Un
dimanche vietnamien
Ce
qui est raconté ici est arrivé à
Roger McLaughlin et ses compagnons de combat pendant qu’ils
étaient stationnés au Vietnam, où Roger était
médecin pour la US Air Force. Il raconte :
Nous
sommes un dimanche de conférence. Don, Tracy et moi sommes les
seuls mormons qui restent dans la base. Nous sommes de service et
nous ne pouvons avoir de congé pour aller à Nha Trang
pour la conférence. Comme nous sommes tous dans la même
unité, nous nous réunissons après le petit
déjeuner et tenons notre réunion de Sainte-Cène
et de témoignages. Le service est simple, deux d'entre nous
bénissent et un distribue aux deux qui ont béni. C'est
solennel et très spécial pour nous.
Après
notre petite réunion, Tracy s’en va au poste d’escadron
et Don et moi passons l’heure et demie suivante à la
cantine de la base, à bavarder et à boire un malt léger
assorti de lait en poudre. Ce n’est pas bon, mais plus nous
sommes au Vietnam, meilleur est le goût. Ensuite, Don et moi
décidons d’aller jusqu’au MACV (Military
Assistance Command Vietnam) pour rendre visite aux tailleurs
vietnamiens et leur demander de nous faire des vestes que nous
pourrions rapporter chez nous. Don fait la réflexion que Tracy
en voudrait une aussi ; nous sautons donc dans l’ambulance et
allons jusqu’à la piste d’envol pour aller le
chercher.
Don
entre dans la hutte de sauvetage mais revient bientôt en disant
que Tracy est allé jusqu’à la morgue pour donner
un coup de main pour quelques KIAS (killed in action — tués
au combat) qui viennent d’arriver. Nous restons assis là
quelques instants à décider si nous allons le chercher
ou non. Nous ne pouvons tout simplement pas aller sans lui. Nous
décidons que nous le voulons avec nous, même si cela
signifie l’aider un peu dans son travail pendant notre jour de
congé.
Lorsque
nous entrons dans le bâtiment, la climatisation nous donne le
sentiment d’un raz de marée de soulagement après
avoir été dans le soleil étouffant qui a trempé
de sueur nos combinaisons de travail. Nous restons là à
jouir de la brise fraîche, disant en guise de plaisanterie que
si nous nous refroidissons trop, la sueur risque de se transformer en
glace et alors, bien entendu, nous n’aurons pas à
travailler.
Un
premier sergent, qui a passé la porte menant aux pièces
de derrière, nous demande poliment ce que nous voulons. Don
répond que nous recherchons Tracy. II passe le pouce au-dessus
de l’épaule et dit qu’il est « là-bas
derrière ». Nous passons la porte et entrons dans
l’immense pièce du fond ou Tracy travaille. Une
puissante odeur de désinfectant imprègne l’air
frais. Tracy se penche sur un corps presque nu étendu sur une
des tables métalliques. II y a des cadavres sur huit autres
tables d’acier.
Certains
des corps sont encore revêtus de combinaisons boueuses et
couvertes de sang. D’autres sont nus et simplement couverts
d’une serviette. La pièce est bien éclairée
et, sans la présence des corps, on n’aurait pas eu le
sentiment d’être dans une morgue.
Tracy
lève les yeux et sourit. « Salut, les gars, qu’est-ce
que vous faites ici ? » Nous lui rendons son salut et lui
parlons des vestes que nous allons nous faire faire. Son visage
s’éclaire et il nous assure qu’il en voudrait une,
mais qu’il ne pourra nous accompagner que lorsqu'il aura fini
de nettoyer les corps.
Nous
lui demandons comment il a eu ce travail. II nous dit qu’il a
aidé à rechercher les victimes près de Dok To.
II a aidé à récupérer quelques types et
les a conduits au 71e Hôpital d’évacuation ; quand
il a remarqué ces cadavres dans le département des
urgences, il s’est porté volontaire pour les amener ici
dans la morgue et les préparer pour leur renvoi aux
États-Unis. Le premier sergent a apprécié
l’aide, car ses troupes sont parties un peu plus tôt ce
matin-là pour Pleiku.
Nous
comprenons le désir de Tracy d’aider, et nous lui
donnons un coup de main pour les quatre corps qui restent de manière
à pouvoir aller ensemble au MACV.
Don
et moi saisissons des solutions désinfectantes, des chiffons
et nous nous mettons à travailler sur le corps le plus proche.
Nous parlons de la façon dont ces types ont été
tués et de la guerre en général.
Nous
enlevons tout d'abord leurs combinaisons et leur frottons le corps
avec une solution désinfectante verte et épaisse, les
rinçons d’eau propre et ensuite les séchons. À
nous trois, en travaillant et en bavardant ensemble, il ne faut pas
longtemps pour nettoyer les corps.
Ensuite,
Tracy prend les longs et lourds sacs noirs destinés à
envelopper les corps. Nous plaçons un sac à côté
de chaque corps, ensuite nous y mettons le corps en même temps
que les effets personnels du soldat. Nous laissons les longues
fermetures éclair ouvertes, car le sergent doit inspecter le
corps, finir la paperasserie et fermer personnellement chaque sac.
Quand nous avons presque fini, Tracy et moi commençons à
nettoyer les tables et le sol pendant que Don fait le dernier
contrôle.
Nous
sommes sur le point de partir quand Don demande :
— Dis
donc, Poco, est-ce vrai que l’organisme continue jusqu'à
un certain point à fonctionner après la mort ? Je lève
les yeux vers lui et réponds :
— Ben,
j’ai entendu dire que les cheveux continuent à pousser
pendant quelques heures, mais ce n’est pas vraiment visible. Le
cerveau peut encore fonctionner quelques minutes après que le
cœur s’est arrêté, mais je crois que c'est à
peu près tout. Pourquoi ?
— Et
les glandes lacrymales ? Est-ce qu’elles peuvent encore
fonctionner après la mort ?
— Je
n'en ai encore jamais entendu parler, mais je suppose que c’est
possible. Pourquoi toutes ces questions?
— Eh
bien, je croyais que nous avions laissé un peu d’eau de
rinçage dans les yeux de ce type-ci, mais voilà deux
fois que je les essuie, et il y a de nouveau de l’eau qui lui
revient dans le coin des yeux. Je crois que ce sont des larmes.
Tracy
et moi nous levons et nous approchons du corps. Alors que nous
contemplons le visage du garçon (d’environ dix-huit ans)
environ déchiré par les obus, une larme glisse vers le
coin de son œil et coule sur le côté de son visage
et dans son oreille.
— Cet
homme est encore vivant, dis-je dans un souffle. La réaction
est immédiate, comme si nous avions fait cela cent fois. Don
saisit les clefs de l'ambulance et nous ouvre les portes pendant que
Tracy et moi sortons le corps. Nous le mettons sur une civière
et Don roule avec l’ambulance vers le 71e EVAC, sirène
hurlante.
En
route, Tracy essuie une autre larme du visage du garçon. Je
regarde sa plaquette pour avoir son nom, car je veux lui donner une
bénédiction. C'est alors que je remarque au bas de la
plaquette trois petites lettres : LDS. Je mets les mains sur sa tête
et prononce les mots suivants de façon presque inaudible : «
Par l’autorité de la Sainte Prêtrise de
Melchisédek que je détiens et par le pouvoir de
Jésus-Christ, je te commande de rester en vie jusqu’à
ce que nous puissions te mettre entre les mains des médecins
qui pourront te rendre la vie. »
Tracy
me regarde et essuie une larme de ses propres yeux, a un sourire de
reconnaissance et incline la tête pour une prière
silencieuse. La sirène s’arrête et nous longeons à
moyenne vitesse la route d’asphalte qui mène aux portes
ouvertes du 71e hôpital EVAC. Les médecins de l'armée
aident à sortir le soldat de l’ambulance et le portent
dans la salle des urgences. Deux médecins se mettent à
nous poser des questions et nous leur disons tout ce que nous
pouvons. Sans dire un mot, ils s’engouffrent dans la salle des
urgences et nous nous asseyons à l’extérieur sur
un long banc de bois pendant plus de deux heures.
Nous
envisageons d’aller chercher les vestes quand un des médecins
sort et s’approche de nous. Nous nous levons.
— Je
suis content que vous ayez attendu, les gars, commence-t-il. Je tiens
à vous parler d’un miracle qui est arrivé. Ce
garçon là-dedans aurait dû être
cliniquement mort. II a été blessé en neuf
endroits. II a perdu tant de sang qu’il ne saignait plus. Son
cœur était si faible que nous ne pouvions plus entendre
de battements, ni sentir son pouls. II était devenu si faible
que sa respiration était imperceptible. II était
légalement mort. Mais en réalité, il était
encore vivant. Il était si faible qu’il ne pouvait
bouger ni réagir, et c'est pour cela qu’il est resté
couché sur la table glaciale de la morgue et a pleuré.
II a une belle chance que vous ayez remarqué ses larmes, parce
qu’il serait mort. En fait, il aurait dû mourir même
après que vous l’avez amené ici. Nous lui avons
donné quatre litres de sang et nous avons soigné ses
blessures du mieux que nous avons pu, mais il lui manquait encore la
force pour récupérer. Mais il a récupéré.
II
marque un silence, puis nous regarde dans les yeux.
— Sur
les huit années que j'ai exercé la médecine et
les quinze mois que j’ai pratiqué ici au Vietnam, je
n’ai jamais vu pareil miracle.
II
regarde par terre en parlant.
«
Vous savez quoi ? Ce jeune garçon a ouvert les yeux et m'a
regardé il y a quelques minutes. Il a fait un très
faible sourire, et a dit : ‘Prêtrise’. À
votre avis, que voulait-il dire ? » Sans attendre de réponse,
le médecin fait lentement demi-tour et retourne à son
poste.
À
présent, je prends un bain de soleil mais un de ces jours je
retournerai tout expliquer au médecin. Pour le moment, je
souhaite juste me reposer et ressentir la joie d’avoir
participé à un miracle moderne.
Source
: L'Étoile, août 1971, p. 242-244