Avant-propos à l'Ancien Testament

 

 

Louis Segond (1810-1885)

 

Traducteur de la Bible en français

à partir des textes originaux hébreux et grecs

 

 

Avant-propos de Louis Segond à la première édition de sa traduction de l’Ancien Testament – éditions Cherbuliez, 1874 –

et placé en tête de la première édition de sa traduction de la Bible complète – Oxford, 1880 –

 

 

      L'Ancien Testament est écrit en hébreu, langue que parlait jadis le peuple d'Israël. Les livres qu'il renferme, au nombre de trente-neuf, appartiennent à divers auteurs et à différents âges : les uns ont été composés pendant les siècles qui précédèrent la captivité de Babylone, les autres sont postérieurs. Rien n'est plus varié que le contenu : histoire, législation, doctrine religieuse, morale, poésie, révélations prophétiques. Les Juifs attribuaient à la plupart de ces livres une autorité divine, et leurs docteurs en faisaient le point de départ des enseignements qu'ils donnaient au peuple. Aussi quand la langue hébraïque eut cessé d'être une langue parlée, furent-ils les premiers à éprouver le besoin d'avoir, pour leur usage, des traductions dans les idiomes des peuples au milieu desquels ils vivaient dispersés.

 

      Ainsi prit naissance la version dite des Septante ou d'Alexandrie, la plus célèbre de toutes et en même temps la plus ancienne, composée en grec par des savants Juifs établis en Égypte, et très probablement achevée cent cinquante ans environ avant Jésus-Christ. Faite à une époque où, par suite des conquêtes d'Alexandre le Grand, la langue grecque était généralement répandue, elle a rendu des services incontestables et a été longtemps entourée d'une grande considération. Ce n'est pas ici le lieu d'en discuter les origines plus ou moins douteuses, ni d'émettre une appréciation critique sur sa valeur réelle. Rappelons seulement quelques faits propres à constater l'influence qu'elle exerça. Les Septante ont servi de base à un grand nombre de versions écrites dans plusieurs des dialectes de l'Orient ; c'est d'après les Septante, et non d'après l'hébreu, que sont habituellement faites les citations de l'Ancien Testament dans le Nouveau ; les Chrétiens des premiers siècles, ne sachant pas l'hébreu, furent conduits à se servir de la version des Septante, et allèrent même jusqu'à croire à son inspiration ; enfin, toutes les versions latines usitées dans l'Église d'Occident jusqu'à l'époque d'Augustin étaient des reproductions, généralement assez imparfaites, de celle des Septante.

 

      Tel était l'état des choses lorsque parut Jérôme, l'un des plus remarquables parmi les Pères de l'Église. À l'inverse d'Augustin et autres docteurs de ce temps qui ignoraient l'hébreu, Jérôme se livra, dès sa jeunesse, à l'étude de cette langue sacrée. Puis, séjournant en Palestine, il prit à Jérusalem des leçons d'un rabbin nommé Barhanina, qui lui donnait instruction pendant la nuit, par crainte de ses compatriotes ; il eut encore pour maîtres deux savants rabbins, dont l'un lui enseigna le chaldéen, et dont l'autre le fortifia dans l'hébreu. Ainsi muni de ces connaissances philologiques, Jérôme se mit à comparer le texte original de l'Ancien Testament avec la version grecque des Septante et avec la meilleure des versions latines (la vetus Itala) exécutées sur les Septante. Il fut bientôt convaincu des fautes évidentes et des nombreuses imperfections de l'une comme de l'autre ; et, encouragé par quelques amis, il prit la résolution de traduire à nouveau la Bible en latin immédiatement d'après l'hébreu. Cette œuvre, qui a coûté à son auteur vingt années de travaux assidus, fut commencée vers l'an 385 et achevée l'an 405. Si nous l'avons mentionnée avec quelques détails, c'est à cause du rôle immense qu'elle a joué dans l'histoire de toutes les versions qui suivirent, et notamment des versions protestantes en langue française, comme on va le voir.

 

      Deux mots auparavant sur les destinées du travail de Jérôme, et sur la forme finale qui lui fut donnée par l'Église romaine. Ce travail, bien accueilli par quelques-uns, surtout par les Juifs, qui rendirent hommage à sa fidélité, rencontra dès l'abord de nombreux adversaires, entre autres Augustin ; et des accusations d'hérésie circulèrent même contre la personne de Jérôme. Toutefois, ce n'étaient ni la science de cet homme d'élite ni l'exactitude du résultat de ses recherches qui étaient mises en suspicion ; mais on censurait par-dessus tout la hardiesse de celui qui avait osé traduire autrement que ne l'avaient fait les Septante. Depuis la mort de Jérôme, les ennemis de sa version allèrent de plus en plus en diminuant ; au bout de deux siècles, elle était à Rome sur le même pied que l'ancienne version latine, et l'on finit par l'employer de préférence pour le service divin. De là le nom de Vulgate, qui plus tard lui fut donné. Malheureusement, plus elle acquérait de faveur et se répandait par des copies multiples, plus elle s'altérait sous la plume de ceux qui la transcrivaient de manuscrits en manuscrits. Elle devint alors l'objet de corrections successives, à dater de Charlemagne qui s'était adressé dans ce but au célèbre Alcuin. Et, quand arriva l'invention de l’imprimerie, on eut bientôt des éditions offrant entre elles les plus grandes diversités, selon les manuscrits dont on s'était servi. Néanmoins, le concile de Trente déclara la Vulgate seule version officielle de l'Église (1546), et le pouvoir pontifical se chargea, moyennant de nouvelles corrections, de publier une édition authentique, qui parut vers la fin du seizième siècle. Qui dira jusqu'à quel point elle reproduit l'œuvre primitive de Jérôme ?

 

      Nous touchons au mouvement religieux qui donna naissance au protestantisme, tirant presque toute sa force du contenu de la Parole Sainte, et assurant par là ses meilleurs succès. Un fait regrettable, mais à signaler, c'est qu'aucun de nos grands Réformateurs de langue française n'associa son nom, connue Luther en Allemagne, à une traduction de la Bible en langue vulgaire et nationale. Calvin ne nous a laissé que des préfaces et des commentaires, indépendamment de tout ce qui du reste servit de point d'application à son génie.

 

      La version qu'on a l'habitude de considérer comme la plus ancienne dans le sein des Églises réformées est celle de Pierre-Robert Olivetan, de Noyon eu Picardie, parent de Calvin. Elle parut en 1535. Mais, si l'on veut avoir un point de départ plus exact de nos versions protestantes, il faut remonter à la Bible de Lefèvre d'Étaples, dont la première édition complète fut publiée à Anvers en 1530. Il faut même remonter plus haut, et bien antérieurement à la Réformation, quand on veut se rendre compte du travail de Lefèvre, et avoir une juste idée des remaniements postérieurs. À dater du douzième siècle, dans les pays de langue romane, on eut une série de Bibles historiées et glosées, les premières dans lesquelles le fond scripturaire se trouvait noyé au milieu d'additions souvent bizarres et étrangères aux faits bibliques, les secondes dans lesquelles le texte était mélangé de notes et commentaires de diverse nature. Tous ces recueils, greffés les uns sur les autres, partaient d'une souche toujours la même, la Vulgate, plus ou moins comprise, défigurée, ou enveloppée d'additions. Lefèvre, tout en reproduisant, avec quelques modifications, l'œuvre de ses devanciers, fit disparaître du texte les gloses pour les reléguer dans des notes distinctes, ne voulant « rien ajouter ni retrancher aux paroles du Livre. » C'est là le service éminent qu'il rendit à la cause biblique, et qui a pu le faire envisager comme le premier auteur des versions protestantes, malgré ces mots qu'il inscrivit sur le titre de sa Bible : « Translatée en français selon la pure et entière traduction de sainct Hierome. »

 

      La Bible d'Olivetan, qui ne consacra guère plus d'une année à son travail, a pour base celle de Lefèvre d'Étaples. Calvin la recommanda, sans en dissimuler les fautes, et invitant à l'indulgence. Il entreprit lui-même des corrections, mais il ne se fit aucune illusion sur la portée de semblables retouches ; car, dans un avis placé en tête de l'édition de 1561, la dernière avant sa mort, Calvin exprime le vœu « que quelque savant homme, garni de tout ce qui est requis dans une telle œuvre, se consacre tout entier pendant une demi-douzaine d'ans à la traduction de la Bible. »

 

      La Compagnie des Pasteurs de Genève, sollicitée en outre par plusieurs pasteurs des Églises réformées de langue française, s'employa d'une manière active à réaliser le vœu de Calvin. À défaut d'un homme unique, elle remit la tâche à quelques-uns de ses membres, parmi lesquels Théodore de Bèze. Enfin, en l'année 1588, parut cette version officielle et impatiemment attendue, la première que publièrent collectivement les pasteurs et professeurs de l'Église de Genève.

 

      C'était, en réalité, une simple révision de la Bible d'Olivetan, diversement amendée dans les éditions qui s'étaient succédé depuis 1535 ; elle adopta les variantes tantôt de l'une, tantôt de l'autre de ces éditions, et, comme élément nouveau, elle était enrichie d'un grand nombre de notes marginales. Dans une épître, placée en tête du volume, les auteurs, sans prétendre qu'on ne puisse faire mieux, émettent le désir qu'on s'en tienne à leur œuvre. Somme toute, répondant à des instances réitérées et partant d'un Corps vénéré, la version genevoise de 1588 se présenta avec une telle autorité et fut si bien accueillie des Églises réformées qu'elle ferma jusqu'à nos jours, pour ainsi dire, l'accès à toute tentative de traduction indépendante, d'après les textes originaux et en conformité avec les progrès dans les études historiques, philologiques et exégétiques. Les éditions se multiplièrent soit à Genève, soit à l'étranger, à peu près sans autres changements que ceux nécessités par les règles et les usages de la langue française : et encore resta-t-on sous ce rapport toujours en arrière.

 

      On se tromperait si l'on pensait que les Bibles de Martin et d'Ostervald renferment des traductions nouvelles, ou même diffèrent notablement de la version genevoise. Elles ne firent, à l'origine, que reproduire Genève 1588. Leurs auteurs ne s'en cachèrent pas, comme on peut le lire sur les titres de la première édition de Martin (Amsterdam 1707) et de la première édition d'Ostervald (Amsterdam 1724), et comme il est facile de s'en convaincre par la comparaison du contenu. C'est, du reste, grâce à cette circonstance qu'elles obtinrent le transeat dans les Églises, et ceci atteste une fois de plus l'autorité dont a si longtemps joui la version de Genève. Ce qui constituait le mérite réel des publications de Martin et d'Ostervald, c'étaient les notes et préfaces du premier, les arguments et réflexions du second. Si les éditions actuelles s'écartent d'une manière plus ou moins sensible de 1588, c'est l'ouvrage des réviseurs de réviseurs, et affaire de forme plus que de fond. Les différences qu'on observe entre Martin et Ostervald proviennent en partie de modifications assez nombreuses que le pasteur neuchâtelois introduisit dans l'édition (1744) qui précéda sa mort, avec le but d'adoucir certaines expressions, de rendre plus clair et de faire mieux aimer le Livre sacré.

 

      Malgré l'immense succès de la version de 1588, succès qui se prolonge encore, nous venons de le dire, sous les noms de Martin et d'Ostervald, on éprouva de bonne heure à Genève le désir de l'améliorer. Mais la chose devenait impossible en face d'une opposition énergiquement dessinée parmi les fidèles : tout ce qui dépassait les limites d'une légère retouche ou d'un simple redressement de la langue était frappé de réprobation. Les ministres genevois n'étaient plus les maîtres de leur œuvre, bien qu'ils en sentissent les imperfections. Ainsi se passa quelque chose d'analogue à ce qui s'était passé pour la version des Septante. En 1721 seulement, sous l'influence de J.-A. Turretin, on prit courage, on travailla presque tout un siècle, et l'on mit au jour la version de 1805, la seconde et la dernière que publièrent collectivement les pasteurs et professeurs de l'Église de Genève.

 

      Nous n'avons pas à entrer ici dans l'appréciation des qualités ou des défauts qui distinguent cette version : peut-être n'a-t-elle pas encore été impartialement jugée. C'est plus qu'une simple révision ; mais ce n'est pas, dans son ensemble, une traduction émanant en ligne directe du texte hébreu. Elle n'a pas eu le sort prospère de sa sœur aînée ; on l'a repoussée plutôt qu'accueillie ; les sociétés bibliques lui ont été défavorables ; et, quoique dès longtemps épuisée, elle n'a pas été réimprimée. La Compagnie des Pasteurs donna à une commission permanente le mandat de la revoir ; mais, après plusieurs années d'un travail dont les difficultés allaient croissant, la commission s'est dissoute, et la Compagnie ne l'a pas renouvelée.

 

      Résumons. Toutes nos versions, unies entre elles par une étroite filiation, découlent de la Vulgate latine, reproduction en quelque mesure incertaine du travail primitif de Jérôme. Ainsi, les Églises réformées de langue française n'ont jamais possédé une traduction de la Bible, faite en entier sur les textes originaux. Les circonstances diverses qui ont pesé sur ces Églises, bien plus que le manque d'hommes capables, suffisent amplement pour donner l'explication de ce phénomène.

 

      Il était réservé à notre époque de s'affranchir de cette crainte pusillanime, tendant à faire considérer une version, œuvre tout humaine, comme une espèce d'arche sainte à laquelle il n'est pas permis de toucher sans être accusé de profanation. Aujourd'hui, grâce à un courant plus libéral et à des appréciations plus judicieuses, il n'y a pas à risquer la censure ou le bûcher pour qui, s'écartant de ses devanciers, essaie de donner à ses frères une interprétation plus fidèle des choses qui nous ont à tous été révélées.

 

      Loin de là. Dans les divers rangs de la société religieuse protestante, on a senti l'insuffisance des versions actuellement en usage, et qui sont au milieu de nous comme un précieux héritage de la piété de nos pères. De toutes parts aussi, on a compris qu'il y avait des inconvénients majeurs à procéder indéfiniment par la voie des révisions ; de toutes parts, on a réclamé une version nouvelle, qui, travaillée d'après les textes sacrés, fût un reflet plus direct de leur véritable contenu. Et en même temps, par une étonnante dispensation de la Providence, des ouvriers étaient suscités par elle pour répondre largement à ce besoin. Quatre versions, au lieu dune, seront désormais à la disposition de chacun. Trois d'entre elles ont été déjà publiées, à Neuchâtel, à Lausanne, à Paris (la version de Paris n'est pas encore achevée ; huit livraisons ont paru), toutes les trois remarquables, élaborées par des hommes de foi et de science. Celle-ci est la quatrième. Ces quatre versions, assez divergentes d'aspect et de style, conçues à part et mises à exécution presque simultanément par leurs auteurs, concordent néanmoins pour les résultats essentiels. Nos Églises et les membres de nos Églises pourront ainsi faire leur choix en pleine liberté.

 

      Les personnes qui liront attentivement notre traduction de l'Ancien Testament, surtout si elles ont quelque notion de la langue hébraïque, reconnaîtront par elles-mêmes les principes qui nous ont servi de guide. Il est bon néanmoins de les rappeler sommairement, pour qu'il ne reste à cet égard aucune équivoque.

 

      Une condition préliminaire indispensable, c'est une indépendance d'esprit et de situation, qui place le traducteur en dehors de toute influence propre à le détourner du soin exclusif de rechercher et d'exprimer le vrai sens du Livre sacré. Qu'il se dégage des préoccupations dogmatiques, sans avoir souci de ce qui peut plaire ou déplaire aux partis théologiques qui divisent les chrétiens. La Bible a été écrite pour tous les hommes : c'est pour tous, et en conscience, que le traducteur doit accomplir sa tâche. Il est sous le regard du Dieu de vérité : c'est la vérité seule qui sera la suprême ambition de ses efforts. S'il échoue, qu'il se résigne par avance ; s'il réussit, qu'il en rapporte la gloire à Dieu seul.

 

      Cette condition préalable, nécessaire à nos yeux, étant réalisée, de quelle manière le traducteur poursuivra-t-il son œuvre ?

 

      Exactitude, clarté, correction : telles sont les trois qualités auxquelles il est essentiel de viser, si l'on veut à la fois être fidèle et s'exprimer en français. C'est presque une lutte de géant. Mais il faut la soutenir, dans les limites du possible. Faire bon marché de la correction comme chose secondaire ou superflue, c'est oublier que toute langue a ses droits, c'est fournir aux personnes cultivées un genre de distraction nuisible à l'édification. Prétendre que la clarté n'est pas rigoureusement requise parce qu'on rencontre dans l'original des passages obscurs, c'est un accommodement de conscience à rejeter. Altérer sciemment l'exactitude du sens, ne fût-ce que d'une nuance, afin de flatter le lecteur par une forme littéraire plus élégante, c'est manquer de respect à ce même lecteur et encore plus à la Parole sainte. — Pour revêtir dans leur ensemble ces trois qualités, une version ne doit être ni littérale ni libre. Précisons les termes. Elle ne doit pas être littérale, c'est-à-dire « faite mot à mot, » selon la définition du dictionnaire (dans une acception plus généralement admise, notre traduction sera certainement, et à juste titre, classée parmi les versions littérales) ; ce serait énerver le sens même, et risquer de le rendre inintelligible, sans parler des lois de la grammaire et de la syntaxe qu'on a toujours tort de braver volontairement. Elle ne doit pas non plus être libre, c'est-à-dire, offrir des additions ou des suppressions qui ne sont pas strictement motivées, affaiblir ou renforcer la valeur d'une phrase ou d'un mot quand les expressions qui correspondent à l'original ne font pas défaut, substituer au langage biblique des explications qui appartiennent à la conception particulière de l'interprète. Qu'il y ait place hors du texte pour les commentaires, extraits, résumés, paraphrases, imitations, etc., c'est bien ; mais que la source reste pure, et ne se transforme pas elle-même en imitation, paraphrase, ou commentaire. — Si une bonne version de la Bible ne doit être ni littérale ni libre, aux divers points de vue qui viennent d'être mentionnés, que doit-elle être ? Comme réponse, et en l'absence d'un qualificatif unique, qu'il soit permis de répéter : exacte, claire, correcte.

 

      Ce n'est pas tout. Il faudrait encore, sans la moindre atteinte portée à aucune de ces qualités, qu'elle se distinguât sous le rapport littéraire par des mérites de style, qui, n'étant pas une conséquence logique de l'exactitude, de la clarté, de la correction, réclament un écrivain d'un talent supérieur. Il faudrait, enfin et par-dessus tout, un homme qui, à la fois savant philologue, poète et littérateur éminent, possédât le sens religieux suffisant pour donner à son œuvre une véritable empreinte biblique, et placer les lecteurs comme en la présence directe des révélations divines, dont il ose se rendre l'interprète.

 

      Voilà les principes. Reste l'exécution. Voilà l'idéal, idéal dont la vue sourit et électrise, mais impossible à réaliser. Est-il besoin, en effet, de proclamer à nouveau qu'une version à tous égards parfaite est chose qui dépasse les forces humaines, individuelles ou collectives ? Qu'on veuille bien y réfléchir. Les ressources d'interprétation dont peut disposer un traducteur, si remarquablement qualifié soit-il, connaissances linguistiques, ethnographiques, archéologiques, étude et comparaison des travaux antérieurs, etc., ces ressources sont purement humaines, sujettes par conséquent à des chances d'erreur, malgré les progrès, disons mieux, en vertu même des progrès dont elles sont susceptibles. Sans doute, celui qui croit, celui pour qui la Bible n'est pas un livre ordinaire, n'entreprendra pas et ne poursuivra pas une œuvre d'aussi longue haleine et d'une nature aussi grave que la version des saintes Écritures, dépôt des révélations du Tout-Puissant, en négligeant de s'appuyer sur le secours de Dieu et de l'invoquer itérativement au milieu de ses incertitudes et de ses défaillances. Mais qui dira dans quelles limites et sous quelles formes le secours divin se manifeste en pareille circonstance ? Peut-on s'attendre à une force surnaturelle qui préserve de toute inexactitude, à une sorte d'inspiration infaillible qui n'a pas même été le privilège des copistes auxquels nous sommes redevables du texte original dont il s'agit de reproduire le sens dans nos langues modernes ? Aux prises avec les difficultés (et pourquoi ne pas l'avouer ?), on se sent vaincu dans plus d'un cas, incapable de rendre d'une manière satisfaisante dans sa propre langue ce dont on a, ou croit avoir, la perception nette dans la languie sacrée. Et là même où on pense le mieux réussir en serrant de très près le texte scripturaire, pour en conserver avec scrupule les tours, les images, la couleur, ne va-t-on jamais trop loin, ne fait-on jamais fausse route ? Puis, que de choses inaperçues, glissées peut-être sous la plume contre toute intention et malgré les principes !

 

      En dehors de ces imperfections, dont aura son inévitable part la traduction nouvelle que nous offrons au public religieux, ce qui frappera plus rapidement le lecteur, ce sont les passages interprétés autrement qu'ils ne le sont dans les versions usuelles. Mais ceux qui sont an courant du mouvement de la science et des progrès de la philologie sacrée n'éprouveront à cet égard aucun étonnement pénible. Il y avait dans les versions antérieures des inexactitudes à faire disparaître, signalées par les hommes les plus compétents de toutes les nuances théologiques : aussi n'est-ce en aucune façon le désir d'innover qui a poussé le traducteur à sortir de la voie traditionnelle, il s'y est vu contraint par un sentiment de fidélité. Observons, en outre, que les changements adoptés ne sont pas tous des rectifications d'erreurs incontestables. Il en est qui doivent être attribués à une simple préférence entre deux ou plusieurs interprétations possibles, dont l'une a paru réunir en sa faveur la plus grande somme de probabilités. On comprend qu'il s'agit ici de ces difficultés tenant à l'état matériel du texte, ou à d'autres circonstances propres à exercer la sagacité des linguistes et à les conduire à des résultats différents.

 

      À tout ce qui précède nous avons hâte maintenant d'ajouter une réflexion. Si la vérité nous a imposé le devoir de parler en toute franchise, nous ne voudrions point par là ébranler outre mesure la confiance que bien des personnes pieuses ont conservée jusqu'à ce jour pour nos anciennes versions, qui ont nourri la foi et le sentiment religieux de plusieurs générations. Les divergences, si nombreuses qu'elles soient pour le style et même pour le fond des choses, portent la plupart sur des points secondaires ; et, dans les cas où elles ont une réelle importance, elles ne sont pas de nature à effrayer les consciences et à faire chanceler la foi. Tout lecteur bien disposé trouve et trouvera toujours dans la Parole sainte, plus ou moins correctement exprimée, l'aliment spirituel qui lui suffit, et n'aura pas de peine à reconnaître les vues miséricordieuses de l'Éternel, se manifestant à travers les âges pour le salut de l'humanité pécheresse.

 

      Que Dieu, le souverain Pasteur des âmes, qui dirige tous les événements, accorde à notre œuvre, si telle est sa volonté, une part d'influence pour l'avancement de son règne !

 

Genève, 31 octobre 1873.

 

LOUIS SEGOND

 

 

Source : La sainte Bible, par Louis Segond, Oxford, 1880