Un
tout petit peuple en Italie
Jean
Lemblé
Vers
l'époque où John Taylor, Curtis Bolton et John Pack
sont envoyés en France, Lorenzo Snow, membre du conseil des
douze apôtres, accompagné de Joseph Toronto, converti
d'origine sicilienne, entreprennent une mission en Italie. Les voilà
en Angleterre au mois d'avril 1850 ; leur venue fait sensation.
Plusieurs membres anglais ont prophétisé que des
milliers d'Italiens se convertiront à l'Église [2] ;
aussi, encouragés par ces augures favorables, Snow étudie-t-il
les conditions particulières offertes en Italie et son choix
se porte sur le pays Vaudois qui présente le plus d'occasions
de conversion.
Les
Vaudois sont les descendants des disciples de Pierre Valdo, célèbre
hérétique du 12e siècle, riche marchand lyonnais
qui abandonna ses biens et, accompagné de quelques
amis,
entreprit de prêcher la pauvreté. Les Vaudois, dont la
doctrine se répandit dans le sud-est de la France et le nord
de l'Italie, reprochaient au clergé ses immenses richesses ;
ils
demandaient la traduction des Écritures en langue vulgaire
afin que chacun pût les interpréter et prêcher les
Évangiles.
Les
Vaudois vivent dans les Alpes du Piémont, et Florence possède
une école de théologie vaudoise [3]. Là, dans
ces vallées isolées du Piémont, ce petit peuple
a
préservé
sa religion et sa langue natale, le français [4]. C'est sur
lui que Lorenzo Snow jette son dévolu. Avec Joseph Toronto et
un membre anglais, Thomas B.H. Stenhouse, il arrive à Gênes
en juin 1850. Peu de temps après leur arrivée, l'apôtre
envoie Toronto et Stenhouse dans le Piémont pour y tâter
le terrain [5]. Lorenzo Snow témoigne :
«
À présent, c'est avec un coeur plein de gratitude que
je trouve une ouverture dans ces vallées du Piémont
alors que toutes les autres régions de l'Italie sont fermées
à nos efforts. Je crois que le Seigneur a ici un peuple caché
dans les Alpes et c'est la voix de l'Esprit qui me dicte de commencer
quelque chose d'important dans cette partie de cette sombre nation. »
[6]
Lorenzo
Snow rejoint les deux autres missionnaires, il découvre
rapidement que les habitants parlent toujours le français de
préférence malgré leur environnement italien.
Des arrangements sont aussitôt faits pour publier en français
une petite brochure écrite par l'apôtre : « La
voix de Joseph ». Elle contient la doctrine de la nouvelle
Église et un résumé de son histoire [7]. Les
missionnaires cultivent d'abord l'amitié de la population
locale avant d'entreprendre le prosélytisme proprement dit.
L'histoire de l'Église les a précédés
dans ces villages retirés ; mais quelle histoire ! Les faits
sont complètement déformés car il s'agit d'une
publication critique sous le titre : « Histoire des mormons »
[8]. Ce que voyant, nos missionnaires sentent le moment venu de
mettre les choses au point en commençant la prédication.
Vers
la mi-septembre, Jabez Woodard, un autre missionnaire anglais, les
rejoint pour les aider. Tous les quatre organisent alors
officiellement l'Église en Italie par une cérémonie
privée sur une montagne située non loin de la ville :
La Tour Piedmont. Pour commémorer l'événement,
la montagne sera dorénavant appelée Mont Brigham par
les missionnaires, en souvenir de Brigham Young [9].
À
présent, les pasteurs vaudois commencent à prévenir
leurs ouailles contre les missionnaires et les incitent à se
tenir ferme à la religion de leurs ancêtres [10].
Lorenzo Snow raconte :
«
Dans nos relations avec le clergé nous avons été
traités avec respect ; mais c'est en vain que nous annonçons
le plus grand message des derniers jours ! Ceux qui professent
enseigner la religion ont toujours été lents à
recevoir les révélations du ciel ! L'autre dimanche,
comme nous assistions à leurs offices, l'un des pasteurs porta
un regard pitoyable sur nous puis sur l'assemblée disant d'un
ton lugubrement lent : « Ne quittez
pas
cette chère Église consacrée par d'aussi
glorieux souvenirs et pour laquelle vos pères sont morts. »
Que seraient ses sentiments s'il avait su que quelques heures plus
tard, je baptiserais l'un des membres de son troupeau qui venait
d'entendre cet avertissement [11].
En
décembre 1850, Lorenzo Snow pense que l'oeuvre est
suffisamment avancée en Italie pour lui permettre d'aller en
Angleterre mettre en route la traduction du Livre de Mormon
en
italien. Avant son départ, il rassemble ses trois
missionnaires en un conseil sur le mont Brigham pour leur confier des
tâches. Thomas E.H. Stenhouse est envoyé en Suisse pour
y commencer une mission. Jabez Woodard et Joseph Toronto restent en
Italie, Woodard étant appelé par Lorenzo Snow à
présider sur la mission italienne [12].
Après
le départ de l'apôtre, Jabez Woodard rencontre beaucoup
de difficultés. D'abord, il a des ennuis à cause de la
publication de la brochure « La voix de Joseph », car il
existe une loi au Piémont qui interdit de publier tout texte
qui met en cause les principes du catholicisme. Woodard a alors
recours à un stratagème afin de pouvoir continuer
l'impression de la brochure. Il change sa présentation en
faisant enjoliver la couverture d'images pieuses et de symboles
catholiques pour la rendre semblable aux publications de l'Église
romaine [13]. Et c'est le succès ! La brochure se répand
partout et circule même à Rome [14]. Cependant,
l'apparition en 1851 de publications critiques venant de Suisse cause
un autre problème en plus de celui des pasteurs protestants
qui prêchent contre la nouvelle Église [15].
Malgré
tout, l'oeuvre avance et dès le mois d'août,
quatre-vingt onze convertis se joignent à l'Église
[16]. L'année suivante, les missionnaires ont enfin un moyen
de prosélytisme en main qui leur permet d'oeuvrer dans
d'autres parties de l'Italie : le Livre de Mormon, traduit en
italien.
Lorenzo
Snow ne voulait absolument pas limiter la prédication aux
seuls Vaudois parlant français mais la porter à tous
les Italiens. Ce fait est bien illustré dans le Millennial
Star d'avril 1852, une publication paraissant en Utah, où
l'on trouve ceci :
«
Jusqu'à présent, la mission a été
conduite dans une sphère relativement étroite mais à
présent des ouvertures plus favorables semblent se présenter
et le Livre de Mormon prêtera son aide puissante pour
l'édification de l'Église. Après beaucoup
d'inquiétude vis-à-vis de cette oeuvre, ce n'est pas
peu de la trouver bien accueillie par les frères en Italie qui
l'acceptent comme un trésor des cieux et approuvent hautement
sa traduction. »
En
décembre 1852, Jabez Woodard reçoit l'aide d'un nouveau
missionnaire, Thomas Margetts, qui étudie à fond
l'italien. Il est envoyé à Gênes dans le but d'y
fonder une branche de l'Église. Il a du succès et déjà
plusieurs personnes désirent le baptême quand tout à
coup, les candidats au baptême changent complètement
d'avis. Que se passe-t-il ?
Après
information, Margetts découvre que les prêtres
catholiques apprenant l'activité missionnaire de la nouvelle
Église au moment des confessions annuelles interdisent à
leurs ouailles tout contact avec la nouvelle foi [17].
Margetts
reste encore trois mois à Gênes mais, n'obtenant aucun
succès s'en va à Turin. Dans le Millennial Star
il raconte :
«
À mon arrivée à Turin, j'ai trouvé que
j'y étais déjà connu. Je pense que d'importantes
dépêches venant de Gênes parlaient de moi en
suscitant autant de crainte sur le mormonisme qu'une croisade
débarquant sur les côtes pour s'emparer du pays. Je ne
pus rester que quelques jours et fus contraint de retourner dans les
vallées des Vaudois. »[18]
Margetts
reste encore en Italie jusqu'au 8 juin 1853 puis rentre en Angleterre
pour raison de santé. Après son départ, Jabez
Woodard émigre aux États-Unis avec cinquante huit
autres
saints des derniers jours de Suisse et d'Italie. Thomas Stenhouse est
à présent le président à la fois de la
Mission italienne et de la Mission suisse, ces deux missions ne
formant plus qu'une seule unité administrative, appelée
la Mission suisse-italienne. [19]
Quelques
mois plus tard, l'Angleterre envoie Samuel Francis, nouveau
missionnaire, aider Stenhouse. Il prendra en charge le prosélytisme
en Italie. La première année de son
séjour
dans ce pays, il baptise vingt Vaudois. Mais les sentiments contre
l'Église grandissent vite à cause d'un fait nouveau qui
provoque l'hostilité des Italiens. Une maladie s'est déclarée
dans les vergers et les vignes du Piémont peu après
l'arrivée
des
premiers missionnaires dans le pays. Les habitants ont fait le
rapprochement, et comme chaque année la rouille fait davantage
de dégâts, la rumeur publique rend les missionnaires
responsables de cette catastrophe au point de vouloir les expulser du
pays. [20]
Dans
les années 1854-55, seuls deux missionnaires restent pour
oeuvrer en Italie : Samuel Francis et George Keaton. Ils ont peu de
succès parmi les Vaudois, et Francis se met à étudier
l'italien dans l'espoir de reprendre la prédication dans le
reste du pays. À Turin, il fait de si grands efforts qu'il en
perd toutes ses forces sans résultats évidents [21]. Il
quitte alors la ville et l'Italie et va à Genève
prendre en charge les Suisses de langue française en plus des
branches italiennes. C'est la fin de la Mission italienne. Plus aucun
missionnaire ne viendra en Italie et les contacts entre les membres
italiens et l'Église se
feront
par les missionnaires de Suisse.
L'histoire
de l'Eglise dans ce pays d'Europe méridionale est courte, sa
croissance lente et extrêmement limitée [22]. Un total
de deux cents onze Italiens seront convertis dans la Mission
italienne entre 1850 et 1888. Ceux qui se sont joints à
l'Église se trouvent sujets à une opposition constante,
à des tracas comme par exemple la perte d'emploi ou le renvoi
des enfants des écoles [23]. Les pasteurs protestants essayent
par tous les moyens d'empêcher les missionnaires d'avoir des
contacts avec leurs fidèles, travaillant même à
récupérer
celles de leurs ouailles converties à l'Église rétablie
en leur offrant de la nourriture et de l'argent. [23]
Des
différends entre l'Église et le gouvernement américain
provoquent la guerre d'Utah en 1857. Les saints étant
considérés comme étant en insurrection contre le
gouvernement
central
par l'État fédéral, Brigham Young doit rappeler
les missionnaires de toutes les missions du monde pour se préparer
contre la venue de l'armée des États-Unis et ainsi
protéger l'Église [24]. C'est le coup de grâce
pour la Mission italienne.
Le
retrait des missionnaires d'Europe laisse la responsabilité de
l'administration de l'Église et de la prédication entre
les mains inexpérimentées des membres locaux. Les
résultats ne se font pas attendre. C'est le déclin pour
des missions telles que celle de l'Italie où il n'y a que très
peu de membres. Les missionnaires américains reviennent bien
en Europe en 1860 mais aucun effort n'est entrepris pour rouvrir la
Mission italienne.
Ce
n'est qu'en 1900 que l'Église envoie à nouveau un
missionnaire dans ce pays. Au printemps de cette année-là,
Daniel B. Hill Richards arrive à Turin et demande aussitôt
l'autorisation de faire du prosélytisme parmi les habitants de
cette ville, mais le chef de
la
police lui oppose un refus catégorique. De Turin, Richards va
dans les villages vaudois des Alpes, mais il ne parvient pas à
faire des conversions. Il n'y a dorénavant plus de Mission
italienne pendant une longue période [25]. Les quelques
convertis qui se manifestent par la suite dépendent pendant
bien des années de la Mission française [26].
NOTES
1.
Millennial Star, vol. 12, mai 1850, p. 133.
2.
Millennial Star, vol. 13, 15 janvier 1851, p. 26.
3.
Dictionnaire encyclopédique Quillet, 1935.
4.
Encyclopaedia Britannica, vol. 23, p. 287-89, William Benton,
Chicago,
1964.
5.
Gary
Ray Chard, Histoire de
la Mission française de l'Église de Jésus-Christ
des saints des derniers jours, 1850-1960, master
of arts
in history, 1965,
p.45.
6.
Eliza R. Snow Smith, Biography and Family Record of Lorenzo Snow,
Salt Lake City, Deseret News Co., 1864, p.121.
7.
Thèse Chard, p.45.
8.
Millennial Star, vol. 12, 1er décembre 1850, p.371.
9.
Ibid., p.370-74.
10.
Thèse Chard, p. 46-47.
11.
Millennial Star, 15 janvier 1851, p. 25-26.
12.
Jenson, Encyclopaedic History, p.369. Snow's
Biography,
p.166-175.
13.
Jenson, Encyclopaedic History, p.176.
14.
Millennial Star, vol. 14, 18 septembre 1852, p. 477.
15.
Millennial Star, vol. 12, 1er octobre 1851 , p.301.
16.
Ibid.
17.
Millennial Star, vol. 15, 13 août 1853, p.556-57.
18.
Millennial Star, vol. 15, 13 août 1853, p. 557.
19.
Le Réflecteur, décembre 1853, p. 191. Millennial Star,
vol. 16, 25 mars 1854, p. 187.
20.
Millennial Star, vol. 18, 1er août 1856, p. 491.
21.
Millennial Star, vol. 20, 29 mai 1858, p. 363-64.
22.
Millennial Star, vol. 15, 19 février 1853, p.127.
23.
Thèse Chard, p. 52.
24.
Brigham H. Roberts, A
Comprehensive History of the Church of Jesus Christ of Latter-Day
Saints. Salt Lake City, Utah, Deseret News Press, 1940, 6, vol. 4, p.
124.
25
. Daniel B. Hill Richards, The Scriptural Allegory, Salt Lake City,
Utah, Magazine Printing Co., 1931, p. 124.
26.
Thèse Chard, p. 55.
(Source
: Jean Lemblé, Dieu et les Français, éditions
Liahona, Paris, 1986)