranch à l’est. Il se tient avec son grand-père, tout près de l’énorme rocher, sentinelle sur la partie dénudée du sommet, point culminant de ces collines et autrefois la destination de nombre de leurs promenades à cheval. De ce poste d’observation, en regardant vers l’ouest, il distingue toute la propriété avec ses prés, ses lacs et ses forêts. Il voit même la maison, pas plus grosse qu’un point, et la mare à côté. De cette hauteur, il aperçoit aussi le toit de la grange, habituellement caché derrière les gigantesques peupliers. Au pied de la colline coule la rivière Squalim où Rick et sa famille ont si souvent joué, pêché, campé et descendu les courants sur des chambres à air.

« Viens Ricky, dit son grand-père en le prenant par l’épaule. Je veux te montrer quelque chose. » Il entraîne son petit-fils au sommet de la partie dénudée et attire son attention vers l’est. Quelle n’est pas la surprise de Rick de découvrir un vaste désert sauvage ! « Mais, je n’ai jamais vu ce paysage, dit-il. Il a toujours été là ? » Mais son grand-père ne répond pas. Rick se demande : « Est-ce que j’ai déjà regardé vers l’est ? » Il ne s’en souvient pas.

Juste en dessous d’eux s’étend une vaste plaine désertique et de là, Rick voit bien loin dans chaque direction. Au nord, la plaine remonte graduellement sur les collines. Au sud, le sable s’étend à perte de vue avec au loin des pics rocheux dressés ça et là vers le ciel. À l’est, à une trentaine de kilomètres environ, la plaine se transforme en vallée au milieu d’une chaîne de montagnes arides, peu élevées, fissurées et crevassées. La région semble sortie tout droit d’un four. À travers quelques-unes de ces entailles rocheuses, Rick aperçoit une vallée profonde et au loin un plan d’eau qui miroite au soleil.

« Grand-père, est-ce que cet endroit a toujours été ainsi ? » redemande Rick.

« Oui et non, Ricky, répond-il. Cette terre n’a pas changé depuis des millénaires mais tu ne l’as jamais vue d’ici. »

— Je ne comprends pas.

Le grand-père hoche la tête mais ne dit rien. Il a l’air d’attendre quelque chose.

« Regarde, dit-il enfin, David arrive avec ses hommes. »

Rick scrute l’horizon en direction du nord-est que lui indique son grand-père. Très loin, dans la plaine désertique, il croit voir un peu de végétation mais en regardant plus attentivement, il voit que les buissons bougent. « David ? » s’interroge-t-il tout haut, se demandant de qui parle son grand-père.

« Oui, regarde. »

Rick se retrouve soudain dans le désert, au milieu d’un groupe d’environ six cents hommes. Leurs vêtements, tout poussiéreux, ressemblent à ce que des marchands ont proposé à Rick dans les rues de Tijuana au Mexique : de vastes tuniques, grossièrement taillées et attachées à la taille par une épaisse ceinture de cuir. Ils ont la tête drapée dans un tissu plus clair et plus léger, retenu par une cordelette. Ils portent apparemment un vêtement fabriqué dans le même genre de tissu sous leur tunique usée et trouée. La barbe fournie et ébouriffée, le visage buriné par le soleil et les mains calleuses complètent le tableau. Leur peau desséchée rappelle les terres arides que Rick a aperçues plus tôt. Ils ressemblent à des vagabonds de l’époque de l’Ancien Testament qui auraient vécu pendant des années dans le désert, privés de l’influence bénéfique de la civilisation ou des soins attentifs d’une épouse.

Rick découvre assez vite qu’il a bien deviné.

Une dizaine d’hommes s’approchent de la multitude qui leur cède le passage pour leur permettre d’avancer jusqu’au centre. Rick voit parmi eux un homme dont le charisme imposant et la dignité le distinguent des autres. On devine sans peine à sa peau, sa barbe et ses vêtements qu’il se trouve dans le désert depuis au moins aussi longtemps que les autres mais que quelque chose est différent chez lui, comme s’il émanait de son âme une vie qui chez les autres a disparu depuis longtemps. Rick remarque ensuite que ses vêtements, bien qu’aussi usagés que ceux des autres, sont faits dans un textile plus raffiné et teint de couleurs plus pures que la poussière n’arrive pas à ternir. « Il vient d’ailleurs, pense Rick, d’un rang plus élevé. Il n’est pas dans son élément ici.

Le petit groupe s’arrête devant l’homme. « David, fils d’Isaï, nous sommes allés chez Nabal », dit le premier.

« David, fils d’Isaï ! » pense Rick. Il pose un regard interrogateur sur son grand-père. « Oui, Ricky, dit-il comme s’il lisait dans ses pensées, c’est David, fils d’Isaï, futur roi d’Israël. »

« C’est arrivé comme vous l’aviez prévu, mon seigneur, dit le porte-parole, dont la voix attire de nouveau l’attention de Rick sur la scène qui se déroule devant lui. Les tondeurs de Nabal ont rassemblé tout le fruit de leur labeur à Carmel et sont en train de festoyer. » La foule s’est resserrée autour des dix hommes et se réjouit.

« Mais il affirme ne pas vous connaître, mon seigneur, et a refusé de reconnaître ce que nous avons fait pour protéger ses hommes et ses biens. Il s’est moqué de nous et a rejeté notre demande de ravitaillement. Nous revenons les mains vides. »

La foule réagit avec colère. « C’est absolument honteux, crie un homme debout à la droite de Rick. » « Il va payer cher son offense ! Oser rejeter le fils d’Isaï ! » crie un autre en brandissant le poing. La foule approuve bruyamment et exprime sa colère. La fureur les gagne tous.

« Que se passe-t-il, grand-père ? demande Rick.

Le vingt-cinquième chapitre du premier livre de Samuel, dit-il. À moins que tu ne joues un peu trop au golf pour connaître ce chapitre, ajoute-t-il pour le taquiner.

« David et son groupe de hors-la-loi se sont réfugiés dans le désert pour survivre, continue son grand-père. Après sa victoire sur Goliath, la renommée de David s’est propagée comme une traînée de poudre dans tout le pays. Le roi Saül en est devenu follement jaloux et essaie de le tuer depuis des années. David a vécu comme un vagabond et ces hommes, pour la plupart des fugitifs et des rebuts de la société, l’ont rejoint dans le désert. Nous sommes ici dans le désert appelé Paran, au sud de la Judée. L’étendue d’eau que tu as remarquée tout à l’heure n’est autre que la mer Morte.

« Tant qu’ils étaient là, les hommes de David protégeaient les bergers et les troupeaux d’un riche propriétaire nommé Nabal. Des tribus bédouines fréquentaient régulièrement ces lieux et sans la protection de David, beaucoup de brebis auraient été perdues. David et ses hommes auraient très bien pu se nourrir de ces troupeaux mais ils ne l’ont pas fait. Ils ont aussi pris soin de ne pas toucher à ce dont le troupeau et ses gardiens auraient besoin. Les tondeurs sont maintenant rassemblés chez Nabal, dans la ville de Judée appelée Carmel, pour la tonte des moutons et profiter de leur abondance et comme tu viens de le voir, David et les siens restent ici. Les vivres ne vont pas tarder à manquer et ils vont se retrouver bientôt en difficulté.

« Avec toute l’aide que Nabal a reçu, il refuse de leur porter secours ? s’exclame Rick, indigné.

— Oui.

— Pas étonnant qu’ils soient tous révoltés ! » marmonne Rick.

Rick porte son regard sur les hommes qui profèrent des menaces en agitant leur poing. Les nouvelles qu’ils lui portent ont profondément affecté David, leur chef. Rick le regarde parmi la foule et voit sur son visage la déception causée par l’accueil déplorable que Nabal a fait à ses hommes. Puis il semble retrouver son sang-froid. Il plisse les yeux qui se remplissent de détermination. Levant au dessus de sa tête son épée dont la lame brille au soleil, il s’exclame : « Que chacun de vous ceigne son épée5, nous allons nous rendre à Carmel et saluer ce vieux fou de Nabal. »

Les hommes acclament sa décision quand soudain Rick remarque parmi eux un homme qui aurait pu être son frère jumeau. L’épée à la main, il acclame son chef, comme les autres.

Stupéfait, Rick observe David commander à un tiers des hommes de rester en arrière pour veiller sur leurs modestes provisions. Ensuite, il organise le départ des quelques quatre cents hommes, dont son jumeau, qui vont l’accompagner jusqu’à Carmel. En le regardant, Rick comprend soudain que cet homme n’est pas son jumeau, mais lui-même. Il part pour Carmel avec David. « Mais pourquoi ? » se demande-t-il. « Qu’est-ce que je fais dans ce rêve ? »

La colonne se dirige vers les collines au nord, soulevant la poussière du sol désertique. Quand le nuage de poussière finit par se poser, Rick se tourne vers son grand-père.

« Pourquoi m’as-tu montré cela ? Pourquoi sommes-nous ici ? Comment se fait-il que je me sois vu parmi les hommes de David ? »



4 DES ÂMES EN GUERRE

Tu t’es vu toi-même ?

— Oui

— Étrange, mais probablement fort à propos, dit son grand-père, jetant un coup d’œil dans la direction qu’a prise l’armée tout en réfléchissant à ce que Rick vient de lui dire.

« À propos ? Pourquoi ?

— Parce que j’ai l’impression que tu es aussi en route pour Carmel, mon garçon.

— Justement, je viens de m’y voir partir.

— Je ne veux pas dire seulement ici, Ricky, je veux dire à la maison aussi.

— Hein ? »

Il y eût un long silence avant que le grand-père Carson ne reprenne la parole.

« Ricky, j’aimerais te raconter une histoire que tu ne connais probablement pas, du moins pas entièrement.

— D’accord, répond Rick, légèrement inquiet.

— Te souviens-tu de mon frère, l’oncle Joe ?

— Oui, bien sûr, il est mort dans un accident de voiture, quelques années avant… »

Rick était sur le point de dire « toi » mais cela paraîtrait impoli et étrangement inexact, vu les circonstances. « Si je me souviens bien, il est décédé il y a une quinzaine d’années. Je me souviens que nous avons joué au golf avec lui une ou deux fois. Vous étiez très proches l’un de l’autre, je m’en souviens - les parties de pêche et autres…»

« Oui, mais cela n’en a pas toujours été ainsi et c’est ce dont j’aimerais te parler. Mes parents sont morts une vingtaine d’années avant ta naissance, nous laissant seuls, Joe et moi. Nous étions déjà adultes et parents nous-mêmes à l’époque et bien que terriblement tristes, nous avons fait face jusqu’au moment de l’ouverture du testament et de la division de la propriété.

« Joe étant l’aîné, nous nous attendions tous les deux à ce que le ranch lui revienne ou au moins qu’il soit divisé entre nous, mais Papa et Maman me l’ont légué entièrement. Joe a reçu d’autres choses, dont certaines avaient de la valeur, mais la perte du ranch a été un coup terrible pour lui.

« Sur le moment, je n’ai pas senti la gravité de la situation. Je n’ai même pas pensé un instant à ce que pouvait représenter cette perte du « droit d’aînesse », toutes les questions qu’il a dû se poser par rapport à l’amour de ses parents, sa relation avec sa mère, avec son père. Au fond de moi, je me réjouissais de mon aubaine car j’adorais cet endroit magnifique et secrètement, j’avais même un peu l’impression que je méritais d’en être le nouveau propriétaire. Après tout, c’est quand même moi qui étais revenu à la ferme aider mon père quand il s’était blessé au dos ! Trois mois plus tard, j’étais installé, maître des lieux, avec ta grand-mère et nos enfants.

« Au fil des mois, nous avons eu quelques différends au sujet de la succession. Il est venu retirer ses chevaux du ranch et les a mis en pension ailleurs. Nous avons commencé à nous disputer des babioles auxquelles nous pensions chacun avoir droit. Ensuite, il a cessé de contribuer au fond familial destiné aux missions et aux études de nos enfants et petits-enfants et a même commencé à me critiquer auprès de beaucoup de nos amis et connaissances communs.

— Mais je ne vois pas ce que tu aies pu faire de mal, grand-père !

— C’est aussi ce que je me suis dit, Ricky, mais comment expliques-tu alors que nous ne nous soyons pas adressé la parole pendant quatorze ans ?

— Vous ne vous êtes pas parlé pendant si longtemps ?

— Non, et nos familles non plus. Ton père n’a pas vu ses cousins pendant peut-être deux décennies. Joe n’est même pas venu à son mariage.

— Mais ce n’était pas ta faute, grand-père. Tu n’as fait que suivre la volonté de tes parents. Il me semble plutôt que la faute revenait à l’oncle Joe.

— Tu crois que j’ai fait la volonté de mes parents ? Tu penses vraiment qu’ils souhaitaient que leurs deux garçons soient de parfaits étrangers l’un pour l’autre pendant vingt ans ?

— Mais pour la propriété, tu n’as rien fait de mal.

— C’est exactement ce que je me suis dit aussi. Mais avec le temps, je me suis mis à analyser la chose plus en profondeur. C’est étrange comme quelque chose peut paraître correct en surface, alors que c’est faux en profondeur. C’est ce que le Seigneur a annoncé au monde. ‘La loi seule ne peut pas vous sauver. J’exige le cœur’.6 Il a adressé ses propos les plus cinglants aux personnes extérieurement les plus justes, les Pharisiens, les traitant de ‘sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au-dedans, sont pleins de toute espèce d’impuretés’.7

« J’ai honte de ce temps passé loin de mon frère ainsi que des sentiments que j’éprouvais pour lui. En admettant que j’ai eu raison concernant la propriété – et je n’en suis pas certain – mon cœur a été en guerre contre Joe pendant des années. Et cela, Ricky, ne peut en aucun cas être justifiable. Mes parents ne m’ont pas légué un cœur à faire la guerre, c’est moi qui ai fait ce choix.

Il s’arrête, change d’appui. « Il y a autre chose, dont j’ai honte, Ricky. »

Rick attend.

« Il y a fort longtemps, tu étais assez jeune quand j’ai dit devant toi quelque chose que je n’aurais pas dû. Je me suis mis en colère contre ta grand-mère. Je l’ai toujours regretté, espérant que le souvenir s’effacerait de ton esprit mais c’est le genre de souvenir qui justement ne s’efface jamais. »

Rick aurait bien aimé pouvoir lui dire qu’il avait oublié mais son grand-père était tellement sincère qu’il ne se le permit pas. « Oui je m’en souviens, grand-père », dit-il timidement, se gardant bien d’ajouter qu’il avait écouté le reste de la dispute depuis sa chambre. « Mais ce n’était pas ta faute, ajoute-t-il pour soulager son grand-père. Je le savais déjà à l’époque et je le sais encore mieux maintenant. Ce qui m’étonne c’est que je ne l’ai entendu de ta part qu’une fois ! »

— Alors mes pires craintes sont justifiées, mon garçon. J’aurais tellement préféré que tu m’en veuilles toutes ces années.

— Quoi ?

— Regarde, tu en as voulu à ta grand-mère, n’est-ce pas ?

— Euh, non, pas vraiment, répondit catégoriquement Rick.

— Non ? Et pourtant tu viens de me dire que selon toi, ma colère était justifiée.

— Oui, c’est vrai. Mais je l’ai vue te critiquer sans cesse et tu étais toujours si patient ! Aussi patient que Job. Alors qui pourrait t’en vouloir de t’être fâché une fois ? Qui ne l’aurait pas fait ? »

Le grand-père soupire profondément. On dirait que la chaleur du désert l’affecte et qu’il commence à dépérir.

« Mon garçon, si tu penses ‘patience’ quand tu penses à ta grand-mère et moi, c’est que je t’ai fait beaucoup de tort », dit-il en secouant la tête. « Sais-tu au moins à quel point je l’aimais ? »

— Tu devais certainement l’aimer pour supporter tout ce qu’elle t’a fait.

— Oh, mon garçon, je t’ai fait du mal. Je t’en prie, pardonne moi.

— Te pardonner, grand-père ? Mais de quoi ?

— Me pardonner d’avoir tellement bien joué le rôle du martyr que tu n’as pas pu aimer ta grand-mère comme tu aurais dû. Me pardonner de t’avoir faire croire qu’il est possible d’être ‘patient’ dans les difficultés mais qu’il n’est pas possible d’aimer, de t’avoir induit en erreur, quant à l’amour et à sa source.

— Mais tu n’as rien fait de tout cela.

— Mais si. Et de ce fait, maintenant, je vois très bien la raison pour laquelle j’ai été choisi pour cette tâche.

— Quelle tâche ? Mais de quoi parles-tu ? Son grand-père ignore la question.

— Alors, tu t’es vu, Ricky, parmi les hommes de David ? »

Rick hoche la tête.

« Si j’avais regardé plus attentivement, continue son grand-père, je me serais peut-être aussi remarqué, en plus jeune. Tu vois, quand je te dis que tu es peut-être en train de marcher avec David et ses hommes vers Carmel, pas seulement ici, mais aussi chez toi, c’est parce que moi aussi, j’ai marché vers Carmel, le cœur armé pour la bataille, l’âme remplie de désirs de guerre. Et je vois maintenant les effets dévastateurs de marcher sur cette route aussi longtemps que je l’ai fait, contre mon frère et, je le crains, contre ta grand-mère aussi. Je te promets que ce n’est pas l’endroit où tu souhaites aller. »

Il se tait un instant et reprend :

« Tu penses que je considérais ta grand-mère comme tu considères Carole, n’est-ce pas ? »

Rick hésite, ne sachant pas trop comment répondre.

« Ce que je veux dire, c’est que tu as vu ta grand-mère faire à mon égard des choses qui ne te plaisaient pas. Tu l’as vue me rudoyer. Cette explosion de colère dans la voiture a transformé dans ton esprit mon amour pour elle en ce qu’il a trop souvent été, une patience de martyr. Tu as pensé que je considérais ta grand-mère comme quelqu’un à supporter, quelqu’un qu’on ne pouvait pas aimer profondément et avec qui rester poli était tout ce qui pouvait être exigé. Ai-je raison ?

Rick ne dit rien mais il commence à comprendre.

« N’est-ce pas ce que tu éprouves pour Carole ? »

La litanie des travers de Carole et ses méchancetés submergent l’esprit de Rick. « Je ne peux pas vraiment savoir comment c’était de vivre avec ma grand-mère mais j’ai beaucoup de mal à m’entendre avec Carole. Oui, tu as raison, elle n’est pas du tout la femme que j’ai cru épouser. Elle complique tout. Au point où j’en suis, je crois que je serais heureux, si j’arrivais juste à être patient ; pas heureux évidemment, mais j’aurais au moins la satisfaction d’avoir fait de mon mieux. Cependant, je ne pense même plus en être capable. Je crains de ne pas être du tout un homme de ta trempe, grand-père.

— Je pense justement que tu es de la même ‘trempe’ que moi. Écoute, Ricky, je sais que Carole t’a malmené. C’est ce que nous faisons tous, les uns aux autres, en particulier aux personnes qui vivent avec nous, parce que c’est là que nous avons le plus l’occasion de le faire. Pour ce qui est de ta grand-mère, tu es bien trop sévère avec elle et pas suffisamment avec moi. Peut-être que tes yeux d’enfant et d’adolescent ne percevaient pas les mauvais traitements que je lui infligeais. Jouer au golf au lieu de travailler n’est pas sans conséquences, vois-tu. » Il s’arrête pour laisser Rick digérer l’information.

« Ricky, je te fais part d’une pensée que tu n’as peut-être jamais eue et à laquelle tu auras du mal à souscrire, mais je vais t’en faire part car elle est vraie. Etre maltraité est indispensable dans l’épreuve de la mortalité parce que l’éternité dépend de la façon dont nous considérons ceux qui nous maltraitent. »

Le grand-père Carson fait une pause, peut-être pour mettre l’accent sur ce qu’il vient de dire.

« C’est pour cela que nous sommes dans le désert de Paran. Comme tu l’as vu, David et ses hommes ont été maltraités. Ils partent à la guerre armés de leurs épées et transportés par leur colère. Tu fais partie de cette armée parce que tu es aussi en guerre contre les mauvais traitements. Mais sur la route pour Carmel, vous allez rencontrer quelqu’un, quelqu’un qui est en mission pour le Seigneur et qui va transformer les mauvais traitements à jamais. Regarde ! »




5 UNE OFFRANDE DE PAIX

Le décor change et Rick se retrouve sur une formation rocheuse, aux côtés de son grand-père. Un chemin de terre très fréquenté, large de quatre ou cinq mètres, serpente au flanc d’une colline sur leur gauche, continue à une vingtaine de mètres devant eux et tourne vers leur droite pendant environ trois cents mètres avant de disparaître derrière la colline où ils se tiennent. Les pentes autour d’eux sont couvertes de sauge buissonnante, de quelques fleurs sauvages et, ici et là, d’un arbre dont les branches désordonnées s’élèvent vers le ciel.

L’air est chaud et immobile, le soleil de l’après-midi projette leur ombre au delà du rebord de leur promontoire. Il n’y a rien d’autre à voir que ce chemin. Rick questionne son grand-père du regard mais celui-ci se contente de hocher la tête et de sourire. Moins d’une minute plus tard, il entend un bruit de sabots provenant du sommet de la colline à leur gauche et voit un âne, puis un deuxième, un troisième, jusqu’à ce que quatorze ânes chargés de victuailles et conduits par des serviteurs soient passés devant lui. Un dernier âne apparaît un peu plus loin, portant un personnage qui s’avère être une femme, drapée de beaux vêtements, le bas du visage voilé. Elle semble être une femme d’un certain rang.

« Qui est-ce, grand-père ? demande Rick.

— Une femme des plus extraordinaires, répond le grand-père. Elle s’appelle Abigaïl. C’est l’épouse de Nabal. L’un des serviteurs qui a assisté à la requête des hommes de David et aux mauvais traitements que leur a infligés son maître, a fait rapport de tout cela à Abigaïl. Craignant la colère de David contre Nabal et sa maison, elle s’est empressée de rassembler tout ce qu’il avait demandé et plus encore, du pain, du vin, du mouton apprêté, du grain, des raisins secs, des centaines de gâteaux de figues, a fait charger tout cela sur des ânes et est partie à la rencontre de David. »8

Rick reporte son regard sur cette femme. Combien vous devez être maltraitée vous aussi pense-t-il, imaginant la vie éprouvante qu’elle doit mener aux côtés de Nabal. Repensant avec amertume à ses propres difficultés conjugales, il sent immédiatement un lien étroit se tisser entre lui et cette femme.

Au moment où elle passe devant lui, la procession s’arrête. Les serviteurs scrutent le chemin qui s’étire devant eux, à droite de Rick et font rapport à Abigaïl. Rick se redresse pour voir au loin et discerne au niveau du virage, une armée qui approche. Ce sont bien David et ses hommes.

Abigaïl descend de sa monture et se place rapidement devant ses serviteurs, se prosterne contre terre, face à l’armée qui approche.9

David continue à avancer dans toute sa splendeur empoussiérée, ses hommes derrière lui. Leurs épées luisent au soleil tandis qu’un nuage de poussière les suit. Rick examine en vain le groupe pour essayer de se retrouver. L’armée avance jusqu’à n’être plus qu’à une douzaine de mètres de la femme prosternée. David lève son bras droit, les troupes s’arrêtent. Il s’avance jusqu’à elle.

Sans relever la tête, elle rampe à ses pieds.

« À moi la faute, mon seigneur !10, l’implore-t-elle.

À toi quelle faute, femme ? Le ton de David est coléreux.

— S’il te plaît mon seigneur, je n’ai point vu les jeunes hommes que mon seigneur a envoyés vers Nabal, mon époux. Mais regarde ce que j’ai apporté et accepte ce présent, afin que mon seigneur n’ait pas de remords.11

David inspecte les ânes et leurs chargements avant de se tourner vers Abigaïl. « Tu prends sur toi les péchés de ce méchant homme ? » demande David. « Tu perçois l’injustice et devine notre intention de la corriger alors tu viens implorer la miséricorde pour ta maison ? »

— J’implore pour ma maison mais aussi pour toi mon seigneur, que ceci ne soit pas une souffrance de cœur pour avoir répandu le sang inutilement et pour t’être vengé toi-même. Car l’Éternel fera à mon seigneur une maison stable, car mon seigneur soutient les guerres de l’Éternel, et la méchanceté ne se trouvera jamais en toi. Alors pardonne, je te prie, la faute de ta servante. »12

David, se tient immobile, comme immergé dans une pensée lointaine à laquelle il ne peut accéder que par une réflexion calme et silencieuse. Son regard se pose à dessein sur les provisions et revient une fois de plus sur Abigaïl. Lentement, il relâche la poignée de son épée, laisse retomber son bras le long de son corps. Elle n’a toujours pas levé les yeux vers lui mais il la regarde avec douceur, son visage s’est apaisé. « Femme, quel est ton nom ? Sa voix est maintenant bienveillante.

— Abigaïl, mon seigneur.

— Relève-toi, Abigaïl.

Elle se redresse lentement sur ses genoux, levant la tête pour regarder David.

« Qui suis-je pour retenir mon pardon à une femme telle que toi ? » dit-il. « Béni soit l’Éternel, le Dieu d’Israël, qui t’a envoyée aujourd’hui à ma rencontre et m’a empêché de te faire du mal. Et béni soit ton bon sens, et bénie sois-tu, toi qui m’as empêché de pécher contre le Seigneur. Car aussi vrai que le Seigneur Dieu d’Israël vit, sans ton intervention, il ne serait resté qui que ce fût à Nabal, d’ici à la lumière du matin.13

« J’accepte ton offrande », continue-t-il. Puis il crie à ses hommes : « Élihu, Sidar, Gadriel, Joseph, venez prendre l’offrande de la servante du Seigneur. »

Quatre hommes accourent et ôtent les victuailles du dos des ânes.

Abigaïl retombe aux pieds de David. « Merci mon seigneur, béni sois-tu ainsi que toute ta maison.

Va, lui dit David en la relevant, monte en paix dans ta maison, chère femme. Vois, j’ai écouté ta voix et je t’ai favorablement accueillie. Tu m’as sauvé du péché aujourd’hui et je ne l’oublierai pas. »14

Abigaïl s’incline légèrement devant lui et au moment de se retourner pour partir, son regard croise celui de Rick, le surprenant car jusqu’alors personne ne semblait avoir remarqué sa présence. Ses yeux bruns, emplis de douceur, brillent au dessus du voile qui masque sa bouche. Ses yeux l’étreignent comme aucun bras ne saurait le faire. Il se sent enveloppé, invité par ce doux regard, qui semble être une fenêtre s’ouvrant sur un puits de profonde connaissance et lorsqu’elle le regarde, Rick se sent aussi bien intégré dans la scène, qu’observateur.

Il a l’impression d’avoir eu une conversation ou un entretien, peut-être même des retrouvailles avec elle. Il perçoit qu’elle le connaît, pas seulement par ce qu’elle peut observer de sa personne, mais plutôt qu’elle a connaissance de tout son être, son passé, son présent, son futur, ses pensées, ses sentiments, ses craintes. Et de surcroit, il ressent qu’elle a de l’affection pour lui en dépit de tout ce qu’elle sait à son sujet. Rick comprend qu’elle lui sourit. Au bout de quelques secondes qui paraissent éternelles, elle incline doucement la tête, se détourne et reprend sa route.

Comme David, Rick reste là, impressionné, tandis qu’elle disparaît derrière la colline.




6 L’EXPIATION

Le charme, si cela en était un, se rompt dès qu’Abigaïl est hors de vue. Rick est partagé entre l’étrangeté de l’expérience qu’il vient de vivre et la douce chaleur du regard de cette femme. Il se tourne vers David et derrière l’épaule gauche de son chef, dans la quatrième rangée environ, s’aperçoit lui-même. D’après les traits de son visage et de celui des hommes autour de lui, il est clair qu’ils n’apprécient pas la tournure des événements. Le dégoût et la frustration de devoir faire demi-tour sont manifestes. Abigaïl n’a pas touché leur cœur comme elle a touché celui de David.

David, quant à lui, est la personnification de la paix et du calme. Toute trace de la colère qui avait assombri son visage lors du rapport de la rebuffade de Nabal a disparu. Habitué à la guerre et à la mentalité de ceux qui la font, il se mélange à ses hommes et témoigne par ses propos de la compréhension nécessaire à l’apaisement de leur esprit. Il semble même à Rick que David, en partant, a passé son bras autour des épaules de son jumeau. Pas étonnant que ses hommes le suivent. D’un côté, il est suffisamment semblable à eux pour qu’ils se reconnaissent en lui et d’un autre côté, il est suffisamment au dessus d’eux pour qu’ils aient à se surpasser.

« Étonnant, s’exclame Rick à lui-même dès que le dernier homme a disparu en direction de Paran.

— N’est-ce pas ? ajoute son grand-père. Mais pourquoi ? Qu’est ce qui t’étonne le plus ?

— Mais, tu n’as pas vu ? demande Rick avec exubérance en se tournant vers son grand-père.

— Oui, j’ai vu. Mais j’aimerais surtout savoir ce que toi, tu as vu ! »

Rick le regarde, étonné.

« Dis-moi ce que tu as vu Ricky.

— Le dénouement miraculeux d’une guerre qui n’a même pas eu le temps de commencer, répond-il en se tournant vers Paran.

— Oh, mais détrompe-toi, Ricky, elle a bel et bien commencé cette guerre. Elle a commencé à l’instant où David et ses hommes ont laissé s’installer leur désir de vengeance. Les épées n’étaient qu’une formalité.

— Oui, je comprends. Ce que je voulais dire… » Soudain, il ne trouve pas ses mots. Interloqué par les actions d’Abigaïl, hypnotisé par son regard, il a senti quelque chose de puissant envahir son âme, mais maintenant qu’il essaie de mettre des mots sur tout cela, il se rend compte qu’il a pris ce qu’il a ressenti pour de la compréhension. « Que vient-il de se passer ? » Il n’est sûr de rien. « C’est quelque chose qu’Abigaïl a fait. »

« Ce que je veux dire », continue-t-il, « c’est qu’Abigaïl a fait la paix. Elle a transformé David. Cela se voyait dans ses yeux à lui ; et dans son regard à elle….

— Qu’a-t-elle de particulier ?

— Je ne sais pas. Quand elle m’a regardé, j’ai ressenti quelque chose de merveilleux. J’ai senti qu’elle me connaissait, mais qu’elle me connaissait vraiment, ma vie, ma situation, mes espoirs, mes combats, tout ! Et le plus étrange, c’est que ses yeux me disaient qu’elle m’aimait, en dépit de tout ce qu’elle savait sur moi. »

Le grand-père Carson regarde la crête de la colline où Abigaïl a disparu. « Sais-tu qui elle était, Ricky ?

— Oui, tu me l’as dit toi-même. C’était Abigaïl, l’épouse de Nabal.

— Oui, et qui d’autre ?

— Qui d’autre ? répète Rick, surpris.

— Oui. »

Rick réfléchit à la question tandis que son grand-père entame la descente de la colline en direction du chemin. Rick le suit et tous deux regardent vers le nord, dans la direction où Abigaïl a disparu.

« Marche avec moi, Ricky, je voudrais te faire part de quelques pensées. » Il prend la route de Carmel et Rick lui emboite le pas.

« Trois jours après la mort du Christ, commence-t-il, deux disciples cheminent, tout comme nous, vers un village nommé Emmaüs, en essayant de comprendre pourquoi leurs espoirs et leurs rêves viennent de s’écrouler de façon tragique. Jésus, le Rédempteur d’Israël, est mort et son corps a disparu. Ils veulent bien croire le témoignage des femmes qui disent ‘que des anges leur sont apparus et ont annoncé qu’il est vivant’15. Pour employer leur expression, ils sont ‘fort étonnés’.

« Comme tu peux facilement le concevoir, Ricky, ils sont troublés, confus. Les événements ne se sont pas déroulés comme ils l’avaient imaginé. ‘Comment le Rédempteur d’Israël peut-il mourir avant qu’Israël soit libéré ?’ se demandent-ils à haute voix. Leur foi est ébranlée. Ils essaient de comprendre cette tragédie qui vient d’enlever tout sens à leur vie.16 Le chemin d’Emmaüs ne leur a jamais paru aussi long.

« Mais comme à chaque fois que le chemin est long, ces hommes ne marchent pas seuls. Le Rédempteur en qui ils espéraient tant, n’est pas seulement vivant, il marche avec eux et leur dit : ‘De quoi vous entretenez-vous en marchant, pour que vous soyez tout tristes ?’17 Après avoir entendu leur trouble, Jésus fait cette remarque fondamentale : ‘Ô hommes sans intelligence, et dont le cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes !’ Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur explique dans toutes les Écritures ce qui le concerne.18

« En d’autres termes, Ricky, si les disciples avaient compris les Écritures, ils n’auraient pas été déconcertés par les événements. Toutes les Écritures témoignent de la vie, de la souffrance et de la mort du Sauveur. Mais ils ne l’avaient pas encore compris.

« Ils n’étaient pas seuls dans ce cas : les apôtres assemblés dans la chambre haute avaient aussi du mal à comprendre ce qui se passait. Le Seigneur apparut au milieu d’eux et leur dit : ‘La paix soit avec vous !’19 Mais ils étaient saisis de frayeur et d’épouvante car ils croyaient voir un esprit. Puis il leur dit : ‘C’est là ce que je vous disais, lorsque j’étais encore avec vous, qu’il fallait que s’accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes et dans les psaumes’.20 Alors il leur ouvrit l’esprit21, comme il l’avait fait aux disciples sur le chemin d’Emmaüs. Il leur montra comment tout ce qui concerne sa vie et sa mort a été révélé avec précision dans les Écritures, non seulement par des prophéties directes, mais aussi indirectement, par des figures, des préfigurations, des métaphores et des allégories. Le prophète Néphi, dans le Livre de Mormon, l’a bien dit quand il a déclaré que ‘tout ce qui a été donné par Dieu à l’homme depuis le commencement du monde est une figure de lui’.22

« Alors Ricky, dit-il en s’arrêtant pour le regarder, quel est le rapport avec l’histoire d’Abigaïl ?

Tu veux dire qu’elle est une ‘similitude’ du Christ ?

Cela vaudrait au moins la peine d’y réfléchir. Après tout, David a lui-même dit qu’elle avait été envoyée du Seigneur et qu’elle agissait en son nom. Pense à ce qu’elle a fait, peut-être découvriras-tu en elle des points qui te rappellent le Sauveur. Et si elle est réellement une similitude du Christ, son histoire pourra mettre en lumière des vérités concernant le Christ auxquelles tu n’as peut-être jamais pensé, des choses belles, purificatrices et salvatrices. C’est précisément l’effet que son histoire a eu sur moi. Elle a mis en évidence un aspect du sacrifice expiatoire du Christ qui a changé ma vie à tout jamais. Je t’ai amené ici parce que je pense qu’elle peut faire de même pour toi. »

Déjà, la rencontre avec Abigaïl avait éveillé l’attention de Rick mais le commentaire de son grand-père l’interpellait tout autant. « Tu voudrais que je réfléchisse à la relation qu’il peut y avoir entre Abigaïl et le Christ, ou plutôt, de quelle façon Abigaïl est une similitude du Christ ? »

Rick note un hochement de tête presque imperceptible qu’il prend pour un assentiment et poursuit tout en laissant la scène se dérouler à nouveau dans son esprit. « Oui, je crois que je vois ce que tu veux dire. Abigaïl apporte à David tout ce dont il a besoin, du pain, du vin, de la viande, exactement comme Jésus qui est pour nous le pain de vie, le vrai cep, l’Agneau de Dieu.

Oui, Ricky, très bien pensé.

C’est ainsi qu’Abigaïl est une similitude du Christ, continue Rick, satisfait de sa trouvaille.

Mais en comprends-tu les conséquences ?

Que veux-tu dire ?

C’est une chose de remarquer que tel événement ou tel personnage pourrait être une similitude du Christ, c’est autre chose d’en comprendre la raison et la signification. Abigaïl a fourni à David ce dont il avait besoin et plus encore, et alors ? Quelle importance ? Pour quelle raison ?

Devrait-il y avoir une autre raison ? Nous avons là une histoire où le personnage central agit en artisan de paix, à l’image du Sauveur. Cela me paraît plutôt important.

Oui, Ricky, mais si tu te contentes simplement de cette découverte sur un plan intellectuel, tu vas manquer à peu près tout ce qu’Abigaïl a à offrir. L’histoire va plus loin. Rejoue-la toi. Réfléchis. Cherche. Si cette histoire révèle quelque chose de nouveau à propos de la paix mais que tu n’en retires pas davantage de paix personnelle, alors soit c’est une histoire banale, soit tu ne t’en es pas assez imprégné ou tu ne l’as pas laissée t’imprégner suffisamment.

— D’accord, dit Rick, pensif. Qu’est ce que je n’ai pas perçu ?

— Es-tu disposé à chercher la réponse ?

— Oui.

— Alors regarde !

— Quoi ?

— Ce que tu as déjà vu. L’histoire est riche, Ricky. Voilà David, paré au combat, déterminé à détruire entièrement un homme et toute sa maison et un instant plus tard, il souhaite la paix à cette famille et renvoie l’épouse et ses serviteurs avec sa bénédiction. Comment est-ce possible ? Quel importance pour nous ? Approfondis la scène Rick ! Comme je te l’ai dit tout à l’heure, rejoue-la dans ton esprit. Intègre-toi dans le scénario, ce qui devrait être doublement intéressant puisque tu sembles déjà en faire partie ! Qu’est-ce qu’Abigaïl a dit ? Qu’est-ce qu’elle a fait ? Qu’est-ce que cela a changé en David, et ses hommes ? Ne te contente pas de regarder, Rick, cherche et trouve.

— Bon, dit Rick un peu perturbé. Comme je l’ai dit, la première chose qu’Abigaïl a faite a été d’apporter les provisions que Nabal avait refusées à David. Et tu veux que je fouille ce point pour en comprendre l’importance ?

— Oui, cela peut être utile.

Rick se dit en lui-même : « Alors pourquoi ne me dis-tu pas où tu veux en venir, au lieu de me faire deviner ce à quoi tu penses ? »

— Ce ne sont pas mes pensées que je souhaite que tu devines, Ricky. Ce que je souhaite, c’est que tu découvres ces choses par toi-même.

— Tu lis dans mes pensées ? s’exclame Rick, surpris.

— Quelquefois, quand l’enjeu est grand.

— Et l’enjeu est grand, maintenant ?

— Plus que jamais. »

Par cette réponse Rick est immédiatement ramené à réfléchir à la question de son grand-père.

Ils poursuivent leur chemin et son grand-père rompt le silence : « Peut-être que l’analogie suivante t’aiderait, Ricky. Je me souviens très bien comme tu aimais le baseball. Je me rappelle avoir assisté à des matchs auxquels tu participais. Tu étais un ‘arrêt-court’ très doué. »

Le compliment fait sourire Rick.

« À ces occasions on passait de très bons moments en famille. Tu te rappelles le championnat d’État, dans ta dernière année de lycée ? »

Comment l’oublier, Rick avait commis une telle bévue que si son ami Jason Taylor n’avait pas rattrapé le coup par une course fabuleuse, Rick serait encore aujourd’hui la risée de la ville. Comme l’affaire s’était bien terminée puisque le match avait été remporté, tout le monde avait oublié l’incident.

« Oui, je m’en souviens.

Je parie que tu n’a jamais prié avec autant de ferveur qu’à l’instant où cette balle est partie de travers. »

En effet, Rick se souvenait très bien d’une part de sa honte et d’autre part de son espoir en une course miraculeuse. D’abord c’était la honte qui l’avait envahi puis quand Jason avait commencé sa course inespérée en fin de manche, Rick avait senti naître un espoir. « C’est vrai que quand Jason a réussi son exploit, j’ai ressenti la chose la plus douce au monde. Non seulement il faisait gagner le match à notre équipe mais il m’épargnait une cuisante défaite et une honte publique. Pour tout dire, je me sentais réhabilité.

C’est bien pour cela que j’ai choisi cette histoire Ricky, c’est cette notion de rédemption qui m’intéresse. Cette histoire complète très bien celle d’Abigaïl pour illustrer l’Expiation qui rend la rédemption possible.

— Comment ça ?

— Eh bien, comme tu viens de le dire, ta faute ne te mettait pas seulement en échec, elle compliquait aussi les choses pour ton équipe et pour vos supporters. Ton erreur aurait signifié un échec cuisant pour ton équipe à moins que quelqu’un puisse la rattraper.

— Oui, c’est vrai… mais, est-il nécessaire d’évoquer un incident aussi désagréable maintenant ? demande Rick en plaisantant à moitié. »

Le grand-père Carson sourit. « Revenons à notre histoire avec Abigaïl.

— J’ai compris ! Tu veux dire que comme Nabal, j’ai causé à des gens des difficultés que seule une tierce personne peut résoudre. C’est en cela que nos histoires se ressemblent.

— C’est exact, vous avez tous les deux alourdi les fardeaux d’autres personnes et dans les deux cas, quelqu’un a dû expier vos erreurs. Dans ton cas, c’était Jason, dans celui de Nabal, c’était Abigaïl.

— Bon, je comprends.

— Vraiment ?

— Oui, je crois.

— Alors cela révèle quoi sur l’Expiation ?

— Que le Christ a payé pour nos péchés, comme on sait.

— Et Abigaïl expie les péchés de qui ?

— De Nabal évidemment.

— Tu es sûr que c’est ce que cette histoire nous enseigne ? Tu es sûr que c’est Nabal qui est racheté ?

Rick ne sait que répondre. Il réfléchit : « D’un côté l’histoire parle d’une expiation pour les péchés de Nabal. Mais Abigaïl va trouver David, pas Nabal. S’agit-il alors d’une expiation pour David ? Mais non, Abigaïl va vers David pour sauver Nabal. C’est Nabal qui est sauvé dans cette histoire. Sans l’intervention d’Abigaïl, il aurait été tué. Oui, c’est Nabal qui est sauvé. »

— Tu es sûr ? demande le grand-père qui ne se montre pas convaincu. Voyons, réfléchissons. Si l’Expiation est pour la rédemption des péchés, pour sauver le pécheur, peut-être devrions-nous commencer par identifier le pécheur afin de mieux comprendre qui est racheté dans cette histoire.

— C’est facile, c’est Nabal le coupable. Il a péché contre David donc David est la victime.

— Tu en es certain ? Je serais plutôt tenté de penser que c’est du péché et de la rédemption de David dont on parle.

— Le péché de David ? Pas celui de Nabal ? Qu’a fait David ? »

Grand-père Carson regarde longuement Rick. « Tu te souviens de ce que je t’ai raconté à propos de l’oncle Joe ?

— Oui.

— Et tu te rappelles que tu insistais sur le fait que je n’avais rien fait de mal et que tout était de la faute de Joe, que c’était lui le « pécheur » en quelque sorte ?

— Bien sûr, et c’est ce que je pense, même si on peut supposer que tu as quelques torts pour les quatorze ans de silence.

— Là, Ricky, tu ne penses qu’aux actes. Et le cœur ? Rappelle-toi les Pharisiens, leurs actions sont parfaites mais leur cœur est corrompu et le Sauveur va les qualifier d’infâmes pécheurs, en dépit de leurs œuvres extérieurement bonnes. Nous péchons quand nos intentions ne sont pas pures, quelles que soient nos actions en surface. La loi et les prophètes dépendent de deux commandements : aimer Dieu et aimer notre prochain. Quand nous échouons, ni la loi, ni les prophètes, ni rien d’autre ne peut nous sauver, pas même une droiture apparente.

— Mais qu’a fait David alors ? Quel est son péché ?

— Son péché vient de son cœur impur, mon garçon, un cœur qui est consumé de vengeance, de rage, un cœur qui s’est détourné de l’Esprit. Tant qu’il ne sera pas débarrassé de ces sentiments là, il ne pourra pas goûter à la vie éternelle.

— D’accord, mais Nabal alors ? ajoute Rick précipitamment, en pensant à Carole. N’a-t-il pas des reproches à se faire ?

— Il semblerait que oui, répond grand-père Carson en jaugeant longuement Rick. L’histoire d’Abigaïl n’est pas une histoire concernant un seul pécheur. C’est l’histoire de quelqu’un qui répond par le péché au péché d’un autre. »

Rick est momentanément satisfait de la réponse.

« Tu as appris depuis toujours que le sacrifice expiatoire était pour le pécheur, continue son grand-père, et c’est tout à fait vrai, mais seulement pour une moitié, l’autre moitié est moins bien comprise. L’histoire d’Abigaïl suggère que l’Expiation est autant pour celui contre qui on a péché, la victime du péché, que pour le pécheur. Un des effets du péché est d’inviter ceux contre qui il a été perpétré, David dans notre cas, à pécher à leur tour. L’Expiation offre une issue à cette provocation à pécher. C’est l’histoire de David. Ce qu’Abigaïl a offert à David, c’est une issue pour éviter de pécher contre le pécheur ! » Le grand-père fait une pause pour laisser Rick assimiler. Puis il poursuit :

« Quand Abigaïl s’agenouille devant David avec tout ce dont il a besoin, continue-t-il, son intention est de racheter David de son péché. Peut-être qu’elle s’agenouillera en rentrant devant Nabal et lui offrira une rédemption similaire. Et quand…

— Attends, l’interrompt Rick, je veux être sûr de comprendre ce que tu viens de dire ; est-ce que tu peux reformuler tout cela, tout ce que tu viens d’expliquer ?

— Bien sûr. Ce que j’ai dit, c’est que quand les gens pensent au sacrifice expiatoire, ils pensent en général que le Seigneur compense leurs propres manquements, ce qu’il fait bien sûr. En d’autres termes, nous sommes tous pécheurs et quelqu’un doit combler le gouffre qui existe entre nous et la vie éternelle, gouffre que nous créons par nos péchés. Donc en règle générale, nous pensons à l’Expiation comme quelque chose que le Christ fait pour nous mais Abigaïl nous invite à le considérer sous un jour nouveau. Elle nous invite à envisager l’Expiation pour le péché des autres envers nous. Et une partie de cette démarche, démontrée par Abigaïl, consiste à permettre au Seigneur d’offrir une issue non seulement au pécheur, mais aussi à ses victimes, en leur apportant l’aide et le soutien dont ils ont besoin pour être guéris. Ceux qui sont privés d’amour peuvent recevoir le sien. Ceux qui sont seuls peuvent avoir sa compagnie. Ceux qui ont une croix à porter peuvent trouver quelqu’un qui les aide et les soutient ; leurs fardeaux ainsi allégés, les ‘victimes’ ne sont plus tentées de pécher, elles sont donc rachetées de leurs propres péchés. Tu comprends, Ricky ? »

Rick a du mal. Il comprend intellectuellement le principe mais ses implications le dérangent. Il était si facile d’associer Carole au méchant Nabal et lui au pauvre David. Il veut bien concevoir maintenant David sous l’angle du pécheur mais il ne peut pas se débarrasser de l’idée que ce que Nabal a fait est pire et que cela devrait compter pour quelque chose. Certes il n’est pas parfait lui-même mais Carole est bien pire. Comment pourrait-on attendre de lui qu’il soit meilleur que ce qu’il n’est ? Et puis, il n’a pas le souvenir d’une aide expiatoire quelconque comme celle dont son grand-père a parlé, et si quelqu’un la mérite, c’est bien lui !

« Je vois bien où tu veux en venir, dit Rick au bout de quelques instants, mais je suis encore en train d’essayer de comprendre. Je ne suis pas encore entièrement sûr de savoir tout ce que cela signifie, dans la pratique. »

Rick s’interrompt pour rassembler ses pensées, mais sans succès. Alors il poursuit : « Tu crois vraiment ce que tu dis, grand-père ? Tu crois que le Seigneur offre le genre d’aide dont tu as parlé à ceux qui ont été blessés ? Est-ce que tu l’as reçue ?

Le grand-père s’arrête à son tour. « Tu te souviens de Joseph en Égypte, Ricky ? Tu ne t’es jamais demandé comment il avait pu recevoir ses frères aussi gracieusement après ce qu’ils lui avaient fait ?23 Ou Daniel, Méschac, Schadrac et Abed-Négo qui ont été fortifiés par la main du Seigneur dans les épreuves qu’ils ont endurées ?24 Ou le peuple d’Alma, dans le Livre de Mormon, dont les fardeaux imposés par les Lamanites ont été rendus légers au point qu’ils ne les ont plus sentis sur leur dos ?25 Ou David pour qui les difficultés causées par les péchés des autres ont été expiées et allégées et qui a ensuite été capable d’aimer Saül tous les jours de sa vie, bien que ce dernier n’ait jamais cessé de chercher à le tuer ?26 Je crois tout cela, Ricky. J’ai moi-même reçu cette aide bien des fois dans ma vie. C’est comme si le Seigneur préparait pour chacun de nous le pain de vie, l’eau, le mouton, les grains, les raisins secs et les figues de l’histoire d’Abigaïl et venait à nous avec cette offrande, nous invitant à accepter son expiation pour les péchés des autres. Et quand nous le faisons, comme David, Alma, Joseph, Daniel, Méschac, Schadrac et Abed-Négo, nous sommes bénis, non seulement en recevant tout ce dont nous avons besoin mais aussi en recevant la rémission de nos propres péchés. Je crois en cela, Ricky. Pour tout dire : j’en ai la certitude. Et toi, es-tu disposé à le croire ?




7 LE PARDON

Grand-père Carson pose un regard solennel sur Rick avant de reprendre sa marche. Rick tarde un peu à le rejoindre.

« Je veux le croire, grand-père. Je le veux vraiment. Mais laisse-moi t’expliquer ce que j’ai du mal à accepter. Si ce que tu dis est vrai, le Seigneur devrait me fortifier dans mes difficultés avec Carole. L’expiation des péchés de Carole devrait inclure une compensation pour les fardeaux que ses péchés placent sur moi, ou au moins un allégement de ces fardeaux. C’est bien ce que tu viens de m’expliquer, n’est-ce pas ? »

Son grand-père ne répond pas.

« Mais je ne l’ai pas ressenti jusqu’à présent. Je n’ai pas ressenti l’aide que le Seigneur offre. En fait, de ma vie, je ne me suis jamais senti aussi seul et désemparé ; et ce, au moment précis où j’ai le plus besoin d’aide. J’ai même l’impression que mes fardeaux sont de plus en plus lourds. Si le Seigneur, comme Abigaïl, est là devant moi, prêt à me fournir ce dont j’ai besoin, il est particulièrement discret. Moi, je ne perçois rien. »

Rick est choqué par ses propres paroles. Il a déjà entendu des commentaires pleins d’amertume de la bouche d’autres personnes et les a toujours prises en pitié pour leur manque de foi. Mais de s’entendre parler lui-même ainsi, il trouve cela désespérant.

Ils ont maintenant dépassé la crête de la première colline et ont atteint le sommet d’une autre, plus petite, un peu plus loin. De là, ils découvrent quantité d’autres collines autour desquelles serpente leur chemin jusqu’à disparaître à quelques kilomètres de distance. Grand-père Carson s’arrête et se retourne pour contempler la route qu’ils ont parcourue.

« Ricky, permets-moi de te poser une question. Tu as vu l’effet qu’Abigaïl a eu sur David ?

— Oui, répond Rick pensivement.

— As-tu l’impression que son offrande a eu le même effet sur ses hommes ? »

Rick se souvient bien de la frustration visible sur leur visage – y compris celui de son jumeau – lorsque David leur a dit qu’ils allaient rebrousser chemin. David a même dû parlementer avec beaucoup de douceur pour apaiser les esprits.

« Non, répond Rick, la plupart des hommes étaient mécontents.

— Tu as raison, ils étaient mécontents alors qu’Abigaïl s’était agenouillée devant eux aussi. Ils n’ont pas compris ce que son offrande signifiait pour eux. C’est comme s’ils ne l’avaient pas vue alors qu’elle était devant eux.

— Penses-tu que c’est ce que je fais ? demande immédiatement Rick. Tu es en train de dire que le Seigneur est là devant moi, comme Abigaïl devant ces hommes, mais que, comme eux, je ne le vois pas ?

— Eh bien, Rick, tu étais dans ce groupe d’hommes. Est-ce que tu l’as vue ? »

Rick est interloqué. Le commentaire de son grand-père lui fait l’effet d’un coup de massue. Il se sent pris à défaut et se tait pour mieux réfléchir aux implications des propos de son grand-père. « C’est vrai que j’étais dans le groupe et que l’action d’Abigaïl ne m’a pas touché. Je ne l’ai pas reconnue pour ce qu’elle était. » Rick s’exclame alors en pensée : « Mais pourquoi, Seigneur ? Si tu es présent, Seigneur, pourquoi est-ce que je ne le perçois pas ? Qu’ai-je fait pour que tu te détournes de moi ? »

Son grand-père, qui lit dans ses pensées, l’interrompt : « Il ne se détourne jamais de nous, Ricky. Peut-être n’est-ce pas ce que tu as fait, mais ce que tu n’as pas fait.

— Qu’est-ce que je n’ai pas fait ?

— La réponse est dans la scène dont tu as été témoin aujourd’hui. Bien que le Seigneur se tienne devant nous pour nous offrir l’aide dont nous avons besoin, il y a une condition à remplir pour recevoir son offrande. David a rempli cette condition mais la plupart de ses hommes ne l’ont pas fait, dont toi. Si tu veux que l’expiation du Seigneur fonctionne, tu dois remplir cette condition.

— Quelle condition ?

— Une chose que tu dois découvrir par toi-même. »

Sur ce, le grand-père se retourne et reprend sa route vers Carmel.

Rick marche silencieusement près de lui. « Une condition dans l’histoire d’Abigaïl », se répète-t-il en marchant. « Quelque chose à faire pour reconnaître et accepter son offrande. » Rick ne voit rien mais poursuit sa réflexion : « Quelle condition David a-t-il remplie que ses hommes n’ont pas remplie ? Abigaïl n’avait posé aucune condition à personne. Elle avait simplement proposé son offrande. La seule inconnue était de savoir si David et ses hommes l’accepteraient ou pas. Mais ce n’est pas ce dont parle mon grand-père. Cette histoire doit contenir un élément qui précède l’acceptation de l’offrande. »

« Je ne trouve pas, finit par avouer Rick, frustré. Je ne vois pas d’autre condition que celle de savoir si ceux devant lesquels Abigaïl s’agenouille accepteront son présent ou non.

— Continue à réfléchir. Pense à ce qu’Abigaïl a fait dans l’histoire. Elle a fait bien plus qu’offrir un monceau de victuailles. Elle a fait au moins deux autres choses à la fois essentielles et grandioses, deux choses supplémentaires qui préfigurent ce que le Christ va faire. Quand tu auras découvert ces deux actions, tu découvriras en même temps la condition sur laquelle repose l’expiation d’Abigaïl et du Seigneur. »

« Deux autres choses qu’Abigaïl a faites. » Rick se met à cogiter de la même façon que lorsqu’il cherche à résoudre un mot croisé dans son journal. « Voyons ce qu’elle a fait », se dit-il en pensée. « Elle a descendu la colline, ses serviteurs et les provisions devant elle. Ensuite, en voyant arriver David et ses hommes, elle est descendue de son âne, s’est précipitée à l’avant de la colonne et s’est prosternée, face contre terre. Voilà au moins deux choses qu’elle a faites mais, sont-elles importantes ? Révèlent-elles la condition dont parle grand-père ? Sont-elles à l’image du Christ ? Je ne vois pas. Ensuite, David s’est approché d’elle et elle s’est prosternée devant lui. Puis, que s’est-il passé ? Voyons, elle lui a dit quelque chose. Elle a dit quelque chose comme ‘Que le péché soit sur ma tête’. Voilà ! Elle a pris le péché de Nabal sur sa propre tête et en cela elle a agi comme le Sauveur. »

« Grand-père, elle a pris le péché de Nabal sur sa propre tête. »

Le grand-père Carson sourit et s’arrête.

« Oui, Ricky, c’est exact. Elle a supplié David en disant : À moi la faute, mon seigneur !27 Sais-tu ce que cela signifie ?

— Bien sûr, c’est sa façon de supplier David de pardonner à Nabal et d’abandonner sa colère.

— Oui, cela pourrait se concevoir ainsi.

— Tu sous-entends que ce que je viens de dire est inexact ? » Rick ne voit pas pourquoi.

Grand-père Carson sourit légèrement et se remet à marcher.

« Je n’ai pas encore trouvé, n’est-ce pas, grand-père ? » redemande Rick en le rejoignant. « Qu’est-ce que je ne comprends pas ?

— Il y a une dernière chose qu’a faite Abigaïl à l’image du Christ et qui répondra à ta question, Rick : l’acte final, grandiose, qui éclaire ce que signifie réellement prendre les péchés d’un autre sur soi. Si tu le trouves, tu découvriras ce que tu n’as pas encore compris. »

« Qu’est-ce qu’Abigaïl a bien pu faire d’autre qui préfigure le Christ ? se demande Rick. Elle a plaidé avec David pour qu’il ne mette pas ses menaces à exécution. C’est peut-être cela, pense-t-il. J’imagine que le Christ plaide avec nous. Oui, c’est exactement ce que fait continuellement l’Esprit : il nous pousse à faire certaines choses et plaide avec nous pour nous dissuader d’en faire d’autres. Mais est-ce bien ce dont parle mon grand-père ? Cela aide-t-il à comprendre ce que signifie prendre les péchés des autres sur soi ? Rick ne voit pas comment. Peut-être y a-t-il autre chose, pense-t-il. Qu’a-t-elle fait d’autre ? »

« Grand-père, je ne vois rien de plus, rien dont on n’ait pas déjà parlé. À moins que tu ne parles de la façon dont Abigaïl a plaidé avec David pour qu’il ne fasse pas ce qu’il avait l’intention de faire.

— C’est une partie de la réponse, Ricky. Mais il y a une chose qu’elle a faite, ou plutôt qu’elle a dite, qui a rendu sa supplique efficace. »

« Une chose qu’elle a dite... Qu’est-ce qu’elle a dit d’autre ? » Rick essaie de se souvenir de tout ce qu’il a entendu mais rien de particulier ne lui revient à l’esprit ; rien de grandiose en tous cas.

Le grand-père Carson cesse de marcher et se tourne vers Rick qui ne peut s’empêcher de trouver son grand-père très alerte. Il ne semble même pas souffrir de la chaleur alors que Rick se sent de plus en plus incommodé.

« Tu fais de sérieux efforts de réflexion, Ricky et je l’apprécie. Tu mérites de revoir la scène. »

Tous les souvenirs affluent à la mémoire de Rick. Il est à nouveau sur cette hauteur d’où il pouvait voir le sentier et Abigaïl est aux pieds de David.

« À moi la faute, mon seigneur !

— À toi quelle faute, femme ?

— S’il te plaît mon seigneur, je n’ai point vu les jeunes hommes que mon seigneur a envoyés vers Nabal, mon époux. Mais regarde ce que j’ai apporté et accepte ce présent, afin que mon seigneur n’ait pas de remords.

— Tu prends sur toi les péchés de ce méchant homme ? Tu perçois l’injustice et devine notre intention de la corriger alors tu viens implorer la miséricorde pour ta maison ?

— J’implore pour ma maison mais aussi pour toi mon seigneur, que ceci ne soit pas une souffrance de cœur pour avoir répandu le sang inutilement et pour t’être vengé toi-même. Car l’Éternel fera à mon seigneur une maison stable, car mon seigneur soutient les guerres de l’Éternel, et la méchanceté ne se trouvera jamais en toi. Alors pardonne, je te prie, la faute de ta servante. »28.

Pardonne la faute de ta servante 29 Les mots jaillissent aux oreilles de Rick.

« Grand-père ! s’exclame Rick en voyant le sentier et son grand-père réapparaître. Elle a dit : ‘Pardonne la faute de ta servante’. C’est à cela que tu faisais allusion, n’est-ce pas ? C’est l’acte grandiose dont tu parlais.

— Oui, Ricky, c’est cela. Et pourquoi est-ce grandiose ?

— Parce qu’elle n’a rien fait de mal ! » répond Rick, joyeux de sa découverte. « Elle n’a fait aucun tort à David mais elle lui demande de lui pardonner à elle, pas à Nabal, à elle, comme si c’était elle qui avait commis la faute. Elle ne dit pas : ‘S’il te plaît, pardonne à Nabal sa faute,’ ce qu’elle aurait pu dire ; mais elle dit plutôt, ‘à moi la faute, pardonne ma faute’. Elle fait sien le péché de Nabal. » Rick, l’esprit partagé entre un vif intérêt et une certaine confusion, poursuit : « Ce qui implique que Christ a fait de même. Ayant pris sur lui les péchés de ceux qui nous font du mal, il vient à nous et nous demande de lui pardonner l’offense. » Rick s’interrompt pour reconsidérer ce qu’il vient de dire. « Est-ce exact ? demande-t-il en luttant contre le doute. Non ! s’exclame-t-il en réponse à sa propre question, c’est impossible ! Le Sauveur n’a jamais rien fait de mal. Il est sans péché. Il n’a pas besoin que nous lui pardonnions quoi que ce soit ! »

« Effectivement, Ricky, confirme le grand-père Carson. Le Christ n’a assurément pas besoin de notre pardon.

— Je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu veux dire. »

Le grand-père vient de réaliser qu’il va lui falloir plus de patience, plus de persuasion. Il porte un regard doux vers Rick.

« Tu as raison Rick, le Seigneur n’a pas du tout besoin de notre pardon. Le fait d’avoir pris sur lui les péchés des autres n’a pas fait de lui un pécheur. En fait, comme tu viens de le voir avec Abigaïl, cette volonté d’assumer les péchés des autres est plutôt une manifestation de pureté personnelle.

« Cependant, cet aspect de l’histoire d’Abigaïl, le fait que c’est celui qui n’a pas besoin de pardon qui le demande, illustre quelque chose d’important à propos du pardon. Il nous montre pour qui est le pardon.

— Pour qui est le pardon ?

— Oui.

— Je ne suis pas sûr de comprendre.

— Abigaïl n’avait rien à se reprocher et pourtant elle demande pardon. Alors quand elle demande pardon à David, elle ne le demande pas parce qu’elle a besoin de son pardon. Elle a une autre raison de le faire.

— Quelle raison ? demande Rick un peu étonné.

— Tu te souviens de l’Écriture où le Seigneur dit : « Moi, le Seigneur, je pardonne à qui je veux pardonner, mais de vous il est requis de pardonner à tous les hommes. »30

— Oui.

— Tu as ta réponse, Ricky. Abigaïl demande pardon à David, non pas parce qu’elle en a besoin, mais parce que David a besoin de pardonner. »

Rick s’y perd. « Grand-père, quelque chose ne me paraît pas juste : Abigaïl n’avait pas besoin que David lui pardonne, n’est-ce pas ? Après tout, il était en chemin pour la détruire, elle et toute sa maison.

— Oui, mais souviens-toi de ses paroles : « mon seigneur n’aura ni remords, ni souffrance de cœur. »31 Le message d’Abigaïl est que le pardon est autant pour celui qui l’accorde que pour celui qui est pardonné. David a besoin de pardonner pour que « l’Éternel fasse de lui une maison stable et que la méchanceté ne se trouve jamais en lui. »32 Il aurait pu se sentir justifié de refuser le pardon à Nabal et par la même occasion à Abigaïl. Mais l’offrande d’Abigaïl en faveur d’un autre annule pour David toute possibilité de justification. Elle le délivre de ses rancœurs aveugles et, par cet acte miséricordieux, elle crée les conditions propices au pardon. L’auteur de la requête adressée à David est quelqu’un qui a pleinement expié le péché qui le fait enrager. C’est pourquoi David n’aura pas de plus belle occasion de faire ce qu’il a à faire, à savoir pardonner, ou plus précisément se repentir de son manque de miséricorde.

« Le Seigneur, poursuit le grand-père Carson, en prenant sur lui les péchés de nos Nabals, nous manifeste cette même miséricorde. Il plaide : ‘À moi la faute ! Laisse-moi m’en occuper – s’il y a besoin de s’en occuper – mais toi, cher enfant, laisse faire. Laisse-moi prendre cette faute sur moi, comme je l’ai déjà fait. Toi, contente-toi de pardonner.’

« Bien que le Seigneur ne nous demande pas de lui pardonner, l’effet de l’Expiation est tel que c’est comme s’il le demandait. ‘Toutes les fois que vous avez fait [vous n’avez pas fait] ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites [ne les avez pas faites]’.33 Quand nous retenons notre pardon, c’est comme si nous affirmions que l’Expiation seule n’est pas suffisante pour ce péché ; que nous en exigeons davantage ; que l’offrande du Seigneur ne convient pas. Nous demandons en quelque sorte au Seigneur de se repentir d’une expiation insuffisante. Quand nous ne pardonnons pas à quelqu’un, c’est comme si nous ne pardonnions pas au Seigneur qui, pourtant, comme tu l’as bien dit, n’a pas besoin de notre pardon. »

Rick détourne son regard de son grand-père, le regard éteint, la mine dépitée. « Que j’aimerais que tu puisses expliquer tout cela à Carole, dit-il en poussant un gros soupir, désespéré.

— Tu penses que c’est Carole qui a besoin de comprendre cela, Ricky ? Que tous tes problèmes seraient résolus si elle faisait des progrès en terme de repentance ? »

Rick serait tenté d’acquiescer s’il ne se sentait pas retenu par le caractère ironique de la question.

« Que Carole comprenne ce principe ou pas ne résoudra pas ton problème, Ricky. Ce dont tu as besoin n’est pas de sa repentance mais de la tienne. Tu n’as pas besoin de son pardon, mais du tien envers elle. Tu as besoin de te repentir d’avoir retenu ton pardon. C’est le message d’Abigaïl. Tu as l’impression de priver Carole de quelque chose en ne lui pardonnant pas mais rien ne saurait être plus loin de la vérité. Dans le creuset du sacrifice expiatoire, le Seigneur a déjà préparé le pardon de Carole. Qu’est-ce que ton pardon peut offrir de plus ? Non, ce n’est pas Carole qui a besoin de ton pardon. C’est toi qui a besoin du pardon. Alors, le Seigneur, dans sa miséricorde, vient à toi et dit : ‘L’Expiation est aussi valable pour toi que pour Carole, mon fils. J’ai déjà pris sur moi ses péchés. Laisse faire’.

« Tu dois en outre comprendre comment en refusant de pardonner à Carole tu refuses le pardon du Seigneur pour elle et continues à porter avec amertume les péchés et faiblesses pour lesquels il a déjà expié. »

Rick est littéralement assommé. Cette leçon sur l’Expiation vire en accusation et le laisse sans voix. L’idée qu’il soit en tort le renvoie douloureusement à ses problèmes. Il se sent transporté dans une situation qu’il a vécue trois jours plus tôt.

Carole était en larmes ce matin-là et lui avait confié en pleurant qu’elle se sentait dépassée, comme d’habitude. Elle se sentait malade et se plaignait de l’échéance imminente d’une tâche qu’elle ne se sentait pas en mesure d’assumer pour l’association des parents d’élèves. Rick savait avec quelle facilité elle pouvait se faire une montagne d’une taupinière. Elle se sentait souvent dépassée par de petites choses. Il avait fini par penser qu’être débordée était pour elle un besoin. Pour une raison obscure qu’il ignorait, elle avait besoin de se sentir mal, déprimée et bonne à rien. Elle se dégageait ainsi de ses responsabilités. Rick en avait assez de cette situation. Selon lui, elle vivait une existence idéale. Il pourvoyait amplement à ses besoins, ce qui lui permettait de rester confortablement au foyer. Il n’exigeait rien d’elle. Dès son retour du travail il s’occupait des enfants et faisait tout ce qu’il pouvait pour aider aux tâches ménagères. Mais ce n’était jamais suffisant.

Alors quand Carole s’était à nouveau avouée dépassée, il avait très bien compris le message à peine voilé : « Tu n’en fais pas suffisamment pour moi », et silencieusement, son âme entière s’était révoltée. « Comment pourrais-je faire davantage que ce que je fais déjà ? » s’était-il écrié intérieurement. « Et moi, est-ce que je ne suis pas dépassé ? Ce serait peut-être à mon tour de me plaindre de mes fardeaux et de jouer au martyr ! Ce n’est pas un cadeau de vivre avec toi, tu sais. » Mais il n’avait rien dit de tout cela, au moins verbalement, ce qui lui donnait un sentiment de supériorité morale. Il s’était juste permis de lancer : « Tu n’es pas la seule à avoir beaucoup de choses à faire, tu sais » et s’était rapidement retiré.

Toute la journée du lendemain, au travail, il avait repensé à cette scène. Son lot de doléances devenait de plus en plus insupportable. Il avait reculé à l’idée de rentrer chez lui et, une fois rentré, il avait évité de regarder Carole. Elle, de son côté, était raide et muette. L’atmosphère chez eux était chargée d’électricité. Toute la soirée, ils s’étaient croisés en silence, s’occupant des enfants, des papiers, de la vaisselle, de tout ce qui pouvait leur éviter de s’adresser la parole.

Carole avait emprunté l’escalier de la chambre vers 22 heures, une heure plus tôt que d’habitude et Rick avait poussé un soupir de soulagement. Il s’était affalé sur le canapé pour décompresser devant la télévision et était monté se coucher à 0h30.

Depuis ce jour-là, Carole et lui ne s’étaient pas parlé et le silence hivernal n’en était que plus glacial.

Rick se demandait quel rapport il y avait entre tout cela et Abigaïl. « Que me manque-t-il, Seigneur ? S’il me manque quelque chose, aide-moi à le voir. »

Dans le silence qui suit, Rick sent une voix. « Sent » est le mot exact parce qu’elle ne lui parvient pas aux oreilles. C’est plutôt comme un murmure dans la poitrine, qui atteint son cœur et l’entraîne vers une région plus profonde où l’amour coule encore et où l’espoir fleurit. Un instant, Rick abandonne le monologue amer qu’il entretient dans son esprit et se concentre sur la voix. Ce faisant, la souffrance qu’il ressent se dissipe pour céder la place à une douleur différente, étrangement similaire et pourtant complètement différente. Il ressent la souffrance de Carole, il la perçoit alors qu’elle est allongée, près de lui, dans leur lit tandis que lui est debout aux côtés de son grand-père, sur la route de Carmel. La souffrance de Carole est aussi grande que la sienne. Il reconnaît les espoirs perdus, la solitude, le sentiment d’abandon et de trahison. Il ressent son souci pour les enfants, son chagrin pour l’amour perdu de son conjoint, ses craintes pour un avenir très incertain. Rick, bouleversé, s’affaisse sur le sol.

Son grand-père s’accroupit près de lui.

Allongé là, Rick perd l’image de sa femme assoupie et recommence à ressentir le fardeau de celui qui doit vivre avec quelqu’un qui porte tant de souffrance. L’amour et l’espoir qu’il vient de ressentir pendant un instant sont en train de se dissiper et de laisser place à nouveau à l’apitoiement.

« Mon fils », dit grand-père, gentiment, « quand le Sauveur vient à toi, portant sur lui les péchés des autres, il t’offre de voir les autres comme il les voit. Il te supplie de regarder comme quelqu’un qui connaît chaque douleur, chaque sentiment d’insécurité, chaque aspiration, chaque infirmité parce qu’il les a portés. Il te montre les autres tels qu’il les voit et les aime et il t’aide à les voir et les aimer de la même façon. Il souhaite non seulement tu détaches ton épée mais aussi que tu ouvres ton cœur. Si tu le fais, le miracle de l’Expiation naîtra en toi et, comme David, tu cesseras la guerre et t’attableras devant le pain, les boissons, le mouton, les figues.

— J’ai perçu chose pendant un instant, murmura Rick. L’espace d’un instant, j’ai compris ce dont tu parlais. Mais la clarté en faiblit déjà. Je ne suis pas sûr de pouvoir faire ce que tu suggères. Je ne suis pas sûr de pouvoir laisser tomber. » Rick est au bord du désespoir et lutte contre ses larmes.

Son grand-père et lui s’assoient et restent silencieux un moment.

Grand-père Carson se tourne vers les collines devant eux.

« Tu n’as pas à laisser tomber, Ricky. Cela partira tout seul si tu te souviens d’Abigaïl et que tu te rapproches du Seigneur. Il a déjà laissé tomber pour toi. C’est une part de son expiation. Tu dois juste lui permettre de te le prendre.

« Je voudrais te demander de te souvenir de trois choses, mon fils. D’abord, pense à Abigaïl et rappelle-toi que le Seigneur lui-même a pris les péchés des autres sur lui. Ensuite, rappelle-toi qu’il a déjà expié ces péchés et que lorsque nous refusons de pardonner aux autres, c’est comme si nous repoussions le Seigneur. Et enfin, si nous accordons notre pardon absolu, il expie pleinement pour les souffrances et les fardeaux que nous supportons à cause des autres. Il nous bénit de son amour, de sa reconnaissance, de sa compagnie, de sa force à tout supporter. Et si nous recevons tout cela, que pouvons-nous espérer d’autre ? »

Sur ces mots, il reprend la route de Carmel.

« Attends, grand-père, attends ! » crie Rick en essayant de se relever.

Mais son grand-père avance à une allure incroyable.

« Je dois m’en aller maintenant, s’écrie-t-il. Peut-être me sera-t-il permis de revenir te voir. Je le souhaite.

— Moi aussi, s’étrangle Rick.




DEUXIÈME PARTIE



LES ENSEIGNEMENTS DE NINIVE


8LA TEMPÊTE PERDURE

Papa, j’ai soif ! »

Rick essuie ses yeux embués et voit une tignasse en bataille. C’est Lauren, dont la petite tête dépasse à peine le côté du lit. Réglée comme une horloge, la revoilà, à deux heures du matin. Rick peut compter sur les doigts d’une seule main les nuits de sommeil ininterrompues qu’il a eues ces derniers mois. Lauren est accroc au verre d’eau en pleine nuit et même si Rick lui en place un sur sa table de chevet chaque soir, il a bien meilleur goût si papa se lève pour le lui donner.

Quelquefois Rick en veut à Carole d’être celui qui se lève toutes les nuits pour les enfants et cette nuit n’arrange rien. Mais cependant, quand Lauren, après avoir bu, offre sa joue pour un bisou en disant, comme toujours, « je t’aime, papa », il est reconnaissant de l’interruption offerte par cette petite tête ébouriffée.

En général, Rick se rendort rapidement mais pas cette nuit-là. Les pensées de David, d’Abigaïl, de la route de Carmel et de son grand-père se bousculent dans sa tête. Rick se souvient d’un ami membre de l’Église qui lui a dit qu’il dormait toujours avec un bloc-notes à son chevet pour pouvoir noter ce qui lui vient à l’esprit pendant ses veilles nocturnes. Ce frère affirme avoir trouvé sur ce bloc-notes, en se levant le matin, les conseils les plus pertinents de sa vie. Cette pensée s’ajoute aux autres pour l’empêcher de se rendormir mais il n’a pas de papier à portée de main et le froid le retient sous ses couvertures.

Allongé, Rick pense à ce qu’il vient de voir. La visite de son grand-père lui paraît aussi tangible et réelle que n’importe quel événement vécu effectivement. Il sent presque la brise du désert lui caresser le visage. Il revoit David et Abigaïl jusqu’aux moindres détails de leurs vêtements. Bien que le rêve et tous les détails soient très nets, sa signification et ses implications sont l’objet d’une grande cogitation.

Carole est toujours allongée près de lui, face à la fenêtre, cramponnée à son côté du lit, comme elle l’était quelques heures plus tôt. Rick repense au message de son grand-père. « Souviens-toi de trois choses, avait-il dit. Premièrement, le Christ a pris sur lui les péchés de ceux qui nous font du tort. Deuxièmement, en conséquence, il se tient entre nous et ceux par qui nous estimons avoir été offensés et nous demande d’accepter que son expiation est suffisante pour leurs péchés et qu’il ne nous reste plus qu’à nous repentir de nos ressentiments et abandonner notre inimitié. Enfin, si nous pardonnons, l’Expiation compense ce qui nous manque et, soit élimine notre souffrance, soit nous soutient pour que nous puissions la supporter. »

Le souvenir de ce conseil adoucit un peu Rick. Il regarde Carole et éprouve un soupçon de regret pour son rôle dans les événements qui l’ont poussée à se réfugier à l’extrémité du lit. En la regardant dormir, il se surprend à souhaiter la voir allongée au milieu du lit, là où elle dormait avant, et tend timidement la main pour la poser dans son dos. « Étrange, pense-t-il, que quelqu’un marié depuis douze ans puisse se sentir aussi gêné de toucher son conjoint que la première fois qu’il lui a tenu la main. Plus qu’étrange, c’est tragique. »

« Alors, tu souffres autant que moi, lui dit-il en pensée. Ta froideur envers moi est ta façon de soulager ta douleur pour tes espoirs anéantis et l’humiliation d’être rejetée de ton époux. »

Il s’est souvent plaint du fait que Carole faisait tout pour se rendre difficile à aimer et qu’elle reprochait ensuite à son mari cette difficulté. Il réalise à présent qu’il peut probablement se reprocher la même chose. Chacun campe sur sa position, ce qui entraîne une spirale sans fin. Chacun revendique obstinément la justice de sa cause personnelle et refuse de revenir en arrière avant qu’il ne soit trop tard.

« Pourquoi agir ainsi ? se demande-t-il. Dans quel but ? Pourquoi sommes-nous si désireux, même poussés, à tout risquer ? » Il n’en a pas la moindre idée et bien que quelques remords commencent à faire surface, le désespoir domine.

« Qu’allons-nous faire maintenant ? se demande-t-il en se remettant sur le dos et en regardant le plafond. Comment sortir de cette situation ? Est-ce au moins à notre portée ?

— Pourquoi ne le serait-ce pas ? lui parvient une autre pensée.

Cette nouvelle idée est si différente des pensées désespérées qu’il entretient généralement qu’il se demande si elle vient bien de lui.

« D’accord, pense-t-il, en transformant la question en défi, pourquoi ne serait-ce pas à notre portée ? »

« Parce que toi ou Carole, ou les deux ne seraient pas capables de faire le nécessaire, lui dit une autre voix. »

« Si c’est possible mais que tu n’y crois pas, c’est que tu ne veux pas vraiment y croire, intervient la première voix. C’est que tu préfères autre chose que la guérison. »

— Et qu’est-ce que je pourrais bien préférer à la guérison ! s’exclame Rick.

— Le malheur, la souffrance, le désespoir.

— C’est absurde !

— Vraiment ?

— Pourquoi voudrais-je être malheureux, souffrir ou ressentir du désespoir ?

— Bonne question. Pourquoi ?

— Mais je ne le veux pas !

— Alors pourquoi l’es-tu ?

— Parce que… eh bien, parce que Carole me rend le bonheur impossible ! explose-t-il en ajoutant un juron silencieux.

Ces derniers temps, Rick s’est mis à jurer mentalement. Bien que l’habitude n’ait pas encore atteint ses lèvres, le fait que quelqu’un comme lui soit entraîné vers la grossièreté est preuve supplémentaire de la piètre influence de Carole.

« Bien sûr, endormie comme cela, elle a l’air bien, se défend-il. Je pourrais même imaginer que les choses s’arrangent entre nous. Mais je sais très bien comment elle va se comporter dès demain matin. Et je ne le mérite pas ! Je ne mérite pas d’être traité comme cela !

— Es-tu disposé à recevoir ce que tu mérites ? intervient la voix.

— Oui, je ne demande que cela.

— Es-tu certain de pouvoir l’accepter ? 


9LES RAISONS DE LA TEMPÊTE

Les cheveux de Rick sont balayés par une brise soutenue. Le voilà sur le pont d’un vieux gréement en bois d’une vingtaine de mètres, au milieu d’une mer déchaînée. Les matelots s’affairent autour de lui pour assurer les cordages et ajuster les gréages. Son grand-père est debout à côté de lui.

Rick observe la scène. Le vaisseau mesure à peu près six mètres de large sur toute sa longueur, avant de s’arrondir doucement vers la proue et la poupe d’où s’élèvent des montants de bois sculptés de façon identique, d’une hauteur de trois mètres et de forme arrondie. Au milieu du pont se trouve le mât sur lequel est fixée une voile rectangulaire, renforcée de multiples bandes de cuir, prêtes à craquer sous le vent. Le ciel s’obscurcit à vue d’œil.

Des gouttes de pluie commencent à tomber et la mer se met à percuter la coque. Rick envisage avec scepticisme le sort des nombreuses caisses et des barils gerbés par deux contre les bastingages du navire, apparemment sécurisés par des cordages arrimés avec un savoir-faire professionnel. Une rambarde en osier procure une protection sur tout le pourtour du bateau. « Mais cela va-t-il résister à la furie de la tempête qui s’annonce ? se demande Rick. Il n’en est pas si certain, pas plus d’ailleurs que les marins qui ne cessent de vérifier et revérifier chaque nœud.

« Où sommes-nous, grand-père ? » crie Rick, par dessus les bourrasques.

« Sur un bateau pour Tarsis, hurle le grand-père en retour.

— Pardon ?

— Tarsis, crie encore plus fort son grand-père. Une ville au sud-ouest de ce que nous appelons maintenant l’Espagne. À l’époque où nous sommes, c’est l’extrémité ouest du monde connu.

— Pourquoi sommes-nous ici ?

Son grand-père lui fait signe de s’approcher d’une grande caisse qui pourrait les protéger un peu de la violence du vent.

Ils se retrouvent à cet abri, serrés l’un contre l’autre pour mieux s’entendre. À cet instant, le bateau plonge à tribord, comme s’il était tombé dans un trou et une vague déferle par dessus leur abri. Rick s’accroche de toutes ses forces, enroulant ses bras autour des cordages pour éviter d’être emporté.

« Qu’est-ce qu’on fait là ? demande-t-il tout haletant.

— Tu voulais avoir ce que tu méritais, répond son grand-père sur un ton étonnamment calme en de telles circonstances.

— Hein ?

— Tu viens de dire, il y a un instant, que Carole ne te traitait pas comme tu méritais de l’être. Tout ce que tu veux, c’est ce que tu mérites, c’est exact ?

— Oui, c’est exact. Mais, quel rapport avec notre présence ici ?

— Ah, c’est que tu n’es pas le seul à te poser cette question ce soir. »

Rick ne comprend rien à ce que raconte son grand-père.

À cet instant, une voix tonitruante lance par dessus le tumulte : « Rameurs ! À vos postes ! À vos postes ! » Des hommes se précipitent et s’engouffrent dans une écoutille à mi-pont. Quelques-uns se dirigent péniblement vers la voile pour l’abaisser.

Maintenant le ciel a presque entièrement viré au noir, les quelques percées de lueurs révèlent des nuages agités, d’un jaune ou rouge sinistre. Le ciel est aussi mouvant qu’un nid de serpents. Le bateau tangue violemment. Les vagues commencent à se dresser bien au-dessus d’eux et à se fracasser sur le pont. Au troisième assaut des vagues, un baril près de la proue, à bâbord, se détache, défonce la barrière en osier et plonge dans la mer. Les caisses et barils amarrés derrière lui commencent à glisser sur le pont et s’écrasent contre les autres marchandises. Le bateau plonge à nouveau et tout ce qui est en vrac sur le pont tombe à l’eau.

« Par dessus bord ! » tonne la voix qu’ils avaient entendue deux minutes plus tôt. « Jetez la cargaison par dessus bord ! »

Les hommes qui s’occupaient de la voile se précipitent vers les marchandises, défont les attaches et font basculer les caisses par dessus bord. D’autres hommes remontent et leur prêtent main forte. Au bout de dix minutes, le pont est débarrassé de la majorité de son chargement. Plusieurs hommes ont bien failli être emporté en mer.

Les marins se précipitent vers l’écoutille. Instinctivement, Rick les suit et son grand-père lui emboîte le pas. Arrivé à moitié de l’échelle, Rick est projeté contre le côté tribord de l’entrepont lorsque le bateau se couche presque complètement sur le côté. Le navire gémit en se redressant lentement.

Si c’était pure folie sur le pont, c’est le chaos total en-dessous. Les hommes se lamentent et prient, l’eau jusqu’aux chevilles, la voix désespérée, le visage défait par l’angoisse. Quelques-uns ont défait leur tunique et en ont attaché les extrémités à des endroits fixes pour en faire des harnais de fortune et éviter ainsi d’être projetés dans l’entrepont. D’autres sont accrochés désespérément au bras, à la jambe ou au harnais d’un camarade, ou bien aux cordes des caisses qui occupent ici un tiers de la surface, sont bien arrimées ensemble et paraissent pour l’instant être en sûreté.

« Faites appel aux dieux ! » retentit à nouveau la voix. Rick se retourne et voit sur sa gauche celui qui invective, un solide gaillard d’une cinquantaine d’années, le visage buriné par le soleil et les intempéries, les yeux enflés. Les hommes se soumettent, faisant appel aux cieux avec encore plus de ferveur. L’homme à la voix puissante, le capitaine sans doute, regarde rapidement tout ce qu’il peut voir de l’entrepont. Rick suit son regard mais ne note rien d’extraordinaire ; une soudure ici, une jointure là. Le capitaine avance au milieu de ses hommes, s’appuyant au passage sur leurs épaules, pour inspecter méticuleusement tout l’entrepont. Soudain, le bateau se couche et le capitaine est projeté au milieu de l’entrepont. L’eau s’engouffre par des brèches dans le panneau d’écoutille. « Continuez à implorer les dieux ! » crie-t-il à nouveau en se relevant, tandis que le bateau se redresse en faisant un bruit terrible. Il cogne sur le plafond à bâbord en criant : « Ramez plus fort ! » Les rameurs doivent donc être quelque part entre la cale et le pont. Il cogne à tribord et répète sa demande en ajoutant : « Amenez-nous sur la terre ferme ! Amenez-nous sur la terre ferme ! » Puis il disparaît derrière les caisses du fond.

Le grand-père de Rick, appuyé à sa droite, est le portrait même de la sérénité.

« Pourquoi tout cela, grand-père ? »

En même temps, un homme à la gauche de Rick s’écrie : « Les dieux sont en colère, à qui la faute ? » Quelques-uns reprennent à l’unisson : « Oui, à qui la faute ? » Les hommes commencent à se regarder avec suspicion. Les prières cessent, la cale est soudain habitée par le doute et la suspicion. « Toi, sale voleur ! s’écrie un homme édenté, debout de l’autre côté de l’entrepont, c’est ta faute ! » Il détache son harnais et se jette sur un jeune homme dégingandé debout au milieu de la cale. D’autres se précipitent et une bagarre générale s’engage. C’est alors qu’un mouvement du bateau à bâbord projette tous les protagonistes contre la paroi opposée, dans un bruit sourd ; leurs vêtements trempés éclaboussent les planches.

Chaque homme oublie ponctuellement le différend pour vérifier s’il est blessé, puis ils s’apprêtent à reprendre le combat quand l’un d’eux suggère de tirer au sort pour trouver le coupable. « Bonne idée », s’accordent-ils tous à dire.

Rick regarde avec curiosité les hommes se ranger en cercle. Le capitaine revient de l’arrière du bateau accompagné d’un autre homme et tous deux s’intègrent au cercle. Ce second personnage est différent du reste de l’équipage. Il est habillé à la manière de David et ses hommes, mais en plus élégant. Il porte un long manteau, un couvre-chef et des sandales, alors que la plupart des marins sont pieds nus et ne portent qu’une tunique par dessus leurs sous-vêtements et un bandeau autour de la tête pour attacher leurs cheveux. Le regard du nouveau venu est résigné. Il prend place dans le cercle, à côté du capitaine.

« Tolar, rassemble les hommes ! » commande le capitaine, indiquant les étages supérieurs. Le jeune homme, victime de la fureur du matelot édenté, bondit sur ses pieds et cogne trois fois au plafond, de chaque côté du bateau. De part et d’autre, une écoutille s’ouvre et une demi-douzaine d’hommes en descendent. Ils portent leur tunique rabaissée jusqu'à la taille et maintenue par une ceinture. Des gouttes d’eau de mer et de sueur coulent sur leur torse nu.

« Joignez-vous au cercle », dit le capitaine.

Ils s’assoient tous rapidement et le doyen entame un genre de chant ou d’incantation sur une musique et dans une langue qui sont parfaitement étrangères à Rick. Ce chant est l’hymne rituel adressé au dieu de l’orage et de la tempête des Phéniciens, habitants de la région du monde qui correspond à l’actuel Liban. De 1 000 à 700 ans avant Jésus-Christ, les Phéniciens étaient les maîtres de la construction navale et du commerce, ils régnaient sur le pourtour méditerranéen et de là vers le nord jusqu’aux îles Britanniques et vers le sud jusqu’aux côtes de l’Afrique de l’ouest.

« Commençons ! » grogne l’homme édenté qui a commencé la bagarre. Le vieil homme interrompt sa prière et dégage un petit sac de sa ceinture d’où il retire une douzaine de perles minuscules. Il les montre à tous les hommes présents. Le regard de Rick est attiré par une perle d’un violet intense, qui se distingue de toutes les autres.

« Il nous faut une surface sèche, le sol est trop mouillé », dit l’homme.

Le capitaine se redresse en grognant bruyamment, s’approche de la cargaison et à main nue, arrache le couvercle d’une énorme caisse. Il le traîne vers le cercle et le jette au milieu des hommes en disant : « Allez, vas-y, Rabish. »

Docilement, le vieil homme jette ses perles sur le couvercle. Les hommes s’étirent pour voir la configuration formée par les perles et toutes les têtes se tournent vers le nouveau venu, à côté du capitaine. Rick arrive à voir, par dessus la tête des hommes, cinq perles plus ou moins alignées, avec la violette au bout, pointant directement l’homme au manteau. Soudain, le bateau roule sur le côté gauche, le nouveau venu s’effondre et les perles, les hommes et Rick sont projetés.

« Dis-nous qui tu es, ô étranger, implore le capitaine, dès qu’il s’est relevé, et pour quelle raison ce malheur s’abat-il sur nous. »

L’homme se tait quelques instants. « Je suis un homme méprisable, dit-il finalement, la voix triste. Je m’appelle Jonas, fils d’Amitthaï. Le tirage au sort est exact. J’ai offensé le Dieu du ciel et de la terre. »

« Jonas, mais bien sûr ! » pense Rick.

« Que veux-tu dire ? » demande instamment le capitaine. « Qu’as-tu fait ? »

L’agitation remplace en partie le désespoir mais certainement pas la douleur sur le visage de Jonas.

« Le Seigneur m’a commandé d’aller prêcher aux Assyriens, à Ninive et de les mettre en garde mais je n’ai pas voulu y aller parce que ce sont des barbares, de cœur et d’esprit. » Sur ce, il jette un regard inquiet autour de lui. Soulagé qu’il n’y ait pas d’Assyrien parmi eux, il continue : « Je me suis enfui loin de la face du Seigneur et de son commandement. C’est la cause des calamités qui s’abattent sur nous. Le Dieu du ciel et de la terre est en colère.

— Dis-moi s’il te plaît d’où tu viens, demande le capitaine. Quel est ton pays et de quel peuple es-tu ? Quel est le dieu que tu adores ?

— Je suis Hébreu et je crains l’Éternel, le Dieu des cieux, qui a fait la mer et la terre. C’est lui qui est en colère et son bras ne s’arrêtera pas. » Jonas prend son visage dans ses mains. « J’ai offensé le Seigneur et voilà ma récompense. Je suis condamné à mourir. »

Soudain, le bateau plonge en avant. Rick en a un haut-le-cœur. Les hommes, dont aucun n’est attaché, s’écrasent sur la paroi d’en face. La mer renverse totalement le bateau et la panique s’empare de l’équipage. Les verres protecteurs des bougies explosent, toutes les lumières s’éteignent. Au même moment, les caisses à l’arrière de la cale se détachent, s’écrasent sur le plafond devenu le plancher, et commencent à glisser dans toutes les directions au gré des vagues. Deux ou trois minutes plus tard, le bateau parvient miraculeusement à se redresser mais tous les hommes ont de l’eau jusqu’au genou.

Le capitaine crie : « Eh, l’Hébreu, que devons-nous faire pour que les eaux se calment ?

— Prenez-moi et jetez-moi à la mer, répond Jonas, alors la mer se calmera envers vous. C’est moi qui attire la tempête sur vous.

Le capitaine le regarde d’un air méfiant. « Nous n’ajouterons pas le meurtre à nos ennuis. »

« Rameurs, à vos postes ! hurle-t-il. Ramenez-nous à terre ! » Les hommes, torse nu, grimpent à la corde vers les écoutilles du plafond. Par l’ouverture, on peut distinguer deux compartiments sous le pont, un de chaque côté de la cale, où quelques hommes reprennent le maniement des rames.

En vain. La tempête est trop forte pour les rameurs. Déjà en temps normal, il est difficile de guider un bateau sans barreur sur le pont. Jonas continue à les implorer de le jeter à la mer.

Les efforts des rameurs s’avérant inutiles, le capitaine et ses hommes se tournent vers Jonas. « Nous n’avons plus le choix, ô étranger. Nous ferons ce que tu demandes. Mais je t’en supplie, Ô Dieu des Hébreux, dit le capitaine, élevant la voix et les bras vers les cieux, sa silhouette grise à peine visible, ne nous fais pas périr à cause de la vie de cet homme, et ne nous condamne pas ! Car toi, Ô Éternel, tu as fait comme il te semblait bon. »

Sur ce, l’un des hommes grimpe agilement à l’échelle et déverrouille l’écoutille menant au pont. Puis il redescend et fait place à Jonas.

Jonas hésite mais une secousse du bateau et une poussée du capitaine l’aident à grimper à son tour à l’échelle. Deux hommes le suivent, assurés par des cordes. Vingt secondes plus tard, ils replongent par l’écoutille, la verrouillant à nouveau et redescendent dans la cale.

Jonas a été jeté à la mer.34


10QUI NOUS SOMMES

Épuisé et étonné par ce dont il vient d’être témoin, Rick comprend encore moins la raison de sa présence en ces lieux. « Pourquoi suis-je ici, grand-père ? redemande-t-il. Dans quel but ? Que veux-tu m’enseigner ?

— Connais-tu la suite de l’histoire de Jonas, Ricky ?

— Bien sûr, il est avalé par un grand poisson et au bout de trois jours, le poisson le rejette à terre. Il va à Ninive et finit par prêcher. Le peuple se repent et est épargné. Je connais cette histoire. Je ne vois vraiment pas le rapport avec moi.

— C’est pour cela que nous sommes ici, Ricky, pour que tu voies. »

Entre-temps, le vent et les vagues se sont rapidement calmés et les hommes remontent tous sur le pont, suivis de Rick et de son grand-père, et prennent la mesure des dégâts. Le mât s’est brisé à cinquante centimètres au-dessus du pont et la voile est perdue en mer. La barrière en osier est presque entièrement arrachée. Paradoxalement, le ciel crépusculaire est dégagé et la mer est d’huile. Les hommes tombent à genoux et rendent grâce.

Rick suit son grand-père jusqu’à la proue et regarde la Méditerranée maintenant apaisée.

Après une minute ou deux, son grand-père demande : « Penses-tu t’être déjà enfui à Tarsis, Ricky ?

— Tu veux dire m’être enfui de la présence du Seigneur ? Non, je ne crois pas.

— Non ? demande le grand-père en haussant les sourcils. Réfléchissons à ce que signifie s’enfuir à Tarsis.

« C’est reparti, pense Rick. Encore une séance de Socrate. »

« Oui, sans doute, mon garçon, dit grand-père dans un bref éclat de rire. Réfléchissons à ce que nous venons de voir. Pourquoi Jonas s’enfuit-il à Tarsis ?

— Pour la raison que je viens juste de te donner, pour fuir la présence du Seigneur.

— C’est ce qu’il fait, en effet, mais pourquoi ? Pourquoi fuir devant le Seigneur ?

— Je suppose que c’est parce qu’il ne veut pas aller à Ninive.

— Exact, mais pourquoi ?

— Je ne sais pas, grand-père ! C’est simplement parce qu’il ne veut pas y aller. Peut-être n’aime-t-il pas les gens qui y vivent.

— Tu as entièrement raison, répond le grand-père en ignorant l’exaspération de Rick. Il ne veut pas y aller et il n’aime pas les Ninivites. Il ne les aime pas à cause de ce qu’ils ont fait à son peuple et de ce qu’ils vont encore faire.

— C’est à dire ?

— À l’époque de Jonas, Ninive est une ville importante de l’empire Assyrien, elle en sera bientôt la capitale. Les Assyriens sont brutaux, belliqueux, craints par tous les peuples qui les entourent, y compris les Phéniciens, comme les matelots de notre bateau, qui leur paient un tribut pour pouvoir jouir de leur souveraineté.

« À cette époque de l’histoire, l’empire Assyrien comprenait pratiquement tout l’Irak et la Syrie actuels et une grande partie de la Jordanie et de la Turquie. À une époque, les Assyriens contrôlaient même l'Égypte. Depuis des années ils faisaient des raids sur les frontières nord du royaume d’Israël et exigeaient des impôts. Jonas savait par d’autres de ses amis prophètes que les Assyriens détruiraient bientôt le royaume du nord et amèneraient son peuple en captivité35, ce qui s’est effectivement produit en 721 avant Jésus-Christ. »

Le grand-père se tait un moment et regarde la mer. « Sais-tu comment Jonas pourrait les sauver ? demande-t-il finalement. Et pourquoi le Seigneur lui demanderait-il de le faire ? C’est précisément ce que Jonas a du mal à comprendre, Ricky. Selon lui, les Ninivites ne méritent pas d’être sauvés. Et lui, victime de leur cruauté, ne mérite pas qu’on lui demande de les aider. »

Le sentiment de Rick de ne pas mériter d’être traité comme il l’est par Carole a suscité précédemment un commentaire de son grand-père qui lui revient à l’esprit. « Alors, tu penses que je suis comme Jonas, c’est cela, grand-père ? Tu crois que je suis fâché parce que je pense mériter mieux que ce que je reçois, et qu’en cela je suis comme Jonas ? »

Rick ne reçoit pas de réponse.

« Eh bien, peut-être as-tu raison. Mais tu sais quoi ? Pour tout te dire, je comprends la réaction de Jonas, vu ce qui l’attend. Qui pourrait lui en vouloir de ne pas souhaiter aller à Ninive ? De ne pas vouloir aider le peuple qui va décimer le sien sans scrupules ? Alors je suis probablement comme Jonas, mais cela m’a l’air moins grave que d’être Ninivite !

— En fait, Ricky, c’est ce que tu es.

— Quoi ?

— Ninivite.

— Moi, Ninivite ?

— Oui, et Jonas aussi d’ailleurs. C’est pour cela que nous sommes ici. Et c’est pour cela aussi que Jonas est quelque part par là, dit le grand-père en faisant un mouvement de tête vers la mer.


11 — CE QUE NOUS MÉRITONS

Comment Jonas peut-il être un Ninivite ? objecte Rick, en pensant à lui-même. Il n’est pas belliqueux. Il n’est cruel avec personne. Il n’a rien d’un Ninivite. C’est un prophète, voyons !

— En réalité, au moins sur un point, mais c’est le point crucial, il est exactement comme les Ninivites.

— Quel point ?

Tu te souviens que Jonas pense que Ninive ne mérite pas d’être sauvée et c’est pour cette raison qu’il s’enfuit. Mais devine qui d’autre ne mérite pas d’être sauvé ? »

La question insistante de grand-père Carson suscite un instant de silence.

« Tu veux dire que Jonas ne mérite pas non plus d’être sauvé, répond finalement Rick perdu dans ses pensées. »

« Exactement. Si Jonas exige que chacun reçoive ce qu’il mérite, il doit l’appliquer aussi pour lui. Et il est précisément en train de recevoir ce qu’il mérite. »

Rick est plongé dans ses pensées. « Mais, et Carole et la façon dont elle me traite ! hurle-t-il en lui-même. Si vous n’avez pas la charité, vous n’êtes rien. C’est ce que les Écritures disent. Et Carole n’en possède quasiment pas. Elle ne devrait pas être comme elle est. Je mérite mieux. N’est-ce pas ? »

« En réalité, tu as à la fois raison et tort, l’interrompt son grand-père. Il est vrai qu’il nous est commandé d’aimer et de respecter les autres et il est probablement vrai que Carole n’y parvient pas, de même que toi et moi n’y parvenons pas non plus, d’ailleurs. En revanche, là où tu as raison, c’est quand tu penses que toi ou moi méritons cet amour, ce dévouement, que nous y avons droit. Mais en réalité, ce que nous méritons, toi, Carole, moi, Jonas, les Ninivites, tout le monde, c’est l’enfer. Parce que l’amour et le salut sont des dons. Et combien nous devrions être reconnaissants d’en recevoir ne serait-ce qu’une portion ! »

Grand-père regarde la mer et poursuit :

« L’enfer, c’est tout ce que nous avons le droit d’espérer, Ricky, s’il n’y avait le pouvoir rédempteur du sacrifice expiatoire du Sauveur. C’est cet amour, offert non pas parce que nous le méritons mais plutôt en dépit du fait que nous ne le méritons pas, qui nous sauve. Crois-moi, nous ne voulons pas ce que nous méritons. Jonas est en train de s’en rendre compte. Notre espérance est de recevoir ce que nous ne méritons pas : la miséricorde qui offre le don de la vie éternelle. Et Jonas ne va pas tarder à l’apprendre. »

« Alors, dois-je comprendre que j’ai tort de penser que Carole me fait du mal ? se dit Rick en lui-même. Il y a quelque chose qui m’échappe, grand-père. Je comprends que sans le Sauveur, nous sommes tous perdus, toi, moi, Carole, Jonas, les Ninivites. Je comprends cela. Mais le fait est que nous ne sommes pas sans le Sauveur. Son expiation exige notre justice personnelle : nous sommes sauvés par la grâce après avoir fait tout ce que nous pouvons36, n’est-ce pas ? Alors, le fait que Jonas soit plus juste que les Ninivites, même s’il a cherché à s’enfuir à Tarsis, ne compte-t-il pas ?

— Oui, cela a son importance, Ricky, mais pas de la façon dont tu l’envisages.

— Tu n’avais pas l’habitude de parler par énigmes, grand-père, taquine Rick.

Le rire de grand-père Carson dissipe la tension que Rick commençait à ressentir. Il se tourne vers son petit-fils. « Je suis désolé, mon garçon, je ne voulais pas compliquer ta réflexion. Je vais m’exprimer plus directement. Que les Ninivites soient justes ou pas, cela a bien sûr son importance, mais seulement pour les Ninivites. Cela ne concerne en rien Jonas. S’il pense le contraire, s’il pense qu’il est plus méritant parce qu’il se trouve meilleur que les Ninivites, il devient dès lors plus ‘Ninivite’ que ceux qu’il condamne.

— Mais si les Ninivites sont vraiment mauvais ? demande Rick en pensant à son mariage. Et si Jonas est vraiment meilleur qu’eux ? S’il est vraiment plus juste ? Qu’y a-t-il de mal à ce que Jonas le constate ?

— Parce que ce n’est pas exact : voilà le problème. S’il était réellement meilleur qu’eux, il ne lui viendrait même pas à l’esprit de le penser parce qu’il saurait qu’en réalité il ne mérite pas mieux que l’enfer. Dans un sens, la ‘droiture’ est l’humble prise de conscience de notre iniquité, associée à notre engagement sincère à mieux faire. La justice ne laisse aucune place aux sentiments de supériorité. De tels sentiments ne sont d’ailleurs que mensonge et vanité. »

Ces propos frappent tellement Rick qu’il ne cherche pas à formuler de nouveaux arguments. Il vient de réaliser que ce qu’il cherche essentiellement est d’avoir raison et que c’est cette seule ambition qui a nourri son échange avec son grand-père. Mais ce qu’il vient d’entendre - ou la façon dont son grand-père l’a formulé - change tout. Il se détend et se tourne vers la mer, comme son grand-père.

« Tu vois Ricky, la justice relative n’a aucune valeur. Que Jonas soit pire ou meilleur que les Ninivites ne change rien. Que tu sois meilleur ou pire que Carole ne change rien non plus. Certains ouvriers travaillent plus longtemps à la vigne que d’autres, nous a enseigné le Seigneur dans une de ses paraboles.37 Le salaire de chacun à la fin de la journée n’a aucun rapport avec le travail des autres. Nous sommes tous occupés à travailler à notre propre salut avec crainte et tremblement devant le Seigneur. Nous ne recevrons ce don que lorsque nous saurons dans notre cœur que nous ne le méritons pas davantage que quiconque. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure en parlant de ‘fuir à Tarsis’ : c’est persister à croire que nous sommes meilleurs, plus justes, plus méritants que les autres. Alors qu’en réalité, sans la miséricorde du Sauveur, nous sommes tous damnés. La vie éternelle est un don. Pas un droit. Et ce don doit susciter notre reconnaissance.

— Oui, je suppose que c’est vrai, concède Rick en poussant un soupir. Mais c’est dur, grand-père. J’ai du mal à l’accepter. » C’est la première fois depuis qu’il se trouve sur le bateau que Rick met son coeur à nu et n’est plus sur la défensive.

« Grand-père, ça ne va pas du tout avec Carole. Je ne suis pas gentil avec elle. Chaque injustice, même insignifiante, semble peser une tonne sur moi. » Rick continue à contempler la mer, le regard vague tandis que son esprit ressasse les événements les plus récents. « La semaine dernière, par exemple, je préparais le dîner après le travail, ce qui est de plus en plus fréquent depuis ces deux dernières années vu que Carole a cessé de s’occuper de préparer les repas. Bref, j’avais pensé faire des œufs brouillés et je commençais à les battre dans un bol. Carole était assise à la table de la cuisine et ne proposait pas la moindre aide. Et puis, au moment de verser les œufs dans la poêle, elle me dit de la graisser pour que les œufs n’attachent pas. J’ai protesté un peu et elle a dit : ‘Écoute, cela rend les poêles très difficiles à laver si tu n’utilises pas de matière grasse. Mais si tu nettoies tes saletés toi-même, ne te gêne pas, fais comme tu veux’. Voilà ce qu’elle m’a dit.

« Eh bien je me suis fâché. J’en avais assez. ‘Pourquoi ce que je fais ne convient-il jamais !’ ai-je demandé. ‘Pourquoi n’es-tu pas même reconnaissante que je fasse le repas ? Pourquoi est-ce que tu n’es jamais contente ?’ Je me disais que puisque je n’ai pas droit à un repas bien préparé, je devrais au moins pouvoir le cuisiner à ma façon. » Les larmes montent aux yeux de Rick devant la futilité de son argument. « Elle ne peut même plus me demander de graisser la poêle maintenant, soupire-t-il. On ne peut même plus parler d’œufs, dit-il en secouant pathétiquement la tête. »

« Jonas connaît bien le désespoir qui te tenaille, Ricky. Mais le Seigneur va lui enseigner la façon d’échapper au désespoir. La première partie de la leçon se déroule dans le ventre du poisson, la deuxième à Ninive. »


12UNE QUESTION DE MISÉRICORDE

Rick et son grand-père se retrouvent sur une colline d’où ils peuvent voir une vaste vallée. Derrière eux, à quelques kilomètres de distance, se dresse une chaîne de montagnes de taille respectable. Au dessous d’eux s’étend une ville immense qui prend naissance au bord d’un fleuve à plus de vingt kilomètres de là et s’étend tout alentour. Le centre ville, qui fait au moins quinze kilomètres carrés, est clôturé par un mur d’enceinte. Maisons et bâtiments blanchâtres semblent être empilés les uns sur les autres. Des rues sinueuses et étroites serpentent parmi elles. Un certain nombre de bâtiments plus grands, gouvernementaux sans doute, ressortent du lot.

Au centre, en direction de la rivière, se dresse un édifice beaucoup plus imposant que les autres. Rick a du mal à en évaluer la taille, du fait de la distance, mais sa base est massive et sa forme pyramidale, et une structure magnifique en forme de temple repose dessus.

La ville décroît ensuite en densité dans toutes les directions mais continue, à perte de vue, le long de la rive du fleuve que Rick peut voir. Les bordures extérieures finissent pas céder la place à des fermes et des hameaux au milieu de champs cultivés. Les parcelles proches de Rick sont desséchées, brûlées par le soleil, mais plus près du fleuve, le sol est encore irisé.

« Voici donc Ninive, dit Rick prosaïquement.

— Oui, la grande ville, répond son grand-père. Le fleuve là-bas, c'est le Tigre. Nous sommes à 370 kilomètres au nord du site actuel de Baghdad et à 885 kilomètres au nord-est de Jérusalem.38

« Regarde », dit le grand-père en indiquant la droite.

Rick s’avance pour voir derrière un rocher qui lui cachait la vue. À vingt mètres d’eux se dresse une cabane de fortune. Un homme essaie en vain de s’y protéger de la chaleur. La végétation est tellement rare autour d’eux qu’il n’a pas réussi à obstruer les interstices entre les planches de bois qui forment son abri. Le pied de vigne grimpante qui courait sur les côtés et sur le toit a séché et est mort. « C’est Jonas ? » demande Rick.

— Oui, il a grimpé là après avoir prêché aux Ninivites comme cela lui avait été commandé. ‘Quarante jours, leur a-t-il dit, et vous serez détruits à moins de vous repentir’.39 Il a répété son avertissement inlassablement jusqu’à la date fatidique. Jonas prenait plaisir à avertir le peuple, Ricky, parce qu’il se réjouissait de la destruction des Ninivites. Plus leur avenir était sombre, plus il s’en réjouissait. Il se faisait plaisir dans son rôle de ‘prophète’. Mais, à sa grande surprise et sa grande déception, les Ninivites se sont repentis et le Seigneur a enlevé sa sentence.

« Hier était le quarantième jour depuis l’avertissement initial de Jonas. Il vient de passer les dernières vingt-quatre heures à exiger du Seigneur qu’il tienne parole et détruise les Ninivites. Jonas reste sur cette colline pour assister à la destruction qu’il espère.

— Mais le Seigneur ne les détruit pas.

— Non, Ricky, il ne le fait pas. Et l’histoire de Jonas est sur le point de se terminer là, sur cette colline, avec un Jonas déçu, en train de transpirer dans sa cabane, pendant que le Seigneur attend la réponse à sa question.

— Quelle question ? »

Le grand-père sourit. « Une question qui s’adresse autant à toi ou moi qu’à Jonas.

— Que veux-tu dire ?

— Le livre de Jonas se termine par une question, une question que le Seigneur pose à Jonas. Mais la question reste sans réponse. La réponse est omise par Jonas parce qu’elle ne regarde que lui. Cette question reste en suspens pour tous les lecteurs, comme si le Seigneur la posait à chacun. C’est à toi maintenant qu’il la pose. Et ta réponse, aussi bien aujourd’hui qu’à chaque instant de ta vie, déterminera ta voie, soit vers le désespoir, soit vers la joie.

— Quelle est la question ? demande Rick avec insistance.

— La question est : N’aurais-je pas pitié de Ninive ?40

— C’est tout ? se demande Rick. Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui m’échappe ?

— Carole t’échappe, mon garçon. Et quatre enfants dont tu n’imagines pas la souffrance. »

Rick est éberlué par ces paroles.

« Je vais te montrer quelque chose », dit grand-père Carson qui fait quelques pas pour ramasser un petit bâton et revient s’accroupir près de Rick.

« Il y a quelque chose que tu dois comprendre dans l’histoire de Jonas, dit-il pendant qu’il écrit dans le sable en enfonçant bien son bâton. » Quand il a fini, il dit : « Regarde. »

Rick lit ceci :


1. Le Seigneur commande à Jonas d’appeler les Ninivites au repentir.


2. Jonas pèche en souhaitant que les Ninivites ne soient pas sauvés.


3. Jonas se repent et le Seigneur le sauve.


3. Les Ninivites se repentent et le Seigneur les sauve.


2. Jonas pèche en ne souhaitant pas que les Ninivites soient sauvés.


1. Le Seigneur demande à Jonas : N’aurais-je pas pitié de Ninive ?


« Voilà l’histoire de Jonas, Ricky. Tu remarques quelque chose ?

— Oui, les éléments de l’histoire se répètent mais en ordre inversé. C’est un chiasme, une forme d’écriture courante en hébreu.

— Très bien, Ricky, dit son grand-père visiblement impressionné. Je ne connaissais pas l’existence des chiasmes avant de venir ici, dit-il. » Rick suppose qu’« ici » signifie l’au-delà.

« Tu sais alors qu’à la différence de l’écriture linéaire, le chiasme attire l’attention sur le centre du message. La fin d’une histoire chiasmatique n’est pas tellement la fin mais plutôt une invitation à reconsidérer la partie centrale. Que remarques-tu au centre ?

— Dans les deux phrases centrales, le Seigneur a sauvé, d’abord Jonas et ensuite les Ninivites.

— Exactement. Le Seigneur a sauvé Jonas et les Ninivites à la même condition, le repentir. Donc, si Jonas répond à la question du Seigneur : ‘Non, les Ninivites que tu as sauvés n’auraient pas dû l’être’, cela implique que quelqu’un d’autre ne devrait pas l’être non plus…

— Jonas, répond Rick en essayant de reconstruire le puzzle. Tu es en train de dire que si Jonas n’est pas content que Ninive soit sauvé, il se disqualifie lui-même du salut.

— Oui. On pourrait le formuler autrement : Jonas est déjà indigne du salut, tout comme les Ninivites. Personne n’en est digne. Le salut est un acte de miséricorde. La question du Seigneur concernant sa miséricorde pour les habitants de Ninive n’est plus une question pour eux. Mais elle se pose encore pour Jonas. La question du Seigneur implique le principe suivant : la miséricorde ne peut être accordée qu’à ceux qui sont disposés à l’accorder aux autres.

« La question du Seigneur à Jonas est semblable à celle posée dans la parabole du serviteur impitoyable, à qui le Seigneur, son maître, a pardonné la dette : ‘Ne devrais-tu pas aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi ?’ Ensuite son maître le livra aux bourreaux… ‘C’est ainsi, continue le Seigneur, que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son cœur’. »41

Rick respire profondément lorsqu’il considère son mariage à la lumière de ce que son grand-père vient de dire.

« Ce n’est pas un hasard, Ricky, si l’affirmation centrale du livre de Jonas, qui se trouve au milieu du chiasme formé par les vingt-quatre versets qui la précèdent et les vingt-trois qui la suivent, dit : ‘Ceux qui s’attachent à de vaines idoles éloignent d’eux la miséricorde’.42 Jonas, dans sa cabane, s’attache à de vaines idoles. Il a oublié ses péchés antérieurs. Il a oublié la miséricorde des matelots qui ont essayé de l’épargner tout en sachant qu’il était la cause de leurs ennuis. Il a oublié la miséricorde du Seigneur qui l’a sauvé bien qu’il ne le méritait pas. Il fait preuve de cécité pour son côté ‘ninivite’. En refusant de voir avec miséricorde, il a une vision déformée des choses. Tout ce qu’il voit, c’est qu’il a ‘raison’, c’est ce à quoi il a ‘droit’, c’est ce qu’il ‘mérite’. En ‘s’attachant à de vaines idoles’ il risque ‘d’éloigner de lui la miséricorde’. Et en ne ressentant pas la miséricorde de Dieu, il s’enferme dans le désespoir.

« Ce qui m’amène à te poser la question : Ricky, se pourrait-il que tu oublies tes propres péchés ? Se peut-il que tu oublies de te souvenir des gestes miséricordieux que Carole a pu faire à ton égard ? Se peut-il que tu oublies le Seigneur ? Se peut-il que tu ne voies plus ton propre côté ‘ninivite’ ? Se peut-il que tu continues à penser à tes droits ?

« C’est la réponse à ces questions qui te permettra d’échapper au désespoir. »




13 LA MISÉRICORDE MISE EN JEU

Mais comment est-ce possible, grand-père ? Je me sens encore plus mal à l'aise devant ces questions.

— C’est précisément parce qu’elles détiennent la clé du bonheur.

— Cela n’a pas de sens !

— À une autre époque, cela en aurait, Ricky, mais à ton époque tout le monde recherche le bonheur sans pour autant abandonner ses péchés. Mais toi et moi savons bien que ‘la méchanceté n’a jamais été le bonheur’.43 Le peuple du roi Benjamin n’a été rempli de joie qu’après être tombé par terre par crainte de ses péchés, se considérant ‘moins que la poussière de la terre’.44 Le désespoir qui étreignait Alma n’a cédé la place à la joie qu’après qu’ils aient été ‘déchirés par le souvenir de leurs nombreux péchés’.45 Le père du roi Lamoni avait raison de dire au Seigneur qu’il ‘délaisserait tous ses péchés pour le connaître,’46 cela voulait dire qu’il reconnaissait son état de pécheur.

« Je répète donc : Se peut-il que tu oublies tes propres péchés ? Se peut-il que tu oublies de te souvenir des gestes miséricordieux que Carole a pu faire à ton égard ? Se peut-il que tu oublies le Seigneur ? Se peut-il que tu ne voies plus ton côté ‘ninivite’ ? Se peut-il que tu continues à penser à tes droits ? Contrairement aux croyances modernes, il n’y a pas de questions plus joyeuses que celles-là. »

L’esprit de Rick est déjà loin dans ses souvenirs. Il est au volant de sa voiture, Carole à côté de lui. Ils sont sortis ensemble ce soir-là, plus par obligation que par envie de se retrouver. La conversation est pesante et maladroite. Ils sont maintenant sur le chemin du retour, plus tôt que jamais depuis leur mariage, pour réduire au maximum les frais de garde d’enfants. Ces économies de bouts de chandelle, si présentes dans leur mariage, minent l’esprit de Rick. Mais ce soir, il est lui-même pressé de rentrer se protéger de ce douloureux silence.

« Il faut que je te dise quelque chose », dit Carole peu avant d’arriver. Rick pense alors : « Super, on reparle ! »

« Je ne me sens pas très forte actuellement, commence Carole. Je suppose que ce n’est pas équitable mais il faudrait que tu puisses fournir, à toi seul, l’amour, la compréhension et le soutien dont notre relation a besoin. Je crains de ne pouvoir faire ma part en ce moment. »

Rick gare la voiture sur le bord de la route. « Ce n’est pas juste, Carole, réplique-t-il, avec un reproche dans le regard. Tu n’as pas le droit d’exiger cela de moi. Tu ne peux pas te contenter de dire que tu n’es pas assez forte pour fournir de l’amour actuellement. Tu ne le peux pas ! Ce n’est pas juste. Pour tout te dire, je ne me sens pas très fort non plus. Et qui va me donner le soutien dont j’ai besoin ?

Je sais que ce n’est pas juste, Rick, et j’en suis vraiment désolée. Rick se souvient encore de son expression d’apitoiement et en ressent du dégoût.

Désolée ! C’est tout ce que tu trouves à dire ? Ce n’est pas une excuse, Carole. Et de toute façon, tu ne pourras jamais obtenir ce que tu recherches de la façon dont tu t’y prends. Tu ne vas pas recevoir d’amour en l’exigeant des autres. Tu le reçois en apprenant toi-même à aimer les autres. Tant que tu n’auras pas trouvé le moyen d’aimer, mon amour, ou l’amour de n’importe qui d’autre, ne t’aidera pas. Tu reçois de l’amour en apprenant à aimer les autres. Il n’y a pas d’autre moyen.

— Tout à fait vrai, Ricky, l’interrompt son grand-père, l’arrachant à ses souvenirs. Dommage que tu ne l’appliques pas toi-même.

— Hein ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu as dit à Carole : ‘Tu ne vas pas recevoir d’amour en l’exigeant des autres, tu le reçois en apprenant à aimer les autres’. Tu as parfaitement raison mais tu ne le crois pas en le disant.

— Bien sûr que j’y crois.

Vraiment ?

— Oui, absolument.

— Alors, dis-moi pourquoi la demande de Carole te posait problème si tu crois réellement que ton amour pour les autres ne dépend pas de leur amour pour toi ? Pourquoi t’es-tu fâché quand elle a dit qu’elle se sentait trop faible et te demandait d’être la source d’amour et de soutien pendant quelque temps ?

— Eh bien, parce que ce n’était pas juste, c’est pour cela.

— Qu’est-ce qui n’était pas juste ?

— Qu’une personne, moi en l’occurrence, doive fournir tout l’amour. Ce n’est pas juste. J’en ai assez. Pourquoi ne peut-elle pas faire sa part ?

— As-tu besoin qu’elle la fasse ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? répète Rick, incrédule. Pourquoi ?

— Oui, pourquoi ?

— Mais, parce que. Parce que nous sommes mariés et nous sommes censés ne faire plus qu’‘un’, une seule chair, un seul cœur. Tu veux dire que ce n’est pas nécessaire qu’elle m’aime ? Que c’est juste un coup de malchance et qu’il faut que je fasse avec ? Si c’est le cas, je ne suis absolument pas d’accord. Le mariage ne devrait pas du tout être comme cela !

— Tu as raison, Ricky, le mariage ne devrait pas du tout être ainsi. Mais il me paraît clair aussi que tu ne crois pas du tout aux propos que tu as tenus à Carole. Ton amour dépend du sien, tu dis que tu veux ne faire qu’‘un’ mais seulement si elle fait sa part. Alors si ton amour pour elle dépend de son amour pour toi, pourquoi son amour pour toi ne devrait-il pas dépendre de ton amour pour elle ?

— Mais, qu’est-ce que tu dis, grand-père ? Que je devrais me contenter de sourire et d’être heureux ? Désolé mais il ne faut pas attendre cela de moi. Je ne tiens pas à ce qu’on profite de moi, que ce soit Carole, ou n’importe qui d’ailleurs. Il m’a suffi de voir la vie que tu as eue avec grand-mère pour savoir ce que je ne veux pas. »

Grand-père Carson s’arrête et regarde le ciel. La sueur perle sur son front, premier signe d’inconfort que Rick ait pu noter depuis leur rencontre. Il secoue lentement la tête. « Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider, Ricky, dit-il. Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider. »

Rick, qui s’était de nouveau mis sur ses gardes, est choqué par ce commentaire. « Que veux-tu dire, grand-père ?

— Ce que je viens de dire, mon garçon. Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider. Peut-être une autre fois, quand tu seras prêt, dit-il en se tournant vers Rick, en se redressant et en esquissant un sourire.

— Non. Ne t’en va pas. Je ne suis pas prêt à te voir partir. Je veux comprendre. Je regrette ce que j’ai dit. Ce n’est pas ce que je voulais dire, pas vraiment.

Grand-père Carson plonge son regard dans celui de Rick. Rick essaie de le soutenir et voit pour la première fois une profonde tristesse dans les yeux de son grand-père, comme si les larmes d’une vie entière s’étaient rassemblées profondément en lui.

« Qu’est-ce qui ne va pas, grand-père ?

— Je t’aime tant, Ricky. Et j’aime tout autant Carole. C’est presque insupportable de vous voir souffrir tous les deux. Et, en plus, l’un à cause de l’autre… Il se tait et regarde l’immense ville de Ninive. Et vos enfants, Alan, Éric, Anika et Lauren : ne t’y trompe pas, Ricky, malgré leurs sourires et leurs silences, ils savent très bien ce qui se passe, surtout Alan et Éric. »

Rick est abasourdi par ce qu’il vient d’entendre.

« Ils ont entendu bon nombre de vos disputes, tout en faisant semblant de dormir, peut-être comme certaines choses que tu n’aurais pas dû entendre quand tu restais chez moi, ajoute-t-il avec un regard complice.

« Ils ont passé bien des nuits à pleurer à cause des choses qu’ils ont entendues, continue-t-il. Ils sont troublés, Ricky, et inquiets. Tu n’as pas idée de la souffrance qu’ils endurent. Ils la cachent bien parce qu’ils t’aiment.

« Tu as vu comme ils accourent, le soir, quand tu rentres ? demande-t-il.

Rick acquiesce, distrait.

« Tu crois qu’ils sont simplement heureux de te voir. Ils le sont, bien sûr, mais il y a plus que cela. Ils essaient d’éviter la division de la famille et ils le font, en partie, en te retenant toi. Dans leurs bras et dans leurs mains, il y a du désespoir en plus de l’amour. »

Le souvenir de ces câlins inonde Rick et il est bouleversé en ressentant à nouveau toutes ces marques de tendresse. Il perçoit maintenant l’anxiété dans ces étreintes, comme son grand-père le lui a fait remarquer. « Pourquoi ne l’ai-je pas vu avant ? » se dit-il.

« Toutes les prières d’Alan et d’Éric de cette année passée sont centrées sur toi, Carole et la famille, poursuit son grand-père. C’est, en fait, à cause de leurs prières que je suis là aujourd’hui. »

Rick en reste muet. Il pense à Alan, Éric, Anika et Lauren. « Ils ne souffrent pas autant que cela ? espère-t-il lamentablement. S’il te plaît, Seigneur, fais qu’ils ne souffrent pas. »

« Peut-être que la façon dont ils assument cette souffrance peut t’enseigner quelque chose, lui répond son grand-père. L’amour désespéré qu’ils te montrent, à toi et à Carole, afin d’empêcher la famille d’éclater, peut t’aider aussi.

— Comment ?

— Pense, Ricky, à la façon dont tes enfants répondent à la question du Seigneur : ‘N’aurais-je pas pitié de Ninive ?’ Comme les marins phéniciens, ils n’ont rien fait de mal mais ils subissent les conséquences de la faute des autres. Et bien qu’ils n’aient rien fait de mal, bien qu’ils n’aient rien fait pour mériter de souffrir comme ils souffrent, ils t’aiment de tout leur cœur. Ils prient avec l’énergie du désespoir pour ton bonheur. Ils supplient le Seigneur de faire preuve de miséricorde envers toi. Leur amour ne dépend pas du tien, ni de celui de Carole. Il ne s’éteint pas devant les difficultés.

« Quand tu découvriras comment ils font, tu découvriras comment ton amour peut ne dépendre de personne. Tu ressentiras un amour que tu as rarement ressenti, un amour qui persiste à jamais, en dépit des problèmes et des difficultés. Quand tu découvriras cet amour, tu découvriras une Carole que tu ne connais pas. Ta réponse à la question du Seigneur sera la bonne. Le désespoir fera place à l’espoir et à la joie. »


14EN ATTENDANT LA RÉPONSE

Grand-père Carson attend un moment une réponse qui ne vient pas. Rick est perdu dans ses pensées.

« Ce que je veux dire, Ricky, c’est que tes enfants souffrent tout autant que toi. Ils ont cependant la capacité d’aimer ceux qui les font souffrir, tandis que toi, tu n’y parviens pas. À ton avis, pourquoi ? Quelle différence y a-t-il entre toi et tes enfants qui puisse expliquer cet écart dans votre capacité à aimer ?

— Parce que ce sont des êtres innocents, grand-père. Ils n’en savent pas assez pour faire autrement.

— Est-ce que ta façon de faire est meilleure ? Est-ce toi qui détiens la vérité dans cette histoire ? Si tes enfants étaient plus matures, s’abstiendraient-ils d’aimer ceux qui les maltraitent ?

Rick est intimidé par le ton convainquant de son grand-père.

« Peut-être est-ce toi qui n’en sais plus assez, Ricky. Peut-être est-ce toi qui as besoin d’être éduqué. Et qui serait mieux placé pour t’enseigner que ceux qui souffrent par ta faute ? »

Rick sent les larmes lui monter : il a à la fois déçu son grand-père et fait du tort à ses enfants.

« Tu dis que tes enfants sont innocents, poursuit son grand-père d’une voix plus douce. En disant cela tu es dans le vrai, mais la conclusion que tu y donnes est erronée.

Il s’arrête un moment. « Je voudrais te poser une question, Ricky. Dans les Écritures, quelle personne te vient à l’esprit quand on parle de quelqu’un capable d’aimer malgré le mal qui lui est fait ?

— Le Sauveur.

— T’es-tu jamais demandé comment il faisait ?

— Oui, mais je ne pense pas qu’on puisse le comprendre. C’est le Fils de Dieu, après tout.

— À ton avis, ce serait une question d’hérédité ? C’est par son bagage héréditaire qu’il aurait la faculté d’aimer ceux qui le font souffrir, c’est cela ?

— Non, pas exactement.

— Pas exactement, effectivement, puisqu’il commande à tous les hommes, qui que soient leurs parents, d’aimer, comme il l’a fait, ceux qui nous maltraitent et nous persécutent. Et s’il nous commande d’aimer de cette façon, c’est qu’il est important de comprendre comment il a fait, ne crois-tu pas ?

— Oui, répond Rick sobrement.

— Alors réfléchissons. Quand tu penses à ce que le Sauveur a fait pour nous, qu’est-ce qui t’apparaît comme étant le plus remarquable ?

— Tout, répond honnêtement Rick.

— Plus précisément ?

— Qu’il ait souffert pour tous nos péchés, comme nous l’avons dit à propos d’Abigaïl et de David.

— Oui. Et quoi d’autre ?

— Il aime tout le monde, les justes comme les pécheurs.

— Excellent. Quoi d’autre ?

— Peut-être la chose la plus extraordinaire est qu’il n’a jamais rien fait de mal.

— Exactement, Ricky, il n’a jamais offensé qui que ce soit, pas même ceux qui l’ont fait souffrir. Il n’a jamais péché. »

Puis, tentant de retenir toute l’attention de Rick, il ajoute : « Maintenant, vois-tu quelque chose de semblable chez tes enfants ? »

Rick réfléchit un instant. « Oui, eux aussi aiment ceux qui les font souffrir, se lamente-t-il avec douleur. »

— Oui, et autre chose ?

— Comme le Christ, ils ne m’ont jamais offensé, ni Carole d’ailleurs. C’est ce que tu voulais que je dise ?

— Ricky, ce qui tu dis m’importe peu. Ce qui est important, c’est ce que tu ressens. Cependant, revenons à ce que tu as dit : te rappelles-tu m’avoir dit que tes enfants étaient innocents ? »

Rick acquiesce.

« C’est là que je t’ai fait remarquer que ton affirmation est exacte, mais pas la conclusion que tu y donnes. La différence fondamentale entre tes enfants et toi n’est pas qu’ils sont innocents mais qu’ils sont innocents de tout ressentiment pour ce qu’ils subissent.

— Et quelle différence cela peut faire ?

— Quelle différence ? » répète avec emphase le grand-père.

Rick hésite. « Je ne comprends pas, grand-père. Pourquoi serait-ce une différence fondamentale ? Et si cela en est une, comment puis-je espérer que les choses s’améliorent ? Je ne suis pas parfait, tu sais, et je ne suis pas près de le devenir.

— Tes enfants ne sont pas parfaits non plus, Ricky. Mais ils ont cet amour-là.

— Mais cela contredit ce que tu viens de me dire : s’ils sont imparfaits, ils ne peuvent pas être innocents. Sur ce point, on n’est pas du tout différents.

— Nous arrivons au vif du sujet. Souviens-toi de Jonas, dit le grand-père en indiquant le rocher.

Rick se retourne et voit le personnage étendu dans sa cabane écrasée par la chaleur du soleil.

« Il est amer actuellement. Il pense avoir ‘raison’. En fait, il en est tellement convaincu qu’il est même prêt à tenir tête au Seigneur. Il défend la justice. En attendant, la question du Seigneur reste en suspens : ‘N’aurais-je pas pitié de Ninive ?’47

« Ricky, que se passerait-il à ton avis si Jonas baissait les armes et répondait sincèrement par l’affirmative à cette question ? Penses-tu qu’il serait affalé comme il l’est dans sa cabane ? Penses-tu qu’il aurait toujours l’air aussi amer ? Penses-tu qu’il continuerait à maudire le soleil ? Penses-tu que ses sentiments envers Ninive seraient les mêmes ?

— Non, répond Rick, probablement pas.

— Son monde changerait, non parce qu’il serait parfait mais parce qu’il reconnaîtrait qu’il n’a aucun droit d’exiger la perfection des autres. Et que ses espoirs, comme ceux des autres reposent entièrement sur la miséricorde. Et qu’il n’a droit à rien et doit être reconnaissant de tout. Dès cet instant, il serait non pas parfait mais innocent, innocent parce qu’il aurait permis à la miséricorde qu’offre le Seigneur de prendre racine en lui et de le transformer en un homme nouveau, libéré des griffes du péché. »

Grand-père se tourne à nouveau vers Rick. « Regarde, Ricky, Jonas est assis sur cette colline, persuadé que le monde sera meilleur s’il se passe quelque chose de radical à Ninive. David pensait la même chose à propos de Nabal. C’est pour cette raison qu’il s’est mis en route pour Carmel, pour infliger un changement radical. Mais David a découvert, grâce à Abigaïl, que le changement nécessaire n’était pas chez Nabal mais en lui-même, un changement que la question du Seigneur nous invite à considérer. Le Seigneur donne maintenant l’occasion à Jonas de faire cette découverte. Le changement radical dont Jonas a besoin ne dépend pas de Ninive. Jonas est malheureux pour une raison qui n’est pas celle qu’il imagine. Comme David, il n’est pas malheureux par la faute d’un autre mais par sa propre faute.

« Il n’y a qu’à méditer sur l’expiation du Sauveur pour comprendre que quels que soient les torts et les souffrances qu’il a subies, rien ne peut retirer le don d’aimer à celui qui est sans péché. En revanche, celui qui est en proie au péché lutte aussi pour couvrir son péché.48 Et une façon de le faire, a enseigné le Sauveur, est de chercher le péché chez les autres. La poutre dans notre œil nous pousse à chercher la paille dans l’œil des autres.49 Notre incapacité à aimer un autre nous pousse à le considérer indigne de notre amour. Et on finit comme Jonas, couché dans notre cabane, frustré, blessé, irrité, blâmant les Ninivites parce que nous ne parvenons pas à les aimer. Le Sauveur, en contrepartie, n’ayant aucun péché pour le perturber, auquel se raccrocher, à couvrir ou à excuser, reste libre de considérer tout le genre humain avec miséricorde et reconnaissance. Chacun de nous, en revanche, est un Ninivite à cause de nos péchés et des souffrances que nous causons au Sauveur.

« Ricky, à la question du Sauveur, tes enfants répondent affirmativement. Ils offrent la miséricorde aux Ninivites de leur famille, en embrassant chaque soir le Ninivite qui rentre. Le secret de leur amour n’est pas leur naïveté. Ils ne sont pas, comme tu l’as dit, innocents. Ils sont plutôt innocents de toute offense envers toi. Ils n’ont aucun tort envers toi à couvrir ou à excuser. Et aucun tort dont tu es coupable ne changera leur amour pour toi.

« Une question demeure : Quel tort de Carole t’empêche de l’aimer ? Comment peux-tu réclamer la justice et nier la miséricorde ? Pour quelles raisons es-tu couché dans ta cabane à ressasser tes griefs ? Pourquoi es-tu l’auteur de ton propre malheur ? Si tu t’autorises à découvrir la réponse à ces questions, comme tes enfants tu répondras par l’affirmative à la question du Seigneur, tu redécouvriras une Carole beaucoup moins ninivite que tu ne le penses et que les enfants aiment tout autant que toi. »

Le grand-père s’éponge le front et regarde en direction de l’est, vers les montagnes. « Il faut que j’y aille, Ricky. Je te laisse avec Jonas et la question du Seigneur. La ville devant toi, aussi mauvaise que puisse la juger Jonas, est sauvée. Mais toi, et lui, le serez-vous ? Cela dépend de la façon dont vous considèrerez les ninivites de votre vie.

« Je crois en toi, fils, ajoute le grand-père après un bref silence. Tu sais ce qui est correct et tu trouveras l’issue. Je sais que tu la trouveras.

— Merci, grand-père, j’espère que tu as raison. Je n’en suis pas si sûr. »

Son grand-père prend Rick dans ses bras et l’étreint chaleureusement, de la façon dont il le faisait à la fin de l’été quand Rick était sur le point de rentrer chez lui. « Au revoir, fils.

— Au revoir, grand-père. Te reverrai-je ?

— Peut-être.

— Je l’espère, dit Rick.

Grand-père Carson, sourit, hoche la tête et dit : « Cela me ferait plaisir, mais mon plus grand espoir est plutôt que tu revoies Carole comme tu la voyais avant, comme le Seigneur la voit, comme elle est. »

Sur ce, le grand-père prend la route de la montagne. Du sommet du premier monticule il crie : « Souviens-toi de la question du Seigneur, Ricky. Et souviens-toi que personne n’est plus ninivite que toi.»

Finalement, il disparaît, laissant Rick et Jonas sous la chaleur ardente du soleil.




TROISIÈME PARTIE

LES CHAÎNES DU PÉCHÉ


15UN JOUR NOUVEAU

Rick cligne des yeux face au soleil qui s’engouffre par la fenêtre. L’orage est enfin terminé. Carole est déjà levée et probablement en train de faire sa marche matinale. Rick, encore au lit, regarde le réveil sur la table de chevet. Il est 7h50. Après un instant de panique il se rappelle avec soulagement que c’est samedi. Il reste un moment sous la couette, les yeux rivés au plafond.

Hier semble déjà si loin. Il s’est passé tellement de choses cette nuit que Rick a un peu de mal à remettre tous les morceaux du puzzle en place ; et combien de morceaux ! Se souvenant du conseil de son ami qui note ses impressions nocturnes, il se lève et va chercher de quoi noter. Puis il s’assoit sur le lit et essaie de faire le tri de tout ce qu’il a vu.

Les histoires d’Abigaïl et de Jonas se mélangent dans sa tête. Il lui semble que les messages des deux histoires ont un rapport entre eux mais il ne voit pas encore quel est ce rapport.

Il pense à la miséricorde et à la justice, il pense au sentiment de reconnaissance et à celui d’avoir droit à quelque chose. Il revit la scène en route pour Carmel et se souvient de Jonas sur le bateau et puis dans sa cabane. Il se rappelle qu’Abigaïl est une figure du Christ. Il se souvient que son grand-père lui a dit que l’histoire d’Abigaïl éclairait un aspect de l’Expiation auquel on ne pense habituellement pas. Mais de quel aspect s’agit-il ? Il force ses souvenirs. « Oh, oui, c’est cela : le Christ a déjà payé pour les péchés des autres et pas seulement pour les nôtres. »

« Que voyons-nous dans le sacrifice expiatoire lorsque nous le considérons sous cet angle ? » Il se souvient comment Abigaïl, dans le rôle d’artisan de paix, a voulu assumer les péchés de Nabal et demander à David de lui pardonner, à elle. Comment pouvait-il faire autrement que de lui pardonner ? Et c’est d’ailleurs ce qui était arrivé.

Ensuite, il y a le fait qu’Abigaïl avait fourni à David tout ce dont il avait besoin. Non seulement elle expiait pour les péchés d’un autre mais également elle guérissait David. « Oui, c’est cela, conclut-il. C’est sensé. Mais Jonas ? Quel est le rapport entre son histoire et celle d’Abigaïl ? »

Rick est perplexe. Finalement, il réalise que les deux histoires traitent de miséricorde et se rejoignent sur ce point. « Mais comment enseignent-elles les différents aspects de la miséricorde ? » se demande-t-il. Rick poursuit sa réflexion pendant quelques minutes. Puis il essaie d’organiser ses pensées en une suite logique dont il pourrait se souvenir. Quarante-cinq minutes plus tard, il relit avec satisfaction ce qu’il a mis par écrit :


L’EXPIATION DU SAUVEUR ET SA MISÉRICORDE

1. Nous sommes tous pécheurs, n’ayant d’autre droit que l’enfer et nous sommes tous, de façon égale et entière, dépendants de la miséricorde du Seigneur. (Jonas)

2. Je ne peux recevoir la miséricorde du Seigneur – qui est accompagnée du bonheur, de la guérison et de la paix – que dans la mesure où je suis miséricordieux envers les autres. (Jonas)

3. Le Seigneur, dans sa grande miséricorde, ne nous donne aucune excuse pour ne pas faire preuve de miséricorde envers les autres. (Abigaïl)

a. Car le Seigneur a pris sur lui les péchés des autres et les a expiés personnellement. (Abigaïl)

b. Quelle excuse pourrions-nous bien trouver pour exiger davantage des péchés des autres que ce que le Seigneur a déjà payé ? (Abigaïl)

4. Je peux obtenir miséricorde en me souvenant (a) de l’offrande d’Abigaïl, (b) de la question du Seigneur à Jonas, et (c) de mes propres péchés, dont le souvenir me ramène au Seigneur et m’invite à redécouvrir sa miséricorde et sa paix.

5. Si je me repens d’avoir manqué de miséricorde, le Seigneur me fournira tout ce dont j’ai besoin, et plus encore. Il m’accordera son amour, sa compagnie, sa compréhension et son soutien. Il allégera mes fardeaux. (Abigaïl)


Rick lit et relit ce qu’il a écrit. Ce faisant, il ressent un espoir renaître en lui, quelque chose qu’il n’avait pas ressenti depuis des mois, ou peut-être des années. Il comprend que le bonheur, qui est encore possible, dépend davantage de lui qu’il ne l’avait pensé.

Bientôt Rick entend la télévision en bas. Les enfants doivent être levés. Il enfile quelques vêtements, plie son papier et le range dans sa poche. Il est temps de rejoindre sa famille.


16LE RETOUR DE LA TEMPÊTE

Le salon est un désastre. Anika et Lauren regardent des dessins animés. Elles se sont fait un lit par terre avec les coussins des canapés. Le fauteuil a été mis à l’envers pour servir de piquet central à une vaste tente faite d’au moins cinq couvertures qui couvrent la moitié de la pièce. Des morceaux de puzzle, le passe-temps préféré d’Anika, sont éparpillés partout dans le salon et jusque dans la cuisine.

« Salut les filles, c’est un peu la pagaille, non ? »

Elles restent pendues à la télé et ne disent rien.

« Anika, bonjour.

— Bonjour, Papa .»

Elle n’a toujours pas détourné les yeux de l’écran.

« Tu as bien dormi.

— Oui .»

Encore à 100% dans son programme.

« Où sont les garçons ? »

Pas de réponse.

« Anika ! Les garçons, où sont-ils ?

— En bas, répond-elle, le regard vague.

Anika ne l’a toujours pas regardé, mais Lauren se tourne vers lui et lui décoche un magnifique sourire. « Salut, Papa. »

Rick ne peut s’empêcher de sourire.

« Salut, chérie, tu as bien dormi ?

— Oui. » Elle hausse les sourcils et lève les yeux au ciel.

« Tu te rappelles être venue me voir la nuit dernière ?

— Oui. »

« Je vais voir les garçons, d’accord, chérie ?

— D’accord, Papa, dit-elle gaiement en se retournant vers le téléviseur. Je vais regarder mon émission. » Rick descend en riant les marches du sous-sol.

Alan et Éric sont assis devant la télévision du sous-sol, en train de jouer à des jeux vidéo.

« Hé, les gars.

— Salut Papa », disent-ils à l’unisson. Comme Anika, leurs yeux sont rivés sur l’écran.

« Je t’ai eu ! crie Alan à Éric.

— Vous savez où est maman ? interrompt Rick.

— Elle est chez les Murray.

— Qu’est-ce qu’elle fait là-bas ?

Oh, c’est incroyable ! C’est pas juste ! crie Alan en burinant les côtes d’Éric qui sourit de satisfaction.

— Alan, qu’est-ce qu’elle fait là-bas ? répète Rick.

— Ils avaient besoin de quelqu’un pour leur garder les enfants pendant un moment. Je crois que M. et Mme Murray ont dû aller à l’aéroport. Prends ça ! dit-t-il à Éric, tout en secouant sa manette.

Rick se dit que les Murray ont toujours besoin de quelque chose et que Carole ne sait pas leur dire non. À son avis elle a déjà fait plus que sa part avec eux. Beaucoup plus que ce qu’elle veut bien faire pour lui, pense-t-il.

« Alors, qui gagne ? demande Rick.

— C’est moi ! crient-ils à l’unisson.

— Je prends le vainqueur.

Environ une heure plus tard, les pas de Carole résonnent sur le plancher de la cuisine. « On ferait mieux de s’arrêter là les gars. Maman est de retour. »

Rick grimpe l’escalier avec des appréhensions qu’il ne comprend pas. Il pensait vouloir la voir mais déjà il sent qu’il préfère éviter de la regarder dans les yeux. Il force un sourire en rentrant dans la cuisine.

« Bonjour, Carole, dit-il, incapable d’ajouter « chérie » comme il avait l’habitude de le faire.

— Bonjour.

Alors, tu étais chez les Murray ?

— Oui. Ils ont appelé hier soir, ils avaient besoin d’aide.

Rick hoche la tête.

Je ne pouvais pas leur refuser, Rick, ils avaient besoin d’aide.

— Je n’ai pas dit le contraire.

— Non, mais tu l’as pensé.

— Non, répond Rick en mentant. Mais c’est toujours toi qu’ils appellent.

— Et alors ? Je pense que nous devrions être un peu plus attentifs aux besoins des autres.

Leur journée commence depuis à peine vingt secondes et voilà qu’en dépit de son expérience nocturne, Rick se ronge déjà dans ses ressentiments habituels. « Alors, je ne suis pas non plus assez attentionné à ton goût ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Au contraire, tu ne pouvais pas être plus explicite. »

Carole secoue la tête, dégoûtée.

Pendant ce temps, Alan et Éric, entendant leurs parents, hésitent à monter l’escalier. Ils finissent pas se faufiler tout doucement dans le salon avec leurs sœurs.

« C’est quoi ton problème, Rick ? demande Carole une fois que les garçons sont installés dans le salon.

— Oh, tu es unique, Carole. C’est toujours mon problème, n’est-ce pas ? Je ne suis jamais à la hauteur, c’est ça ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Arrête de dire ça.

— Tu n’aimes pas entendre ce que je dis. Imagine comment je me sens.

— Je n’ai pas la moindre idée de comment tu te sens, réplique-t-elle. Tu ne me le dis jamais. Si je n’abordais pas un sujet ou un autre, je suis sûre que nous ne parlerions jamais.

— Si c’est ce que tu entends par parler, c’est probablement mieux qu’on évite, tu ne crois pas ? »

Sur ce, Carole lui tourne les talons et prend l’escalier.

Rick se retrouve seul dans la cuisine, tremblant de rage et de nouveau enlisé dans le désespoir.


17UN RAYON DE LUMIÈRE

À part la télévision dans la pièce à côté, la maison baigne maintenant dans un silence assourdissant.

Carole est à l’étage, probablement enfouie derrière les vêtements dans la penderie. C’est là que Rick l’a déjà trouvée plusieurs fois. Ce qui est certain c’est que peu importe où elle est, elle est en train de pleurer. « Toujours apitoyée sur elle-même, se dit Rick. Elle n’est jamais désolée pour les autres, toujours pour elle-même. » Il serre les dents, incapable d’un regard sur lui-même.

« Papa ? »

C’est Lauren, dont la petite tête pointe de derrière le comptoir de la cuisine. Rick ne l’a pas entendu approcher.

« Papa, dit-elle timidement, tu crois que les bobos vont partir ?

— Les bobos ? Qu’est-ce que tu veux dire, ma chérie ?

— Est-ce que les bobos de Maman vont s’en aller ?

— Les bobos de Maman ? répète faiblement Rick.

— Oui, dans son cœur ? Elle m’a montré. Ça va passer, Papa ? »

Les propos hachés de Lauren et son regard inquiet attendrissent Rick. La colère le quitte et il s’assoit par terre pour la serrer dans ses bras.

« Bien sûr, ma puce, dit-il en caressant ses cheveux emmêlés. Les bobos de Maman vont guérir. » Le ton de sa voix n’a que l’apparence de l’assurance. Il aime ses enfants mais il se sent perdu.

Rick retient Lauren dans ses bras pendant une bonne minute, tout en lui caressant les cheveux. « Maman a bien de la chance de t’avoir comme petite fille », dit-il finalement.

Lauren hoche la tête, d’un air plus soumis que d’ordinaire.

« Maintenant, va jouer avec Anika et tes frères. Tout ira bien. »

Lauren s’exécute docilement et Rick sort son papier de sa poche.

« Cela ne m’a pas beaucoup aidé », pense-t-il, écœuré, tout en relisant le contenu.


1. Nous sommes tous pécheurs, n’ayant d’autre droit que l’enfer et nous sommes tous, de façon égale et entière, dépendants de la miséricorde du Seigneur. (Jonas)


« Oui, je crois que je comprends bien cela », pense-t-il.


2. Je ne peux recevoir la miséricorde du Seigneur – qui est accompagnée du bonheur, de la guérison et de la paix – que dans la mesure où je suis miséricordieux envers les autres. (Jonas)


Mais ce n’est pas juste ! Et la miséricorde de Carole dans tout cela ? Puis il lit le point suivant :


3. Le Seigneur, dans sa grande miséricorde, ne nous donne aucune excuse pour ne pas faire preuve de miséricorde envers les autres. (Abigaïl)

a. Car le Seigneur a pris sur lui les péchés des autres et les a expiés personnellement. (Abigaïl)

b. Quelle excuse pourrions-nous bien trouver pour exiger davantage des péchés des autres que ce que le Seigneur a déjà payé ? (Abigaïl)


Rick ferme les yeux et appuie sa tête contre le buffet de la cuisine. « ‘Pardonne-moi cette offense’. C’est le Seigneur qui parle : ‘pardonne-moi cette offense’. » Il se souvient de la dureté de David devant Abigaïl. Il se souvient de la tension qui l’a quitté et de la sérénité qui l’a remplacée. David avait été touché par Abigaïl et son offrande. Il avait réussi à se débarrasser de sa rancœur. « Pourquoi pas moi ? gémit-il intérieurement. Et en pensant à Carole : « Pourquoi pas elle ? »

« Mais l’histoire de Jonas ne concernait pas les autres, ni celle de Nabal. Ma paix n’est pas déterminée par les autres, qu’ils soient justes ou non, mais par moi-même. En d’autres termes, ma paix dépend de ma proximité au Christ. Quand je me rapproche de lui, il me bénit en m’accordant la miséricorde et, baigné dans cette miséricorde, je trouve la paix. Le fait que les autres aillent au Christ, les Ninivites ou Nabal par exemple, ne déterminera que leur paix, pas la mienne. »

« Mais elle complique tout ! répond-il à lui-même. Ce serait tellement plus facile d’aller au Christ si elle était meilleure. »

— Serait-ce vraiment plus facile ? dit une voix intérieure.

— Oui, absolument.

— Le Livre de Mormon enseigne-t-il que les gens se tournent vers le Seigneur quand ils ont la vie facile ?

Les épaules de Rick s’affaissent. Il est obligé d’admettre que ce n’est pas ce que le Livre de Mormon enseigne. C’est lorsque la vie est la plus dure et les fardeaux les plus lourds que les Néphites se tournent vers le Seigneur.

« Mais elle me rend les choses plus dures », plaide Rick.

— Cela te paraît ainsi parce qu’il est plus facile de pécher contre ceux qui pèchent contre nous. Mais la source de tes ennuis, c’est ton péché, pas le sien. Carole ne peut pas t’éloigner de moi. Il n’y a que toi qui le puisses. »

Cette voix en lui n’est pas la sienne, ni celle de son grand-père. C’est une voix qui vient d’ailleurs.

« Ton amour est insuffisant, le mien ne l’est jamais. Viens, abandonne tes péchés et viens te désaltérer à la source de mon amour. »

Rick, assis sur le sol de la cuisine, est stupéfait. Voilà des années que l’Esprit ne lui avait pas ainsi adressé la parole et il en a presque oublié la sensation.

« C’est à cause de mes péchés qu’il m’est si difficile de m’approcher du Seigneur. » Rick médite sur cette vérité et réalise que c’est exactement ce que son grand-père lui a enseigné. Ses enfants l’aiment, grâce à leur innocence du péché et en dépit des difficultés créées par lui et Carole. Et le Christ, qui a souffert à cause de chacun de nous, nous aime néanmoins parfaitement, et ce parce qu’il est parfaitement libre du péché.

Rick regarde ses notes :

4. Je peux obtenir miséricorde en me souvenant (a) de l’offrande d’Abigaïl, (b) de la question du Seigneur à Jonas, et (c) de mes propres péchés, dont le souvenir me ramène au Seigneur et m’invite à redécouvrir sa miséricorde et sa paix.

« Mes propres péchés, se répète-t-il. Quels péchés m’éloignent de Carole et donc du Seigneur ? Tous, je suppose.

— Oui, Ricky, reprend la voix, mais comprends-tu de quelle façon ? »

Grand-père Carson est assis sur le coin de la table de la cuisine.


18LES CHAÎNES


Tu ne t’attendais pas à me revoir ? demande le grand-père devant l’étonnement de Rick.

— Eh bien, non, pas dans ma cuisine. »

Grand-père sourit. Il tend à Rick un livre ancien ouvert à une certaine page.

« Voilà quelque chose que j’aimerais que tu lises. »

Rick se lève et le rejoint à la table. Bien qu’ancien, l’ouvrage est en parfait état, comme neuf. En même temps, il a l’air très ancien. Il n’a pas d’âge.

« Vas-y, regarde », l’implore grand-père Carson.

Les pages sont faites d’un genre de papier que Rick n’a jamais vu. Ce n’est d’ailleurs peut-être même pas du papier. Elles sont très douces au toucher et semblent flotter tellement elles sont légères. On dirait de la plume. En même temps, elles sont d’une telle consistance, d’une telle solidité, voire d’un tel poids qu’elles ne pourraient pas être soulevées par un vent violent.

Lorsque Rick se penche sur la page, deux choses lui paraissent bien curieuses. D’abord la page a l’air plus fine que du papier ordinaire et en même temps, on dirait qu’elle est d’une profondeur infinie. Ensuite, une ligne en haut à gauche s’illumine comme si elle allait flotter au-dessus de la page. Il n’en est pas sûr mais une phrase attire son attention et en commençant à lire, il se sent entraîné dans le texte.

« Malheur, malheur aux habitants de la terre. »50

Les mots l’attirent physiquement, comme s’il y était attaché. Il arrive à la rencontre de la page (à moins que ce ne soit la page qui engouffre la pièce ; il n’en est pas sûr) et il sent qu’il a rejoint le passage, qu’il a plongé dans le grand au-delà, derrière les mots. Les mots se présentent à lui et la lecture n’est plus nécessaire, en tout cas pas la lecture telle qu’il la connaît. Il peut sentir, entendre et presque toucher les mots. Ils sont vivants et partout autour de lui, et pourtant ils orientent son esprit vers quelque chose qui est plus loin, mais qui devient de plus en plus net.

Les mots continuent :

« Et il vit Satan ; et il avait une grande chaîne à la main, et elle voilait de ténèbres toute la surface de la terre. »51

Rick voit alors une grande ombre en dessous de lui, des ténèbres qui lui glacent les os et un être que Rick ne peut décrire que comme étant la colère personnifiée, avec un sourire mauvais. Il tient à la main une chaîne, chaque maillon plus grand, plus sombre et plus inquiétant que le précédent. Mais au loin, tellement plus loin que ce que les yeux de Rick sont capables de voir d’ordinaire, la chaîne ne ressemble pas à une chaîne du tout, mais à une cordelette en soie, fine, douce, attrayante.

« Il les mène par le cou avec une corde de lin, disent les mots autour de lui, jusqu’à ce qu’il les lie à jamais avec ses fortes cordes. »52

« C’était là un piège de l’adversaire, qu’il a tendu pour prendre ce peuple, afin de vous assujettir à lui, afin de vous enserrer de ses chaînes, afin de vous enchaîner à la destruction éternelle, selon le pouvoir de sa captivité… et ensuite, ils sont faits captifs par le diable, et entraînés par sa volonté sur la pente de la destruction. »53

Rick plonge soudain dans les ténèbres au dessous de lui. Il se retrouve au milieu d’une foule de gens dans un grand brouillard de ténèbres. Certains rient, d’autres pleurent, d’autres marchent dans un silence sinistre. Tous bougent, même ceux qui n’en ont pas l’impression. Le brouillard de ténèbres et tous ceux qu’il englobe avancent. C’est très étrange, on dirait que les gens sont incorporés dans le brouillard, ils en font partie, et avancent avec lui.

« Pourquoi n’essaient-ils pas d’en sortir ? se demande Rick. Pourquoi se contentent-ils de le suivre ? »

« Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres !54 Voilà ce que l’on entend par les chaînes de l’enfer.55

« Car voici, en ce jour-là, il fera rage dans le cœur des enfants des hommes et les incitera à la colère contre ce qui est bon. Et il en pacifiera d’autres et les endormira dans une sécurité charnelle… et c’est ainsi que le diable trompe leur âme et les entraîne soigneusement sur la pente de l’enfer.56 »

Rick regarde intensément la foule. Ici et là il remarque le mouvement d’une corde de lin, comme celle qu’il a vue un moment plus tôt, se posant délicatement sur les gens comme la ligne d’un excellent pêcheur à la mouche. Les gens ne bronchent pas au contact de la corde. Ils semblent inconscients de sa présence.

Rick se concentre plus intensément et remarque, à son grand étonnement, que le brouillard de ténèbres est fait de cette corde de lin qui tourne et serpente autour des enfants des hommes. Au dessus de sa tête, le brouillard de ténèbres s’assombrit jusqu’à devenir un entonnoir de ténèbres se terminant dans la large main qu’il a vue plus tôt.

« Et [Satan] leva les yeux et rit, et ses anges se réjouirent. »57

« Non ! crie Rick aux foules de gens en courant vers eux. Réveillez-vous ! »

Au même moment, les paroles du livre se mettent aussi à crier :

« Éveillez-vous, éveillez-vous d’un profond sommeil, oui, du sommeil de l’enfer, et secouez les affreuses chaînes par lesquelles vous êtes liés, qui sont les chaînes qui lient les enfants des hommes, de sorte qu’ils sont emmenés captifs, en bas, vers le gouffre éternel de misère et de malheur !58

« Car le royaume du diable va trembler, et ceux qui y appartiennent vont nécessairement être incités au repentir, sinon le diable les saisira de ses chaînes éternelles, d’où il n’y a pas de délivrance, et ils périront.59

« Comprends-tu la signification de ce que tu vois ? »

Rick sursaute au son de la voix de son grand-père, qui est debout près de lui.

« Ils vont vers leur mort spirituelle, grand-père, s’exclame Rick en indiquant les foules « et ils ne s’en rendent même pas compte ! Ils n’écoutent rien. Ils ne veulent pas entendre. »

— Tu as entièrement raison, Ricky.

— Mais pourquoi ?

— C’est toi qui va me le dire, Ricky. Pourquoi n’écoutes-tu pas ? Pourquoi ne veux-tu pas entendre ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? »

D’un geste de la main, le grand-père semble faire disparaître la foule et ils se retrouvent dans la cuisine de Rick. Lui et Carole sont au beau milieu de leur dispute de ce matin. Rick fait la grimace en voyant comment il a agi et en entendant ce qu’il a dit. La présence de son grand-père à ses côtés aggrave les choses. Après que Carole est partie en prenant l’escalier, son grand-père se tourne vers lui, l’air solennel, non pas avec de la déception dans le regard, mais avec de l’amour.

« Tu sais que ce n’est pas bien, Ricky, et pourtant tu l’as fait. En fait, sur le moment, tu te sentais vraiment poussé à dire ce que tu as dit, n’est-ce pas, en dépit de ce que nous avons vu et entendu ensemble. »

Effectivement, entre le moment où Rick a grimpé l’escalier pour rejoindre Carole à celui où elle est partie furieuse, Rick a senti qu’il ne contrôlait plus rien, comme s’il avait perdu la faculté de choisir la politesse, le calme et la compassion.

« Tu t’es senti dans cet état à cause d’une chose qui rend quasi impossibles les instructions que tu as notées sur le papier qui est dans ta poche. »

Rick est tellement intéressé par ce que son grand-père va ajouter qu’il se penche légèrement en avant par anticipation.

« Si tu avais regardé plus attentivement, tu te serais vu parmi les foules de tout à l’heure, comme tu t’es vu parmi les hommes de David dans le désert de Paran. »

Le visage de Rick exprime la surprise.

« Tu viens de voir la situation fâcheuse dans laquelle tu te trouves. Les cordes de lin te caressent depuis des années. Elles se sont enroulées autour de tes pensées, de tes sentiments, de tes souvenirs, de tes désirs. En les acceptant, flatté que tu étais par elles, tu as par là offert à quelqu’un d’autre le gouvernail de ton âme. »

Un frisson glacé passe dans le dos de Rick et lui rappelle le rire sadique de Satan et de ses armées devant le malheur des hommes.

« Comment puis-je échapper ? demande Rick avec sincérité, presque dans un murmure.

— En suivant ton propre conseil : en te réveillant. En secouant les horribles chaînes qui te lient.

— Comment faire ?

Grand-père regarde longuement Rick. « Peut-être en commençant par comprendre ce que sont ces chaînes et comment elles sont façonnées.

— Enseigne-moi, grand-père, je veux savoir. »

Rick n’est plus sur la défensive. Il veut comprendre.


19LE LIBRE ARBITRE EN QUESTION

Tes parents t’ont enseigné sur la vie prémortelle de l’homme et la grande bataille menée dans les cieux entre ceux qui suivaient le plan du Père, conduits par Jéhovah, et ceux qui se rangèrent dans le camp du dissident, Lucifer, n’est-ce pas ? »

Rick hoche la tête.

« Te souviens-tu des motifs et enjeux de la bataille ? demande son grand-père.

— Bien sûr : l’orgueil de Satan et le libre arbitre de l’homme. »

Grand-père Carson attend la suite.

« Le plan de salut prévoyait que nous nous incarnions pour que nous puissions progresser afin de devenir comme nos parents célestes. Nous devions venir sur une terre, notre souvenir de notre vie précédente devait être occulté par un voile d’oubli pour voir si nous suivrions nos intuitions spirituelles et pour que, par la foi, nous apprenions à obéir aux commandements de Dieu.

« Lucifer voulait nous enlever notre libre arbitre, poursuit Rick. C’est à dire qu’il voulait avoir le pouvoir de nous diriger à sa guise, de nous forcer à faire ce qu’il faut pour recevoir le salut. Ensuite, il voulait la gloire pour avoir atteint cet objectif. Une partie de l’armée des cieux l’a rejoint dans sa bataille contre Jéhovah, Michel, et les autres enfants d’esprit de Dieu. Moïse, Ésaïe et Jean le révélateur parlent tous de ces choses.

— Bien, Ricky. Laisse-moi te poser une question, alors. Tu dis que l’enjeu de la bataille prémortelle était le libre arbitre, et tu as raison. Mais qu’est-ce que le libre arbitre, selon toi ?

— La capacité de choisir.

— La capacité de choisir quoi ? répond son grand-père.

— N’est-ce pas la capacité de choisir entre plusieurs options et de pouvoir faire ses choix soi-même, sans contrainte ? »

Le grand-père commence à feuilleter le livre que Rick vient de parcourir. « Ceux qui sont emprisonnés, dit-il, ceux qui sont handicapés, ceux qui sont pauvres, il y a beaucoup de choses qu’ils ne peuvent pas faire. N’ont-ils plus leur libre arbitre ?

— Non, je ne crois pas qu’on puisse dire cela, répond Rick pensivement. Ils ont toujours la capacité de choisir même si leurs options sont limitées. »

— Je voudrais t’aider à aller un peu plus loin dans ta réflexion, Ricky.

— D’accord.

— Imagine qu’un homme soit attaché tellement solidement qu’il ne peut plus bouger. Imagine aussi que sa bouche soit bâillonnée. Tout ce qu’il peut faire, c’est rester assis, il n’a pas d’autre option. Est-ce qu’il a encore son libre arbitre, tel qu’on l’entend dans les Écritures ? »

Rick réfléchit et dit : « Je suppose que non.

— Vraiment ?

 Je parie que tu vas dire que oui. »

Grand-père Carson sourit.

« C’est vrai Ricky, c’est ce que j’aurais dit. Cet homme possède autant de libre arbitre que l’homme le plus libre qui soit. La raison est que le libre arbitre n’est pas la capacité de choisir au sens large du terme. Nos choix sont toujours limités par une chose ou une autre. Le libre arbitre concerne plutôt une seule alternative. Le libre arbitre, tel qu’il est rapporté dans les Écritures, est la capacité de choisir qui nous voulons suivre, le Seigneur de la lumière ou le Seigneur des ténèbres. C’était le choix qui s’imposait dans le royaume prémortel. Et c’est le choix que nous conservons ici, même si nous sommes attachés et bâillonnés.

— D’accord, dit Rick, ne sachant pas où son grand-père veut en venir.

— En réalité, c’est un choix que nous pouvons conserver, même liés et bâillonnés, parce que nous pouvons aussi l’utiliser de façon à le perdre. Une partie du libre arbitre consiste à avoir la liberté d’y renoncer.

— Comment pouvons-nous y renoncer ?

En permettant à Satan d’avoir une telle emprise sur notre cœur que rien d’autre que les mérites du Fils de Dieu ne peut nous libérer, répond grand-père.

Rick, plongé dans ses pensées, essaie d’analyser les implications de tout cela, mais son grand-père poursuit rapidement.

« Ricky, La guerre au sujet du libre arbitre ne s’est pas terminée dans la vie prémortelle. Satan a repris la même guerre devant un arbre du jardin d’Éden, une guerre qui se poursuit encore actuellement, une guerre qu’une grande partie de l’humanité est en train de perdre.

« Regarde, dit-il, en ouvrant le livre à une autre page. Lis.

« Et il y eut guerre dans le ciel. Michel et ses anges combattirent contre le dragon. Et le dragon et ses anges combattirent, mais ils ne furent pas les plus forts. »60

Cette fois-ci, les mots écrits s’enfoncent dans l’âme de Rick et parlent directement à son esprit.

« C’est pourquoi, parce que Satan se rebellait contre moi, qu’il cherchait à détruire le libre arbitre de l’homme, que moi, le Seigneur Dieu, je lui avais donné, et aussi parce qu’il voulait que je lui donne mon pouvoir… je le fis précipiter et il devint Satan, oui, le diable, le père de tous les mensonges, pour tromper et pour aveugler les hommes et pour les mener captifs à sa volonté, oui, tous ceux qui ne voudraient pas écouter ma voix. »61

Puis Rick entend ce qu’il a entendu précédemment : «Voilà ce que l’on entend par les chaînes de l’enfer »62, et il aperçoit à nouveau la chaîne qui assombrit la terre.

Rick lève les yeux de la page. « Alors Satan essaie encore de nous contrôler, de nous mener captifs, c’est ce que tu veux dire ? demande Rick sans attendre de réponse. Et c’est ce que j’ai vu tout à l’heure quand une foule de gens étaient menés en captivité, liés par sa corde et sa chaîne ?

— Oui Ricky. Le plan prémortel de Satan était de nous assujettir à sa volonté pour nous sauver. Après avoir été précipité, son plan est devenu de nous mener captifs à sa volonté pour nous détruire. Au fond, son plan de destruction de notre libre arbitre par la coercition de notre volonté n’a pas changé depuis le début. La corde et la chaîne que tu as vues, ainsi que ta propre vie, en sont bien la preuve. »

Rick, qui était resté debout à l’endroit où il avait revu sa dispute avec Carole, s’affaisse à présent dans un fauteuil. « Que cela signifie-t-il quand tu dis que ma propre vie en est la preuve ?

— Carole et toi êtes sur une pente dangereuse, chacun s’accrochant tellement à ses droits qu’il n’est pas disposé à revoir sa position et à changer de cap avant qu’il ne soit trop tard. N’est-ce pas la pensée qui t’est venue hier soir ? »

Rick se souvient d’avoir pensé cela mais il ne sait plus très bien quand.

« Tes sentiments pour Carole se sont refroidis, et de même les siens pour toi. Pourtant ni l’un ni l’autre ne sait comment changer cette situation. Vous n’êtes même plus certains que le changement soit possible, tellement l’indifférence s’est installée en vous. Ce matin, quand tu as entendu les pas de Carole dans la cuisine, cela a instantanément transformé ton état intérieur. Sa simple présence t’a mis d’humeur morose. N’est-ce pas ? »

Grand-père Carson regarde Rick avec sérieux. Rick, lui, regarde sur le sol.

« Si cela n’est pas la preuve de la perte du libre arbitre et des chaînes du péché, qu’est-ce que c’est ? poursuit grand-père. Tu es prisonnier d’une spirale infernale. Chacune de tes pensées dirigées vers Carole te rapproche d’un désastre que tu nies mais que tu rends inévitable. En même temps, tu ressens que tes pensées et sentiments négatifs s’imposent à toi. Ce qui s’est passé dans cette cuisine ce matin n’est qu’un épisode de cette tragique histoire. Satan a une emprise sur ton cœur, mon garçon, et il désire te détruire. »

Rick est assis en silence sur sa chaise, le visage dans les mains. Son grand-père a bien senti qu’il n’avait plus le contrôle, que ses pensées et sentiments, amers et troublants, s’imposaient à lui. C’est une raison importante de son désespoir. « Mais comment Satan fait-il, grand-père ? Comment capture-t-il notre volonté et nous prend-il notre libre arbitre ?

— Continue à lire, dit grand-père Carson en lui tendant à nouveau le livre ouvert.

« C’est pourquoi, il arriva que le diable tenta Adam, et celui-ci prit du fruit défendu et transgressa le commandement, et en cela il devint assujetti à la volonté du diable, parce qu’il avait cédé à la tentation. »63

« Parce qu’il avait cédé à la tentation, se répète Rick en réfléchissant aux implications de cet élément. Adam est devenu assujetti à la volonté du diable parce qu’il a cédé à la tentation ? »

— Oui, répond son grand-père. Et souviens-toi des paroles que tu as lues précédemment : Satan mène captifs à sa volonté tous ceux qui ne veulent pas écouter la voix du Seigneur.64 C’est la volonté de Satan que nous ne suivions pas le Seigneur et il tente de nous capturer en nous incitant à agir contre la volonté du Seigneur, comme il l’a fait dans le Jardin avec Adam et Ève. Quand nous cédons à la tentation, sa volonté prend le pas sur la nôtre et effectivement, nous lui cédons notre libre arbitre.

— Mais comment cela se peut-il ? Je ne comprends pas comment un seul acte pécheur peut nous assujettir à Satan, comme tu le dis. Si tel était le cas, nous lui serions tous assujettis.

— Mais nous le sommes ! Ricky. C’est ce que je voulais dire. Nous sommes assujettis à la volonté de l’adversaire. Réfléchis : faisons-nous toujours ce que nous savons devoir faire ? Est-ce que nous aimons, pardonnons et prions toujours comme nous le devrions ?

Rick répond par la négative.

« Alors, tu vois, Ricky, nous sommes assujettis à la volonté de l’adversaire. Malgré notre connaissance, nous nous éloignons du Seigneur, nous nous écartons de l’obéissance diligente à ses commandements et du désir d’y obéir. ‘Quiconque se livre au péché’, a déclaré le Sauveur - et cela inclut chacun de nous - ‘est l’esclave du péché’.65 ‘Et nous recevons nos gages de celui auquel nous trouvons bon d’obéir’.66 Chaque péché nous fragilise devant l’adversaire parce que chaque péché est une capitulation devant sa volonté.

« Imagine le paradoxe : nous avons mené une guerre dans les cieux pour conserver ce bien précieux qu’est le libre arbitre, un bien si important que nous avons dû chasser beaucoup de nos frères et sœurs pour le conserver, et puis, arrivés sur cette terre, nous exerçons notre libre arbitre de façon à le perdre.

Mais c’est ce que je ne comprends pas. Je ne comprends toujours pas comment un seul acte pécheur peut donner à Satan domination sur nous.

— C’est parce que tu ne comprends pas la nature du péché. »



20LA NATURE DU PÉCHÉ

Tu n’as jamais fumé, Ricky, mais d’après ce que tu sais du tabac, quel est, à ton avis, le plus gros inconvénient du fait de fumer ne serait-ce qu’une seule cigarette ?

— C’est le danger que cela t’entraîne à en fumer d’autres.

— Exactement. Et l’alcool, quel risque prend-on en n’en buvant ne serait-ce qu’un seul verre ?

— Le même. Un verre d’alcool peut entraîner à en boire d’autres.

— Et la drogue ? Et la pornographie ?

— Même chose. Un peu de l’une ou de l’autre entraîne à en vouloir davantage.

— À ton avis, pourquoi ? demande le grand-père.

— Parce qu’elles provoquent une dépendance. Je ne suis pas expert en chimie des dépendances dans le corps humain mais il est évident que ces choses ont une incidence sur le corps, sur le cerveau, pour donner envie de recommencer.

— Effectivement. Alors, comme le tabac, l’alcool, la drogue ou la pornographie, vois-tu comment un seul péché peut commencer à donner du pouvoir à l’adversaire pour te mener captif à sa volonté ?

— Oui, pour ce genre de chose, je vois très bien.

— Et s’il en était de même de tous les autres péchés ?

— C’est le cas ?

Grand-père Carson tend le livre. Rick le prend et commence à lire à l’endroit indiqué par son grand-père.

« Et maintenant, mes fils »

À nouveau, Rick se sent aspiré par les mots qu’il voit. Il se retrouve maintenant dans une forêt luxuriante. L’air est humide et la transpiration perle sur sa peau presque instantanément. Il est sur une colline, des montagnes boisées et escarpées sont à l’est, derrière lui. À moins de huit cents mètres à l’ouest, l’océan scintille sous un soleil couchant, qui colore les quelques nuages de rose et de violet. Il tient toujours le livre qui pèse davantage qu’il l’avait remarqué.

Au dessous de lui, dans une clairière, une dizaine d’hommes sont assis. Un homme frêle, aux cheveux blancs, un bâton à la main, fait face à cette modeste assemblée, près d’un autel de pierres, et parle :

« Les hommes sont libres selon la chair, et tout ce qui est nécessaire à l’homme leur est donné. Et ils sont libres de choisir la liberté et la vie éternelle, par l’intermédiaire du grand Médiateur de tous les hommes, ou de choisir la captivité et la mort, selon la captivité et le pouvoir du diable ; car il cherche à rendre tous les hommes malheureux comme lui. »67

« Voici le grand patriarche Léhi du Livre de Mormon, dit le grand-père de Rick, qui se trouve juste derrière lui, sur sa gauche. La veille de sa mort, il enseigna à ses six fils, aux deux fils d’Ismaël et à l’ancien serviteur, Zoram, les choses dont nous venons de parler : que le libre arbitre est la capacité de choisir de suivre le Seigneur ou le diable, et que si nous choisissons d’aller contre la volonté du Seigneur, nous perdons notre liberté et devenons captifs du diable. »

« Et maintenant, mes fils, continue Léhi, je voudrais que vous vous tourniez vers le grand Médiateur, et écoutiez ses grands commandements, et soyez fidèles à ses paroles, et choisissiez la vie éternelle, selon la volonté de son Esprit-Saint ; et ne choisissiez pas la mort éternelle, selon la volonté de la chair et le mal qui est en elle, qui donne à l’esprit du diable le pouvoir de rendre captif, de vous faire descendre en enfer, pour pouvoir régner sur vous dans son royaume. »68

« Remarque ce que dit Léhi, dit son grand-père à Ricky : Quand nous ne choisissons pas la volonté de l’Esprit-Saint, nous accordons à Satan le pouvoir, à cause de la faiblesse de notre corps physique, de nous rendre esclaves. Le péché est comme une substance qui engendre une dépendance, Ricky. Notre corps physique peut en devenir dépendant. C’est ce que Léhi enseigne à ses fils.

— Mais de quelle façon ? demande Rick qui a du mal à comprendre.

— Reprenons depuis le début, répond son grand-père en ouvrant le livre à la première page. Lis donc.

« C’est pourquoi, il arriva que le diable tenta Adam, et celui-ci prit du fruit défendu et transgressa le commandement. »

Rick lève les yeux vers son grand-père. « J’ai déjà lu cela. »

« Continue à lire. »

« …et en cela il devint assujetti à la volonté du diable, parce qu’il avait cédé à la tentation. »69

À ce moment, la scène verdoyante disparaît et Rick est baigné de lumière. Il continue à lire, et une voix apaisante parvient des cieux :

« Et moi, le Seigneur Dieu, j’appelai Adam et lui dis : Où vas-tu ?

Et il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que j’ai vu que j’étais nu, et je me suis caché.

Et moi, le Seigneur Dieu, je dis à Adam : Qui t’a dit que tu étais nu ? As-tu mangé de l’arbre dont je t’avais commandé de ne pas manger, sinon tu mourrais ?

Et l’homme dit : La femme que tu m’as donnée et à qui tu as commandé qu’elle reste avec moi m’a donné du fruit de l’arbre, et j’ai mangé. »70

« Ricky. » La voix de son grand-père le sort de la scène précédente. « Qui a transgressé le commandement ? »

— Adam.

— Ayant transgressé un commandement, il n’y a qu’un chemin de retour vers Dieu pour Adam. Quel est ce chemin ?

— Jésus-Christ.

— Oui. Mais qu’est-ce qu’Adam doit comprendre pour aller au Christ ?

— Pour commencer, il doit le connaître ou être enseigné à son sujet.

— Oui, et après ? »

Rick réfléchit un moment. « Je ne suis pas sûr. »

— Il doit prendre conscience qu’il a commis une transgression, Ricky, afin qu’il puisse ressentir le besoin de venir au Christ et être pardonné.

— D’accord, je comprends.

— Vraiment ?

— Je crois.

— Alors, relis la réponse d’Adam à la question du Seigneur.

Rick relit le passage que lui indique son grand-père.

« Et moi, le Seigneur Dieu, je dis à Adam : Qui t’a dit que tu étais nu ? As-tu mangé de l’arbre dont je t’avais commandé de ne pas manger, sinon tu mourrais ?

Et l’homme dit : La femme que tu m’as donnée et à qui tu as commandé qu’elle reste avec moi m’a donné du fruit de l’arbre, et j’ai mangé. »71

« Que remarques-tu à propos de la réponse d’Adam, Ricky ?

— Qu’elle n’est pas vraiment une réponse à la question ?

— Continue, l’encourage son grand-père.

— Eh bien, le Seigneur a posé à Adam une question directe : « As-tu mangé du fruit que je t’avais commandé de ne pas manger ? » Et au lieu de répondre à la question précise, Adam met la faute sur quelqu’un d’autre : « Ève, que tu m’as donnée pour qu’elle reste avec moi, m’a donné du fruit. »

« Oui, Ricky. Et remarque comment Ève fait de même. Continue la lecture.

« Et moi, le Seigneur Dieu, je dis à la femme : Qu’as-tu fait là ? Et la femme dit : Le serpent m’a séduite, et j’ai mangé.72

« Qu’est-ce que cela nous apprend, Ricky ? »

Rick réfléchit pendant que son grand-père attend.

« Il semblerait, commence Rick, qu’Adam et Ève n’ont pas l’impression d’avoir fait quelque chose de mal ; ou s’ils l’ont fait, le mal est amoindri du fait que quelqu’un d’autre les a poussés ou invités à le faire.

— Cela ne te rappelle rien ?

— Que veux-tu dire ?

— N’as-tu pas dans ta relation avec Carole la même attitude qu’Adam et Ève ? »

Rick garde le silence. Il ne cherche plus à se justifier.

« Et si Adam n’est pas convaincu de sa responsabilité dans la transgression du commandement, ressentira-t-il le besoin d’aller vers le Sauveur ?

— D’autant moins, répond Rick.

— Tu vois, Ricky : Lorsque nous transgressons, lorsque nous faisons un choix à l’encontre du Seigneur, que se passe-t-il ? Le transgresseur ne voit même plus sa responsabilité pour le péché et commence à se rendre captif du diable. Ce sont les chaînes, les chaînes du péché, qui l’empêchent de ressentir le besoin ou le désir de revenir au Sauveur. C’est de cette façon que nous sommes assujettis à la volonté du diable quand nous cédons à la tentation. »

Grand-père Carson reprend le livre des mains de Rick.

« Il y a quelques instants, Ricky, j’ai proposé l’idée que tu ne connaisses pas la nature du péché. Sais-tu ce que je voulais dire ?

— Je crois que je sais, interrompt Rick.

— À quoi penses-tu ?

— Il y aurait quelque chose dans le péché qui nous change, comme cela se produit pour une accoutumance physique. Nous voyons le monde différemment après avoir péché. Comme Adam, nous nous préoccupons davantage de nous-mêmes, de notre apparence, et perdons de vue le Seigneur et notre besoin de lui. Notre vision du monde change au point d’excuser notre mauvaise conduite. Et puis, comme par accoutumance, je suppose, nous trouvons de plus en plus facile de poursuivre sur le chemin du péché. En fait, après la transgression d’Adam et Ève, Satan a réussi à leur faire faire une chose à laquelle ils n’auraient jamais songé avant : se cacher de la présence du Seigneur. »73

Rick est surpris de s’entendre ainsi parler, surpris parce que lui-même apprend quelque chose par ses propres paroles. Ces pensées lui sont nouvelles, et pourtant elles sortent de sa bouche. En même temps, il croit à ce qu’il dit.

« Il est intéressant qu’Adam reste conscient du besoin qu’a Ève du Sauveur, s’étonne Rick. Il a gardé la capacité de reconnaître le péché des autres. Mais cette capacité est faussée pour lui-même et il voit le péché des autres comme une excuse pour les siens. Cela l’empêche de prendre les siens totalement en considération et de se tourner entièrement vers le Sauveur. Cependant, lui et sa femme sont assez rapidement ramenés à la réalité. Finalement, ils retournent au Seigneur.

— Oui, Ricky, ils y retournent, mais seulement après que le Seigneur est allé à leur recherche.74 Ils s’étaient détournés de lui et s’étaient cachés avant qu’il ne vienne et les appelle.

« Ensuite, poursuit le grand-père, qu’a fait le Seigneur ? Il a maudit le sol ‘à cause d’eux’ et a ‘grandement multiplié les souffrances’ associées à l’enfantement.75 Il les a exilés vers une terre où tout était difficile, en malédiction, ‘pour leur bien’ puisque seules les difficultés de la vie pouvaient les pousser à se tourner vers les cieux pour obtenir de l’aide, dans leur état pécheur, ce qui leur donnait l’occasion d’être délivrés de l’esclavage du péché. »

Rick n’avait encore jamais entendu cette idée et elle le fascinait. « La difficulté de la vie est en soi une bénédiction ! réalise-t-il. Parce qu’elle suscite en nous le désir de nous tourner vers le Seigneur, désir que nous avons la faculté de ressentir malgré nos péchés ! »

« La gravité du péché va au-delà de l’acte lui-même. En péchant nous nous corrompons, nous nous endurcissons. Nous ne voyons plus clairement notre situation. Paul parle de la façon dont nous nous voyons : ‘au moyen d’un miroir, d’une manière obscure’76. Le plan du Malin est précisément conçu pour ‘aveugler les yeux et endurcir le cœur des enfants des hommes’.77 Les Écritures déclarent que ‘c’était là un piège de l’adversaire, qu’il a tendu pour prendre ce peuple, afin de vous assujettir à lui, afin de vous enserrer de ses chaînes, afin de vous enchaîner à la destruction éternelle, selon le pouvoir de sa captivité’.78

Une fois que nous sommes pécheurs dans notre cœur, les agissements et pensées qui autrefois nous paraissaient répréhensibles nous semblent à présent désirables. Nous en venons à désirer faire ce que nous ne devons pas et perdons le désir de faire ce que nous devons. Insensibles à la ‘poutre’ dans notre œil, nous nous préoccupons de la ‘paille’ de l’œil des autres.79 Pour employer les termes de Paul, nous ‘pensons être quelque chose’, meilleur, plus méritant, quand en fait, ‘nous ne sommes rien’ et nous nous ‘abusons’ nous-mêmes.80 Paul a appelé cela ‘la servitude de la corruption’.81 En perdant de vue notre état de pécheur, nous perdons de vue notre besoin de celui qui est venu pour guérir les pécheurs. Nous sommes endurcis de cœur comme Laman et Lémuel dans le Livre de Mormon : ‘Ils ne se tournaient pas vers le Seigneur comme ils l’auraient dû’.82

C’est cela, Ricky, que l’on entend par les ‘chaînes’ ou la ‘captivité’ du péché : c’est précisément lorsque nous sommes le plus profondément enracinés dans le péché et que nous avons le plus grand besoin de nous repentir que nous en ressentons le moins le besoin et le désir. C’est l’effet pervers du péché. Et c’est pour cela que le Seigneur a déclaré : ‘j’exige le cœur des enfants des hommes’83, et c’est pour cette raison que de tout temps les prophètes ont enseigné aux hommes la nécessité d’abandonner non seulement leurs mauvaises actions mais aussi leur disposition à faire le mal. Comme le prophète Alma l’a enseigné, seule une telle transformation qui vient du cœur peut nous libérer des chaînes de l’enfer84. »

Grand-père Carson s’arrête un instant et regarde gentiment Rick. « Tu disposes d’un excellent résumé de ce que tu as appris, fils, dit-il en indiquant la poche de Rick. Seulement, la connaissance est insuffisante en elle-même pour se libérer des chaînes du péché. Elle n’est utile que si elle te conduit à celui qui est puissant à sauver. Le salut n’est pas dans une idée ou une suite d’idées. Il est dans la personne du Messie, qui est descendu parmi les hommes pour les délivrer du péché.


21AU SUJET DU REPENTIR

La lumière disparaît autour de Rick qui se retrouve, comme auparavant, assis à la table de la cuisine.

Des larmes lui viennent, non plus des larmes d’apitoiement ou de colère, mais des larmes purificatrices. Il n’est ni en colère contre Carole, ni attristé par son sort. Il est plutôt désolé pour Carole qui a dû subir son endurcissement. Bien qu’amère, la douleur qu’il ressent a un petit fond de douceur. Ses larmes éloignent son amertume et laissent entrer en lui de cette douceur qu’il a ressentie jadis.

« Comment puis-je me tirer de cette situation, grand-père ? Comment puis-je éprouver à nouveau ce que j’éprouvais autrefois pour Carole ? Comment puis-je me débarrasser de mes chaînes ?

Tu commences déjà.

Vraiment ?

Oui. Tu ne le ressens pas ?

Ressentir quoi ?

Du chagrin pour ton comportement vis-à-vis de Carole ; ton incapacité de te sortir seul de la situation dans laquelle tu t’es mis ; ton désir de te repentir non seulement d’actes injustes, mais d’un cœur mal disposé ; ta disposition à faire ce qui est nécessaire. Tu ressens ces choses, Ricky ? »

En réfléchissant aux propos de son grand-père, Rick sent une douce chaleur le pénétrer, comme lorsqu’on s’approche d’un feu de camp par une nuit très froide. Comme ces nuits-là, Rick voudrait se rapprocher du feu. « Oui, grand-père, je ressens ces choses-là. » Et son émotion s’amplifie en le réalisant.

« C’est la puissance de Dieu », s’exclame le grand-père Carson. « C’est sa bonté et sa miséricorde qui se manifestent. »

« Cher Père qui es dans les cieux, poursuit-il, nous te remercions de ta bienveillance et de tes tendres miséricordes. Nous ne les méritons pas, nous ne les avons jamais méritées et cependant tu nous bénis de ton Esprit. Nous te remercions pour cette bénédiction purificatrice et te prions avec douceur, humilité et une gratitude profonde.

« J’aime Rick, cher Père. Il m’est précieux. Soutiens-le, je t’en prie, pour qu’il transforme sa douleur en salut. Que son cœur se brise en toi. Que sa contrition soit vraie, profonde et entière. Qu’il descende dans les profondeurs de l’humilité. Que tu puisses lui montrer l’ampleur de ses torts.

« Père, puisses-tu lui concéder un cœur nouveau, selon ta promesse à ceux qui sont doux et humbles. Puisses-tu remplacer son cœur de pierre par un cœur pur et par la paix promise à ceux qui viennent à toi. Fais qu’il se souvienne d’Abigaïl et éprouve de la miséricorde pour Ninive. Que ton Esprit le pénètre et le conduise dans tes sentiers.

« S’il te plaît, sois aussi avec Carole et les enfants. Ils souffrent et ont besoin de ta main secourable. Panse leurs blessures ! Secours-les dans leur chagrin. Entends les cris de la multitude qui espère pour eux et prie en leur faveur. S’il te plaît, Père, je te prie de toute l’énergie de mon âme pour que tu unisses cette famille. Réveille en eux l’amour qu’ils ont connu. Ramène-les dans les bras l’un de l’autre, et rends leurs pensées et sentiments doux et saints l’un pour l’autre.

« Très cher Père, nous t’adressons cette supplication au nom de ton Fils. C’est par sa miséricorde et ses mérites que nous t’approchons. Et pour son expiation infinie nous louons ton saint nom à jamais. »




QUATRIÈME PARTIE

LE MIRACLE DE GETHSÉMANÉ



22UNE LUMIÈRE DANS LES TÉNÈBRES

Grand-père Carson regarde Rick avec compassion et compréhension.

« Tu souffres, Ricky. Jusqu’à présent, tes souffrances étaient vaines, parce qu’elles n’étaient que pour toi. Maintenant, tu souffres pour les autres, pour Carole, pour tes enfants et pour tous ceux qui t’entourent. Tu souffres ce qu’ils souffrent, souffrances dont tu es en partie responsable. Ton cœur est sur le point de fondre.

« Béni es-tu pour cette nouvelle souffrance, parce que nous sommes vraiment responsables les uns des autres, comme tu le ressens actuellement. Et nos cœurs doivent se briser de cette façon parce que nous devons guérir de la vanité de notre autosuffisance.

« Lorsque tu en viens à te sentir entièrement responsable des souffrances de ceux que tu aimes, continue-t-il, le Seigneur porte ta peine. Il a tout souffert pour que nous ne souffrions pas.85 Là où tu devrais trouver de la douleur, tu trouveras son amour.

« Connais-tu l’étendue de son amour, mon fils ?

— Je ne m’en crois pas digne, réplique Rick.

Grand-père sourit. « C’est justement pour cette raison que tu vas la connaître. »

Rick se retrouve en un instant sur le flanc d’une colline rocailleuse. À moins de cinquante mètres en dessous, il devine la présence de douzaines de vieux arbres trapus dont le grand âge se voit à l’aspect tortueux des branches qui s’élèvent vers le ciel.

« Voici le jardin de Gethsémané », dit son grand-père qui poursuit :

« Après la Chute, le Seigneur dit à Adam : ‘de même que tu es tombé, tu puisses être racheté’86. Ces propos du Seigneur mettent en relation la Chute et l’Expiation. Ce n’est pas par hasard que l’Expiation et la Chute commencent toutes deux dans un jardin. Et ce n’est pas non plus par hasard que les personnages de ces événements sont sans péché. Ce n’est pas non plus par hasard que ces événements mettent en action l’exercice du libre arbitre. La question pour Adam est de savoir s’il prendra du fruit amer. Pour le Sauveur, elle est de savoir s’il boira à la coupe amère. Le Sauveur et Adam sont face à une seule et même question : s’ils ne prennent pas le fruit ou la coupe, ils demeureront seuls au paradis. Tous deux mangèrent et burent pour que l’homme fût. En mangeant du fruit, Adam en vint à connaître le bien et le mal. En acceptant la coupe, le Sauveur en vint à connaître tout le bien et le mal ayant existé et qui existeraient par la suite dans le cœur des hommes de toutes les générations.

« Ricky, tu es sur le point d’assister à la réparation, à la compensation de ce qui a été commis. Tu vas assister à un autre exercice du libre arbitre, qui va nous délivrer de la captivité du péché, captivité entrée précédemment dans le monde par l’exercice du libre arbitre d’un autre personnage dans un autre jardin. Ce soir, le libre arbitre va être racheté et, avec lui, ‘toute l’humanité, tous ceux qui le veulent’.87 Grâce au rachat du Seigneur, les enfants des hommes sont libérés des griffes du péché et deviennent libres d’agir ‘par eux-mêmes et non pour être contraints’.88

« Regarde. »

Derrière les arbres se trouve un groupe d’une douzaine d’hommes qui marchent dans leur direction. Seules les silhouettes encapuchonnées sont visibles dans l’obscurité. Ces hommes ne portent pas de torches mais semblent bien connaître leur chemin. Aucun ne trébuche. Ils marchent silencieusement et montent les marches de pierre qui partent du fond de la vallée appelée Kidron. De l’autre côté de la vallée, sur la colline d’en face, se dressent les grands murs du temple et de la ville sainte, Jérusalem.

Arrivés près des vieux oliviers, l’un d’eux, en début de cortège, fait signe aux autres de s’asseoir. Huit d’entre eux s’exécutent tandis que le premier et trois autres - Pierre, Jacques et Jean - continuent à avancer au milieu des arbres. Rick s’efforce de les suivre du regard quand ils passent entre les arbres sur près de deux cents mètres. Finalement, le Seigneur s’arrête et se tourne vers ses compagnons.

Rick s’interroge : « Qu’est-ce qu’il leur dit, déjà ? »

— ‘Mon âme est triste jusqu’à la mort,’ murmure son grand-père. ‘Restez ici, et veillez avec moi’.»89

La silhouette du Christ s’éloigne de ses disciples et disparaît du champ de vision de Rick.

Le commentaire de son grand-père lui parvient avec une douceur nouvelle : « Puis, ayant fait quelques pas en avant, il se jeta sur sa face, et pria ainsi : ‘Mon Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi !’ »90

Le grand-père de Rick redevient silencieux et l’air de la nuit s’immobilise.

« Aucun mortel ne peut voir ce qui se passe en ce moment, dit le grand-père en reprenant une voix un peu plus affirmée, mais c’est à l’intelligence et au cœur humain de le concevoir. »

— Que veux-tu dire, grand-père ?

— Ricky, il faut que tu comprennes ce qui se passe ici ce soir. Toute ta vie, ton foyer, ton âme en dépendent.

— Je crois que je comprends, grand-père. Ici, à Gethsémané, le Christ paie pour les péchés de l’humanité. Il souffre tant que des grumeaux de sang sortent des pores de sa peau.91

— Oui, Ricky, c’est vrai. Mais ta compréhension est encore incomplète.

— Dis-m’en davantage, demande Rick. Que se passe-t-il ici ce soir ?

— On n’en est qu’au début. Ce qui va arriver ne se passe ‘ce soir’ que d’un point de vue humain.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que notre appréciation pour ce que le Christ a fait pour nous est extrêmement réduite si nous pensons qu’il s’est jeté sur sa face à la pensée de quelques heures de souffrances uniquement, même d’intenses souffrances. La portée, la nature et le degré de ce qui se passe dans ce jardin ne peuvent être évalués par l’horloge de notre état déchu. En réalité, les répercussions se faisaient déjà sentir à l’époque d’Adam et Ève, bien que d’après les calculs de cette terre, le sacrifice ultime n’ait pas encore eu lieu. L’Expiation a eu lieu tout autant hors de ce temps qu’à l’intérieur, même si nous ne pouvons comprendre ce qui s’est passé hors de ce temps. Il s’agit d’un acte infini et éternel, indépendant des limitations de la mortalité. Il n’est pas étonnant que le Seigneur ait tremblé à cette perspective et ‘souhaité ne pas boire à la coupe amère’.92 L’intelligence mortelle, avec ses limitations terrestres, ne peut saisir l’immensité de cet événement. »

Grand-père Carson se tait un instant pour mettre de l’ordre dans ses pensées.

« Tu dis : ‘il a souffert pour nos péchés’. C’est facile à dire. Mais qu’est-ce que cela signifie ?

« Tu te souviens que la perversité du péché n’est pas dans l’acte seulement, mais dans notre disposition à le commettre. Dès lors que notre cœur se corrompt, Satan prend pouvoir, le pouvoir de nous mener captifs à sa volonté et de nous amener de plus en plus loin dans le ressentiment, l’amertume, la colère et le péché. Nous devenons impurs, corrompus, impropres à supporter la présence de Dieu en laquelle ne peuvent demeurer que ceux qui sont purs et sans tâche. Finalement, nous perdons la seule chose qui puisse nous permettre de nous purifier et de retourner vers lui : notre désir et notre capacité de suivre notre Seigneur.

« Nous sommes rendus impurs par nos actes pécheurs, mais notre plus grand problème réside dans l’impureté des dispositions de notre cœur. Comme Paul qui s’est exclamé : ‘Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres. Misérable que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ?’93 Si nous devons un jour nous tenir en gloire devant le Père et le Fils, le ‘mauvais esprit’ qui habite notre cœur doit être, comme a supplié le père du roi Lamoni, ‘déraciné de notre sein’.94 Si personne ne compensait et ne surmontait l’assujettissement de notre cœur au diable et ne nous libérait de l’esclavage du péché,95 nous serions damnés à jamais.

— Tu veux dire que c’est ce qu’a fait le Sauveur ? Dans le jardin de Gethsémané, il a surmonté l’assujettissement de notre cœur au diable ? C’est ce que l’on entend par ‘payer pour les péchés ?’

— Oui.

— Mais comment ?

— Bonne question.


23EN AGONIE

Tu te souviens l’enseignement du Seigneur à Adam : ‘de même que tu es tombé, tu puisses être racheté’96 et tu te souviens que je t’ai dit que, comme cet enseignement le laisse entendre, le rétablissement du libre arbitre de l’homme est un acte parallèle à celui qui a précipité sa chute. Si c’est le cas, et ça l’est, le Sauveur a racheté tous les hommes, y compris Adam, des conséquences de la Chute.

— Qu’est-ce que cela veut dire, grand-père ? »

Son grand-père regarde Rick avec gravité et poursuit :

« Afin de racheter l’humanité de l’esclavage du péché, le Sauveur a dû prendre sur lui cet esclavage, dans sa plénitude, et ensuite trouver le moyen d’y échapper. À cause du pouvoir que Satan a obtenu sur l’homme charnel suite à la Chute, le libre arbitre de l’homme ne pouvait être racheté que si les influences charnelles, qui rendent les hommes captifs à cause de leurs péchés, étaient réduites à néant par un pouvoir opposé. Quelqu’un qui prendrait sur lui notre esclavage, sans y succomber, et nous ouvrirait ainsi une issue de secours. C’est ce que le Seigneur a fait, Ricky. Pour nous libérer de l’esclavage du péché, il a pris sur lui tous les péchés de l’humanité, les ‘iniquités de nous tous’.97

« Comprends-tu ce que cela implique ? » poursuit son grand-père.

Rick semble ne pas en avoir la moindre idée.

« Cela implique que pour nous délivrer des chaînes du péché, le Sauveur a dû prendre sur lui toutes les chaînes qui nous lient au péché. Comme le dit Paul, ‘il a été tenté comme nous en toutes choses’.98 Il a dû endosser ‘le fardeau du poids combiné des péchés du monde’99, à savoir : nos désirs pécheurs, nos prédispositions et accoutumances pour le péché, l’iniquité de notre coeur. Les Écritures enseignent qu’il a aussi souffert pour tout ce qui peut nous conduire au péché : ‘nos souffrances, nos afflictions et nos tentations de toute espèce’100, afin ‘d’effacer nos transgressions, selon le pouvoir de sa délivrance’.101 Tout s’est déroulé comme Paul l’a dit : ‘Celui qui n’a point connu le péché, il l’a fait devenir péché pour nous’.102

« Avec ce poids de péché sur lui, il a dû subir l’assaut inimaginable du pouvoir et de la furie des forces de l’enfer, et cela, comme l’a écrit Paul, ‘sans commettre de péché’.103 Car Satan savait que s’il parvenait à exercer contre le Sauveur son pouvoir de rendre captif – en dirigeant les chaînes de nos péchés contre lui – et à l’amener à pécher, il pourrait l’emprisonner également. La destruction du libre arbitre serait alors complète et il n’y aurait plus aucun moyen de rendre pur le cœur des hommes. Aucun de nous ne pourrait rentrer en la présence de notre Père chez qui rien d’impur ne peut demeurer.

« Rien d’étonnant, Ricky, à ce que Satan ait levé les yeux et rit lorsqu’il s’est vu tenir la terre entière entre ses chaînes.104 Ce soir là, à Gethsémané, il ne lui manque plus qu’un seul péché pour tenir toute la Création dans ses mains. »

Grand-père Carson regarde tristement vers le jardin mais ne peut pas en supporter la vue. Il détourne son visage où se lit la douleur.

« À cet instant, murmure-t-il, les pouvoirs des ténèbres sont sur le Sauveur, dans toute leur force et leur furie. Le terme que Luc a employé pour décrire cet assaut vient de la racine grecque agon, que nous traduisons par ‘une agonie’105. En réalité, cela signifie ‘combat, lutte, bataille, face à face avec l’ennemi’.106 C’est cela, mon fils, qui s’est passé à Gethsémané. Ou plutôt, ce qui se passe en ce moment. C’est ce que les prophètes modernes ont appelé une ‘angoisse indescriptible’ et une ‘torture annihilante’107, une ‘lutte suprême avec les pouvoirs du diable’, une ‘heure d’angoisse où le Christ a fait face à toutes les horreurs que Satan peut infliger et les a anéanties’108. Il souffre tout cela pour nous, Ricky, ne l’oublie jamais !

« Cela veut dire qu’il prend sur lui toute l’iniquité de ton cœur, Ricky. Que tu te sentes poussé à te quereller avec Carole, à avoir de la rage au cœur vis-à-vis d’elle, à être amer à cause de tes déceptions et de ton désespoir, ce soir, à Gethsémané, le Seigneur prend sur lui chacune de ces chaînes qui te lient. En prenant sur lui ton désir de querelle avec Carole et en y échappant, il t’offre une issue pour que tu y échappes aussi. Ta rage, ta déception, ton désespoir, le Seigneur les surmontera tous ce soir et te forgera un cœur nouveau, propre, pur, sans tâche, libre.

« Il fait la même chose pour chacun de nous : pour celui qui est dépendant, pour celui qui est coupable de sévices, pour celui qui se plaint sans cesse, pour celui qui est déprimé. Sa bataille, ce soir, est pour toute l’humanité. Elle est pour chaque individu spécifiquement. »

Grand-père Carson s’interrompt et la douleur fuit les traits de son visage. « Mais gloire soit à notre Dieu ! s’exclame-t-il. Le Sauveur a supporté pour tous ce qu’aucun homme ne peut même supporter pour lui seul : il a refusé de se soumettre à la volonté de Satan alors qu’il était entièrement à sa merci. Malgré le poids du péché de tous les hommes qu’il a endossé, malgré les tentatives de Satan et de ses armées de l’amener à pécher, le Sauveur a été capable de résister.

À présent, « l’esclavage du péché est brisé ! Le Seigneur, Dieu tout-puissant s’est levé avec ‘la guérison sous ses ailes’.109 Désormais, il tend ses bras vers le monde, et invite chaque homme par son Esprit-Saint. Il vient à chacun de nous et nous pose la même question qu’à Jonas. Comme Abigaïl, il nous demande de pardonner. Il donne sa vie pour nous donner son Esprit et un cœur nouveau qui nous libérera des chaînes de nos péchés. Si nous ne nous endurcissons pas le cœur et ne raidissons pas le cou contre lui, il nous aidera à abandonner l’iniquité de notre cœur de pierre et le remplacera par un cœur nouveau qu’Ézéchiel appelle un ‘cœur de chair’110. Il nous délivrera ‘de toutes nos souillures’111. Voilà le miracle de Gethsémané. »

Les paroles de son grand-père remplissent Rick de gratitude et d’émerveillement. Depuis tant d’années qu’il assiste aux réunions de l’Église et qu’il étudie les Écritures, il n’avait pas pris la peine de chercher ce que pouvait signifier les souffrances du Christ pour nos péchés. À présent, il en a un petit aperçu et en est bouleversé.

Il se tient près de son grand-père, le regard perdu vers la vallée de Kidron.


24LA GUÉRISON

Pendant quelques minutes, le grand-père et son petit-fils se tiennent sur le mont des Oliviers. Pour Rick, c’est un moment de méditation et d’engagement.

Il comprend parfaitement que si quelqu’un a besoin d’un changement de disposition de cœur, c’est lui. Le Sauveur a expié pour tous, mais c’est lui que son grand-père a emmené sur cette colline ce soir. Comme tous ceux qui viennent au Sauveur, il ressent que c’est surtout pour sa condition de pécheur que le Sauveur a souffert. Il ressent que c’est pour lui que le Sauveur est mort au Calvaire, pour que son corps corruptible revête l’incorruptibilité112. Il est bouleversé par la solennité de l’événement. Sa reconnaissance déborde. La solennité de l’instant lui rappelle les funérailles de l’homme qui se tient près de lui, funérailles après lesquelles il ne pouvait s’arrêter de pleurer à cause de la profondeur de l’amour qu’il ressentait pour cet homme.

Parmi les choses les plus merveilleuses, il y a le paradoxe suivant : le Sauveur a souffert à cause de l’amertume qu’entretient Rick pour Carole, mais il l’aime quand même. Comment est-ce possible ? se demande Rick. Comme cela peut-il être ?

« La réponse est que le Sauveur fait un avec toi, Ricky.

— Comment ça ? 

Grand-père Carson se retourne et plonge à nouveau son regard dans le sien.

« Quand tu t'es luxé l'épaule à l’université, Ricky, est-ce que tu t’es mis en colère contre l’épaule blessée ?

— Bien sûr que non.

— Pourquoi pas ? Tu avais mal.

— Parce que c’est mon épaule. Quel bien cela me ferait-il de la blesser davantage ? Je me ferais plus mal encore. »

Soudain Rick comprend ce que veut lui dire son grand-père.

« Nous sommes un avec notre corps et pour cette raison nous ne réagissons pas à la douleur de l’un de nos membres en lui infligeant davantage de douleur. Au contraire, nous le pansons, nous le secourons, nous le soignons jusqu’à ce qu’il soit guéri. En réalité, nous portons davantage d’affection à la partie qui nous fait souffrir. Elle a besoin de nous, comme nous d’elle.

— C’est comme si nous étions un membre…

— Du corps du Christ, ajoute son grand-père pour achever la pensée de Rick.

— Oui, un membre du corps du Christ, répète Rick perdu dans ses pensées.

— Lis ceci, Ricky.

Son grand-père lui tend à nouveau le livre.

« Maris, aimez vos femmes, comme Christ a aimé l’Église, et s’est livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier par la parole, après l’avoir purifiée par le baptême d’eau, afin de faire paraître devant lui cette Église glorieuse, sans tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et irrépréhensible.

C’est ainsi que les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même. Car jamais personne n’a haï sa propre chair ; mais il la nourrit et en prend soin, comme Christ le fait pour l’Église, parce que nous sommes membres de son corps.

C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. »113

« Après ce que tu as vécu ce soir, Ricky, tu auras une meilleure compréhension de ces paroles. Car le Seigneur a pris nos infirmités - infirmités de corps et d’esprit - dans son corps et son esprit. Nous ne faisons qu’un avec lui, pas seulement de façon métaphorique, mais concrètement. Les cicatrices que chaque homme a occasionnées au Sauveur nous lient à lui pour toute l'éternité.

« Étant devenu un avec nous, il prend nos douleurs comme si elles étaient les siennes. Il nous nourrit et nous chérit. Et cela, il le fait pour nous sanctifier, nous purifier, pour que nous soyons saints et sans tache, comme nous devons l’être pour bénéficier de la compagnie de son Esprit dans la mortalité et demeurer avec le Père dans les éternités.

« Je confirme la déclaration de Paul : ‘C’est ainsi que les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps’. Les conjoints se créent mutuellement du tort, Ricky, de même que nos articulations nous font parfois souffrir. Quand tu chériras Carole quand elle te fait souffrir, comme tu soignes et chéris une articulation ou un membre qui te fait mal, tu sauras que tu fais un avec elle. Si tu le fais, tu te sentiras nourri et chéri toi-même. »

Grand-père marque un temps de silence.

« Il est temps que je retourne vers ta grand-mère. Je suis parti et elle me manque. J’ai passé trop d’années loin d’elle, bien que vivant avec elle. Bien que pratiquant, je n’étais pas réellement chrétien.

— Qu’est-ce qui vous a réunis, grand-père ?

— Lui, répond grand-père en tendant la main vers le jardin.

— Il y a eu une période très sombre dans notre mariage. Quand je dis période, je parle d’années, peut-être même quinze ou vingt ans. Je me sentais négligé, maltraité, pris à partie. Le temps passant, j’ai commencé à envisager l’éventualité d’une vie sans elle. ‘Ce serait probablement mieux’, me disais-je. Au début, je n’ai pas pris cette idée très au sérieux, mais avec le temps, elle a pris de l’ampleur. Elle s’est développée et s’est imposée. En même temps, notre relation devenait de plus en plus invivable. J’essayais de cacher tout cela aux petits-enfants, sachant combien cela les chagrinerait, et je pensais avoir assez bien réussi jusqu’à ce que tu me prouves le contraire, ajoute-t-il avec une faible sourire.

« Tes parents connaissaient nos difficultés, cependant. Et c’est une bonne chose. Un jour ton père est venu me chercher dans le pré du bas. Il arrivait de la maison. Grand-mère était sortie et il est passé par la buanderie pour prendre une paire de ciseaux dans sa boite à couture. Là, dans le tiroir, il a vu un document d’aspect officiel. Il l’a déplié et a été choqué de voir un brouillon de demande de divorce. Ta grand-mère voulait divorcer. »

Rick est remué par une telle révélation.

« Pour moi, c’était quelque chose de nouveau, poursuit le grand-père, bien qu’en l’entendant, je ne fus pas si surpris. D’une certaine façon, je me suis senti même soulagé. J’étais moins troublé que ton père aurait souhaité que je le sois et il est parti inquiet. Je suis retourné à mes corvées avec plus d’allant, en énumérant mentalement tout ce que ta grand-mère m’avait fait subir au cours des années. Ces souvenirs me mettaient dans un état de colère, au point que je me mis à distribuer le foin comme un enragé.

« C’est alors que j’ai perçu quelque chose. Quelque chose me disait que ma rage était injustifiée, que j’en faisais trop. Finalement, je me suis retiré dans la grange pour prier. ‘Pourquoi moi, Père ?’ ai-je demandé amèrement. ‘Qu’ai-je fait pour passer toutes ces années dans la douleur ?’

— Tu n’étais pas obligé, me parvint la voix.

— Que veux-tu dire que je n’étais pas obligé ?

— Si tu étais venu à moi, disait la voix, tout aurait été différent. »

Ces paroles frappèrent mon esprit et je me mis à prier pour mieux comprendre. « Que veux-tu dire, venir à toi ? Qu’est-ce qui aurait été différent ? »

« Je ne peux pas te décrire ce qui s’est passé ensuite, Rick. Comme une vision s’est ouverte à moi. J’ai vu ma vie avec ta grand-mère. Tandis que les jours et les années passés ensemble défilaient devant moi, il m’a été montré quelque chose d’étonnant. J’ai noté une lumière qui émane de nous. Ou plutôt, que cette lumière parfois émane de nous avec plus de puissance qu’à d’autres moments.

« Il m’a été donné de percevoir que nous irradions tous une portion de la gloire de Dieu et que nous émanons davantage de cette lumière lorsque nous sommes proches de lui. Habituellement nous ne percevons pas cette lumière avec nos yeux, mais on la ressent plus particulièrement en présence d’hommes ou de femmes saints, ceux en présence de qui la lumière du Christ devient tangible, voire visible. Être en leur présence est comme entendre une note parfaitement juste. Ils vibrent. Ils perçoivent, ils sont dans l’action, ils motivent, ils chantent. Et cela parce qu’ils vivent en harmonie avec le Maître.

« J’ai remarqué en voyant se dérouler ma vie que ma lumière diminuait. J’ai également remarqué, et cela m’a étonné, que la lumière de ta grand-mère était presque toujours plus brillante que la mienne. C’était particulièrement vrai dans les moments où j’étais le plus convaincu de ses torts. Cependant, sa lumière s’affaiblissait aussi avec les années. C’est alors que j’ai commencé à éprouver du regret. Je me suis effondré et j’ai pleuré comme je ne l’avais pas fait depuis longtemps.

« Puis, subitement, je me suis surpris à vouloir éviter le divorce à tout prix. Et j’ai élevé à nouveau la voix vers les cieux, cette fois pour supplier le Seigneur de sauver mon mariage. C’est alors que la voix m’a répondu :

— Ce n’est pas ton mariage qui a besoin d’être sauvé, Dale, c’est ton amour. Apprends à aimer Élisabeth comme je l’aime.

— Que veux-tu dire, Seigneur ?

— Aime Elly, même si elle opte pour le divorce. C’est alors que tu seras vraiment marié.

Grand-père Carson est à nouveau tout ému par ce souvenir.

« Dès lors, ma vie n’a plus jamais été la même, Rick. Et je ne pense pas trop m’avancer en disant qu’il en a été de même pour ta grand-mère.

« Nous n’avons pas divorcé, merci Seigneur, bien que pendant quelque temps nous n’en étions pas loin. Mais j’ai senti l’Esprit du Seigneur me soutenir pendant cette période. Pendant une semaine, il m’a été permis de voir la lumière qui émane des hommes. Je l’ai vue émaner de ma chère Élisabeth, s’atténuer par notre malaise commun, mais briller quand même, y compris quand je suis rentré ce jour là. Cette lumière m’a éclairé et soutenu.

« Tu comprends maintenant, Ricky, pourquoi c’est moi qui ai été choisi pour te rencontrer ? »

Rick déborde de gratitude pour l’amour de son grand-père et pour la nouvelle perception qu’il a de sa grand-mère.

« Je connais ta douleur, fils. M’étant rapproché d’Élisabeth, je connais aussi la douleur de Carole.

« Mais, plus encore, je connais la joie rendue possible par ce qui s’est passé à Gethsémané. Je connais l’amour et la miséricorde du Sauveur. Je les ai ressentis, j’en ai bénéficié, ils m’ont sauvé et continuent à me sauver, jour après jour. »

Voyant que ce dernier commentaire éveille la curiosité de Rick, son grand-père ajoute :

« Tu crois que parce que je suis mort, je n’ai plus besoin du Seigneur ? Le besoin de l’Expiation dépasse largement les limites du tombeau, Ricky. Si je me tiens devant toi, digne, ce n’est que par les mérites du Fils de Dieu. Je tremble aussi en cet endroit, quand je pense que c’est pour moi que le Seigneur a souffert. »

Rick garde le silence.

« Je prie pour toi maintenant, mon garçon.

— Merci, grand-père, répond Rick avec sincérité.

— Y a-t-il autre chose qui te trouble ?

— Oui, une chose.

— Laquelle ?

— J’ai peur.


25ALLIANCES

De quoi as-tu peur ? »

Rick repense à ce qui s’est passé ce matin avec Carole. « J’ai peur de ma propre iniquité », dit il. De l’attrait des ténèbres qui sont en moi. Je crains de ne pouvoir supporter le changement dont tu as parlé. 

— Non, tu ne le pourras pas, Ricky. Seul le Sauveur peut supporter ce changement. Souviens-t’en et tes difficultés te conduiront à ton salut et au succès de ton mariage. Tu te tourneras toujours vers le Seigneur, humblement. Conscient de ton imperfection, tu n’exigeras pas de Carole la perfection.

Grand-père Carson regarde Rick tendrement.

« Rassure-toi, le Seigneur ne te donne pas un cœur nouveau une fois pour toutes. Il te donne un cœur nouveau chaque fois que tu viens à lui, par ta repentance et ta foi. Nous avons chaque jour besoin d’un cœur renouvelé.

— Mais, y arriverai-je, grand-père ? Cela m’inquiète.

— Te souviens-tu du peuple du Livre de Mormon qu’on appelle les ‘Anti-Néphi-Léhi’ ou ‘le peuple d’Ammon’ ?

— Oui, ce sont des Lamanites qui ont accepté l’Évangile quand les fils de Mosiah ont prêché parmi eux.

— C’est exact. Et après leur conversion, chacun a posé la question même que tu viens de poser : ‘Comment puis-je être certain que ce grand changement en moi va perdurer ?’ Eux aussi avaient peur. Ils craignaient pour le même motif que toi. Ils connaissaient trop bien leur passé. C’était un peuple guerrier qui mettait ses délices dans l’effusion du sang de leurs ennemis, les Néphites. Pour cela, ils s’étaient sincèrement repentis et le Seigneur les avaient purifiés et leur avait donné un cœur nouveau.114 Mais ils craignaient de chuter à nouveau et de se rendre indignes comme autrefois. ‘Puisque cela a été tout ce que nous pouvions faire pour nous repentir de nos péchés et des nombreux meurtres que nous avons commis, et pour amener Dieu à les ôter de notre cœur’, dirent-ils, …retenons nos épées, afin qu’elles ne soient pas tachées du sang de nos frères’.115

« Tu te rappelles ce qu’ils ont fait ensuite, Ricky ? »

« Non »

« Les Écritures racontent qu’ils ont rassemblé toutes leurs armes de guerre et les ont enterrées profondément dans la terre. Ils ont ensuite fait collectivement alliance avec Dieu et les uns avec les autres de ne jamais les reprendre. »116

Grand-père Carson regarde Rick. « À ton avis, pourquoi les ont-ils enterrées profondément dans la terre, Ricky ? Pourquoi une tombe peu profonde ne suffisait pas ?

— Ils étaient probablement inquiets de leur passé. Si les armes n’étaient pas enterrées en profondeur, ils craignaient d’être tentés, lors d’une difficulté, de les déterrer et de violer leur alliance pour revenir à leurs anciennes pratiques. Ils ne voulaient pas risquer cela.

— Exactement. Et les événements qui suivirent les auraient certainement persuadés de le faire. Car leur propre peuple, les Lamanites, vint leur faire la guerre, avec l’intention de les détruire. Les Écritures nous apprennent qu’un jour ‘ils étaient sur le point de reprendre leurs armes de guerre’ pour riposter.117 C’est une bonne chose qu’elles aient été enterrées profondément. Leurs amis, qui connaissaient leur histoire et leur alliance de ne plus prendre les armes, afin de s’abstenir de toute injustice, les dissuadèrent de le faire, prirent les armes à leur place et, avec l’aide des deux mille fils du peuple d’Ammon, les protégèrent.118

« Ces défenseurs n’avaient pas, dans le passé, été coupables de mettre leurs délices dans l’effusion du sang. Avec l’approbation de Dieu, ils pouvaient prendre les armes lorsque la guerre s’imposa à eux, et protéger leurs familles, leurs libertés et leur foi, assurant ainsi les mêmes protections pour le peuple d’Ammon.119

« Une des histoires les plus touchantes de toutes les Écritures est la conversion de leurs assaillants, les Lamanites, lorsque le peuple d’Ammon refusa de prendre les armes pour se défendre. »120

Grand-père Carson laisse un moment à Rick pour se rappeler ces événements.

« À propos de cette histoire, le prophète Mormon déclare, à la fin du Livre de Mormon : ‘Sachez que vous devez venir au repentir, sinon vous ne pouvez être sauvés. Sachez que vous devez déposer vos armes de guerre et ne plus mettre vos délices dans l’effusion de sang, et ne plus les prendre, à moins que Dieu ne vous le commande’.121

« Loin d’être coupable d’avoir mis tes délices dans l’effusion de sang, Ricky, tu disposes d’autres armes dont tu te sers dans ton mariage et que tu prends plaisir à manier pour mener une guerre froide à ta femme. En te plaignant, en ayant des propos durs, en prenant un air de supériorité, tu manies des armes plus dévastatrices pour ton foyer qu’un simple déficit d’amour. Sans compter tes péchés qui, sans affecter directement Carole, te rendent esclave. »

Rick ne peut rien démentir de tout cela et n’en a pas non plus l’intention.

« Au sujet des péchés qui ont pris racine en ton âme, le Sauveur a dit : ‘Je vous donne le commandement de ne permettre à aucune de ces choses d’entrer dans votre cœur ; car il vaut mieux que vous vous refusiez ces choses et vous chargiez en cela de votre croix, que d’être jetés en enfer’122. Le Seigneur ne dit pas qu’il s’agit de quelque chose facile à appliquer, Ricky. Il dit que se libérer du péché qui nous a maintenus captifs équivaut à prendre une croix et à la porter. Ce faisant, il ne dit pas que nous sommes seuls pour la porter ni que nous aurons à la porter indéfiniment. »

Grand-père Carson sourit gentiment mais gravement.

« Si tu crains de retomber dans le péché et la captivité, tu fais bien de t’inquiéter. Mais l’exemple du peuple d’Ammon peut t’apprendre à enterrer tes armes de guerre, tes péchés, profondément, trop profondément pour pouvoir les déterrer quand tu es tenté. Il t’apprend aussi à faire alliance avec Dieu, avec Carole, avec quiconque tu as blessé en maniant ces armes, de ne jamais les reprendre. Demande-leur de t’aider à respecter ton alliance. »

Son grand-père le regarde solennellement. « Es-tu disposé à faire cela ?

— Oui, grand-père, je le ferai.

— Fais-le, Ricky, et fais-le comme les Écritures l’enseignent : avec ‘toute l’énergie de ton cœur’. Alors tu sentiras l’amour du Seigneur, cet ‘amour qui ne périt jamais’123, et tu en seras rempli.

— D’accord, grand-père, dit Rick avec une intention réelle mais encore un peu inquiet. J’essaierai.

— L’appréhension que tu ressens n’est pas un obstacle, Rick, c’est même un bon signe. Il est bon de craindre le péché, car c’est la liberté de l’âme qui est en jeu. À ceux qui éprouvent cette crainte à juste titre, comme toi ou le peuple d’Ammon, les prophètes déclarent : ‘Veillez à prier continuellement, afin de ne pas être égarés par les tentations du diable, afin qu’il n’ait pas le dessus sur vous, afin de ne pas devenir ses sujets, et ne pas être amenés captifs par lui’.124 Prends la prière comme arme, Ricky. Comme tout le monde, tu es vulnérable. Dirige ton cœur vers le Seigneur et il sera ton bouclier. »

Rick prend une profonde inspiration et regarde son grand-père. Pour le première fois depuis leurs rencontres répétées, il sent en lui une réelle conviction, pas la confiance désinvolte de quelqu’un qui n’est pas conscient de ses péchés ou les cache, mais la connaissance de quelqu’un qui sait que, bien que le péché soit à portée de main, quelqu’un de puissant en protège l’accès, si nous le laissons faire.

Grand-père offre un sourire encourageant à Rick. « Je t’ai dit que le Seigneur m’avait accordé un don durant cette semaine critique de mon existence. Il m’a accordé de voir la lumière qui émane des hommes. »

Rick acquiesce.

« C’est un don que j’ai à nouveau reçu depuis que je suis passé dans cette autre vie et j’ai appris que cette lumière, ou ‘gloire’, est le trait le plus distinctif de l’homme. J’ai vu Carole, telle qu’elle est, Ricky, dans la plénitude de sa gloire. Tu as épousé une femme qui est noble et grande. Tu le savais, à l’époque, tu le sais à nouveau, bien qu’entre-temps tu l’aies fréquemment oublié. Crois-moi quand je te dis que tu ne la connais que partiellement. Un jour, tu la verras telle qu’elle est, et ce jour là tu seras éternellement reconnaissant d’avoir fait tiennes les idées que tu as notées sur ta feuille de papier. »

Rick tâte sa poche arrière et sent la forme du papier plié.

« Que Dieu te bénisse, mon fils. Puisses-tu délaisser tes péchés pour le connaître.125 Et pour connaître Carole. »

À cet instant les ténèbres de la nuit se transforment en un océan de lumière. Rick se retrouve à nouveau assis sur le sol de la cuisine, adossé au placard, comme lorsque son grand-père lui est apparu. Son rêve - ou sa vision, ou son songe – prend fin. Il tient encore le papier qui contient ses notes.

En relisant ce qu’il a écrit, il se rend compte qu’il manque quelque chose.

« Tout ceci n’est possible, pense-t-il, que parce que le Seigneur a fait sien nos cœurs iniques, s’est mis à la merci des forces du mal, et par une souffrance infinie, a brisé les chaînes de l’esclavage pour tous ceux qui viennent à lui, le cœur brisé. »

Rick lève les yeux vers le ciel, l’âme débordante de gratitude. Carole est en haut. Elle souffre. Elle pleure, probablement. Rick est réellement désolé. Et ses doléances lui paraissent tellement insignifiantes, à présent.

Il se lève et monte l’escalier. Contrairement à ce matin, il a très envie de voir Carole. Il a des armes à enterrer, des alliances à contracter et une épouse à serrer dans ses bras.

Il ne s’est jamais senti plus indigne de l’amour de sa femme.

Il n’a jamais été aussi incertain de le recevoir.



ÉPILOGUE


Peut-être vous demandez-vous ce qui va se passer à présent.

En haut de l’escalier, Rick s’excuse comme jamais, ressentant ses torts comme jamais auparavant. Rien en lui ne cherche à obtenir de Carole une confession ou un assentiment quelconque. Il ne songe même pas qu’elle puisse avoir elle aussi des choses à se faire pardonner. Tout ce qu’il éprouve c’est du chagrin, du chagrin pour l’avoir aimée moins qu’elle le méritait, du chagrin pour l’avoir fait souffrir, pour avoir blessé son âme. Il éprouve en plus un profond désir, le désir de soigner les blessures qu’il a infligées, peu importe le temps que cela puisse prendre.

La réponse que fera Carole à ses excuses importe peu. Pour une fois dans sa vie, il n’est pas en train de dire quelque chose pour recevoir une certaine réponse. Il l’aime, tout simplement. Il a monté l’escalier sans arrière-pensée.

Je suppose que cela ne vous surprend pas si Carole l’écoute avec un léger scepticisme. Cela ne surprend pas Rick non plus, vu l’épisode qu’il a fait vivre à Carole encore ce matin. Il s’attend même à ce que Carole ne croie pas un mot de ses propos et qu’elle les rejette. Il accepte par avance cette perspective, car il sait que cette fois-ci, ce qu’il lui dit n’est pas seulement des mots. Comment d’ailleurs pourrait-il s’attendre à autre chose que du scepticisme de la part de Carole après tous ses propos désobligeants et ses attitudes détestables envers elle ?

C’est pourquoi il se sent tout petit quand elle lui demande : « Tu penses vraiment ce que tu me dis ?

— Oui, Carole, je le pense vraiment. Je suis réellement désolé. »

Ce à quoi Carole répond : « Rick, c’est moi qui ai besoin que tu m’excuses. »

On imagine bien que la tournure des événements aurait pu être très différente. Carole aurait très bien pu répondre avec amertume quelque chose comme : « Et pourquoi est-ce que je te croirais cette fois, quand cela n’a jamais été sincère auparavant ? » Rick aurait compris et ne l’aurait pas aimée moins pour autant.

Si, comme Carole, nous acceptons les excuses de ceux qui nous ont offensés, quelque part, c’est pour notre bien. C’est en le faisant que nous réalisons, comme Carole, que ne pas accepter une excuse est tout aussi grave que de ne pas en présenter. Car lorsque notre offenseur s’excuse, c’est comme si le Sauveur lui-même le faisait. Rick ne fait que formuler les sentiments et les paroles qu’a eus le Sauveur à Gethsémané.

Comment se comporte Rick après avoir fait ses excuses ? Et comment Carole y réagit-elle ? On pourrait penser que ces questions sont importantes, comme si le reste de l’histoire pouvait nous enseigner encore quelque chose dont nous aurions besoin. Mais la réponse de Jonas au Seigneur nous est-elle vraiment nécessaire ?

Qu’avons-nous besoin de comprendre de plus que l’Expiation du Sauveur ? Qu’avons-nous besoin de plus que de venir à lui ? Qu’avons-nous besoin de plus qu’un cœur brisé ? Qu’avons-nous besoin de plus que le Saint-Esprit, le Consolateur, pour nous enseigner « tout ce que nous devons faire ? »126

La question n’est pas de savoir ce qu’a fait ou dit Rick par la suite. Elle est plutôt de nous demander ce que nous avons à dire et à faire dans notre propre vie.

N’aurais-je pas pitié de Rick ? N’aurais-je pas pitié de Carole ?127

Telle est la question que nous pose le Seigneur.

Puissions-nous, en tant que Rick ou en tant que Carole, répondre avec miséricorde. Telle est l’invitation que le Seigneur adresse à chacun de nous, en vue de nous bénir.



NOTES


1 Jean 14:6

2 Voir D&A 112:13

3 Luc 2:14

4 Éphésiens 2:14, italiques ajoutés

5 1 Samuel 25:13

6 Voir D&A 64:22

7 Voir Matthieu 23:25-28

8 Voir 1 Samuel 25:14-19

9 Voir 1 Samuel 25:20, 23

10 1 Samuel 25:24

11 1 Samuel 25:25, 31

12 Voir 1 Samuel 25:28, 31

13 Voir 1 Samuel 25:32-34

14 Voir 1 Samuel 25:35

15 Luc 24:23

16 Voir Luc 24:14-15

17 Luc 24:17

18 Luc 24:25-27

19 Luc 24:36

20 Luc 24:44

21 Voir Luc 24:45

22 Voir 2 Néphi 11:4

23 Voir Genèse 45

24 Voir Daniel 3

25 Voir Mosiah 24:13-15

26 Voir 1 Samuel 24, 26 ; 2 Samuel 1

27 1 Samuel 25:24

28 Voir Samuel 25:23-31

29 1 Samuel 25:28

30 D&A 64:10

31 1 Samuel 25:31

32 Voir 1 Samuel 25:28

33 Voir Matthieu 25:40, 45

34 Pour les évènements décrits dans ce chapitre, voir Jonas 1:1-15

35 Voir Osée 7:11 ; 8:9 ; 10:6 ; 11:11

36 2 Néphi 25:23

37 Voir Matthieu 20:1-16

38 Pour les évènements décrits dans ce chapitre, voir Jonas 3 - 4

39 Voir Jonas 3:4-5

40 Jonas 4:11

41 Matthieu 18:33-35

42 Jonas 2:8

43 Alma 41:10

44 Voir Mosiah 4:1-3

45 Voir Alma 36:16-21

46 Alma 22:18

47 Jonas 4:11

48 Voir D&A 121:37

49 Voir Matthieu 7:3-5

50 Moïse 7:25

51 Moïse 7:26

52 2 Néphi 26:22

53 Alma 12:6, 11

54 Matthieu 6:23 ; voir aussi 3 Néphi 13:23

55 Alma 12:11

56 2 Néphi 28:20-21

57 Moïse 7:26

58 2Néphi 1:13

59 Adapté de 2 Néphi 28:19, 22

60 Apocalypse 12:7-8

61 Moïse 4:3-4

62 Alma 12:11

63 D&A 29:40

64 Voir Moïse 4:4

65 Jean 8:34

66 Voir D&A 29:45

67 2 Néphi 2:14, 27

68 2 Néphi 2:28-29

69 D&A 29:40

70 Moïse 4:15-18 ; voir aussi Genèse 3:9-12

71 Moïse 4:17-18 ; voir aussi Genèse 3:11-12

72 Moïse 4:19 ; voir aussi Genèse 3:13

73 Voir Genèse 3:8 ; Moïse 4:14

74 Voir Genèse 3:9 ; Moïses 4:15

75 Voir genèse 3:16-17 ; Moïse 4:22-23

76 1 Corinthiens 13:12

77 1 Néphi 13:27

78 Alma 12:6

79 Voir Matthieu 7:3-5

80 Voir Galates 6:3

81 Romains 8:21

82 Voir 1 Néphi 15:3

83 D&A 64:22

84 Voir Alma 5:10-14

85 Voir D&A 19:15-19

86 Moïses 5:9 ; italiques ajoutés

87 Idem

88 2 Néphi 2:26

89 Matthieu 26:38

90 Matthieu 26:39

91 Voir Luc 22:44 ; D&A 19:18

92 Voir D&A 19:18

93 Romains 7:22-24

94 Alma 22:15

95 Voir Jean 8:32-34

96 Moïse 5:9 ; italiques ajoutés

97 Mosiah 14:6 ; Voir aussi James E. Faust « Le sacrifice expiatoire : notre plus grand espoir », Le Liahona, janvier 2002, p. 19 à 22.

98 Hébreux 4:15

99 Joseph Fielding Smith, Doctrine du Salut(I), 1954, p. 130 ; voir aussi Teachings of Ezra Taft Benson (Salt Lake City : Bookcraft, 1988), p. 14-15.

100 Alma 7:11

101 Voir Alma 7:13

102 2 Corinthiens 5:21

103 Hébreux 4:15

104 Voir Moïse 7:26

105 Luc 22:44

106 Voir Jack Welch, « Becoming a Gospel Scholar », This People, été 1998, p. 52.

107 James E. Faust, « Le sacrifice expiatoire : notre plus grand espoir », Le Liahona, janvier 2002, p. 19 à 22 ; cité John Taylor, The Mediation and Atonement (1882), p. 150.

108 Voir James E. Talmage, Jésus le Christ, 1965, p. 804.

109 Malachie 4:2 ; voir aussi 2 Néphi 25:13 ; 3 Néphi 25:2

110 Ézéchiel 36:26

111 Ézéchiel 36:29

112 Voir 1 Corinthiens 15:50-54

113 Éphésiens 5:25-31

114 Voir Alma 24

115 Alma 24:11, 13

116 Voir Alma 24:17-18

117 Voir Alma 56:7

118 Voir Alma 56:8

119 Voir Alma 43:45-47 ; 53:13-21

120 Voir Alma 24:20-27

121 Mormon 7:3-4

122 3 Néphi 12:29-30

123 Voir Moroni 7:46-48

124 Adapté d’Alma 34:39 ; 3 Néphi 18:15

125 Voir Alma 22:18

126 Voir 2 Néphi 32:3

127 Voir Jonas 4:11