LA CAPITALE EST EN RÉVOLTE



PARIS, 1851


Le 2 décembre 1851, le missionnaire Curtis Bolton, qui a une chambre chez une famille de convertis, les Squires, est chez lui occupé avec Louis Bertrand, un converti baptisé un an plus tôt, à la correction de la traduction du Livre de Mormon. C'est alors que le boulanger des Squires entre dans la pièce en annonçant que le peuple de Paris dresse des barricades. La capitale est en révolte. Louis Bertrand devient pâle et tremble. C'est que le boulanger apporte de mauvaises nouvelles : Louis Bonaparte a pénétré dans l'Assemblée Nationale, chassant les parlementaires et a pris possession de l'édifice. De nombreux députés sont arrêtés et jetés en prison. D'autres ont pu s'assembler ailleurs, décrétant le prince-président hors-la-loi ; cela signifie que n'importe qui a le droit de le tuer.

Frère Bolton sort dans la rue et voit une affiche placardée au mur. C'est une proclamation de Louis Bonaparte qui appelle la nation entière au suffrage universel pour se prononcer sur les décisions prises. En bon Américain habitué à régler ce genre de question par un vote du peuple, Bolton ne voit dans la situation aucune raison pour susciter une insurrection. Cependant, l'armée fait mouvement et se répand dans Paris.

Pour Louis Bertrand, il y a danger car quelques années auparavant, il était chef du parti révolutionnaire des Républicains Rouges. Rédacteur au journal communiste de Cabet, c'est un homme marqué, quoique, depuis un an, il se soit distancé des principes communistes. Ancien membre du Comité Révolutionnaire en 1848, il a été emprisonné trois mois à cause de ses opinions.

Aussi, les deux frères décident-ils de quitter Paris un jour ou deux. À 16 heures, ils s'en vont à Saint-Denis. Les rues sont pleines de gens au visage maussade et lugubre. Les combats commencent.

Deux jours passent, ils n'ont aucune nouvelle, tout paraît tranquille. Ils retournent vers 13 heures dans la capitale. La circulation est faible et la peur se lit sur chaque visage. Les deux hommes se dépêchent d'acheter du pain, quelques aliments et rentrent chez les Squires, dans la chambre de Bolton.

Ce dernier est à peine assis pour travailler à la traduction du Livre de Mormon que soudain, un silence désagréable, presque tangible, tombe sur la ville, étouffant ses bruits habituels. Le calme avant la tempête ! Cela dure une bonne dizaine de minutes puis un vacarme infernal éclate, vacarme causé par le grondement de toutes les bouches de canon crachant la mort et par la fusillade des pelotons de soldats tirant dans toutes les directions.

Un quart d'heure après, le même horrible silence de plomb tombe à nouveau comme une chape. Moment solennel où Bolton se confie entièrement au Seigneur. Il continue sans broncher son travail, sans se laisser déranger, songeant à l'Écriture : « C'est par les méchants que les méchants sont punis » (Mormon 4:5). Ce n'est donc pas son affaire et son âme se déverse en secrètes prières vers celui qui l'a envoyé là afin que nul mal n'arrive ni à lui ni au troupeau qui lui a été confié.

Le soir, il apprend les massacres faits par la troupe, principalement sur les grands boulevards, Montmartre, Poissonnières et des Italiens, ainsi que dans la rue Saint-Denis, toutes ces voies étant proche de sa résidence. La lutte est terminée. Le président a cédé. Il retire de son premier décret l'obligation à chaque votant d'inscrire sur le livre de vote son nom et son adresse en face du oui ou du non. À présent, le nouveau décret garantit le vote secret ; cela satisfait pour le moment le peuple.

Le lendemain, frère Bolton se confine dans sa chambre. Il apprend néanmoins que les troupes, estimées à plus de cent cinquante mille hommes, se sont retirées de la ville. Tous les principaux chefs de parti, tout homme ayant quelque influence politique, notamment les députés, sont traqués, enchaînés, jetés en prison ou expulsés du pays.

Le samedi 6 décembre, frère Bolton se promène un peu dans Paris pour voir à quoi ressemble une ville au lendemain d'une insurrection. Le spectacle est des plus affligeants. Des douzaines de barricades, les maisons des grands boulevards littéralement criblées de coups de fusil, trouées par des boulets de canon, l'une est presqu'entièrement démolie. Un massacre des plus sanglants et des plus inhumains a eu lieu. La troupe est arrivée, a appelé hommes, femmes et enfants aux fenêtres, tous innocents et sans défense se mettant sous la protection de l'armée. À un signal donné, les fusils se lèvent, tirent vers les fenêtres, massacrant de sang froid des milliers d'innocents.

C'était ce bruit de fusillade que Bolton a entendu deux jours auparavant. En regardant ce spectacle de désolation, il est pris d'émotion. Une mère de sept enfants a été arrêtée dans sa famille par le 33e régiment d'infanterie sous prétexte qu'elle était en possession de plusieurs couteaux. On l'a mise dehors et on l'a fusillée. Bolton est horrifié à la pensée que des soldats français ont pu faire cela.

Une semaine après, il baptise deux nouveaux membres : frères Bentz et Fonteneau.

(Journal de Curtis E. Bolton, p. 71 à 75 ; Jean Lemblé, Dieu et les Français – Les saints des derniers jours francophones, éditions Liahona, Paris, 1986, p. 100-102)