MÉMOIRES D'UN MORMON
 

Louis Auguste Bertrand (1808-1875)
 

 
 

 
Note de la Rédaction : En 1862, Louis Bertrand, alors président de la mission française de l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, rassemble sous le titre Mémoires d’un mormon ses articles publiés dans la Revue contemporaine en réponse à plusieurs livres écrits sur le mormonisme par des auteurs français. Son ouvrage Mémoires d'un mormon est édité par Pierre-Jules Hetzel, l'éditeur de Jules Verne, de Victor Hugo et d'Émile Zola de leur vivant. Nous avons choisi de diffuser ses Mémoires pour leur valeur historique. Là où l'orthographe et la typographie d'origine diffèrent d'aujourd'hui, nous les avons actualisées. En revanche le vocabulaire de l'auteur a été conservé, quand bien même il ne serait plus en usage de nos jours. Enfin, nous avons modernisé la présentation et inséré des commentaires entre crochets aux rares endroits où nous l'avons jugé utile.
 
 
Page de titre
Préface de l’éditeur
Avant-propos
Chapitre 1 : Joseph Smith et le Livre de Mormon
Chapitre 2 : De la fondation de l'Église à la nomination de Brigham Young aux fonctions de gouverneur de l'Utah
Chapitre 3 : Coup d'oeil général sur le territoire de l'Utah -  Expédition militaire contre l'Utah
Chapitre 4 : Suite de l'expédition militaire - Départ des troupes d'Utah
Chapitre 5 : Principaux dogmes - Réfutation des calomnies contre les sacrements du temple
Chapitre 6 : La polygamie ou mariage patriarcal - Réponse à MM. de Gasparin et Rémy
Chapitre 7 : L’immigration - Caisse du Fonds perpétuel - Aspects des prairies - Bisons - Rencontre avec les Sioux
Chapitre 8 : Notions sociales des mormons - Lois de la consécration - Loi de la dîme - Lois civiles et criminelles
Chapitre 9 : Mon séjour à la ville de Lac Salé - Mon retour en Europe - Situation des succursales de Suisse et de France
Chapitre 10 : Conjectures des principaux publicistes français sur l'avenir politique des mormons 
Conclusion
Bibliographie
Table des Matières
 
 
 


MÉMOIRES
 
D’UN
 
MORMON
 
[1862]
 
PAR
 
L. A. BERTRAND
 
[Roquevaire, Bouches-du-Rhône, 1808 - Salt Lake City, 1875]
 
 
 
 
PARIS
 
COLLECTION HETZEL
 
E. DENTU, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL
 
GALERIE D’ORLÉANS. 13 ET 17
 
 
 
 
PRÉFACE de l’Éditeur  
 
       Il s’est produit depuis quelques années, en Amérique, un phénomène assez étrange pour notre époque. Une réaction extrême contre l’anarchie religieuse, qui avait atteint dans ce pays des proportions vraiment effrayantes, y a fait naître une secte nouvelle, basée sur le despotisme théocratique le plus absolu. Cette secte, ou plutôt cette religion, si bizarres que puissent nous paraître ses doctrines, a pris une importance qu’il serait puéril de méconnaître. Le mormonisme compte aujourd’hui plus de deux cent mille adhérents ; ses missionnaires ont fait des prosélytes dans toutes les parties du nouveau monde, et même dans certaines contrées de la vieille Europe. Conformément aux lois immuables de l’histoire, la persécution n’a fait que multiplier et fortifier ces sectaires, qui s’intitulent fièrement « les saints des derniers jours. » Ils ont soutenu contre le gouvernement fédéral du Nord-Amérique des luttes où la victoire leur est toujours demeurée sans combat, et ils occupent dans la partie septentrionale de ce continent un pays aussi grand que la France. Ce peuple, car il mérite désormais ce nom, a déployé une rare intelligence dans le choix de ce territoire ; il en développe les ressources avec une énergie et une habileté incontestables. Ses mœurs sont plus que singulières, et, toutefois, il se défend du reproche d’immoralité. Son culte se rattache étroitement au christianisme, et pourtant il se prétend en possession d’une révélation complémentaire appropriée aux besoins des derniers âges de l’humanité ; enfin, il est peu connu, bien qu’on ait beaucoup écrit sur lui.
 
       Plusieurs expositions ou apologies du mormonisme ont déjà paru en Amérique, en Angleterre et dans d’autres pays. Mais l’ouvrage que nous publions aujourd’hui est le premier livre français, émanant d’un de nos compatriotes, adepte fervent de la foi nouvelle. Aucun des écrivains qui ont parlé chez nous des mormons n’était placé dans une condition semblable pour rendre compte de ce qui se passe chez eux ; presque tous avaient emprunté leurs renseignements à des transfuges, ou à des ennemis déclarés des disciples de Joseph Smith. Il peut donc être intéressant et même utile d’entendre sur ce sujet la voix d’un homme convaincu, et d’admettre, ne fût-ce qu’à titre de curiosité, le témoignage naïf d’un croyant. L’auteur de ces Mémoires a vécu plusieurs années parmi ses coreligionnaires ; il a été le témoin oculaire d’une partie des événements qu’il raconte, et quelque jugement qu’on porte sur ses convictions religieuses et politiques, on ne saurait refuser à son récit un caractère marqué de candeur et de loyauté. Nous faisons donc appel en sa faveur à l’attention impartiale du public français. C’est ici le cas d’appliquer le principe sacré de la libre défense des accusés, et d’accorder au moins une fois la parole à un mormon, pour qu’il nous expose à son point de vue des faits qui ne nous étaient connus jusqu’ici que par des appréciations railleuses et hostiles.
 
[PARIS, 1862]
 
 
 
 
AVANT-PROPOS
 
       Ma vie a été passablement agitée et féconde en incidents romanesques. Je suis né à Marseille. Mon père, le meilleur des pères, croyant deviner en moi une vocation pour l’état ecclésiastique, m’avait placé sous la direction du fameux père Loriquet. C’est sous sa férule que j’ai appris le peu de grec et de latin que j’aie jamais su. Mais bientôt cette vocation donna des signes non équivoques d’indépendance. L’amour des lointains voyages me fit quitter de bonne heure le toit paternel. Dès l’âge de vingt ans, j’avais parcouru tous les coins et recoins de la mer Méditerranée. Après avoir résidé dans plusieurs des Antilles, ma destinée me poussa sur le continent voisin. Un premier séjour de sept ans aux États-Unis m’initia au mécanisme politique de l’œuvre de Washington, aux tendances sociales des fils des premiers colons, à la pratique de la liberté la plus absolue et aux gigantesques progrès de la race anglo-saxonne sur ce nouvel hémisphère. Une excursion à Rio me fit assister au couronnement de Don Pedro II, empereur actuel du Brésil, et je résidai plus d’un an dans ce pays. Dans ma pensée, l’inépuisable fécondité du sol et l’extrême variété de ses produits promettent à l’Amérique du sud un avenir plus brillant encore que celui de sa rivale du Nord. Je vins à Paris pour la première fois en 1842, et j’arrivai justement pour assister aux funérailles du duc d’Orléans. Parti de Bordeaux bientôt après pour un voyage commercial de quatre ans dans les mers de l’Inde, je poussai jusqu’en Chine, où je demeurai quatre mois. À mon retour à Paris, je publiai quelques pages de mon autobiographie sous ce titre : Épisodes de chasse au cap de Bonne-Espérance. S’il suffit de beaucoup voir pour beaucoup savoir, je dois donc avoir une certaine expérience des hommes et des choses. J’ai étudié de près plusieurs peuples, et il m’a été donné de contempler les plus grandes merveilles de la nature.
 
       Après ces lointains voyages, l’amour de l’étude m’avait fixé à Paris. À cette époque les brûlantes questions posées par le socialisme attiraient mon attention, et je fréquentais le cercle catholique radical des disciples de M. Buchez. Le gouvernement de juillet, il faut lui rendre cette justice, laissait alors toutes les opinions, même les plus avancées, se manifester librement dans Paris. M. Cabet tenait régulièrement, dans les bureaux du Populaire, des séances publiques où il initiait ses disciples aux merveilles futures de l’Icarie. L’égalité la plus absolue devant la gamelle, tel était l’idéal que prêchait le souverain pontife du communisme. Dans le monde moral comme dans le monde physique, le semblable attire toujours le semblable. Fille de la Réforme, la philosophie matérialiste du XVIIIe siècle, cette implacable négation du dogme catholique, ne pouvait avoir d’attrait pour moi. Je rêvais une alliance entre l’autorité du dogme et la liberté politique, entre le catholicisme et la révolution. Dans le monde des idées philosophiques, j’avais fini par me rallier au système de M. Hoëné Wronski, connu sous le nom de Messianisme, que je considérais alors comme étant la plus haute manifestation scientifique du siècle. Épris de sa philosophie de l’absolu, j’ai longtemps déploré la cécité morale de nos contemporains, qui les privait de pouvoir apprécier les sublimes spéculations de M. Wronski. À cette époque, l’illustre géomètre était pour moi le flambeau de l’humanité. J’en étais là quand la révolution de 1848, que j’avais prévue longtemps d’avance, me jeta dans les rangs de la démocratie militante. Je rédigeais la revue politique du Populaire au moment où les premiers missionnaires mormons arrivèrent à Paris. C’est au centre même de cette brillante métropole, et dans les bureaux de ce journal qu’ils vinrent me trouver. Dès mes premiers entretiens avec eux, je fus frappé par la portée extraordinaire de l’œuvre qu’ils étaient chargés d’introduire en France. Ma connaissance de l’anglais me permettant de m’initier moi-même aux doctrines de la nouvelle Église, je trouvai dans leurs écrits, mais surtout dans l’ouvrage intitulé Divine Authenticity of the Book of Mormon, par Orson Pratt, la démonstration complète de la divinité de cette œuvre. Ces deux premiers apôtres qui touchèrent le sol de France étaient MM. John Taylor et Curtis Bolton. Toutes les questions, toutes les objections que je leur posai furent éclaircies ou réfutées à mon entière satisfaction. Après trois mois d’étude et de sérieuses réflexions, j’acceptai le baptême.
 
       Le 1er décembre 1850, John Taylor baptisa cinq personnes de Paris, par rang d’âge, à l’île Saint-Ouen. J’étais le deuxième de ces néophytes. Le même jour, nous fûmes confirmés sous l’imposition des mains de trois elders [anciens, ndlr], et nous prîmes la cène sous les deux espèces. C’est ainsi que fut fondée à Paris une nouvelle succursale de l’Église des saints des derniers jours.
 
       Le 2 décembre me trouva occupé à terminer la traduction française du Livre de Mormon, sous la direction de M. Curtis E. Bolton. Après avoir traduit et publié dans l’île de Jersey Une voix d’avertissement, par Parley P. Pratt, et terminé la traduction du livre Doctrine and Covenants et celle du Mariage céleste ou patriarcal, par Orson Pratt, je partis pour l’Utah, afin d’y compléter mon initiation. Mon séjour dans la cité du Grand Lac Salé a été de quatre ans. Les pages qu’on va lire sont mes impressions de voyage et l’exposé des doctrines auxquelles j’adhère. Le lecteur y trouvera la vérité, telle que je la comprends, la vérité simple et nue sur toutes choses et le récit des faits dans l’ordre où ils se sont présentés à moi. Je n’écris ni une apologie, ni un catéchisme, je veux seulement essayer de donner aux gens du monde quelque idée de cette œuvre étrange dont on parle tant, et que l’on connaît si peu.
 
       Qu’est-ce que le mormonisme ? Question à laquelle nul jusqu’ici en Europe n’a bien répondu. Je pose en principe qu’il est impossible à tout autre qu’à un mormon de juger correctement, ni même de comprendre le but et la portée de cette œuvre. Tâchons d’expliquer notre pensée.
 
       Quand Jésus-Christ vint sur la terre, il trouva les Juifs, la nation élue, divisés en plusieurs sectes. On sait qu’il y avait à Jérusalem des scribes et des pharisiens, des sadducéens, des hérodiens, des esséniens, etc. Tout en admettant la divinité des livres de Moïse et des prophètes, ces sectes différaient entre elles sur l’interprétation de certains passages des Écritures. Mais aveuglées par les fausses traditions de leurs pères, elles n’attendaient le Messie que comme un principe temporel, qui devait exalter la maison d’Israël et la mettre à la tête des nations. Or Jésus, l’humble fils du charpentier, ne répondait nullement à un tel idéal : il fut généralement considéré par ces sectes comme un vil imposteur, digne du dernier supplice. Il fut crucifié par les marchands du Temple, par les prêtres de Jérusalem. Pourquoi les plus savants docteurs de la loi ne purent-ils comprendre la divine mission de Jésus-Christ ? C’est parce qu’ils interprétaient faussement les Écritures. Après sa résurrection, pourquoi l’immense majorité des Israélites rejeta-t-elle le témoignage des apôtres ? Par la même raison, parce qu’elle ne comprenait pas le véritable sens des écrits des prophètes. Or, ce qu’on appelle le « mormonisme » étant purement et simplement la restauration et le complément du christianisme, le rétablissement de l’autorité divine sur la terre par une nouvelle révélation, son fondateur, lui non plus, n’a pas été compris par les innombrables sectes chrétiennes de l’Amérique du Nord. Les ministres protestants le persécutèrent sans relâche et finirent par le faire mourir, précisément par la même raison que les prêtres de Jérusalem ont rejeté et crucifié le Christ. Ces derniers ne purent comprendre Jésus, bien que tous crussent à la divinité des prophéties. Le Fils de l’homme parlait aux docteurs de la loi une langue divine qu’ils étaient incapables d’entendre. De même les ministres américains, croyant tous à la Bible, mais l’interprétant chacun à sa manière, n’ont pu comprendre la mission de Joseph Smith.
 
       Poursuivons notre comparaison. Le jour de la Pentecôte, lorsque les apôtres eurent été visités par l’Esprit-Saint, Pierre, ayant pris la parole, déclara solennellement que Dieu avait ressuscité Christ des morts, et qu’ils en étaient les témoins. Il cita dans son discours les prophètes David et Joël à l’appui de sa déclaration. Ce discours nous initie complètement au système de prosélytisme adopté dès ce jour, et constamment pratiqué depuis par les témoins de Jésus. Le christianisme s’établit sur l’ancien continent par la voie du témoignage. Le mormonisme, qui est la restauration virtuelle du christianisme primitif, s’est établi dans le Nouveau Monde précisément par la même voie.
 
       Cette analogie est de la plus haute importance. Saint Pierre, tout en invoquant des textes de l’Ancien Testament, possédait une autorité bien autrement puissante que celle de la parole écrite : il était l’instrument dont Dieu se servait pour inaugurer solennellement son Évangile sur l’hémisphère oriental. Prophète et révélateur, il parlait à la maison d’Israël au nom de Jéhovah. Le Nouveau Testament n’existait pas encore, quand le christianisme s’établit par l’unique autorité de la parole, c’est-à-dire par la puissance de la révélation directe. Or, les docteurs de la loi, et ceux qui avaient une foi sincère, mais aveugle, dans les livres de l’Ancien Testament, ne pouvant comprendre cette langue divine de l’inspiration directe, rejetèrent presque tous le témoignage des apôtres. Et voilà pourquoi les chrétiens modernes, qui ont une foi sincère, mais aveugle dans la Bible, ne peuvent comprendre davantage les apôtres de la nouvelle Église. Pour toutes les Églises chrétiennes, la révélation, c’est la Bible, et chacun l’explique à sa manière : de là le babélisme du monde chrétien contemporain, et principalement des innombrables sectes protestantes. Leur situation vis-à-vis du mormonisme est identiquement la même que celle des sectes juives de Jérusalem vis-à-vis de l’Église primitive apostolique. Nous recommandons ces prémisses à l’attention des hommes sérieux qui méritent encore en Europe le nom de chrétiens.
 
       Si, laissant de côté les idées purement religieuses, nous abordons le domaine de la science moderne, nous retrouvons la même similitude entre ce qui s’est passé à l’avènement du christianisme primitif et à celui du mormonisme. Lorsque Paul, le grand apôtre des gentils, alla prêcher l’Évangile à l’aréopage, quel accueil reçut-il des lettrés d’Athènes ? « Les uns se moquèrent de lui ouvertement, les autres lui dirent : Nous t’entendrons une autre fois là-dessus. » Sauf un petit nombre d’adeptes, les savants d’Alexandrie, d’Athènes et de Rome, rejetèrent avec mépris le christianisme apostolique. Pourquoi cela ? Parce que la science humaine ne saurait comprendre les choses de Dieu. La philosophie n’a su que fabriquer des livres, entasser systèmes sur systèmes, sans pouvoir créer une formule populaire et commune pour définir Dieu. De là son impuissance radicale. En dehors du Christ, il est impossible de connaître Dieu. La mission providentielle de la philosophie n’est qu’une œuvre de démolition : elle ne saura jamais que détruire, sans pouvoir fonder rien de viable. Je ne crois plus à l’homme.
 
       Depuis un demi-siècle, la science a fait des progrès vraiment gigantesques. Mais, malgré ces brillantes découvertes, il est certains problèmes insolubles à jamais pour l’érudition et la sagacité purement humaines. L’Amérique, par exemple, demeure un mystère impénétrable pour les plus savants de l’Europe. Quel Bossuet vivant pourrait nous dire pourquoi Jésus-Christ n’a jamais mentionné l’existence de l’hémisphère occidental ? Faut-il en conclure qu’il avait besoin lui-même, comme ses adorateurs européens, de la découverte de Christophe Colomb pour être introduit à la connaissance de ce Nouveau Monde ? Quel théologien catholique ou protestant se chargera de nous dire pourquoi les quatre évangélistes et saint Paul n’ont pas écrit le plus petit mot là-dessus dans leurs livres sacrés ? Quel Hérodote moderne pourrait nous apprendre quand et comment ce vaste continent a été primitivement colonisé ? Quel écrivain pourra jamais nous initier à l’histoire des puissantes nations qui ont laissé ces innombrables tumuli qu’on trouve à chaque pas dans la vallée du Mississipi, et tant de cités désolées, enfouies dans les solitudes des Amériques ? Qui nous dira le nom, le nom seulement, des constructeurs de ces gigantesques monuments ? Quel savant pourrait écrire une seule page authentique sur l’origine mystérieuse de l’homme rouge ? Quel Œdipe, quel Champollion saura déchiffrer ces monuments glyphiques du Nouveau Monde, dont la tradition était déjà perdue lors de l’invasion espagnole ? Après une exploration scientifique de cinq ans en Amérique, l’illustre Humboldt lui-même n’a pu nous fournir sur cette énigme du passé que de simples hypothèses. Réduit à son propre savoir, l’homme moderne le plus éclairé ne connaît rien du passé de cet immense continent, peu de chose de son présent, et absolument rien de son avenir.
 
       Or, depuis 1830, l’humanité possède un livre qui répond pleinement à toutes les questions que nous avons posées, et à bien d’autres encore. Il est déjà traduit en sept langues. Nous voulons parler du Livre de Mormon. Ses récits éclairent les profondes ténèbres qui couvrent encore l’histoire du passé de l’Amérique, et le rattachent à la grande source primordiale, - la distributrice des nations, des tribus et des langues, - la Tour de Babel. La vision prophétique de ce livre, se détachant de sa partie historique au point que ses écrivains pouvaient appeler le présent, découvre les événements futurs et fait un tableau des choses à venir, qui a toute la clarté de l’histoire. Nous y voyons figurer les dix tribus d’Israël, les Juifs, les blancs européens, les tribus rouges de l’Amérique, même les fiers États de l’Union américaine. Le sort des nations ; la chute des Églises et des institutions religieuses corrompues ; la fin de la superstition et de la tyrannie des Gentils ; le règne universel de la paix, de la vérité, de la lumière et de la science ; les guerres et les afflictions qui précèderont ces temps heureux ; la venue glorieuse de Jésus-Christ comme roi de toute la terre ; la résurrection des saints pour régner ici-bas avec lui, toutes ces choses se trouvent dans ce livre. Le temps et le mode de leur établissement y sont clairement marqués, et nous présagent, pour l’époque où nous sommes, des merveilles supérieures à toutes celles des temps écoulés.
 
       Nous allons maintenant, sans autre préambule, essayer de donner à nos lecteurs quelques notions exactes sur le mormonisme, en exposant l’origine, les progrès, l’état de la nouvelle Église, et finalement nos conjectures sur son avenir. Notre récit a pour base des renseignements pris sur les lieux mêmes et des documents authentiques.
 
 
 
 
MÉMOIRES D’UN MORMON
OU COUP D’ŒIL GÉNÉRAL SUR L’ŒUVRE DE JOSEPH SMITH
 
 
Chapitre I 
 
JOSEPH SMITH ET LE LIVRE DE MORMON
 
 
      Le fondateur du mormonisme naquit le 23 décembre 1805, à Sharon, dans le Comté de Windsor, État de Vermont. Son père, Joseph Smith, dont il était le quatrième enfant, se ruina de bonne heure dans une spéculation de ginseng (sorte de thé) cristallisé, dont il avait envoyé en Chine un chargement, qu’un consignataire infidèle ne lui paya jamais. Sa mère, Lucy Mack, femme des plus pieuses, avait eu neuf enfants. Réduite à la gêne, cette famille se retira bientôt à Palmyra, dans l’État de New York, où elle fit l’acquisition de cent acres de terre, et, à force de labeurs, elle finit par reconquérir quelque aisance. Lucy Mack, qui a publié ses mémoires, déclare que rien de remarquable ne signala l’enfance de Joseph, sauf le trait suivant. Vers l’âge de huit ans, il supporta stoïquement, sans jamais vouloir se laisser attacher, une opération des plus douloureuses, l’extraction d’un os de la jambe, qui s’était carié après de longues souffrances. Il apprit aux écoles primaires à lire assez couramment, à écrire médiocrement, et à faire tant bien que mal les quatre opérations de l’arithmétique. Là se borna l’éducation qu’il reçut du fait de ses parents. À l’âge de quinze ans, il montrait, d’après le rapport de sa mère, les dispositions morales les plus heureuses. En 1820, un grand revival eut lieu à Manchester, dans le comté d’Ontario, État de New York, qu’habitait alors sa famille. Un revival (réveil) est une conférence générale religieuse, souvent fort tumultueuse, à laquelle prennent part des membres de tous les cultes dissidents. Comme cette conférence fut le point de départ de sa mission, nous allons laisser la parole au prophète pour nous apprendre lui-même comment il fut appelé à fonder l’Église nouvelle.
 
      « …J'avais alors quinze ans. La famille de mon père embrassa la foi de l’Église presbytérienne, et quatre de ses membres s’y joignirent, savoir : ma mère, mes frères Hyrum et Samuel Harrison, et ma sœur Sophronia.
 
      « Durant ces temps d’effervescence et de controverses, je fis de sérieuses réflexions, et j’éprouvai de grandes perplexités. Mais, malgré les impressions vives et poignantes que je ressentais souvent, je ne m’attachai à aucun de ces partis, bien que j’assistasse à leurs réunions, toutes les fois que je le pouvais. Plus tard je fus un peu prévenu en faveur de la secte des méthodistes, et je me sentais quelque penchant à m’y réunir. Mais il y avait tant de confusion et de contestations entre les différentes églises, qu’il devenait impossible à un individu aussi jeune que l’étais, et avec aussi peu d’expérience des hommes et des choses, de déterminer avec certitude de quel côté se trouvait la vérité. Plus d’une fois je me sentis bouleversé, tant les clameurs étaient grandes et le tumulte incessant. Les presbytériens s’acharnaient contre les baptistes et les méthodistes, pour démontrer ou du moins faire croire que ces derniers étaient dans l’erreur. En revanche, les baptistes et les méthodistes n’étaient pas moins jaloux de soutenir leurs idées, en condamnant tous les autres cultes.
 
      « Au milieu de ces luttes de paroles, de ce tumulte d’opinions, je m’étais souvent dit à moi-même : Qu’y a-t-il à faire ? Quel est celui de ces partis qui a raison ? Ne sont-ils pas tous également dans l’erreur ? Si l’un d’eux a raison, quel est-il ? Comment pourrai-je le connaître ?
         
      « Pendant que mon esprit souffrait si cruellement des contestations de ces partis religieux, je vins à lire un jour le cinquième verset du premier chapitre de l’épître de saint Jacques qui est ainsi conçu : « Si quelqu’un de vous manque de sagesse, qu’il la demande à Dieu, qui la donne à tous libéralement, et qui ne la reproche point, et elle lui sera donnée. » Jamais passage des Écritures n’alla au cœur d’un homme avec plus de force que celui-ci au mien. Il me remua jusqu’au fond de l’âme. J’y revins coup sur coup, sachant que si quelqu’un avait besoin de la sagesse de Dieu, c’était moi ; car je ne savais et n’aurais jamais su que faire, si je n’avais reçu plus de sagesse que je n’en avais eu jusqu’alors. Les docteurs des différentes sectes variaient tellement entre eux sur la manière d’entendre un même passage, qu’ils faisaient douter de toute solution quand ils en appelaient à la Bible. J’en vins à conclure que je devais rester dans l’obscurité et le chaos, ou faire ce que Jacques ordonne, demander à Dieu la sagesse. Je résolus donc de m’adresser directement à lui ; car s’il était vrai qu’il la donnât libéralement et sans la reprocher, je pouvais bien en faire l’expérience. Ayant pris cette détermination, je me retirai dans un bois pour essayer de m’adresser à Dieu. C’était un matin par un beau jour, au printemps de l’an 1820. Jamais jusque-là, au milieu de toutes mes préoccupations, je n’avais essayé de prier seul à haute voix.
 
      « Arrivé dans l’endroit que j’avais choisi pour me recueillir, je regardai autour de moi, et me voyant seul, je m’agenouillai et adressai à Dieu les désirs de mon cœur. À peine eus-je fait cela, qu’un certain pouvoir s’empara de moi, me tint subjugué, et fit sur mon être un effet si extraordinaire que ma langue en demeura comme paralysée. D’épaisses ténèbres m’enveloppaient comme un voile, et il me sembla que j’allais périr tout d’un coup. Mais comme je m’efforçais de crier à Dieu qu’il me délivrât de cet ennemi qui s’était emparé de moi, et au moment même où j’allais désespérer, - m’abandonnant non à une perdition imaginaire, mais au pouvoir d’un être réel du monde invisible, doué d’une force telle que je n’en avais senti de semblable chez personne ; - dans ce moment de suprême détresse, je vis, directement au-dessus de ma tête, une colonne de lumière, dont l’éclat surpassait celui du soleil, et qui descendit jusque sur moi, où elle s’arrêta. En ce moment, je me trouvai subitement délivré de l’ennemi qui me tenait lié. Tandis que la lumière reposait sur moi, je vis deux personnages dont la splendeur et le gloire étaient au-dessus de toute description ; ils se tenaient debout en l’air au-dessus de moi. L’un d’eux me parla, m’appelant par mon nom, et me dit (en montrant l’autre) : C’est mon Fils bien-aimé, écoute-le.
 
      « Ce que j’avais désiré, quand je m’étais proposé d’adresser ma requête au Seigneur, c’était de savoir laquelle de toutes les sectes était la bonne, afin de me joindre à elle. C’est pourquoi, aussitôt que je retrouvai le libre usage de mes sens de manière à pouvoir parler, je demandai aux personnages qui étaient debout au-dessus de moi dans la lumière, laquelle de toutes ces sectes était la vraie (car, à cette époque, il n’était jamais entré dans ma pensée que toutes fussent dans l’erreur), et à laquelle je devais me joindre. Il me fut répondu que je ne devais me joindre à aucune d’elles, parce qu’elles étaient toutes erronées, que leurs doctrines n’étaient autre chose que des préceptes humains, faussement revêtus d’une forme divine…
 
      « Il me réitéra sa défense de me joindre à aucune de ces sectes, et me dit beaucoup d’autres choses que je ne puis écrire maintenant. Quand je revins à mon état ordinaire, je me trouvai couché sur le dos, les yeux fixés au ciel.
 
      « Peu de jours après cette vision, je me rencontrai avec un des prédicateurs méthodistes, qui prenait une part très active à la conférence dont j’ai parlé ; et comme je conversais avec lui sur la religion, je lui racontai la vision que j’avais eue. Sa manière d’agir me surprit fort ; il traita ma communication non seulement avec légèreté, mais avec un grand mépris, disant que tout cela venait du diable ; que de nos jours il n’y avait rien de pareil à des visions ou à des révélations ; que toutes les choses de ce genre avaient cessé avec les apôtres, et qu’il n’y en aurait jamais de nouvelles.
 
      « Cependant je vis bientôt que mon récit excitait beaucoup de préventions contre moi parmi les divers ministres, et devenait la cause de contrariétés qui ne firent qu’augmenter. Quoique j’eusse à peine quinze ans, et que les circonstances de ma vie ne fussent nullement de nature à faire de moi un personnage de quelque importance dans ce monde, des hommes respectables ne laissèrent pas de me remarquer assez pour indisposer les gens et provoquer contre moi de vives persécutions, et toutes les sectes se mirent d’accord pour me poursuivre. Une chose qui m’a souvent fait faire de sérieuses réflexions, alors aussi bien que plus tard, c’est qu’un jeune garçon, inconnu, à peine âgé de quinze ans, et réduit à gagner par un travail journalier une maigre pitance, fût digne d’attirer l’attention des principaux chefs des sectes les plus populaires du jour, au point d’exciter chez eux un esprit de persécution et d’injure. Mais, étrange ou non, la chose était ainsi, et cela me causa souvent de bien vives peines. Cependant ce fait ne restait pas moins établi pour moi ; j’avais eu une vision, et la persécution ne pouvait me faire nier ce que j’avais vu…
 
      « J’avais donc obtenu la satisfaction d’apprendre que je ne devais me joindre à aucune église, mais rester dans l’état où j’étais, jusqu’à ce que je reçusse d’autres instructions. Je continuai de travailler à la terre, constamment tourmenté par des gens de toutes classes, tant religieux qu’irréligieux, parce que je continuai à affirmer que j’avais eu une vision.
 
      « Il m’avait été défendu de me joindre aux églises officielles ; et, jeune comme j’étais, persécuté par ceux qui auraient dû, s’ils me supposaient dans l’erreur, chercher plutôt à m’en tirer par des procédés affectueux, je fus, dans l’intervalle qui s’écoula depuis ma première vision jusqu’à l’année mil huit cent vingt-trois, exposé à tous les genres de séduction. Entraîné par mes passions, je commis, hélas ! bien des fautes, et fis des choses désagréables à Dieu. Je m’étais senti souvent condamné pour ma faiblesse et mes imperfections, lorsqu’enfin, le 21 septembre 1823, après m’être mis au lit comme à l’ordinaire, je suppliai le Tout-Puissant de me pardonner toutes mes folies, et de vouloir bien se manifester à moi pour me faire connaître quelle était la situation de mon âme en sa présence.
 
      « Pendant que je priais avec ardeur, je vis apparaître dans la chambre une lumière, qui éclaira la pièce plus brillamment qu’en plein midi ; et une figure apparut subitement à côté de mon lit, se tenant debout en l’air, car ses pieds ne touchaient pas le plancher. Elle était revêtue d’une robe flottante de la plus éclatante blancheur, et telle que je n’ai rien vu de pareil ici-bas. Elle n’avait pas d’autre vêtement que cette robe, ouverte de manière que je pouvais voir sa poitrine. Cette apparition était glorieuse au-delà de toute expression, et son visage resplendissait comme un éclair.
 
      « Au premier moment, j’eus peur ; mais bientôt ma crainte s’évanouit. Le bienheureux m’appela par mon nom, en m’annonçant que Dieu l’avait envoyé vers moi, et qu’il se nommait Néphi [Moroni, ndlr] ; que Dieu avait une œuvre à me faire accomplir, et que mon nom serait béni et maudit par toutes les nations. Il m’apprit qu’en un certain lieu était déposé un livre, écrit sur des lames d’or, et révélant l’origine et l’histoire des anciens habitants de ce continent. Il me dit que ce livre contenait l’Évangile éternel, tel que Jésus le leur avait lui-même annoncé. Il ajouta qu’il existait deux pierres encadrées dans des baguettes d’argent, qui constituaient ce qu’on appelle l’Urim et Thummim, et qu’elles étaient déposées avec les annales ; que la possession et l’usage de ces pierres établissaient anciennement les voyants, et que Dieu les avait préparées pour la traduction du livre… » (mentionné plusieurs fois dans les Écritures, l’Urim Thummim, instrument céleste, figurait sur le pectoral du grand-prêtre Aaron, et servait aux souverains sacrificateurs d’Israël pour obtenir des révélations divines).
 
      Le jeune prophète nous apprend ensuite qu’une vision lui montra clairement l’endroit où ces annales se trouvaient déposées, et que le messager céleste renouvela deux autres fois sa visite dans la nuit pour lui répéter ses instructions. Le coq ayant chanté, Smith se levait pour travailler avec ses parents, quand l’envoyé divin lui apparut une quatrième fois et lui redit les mêmes choses, lui enjoignant de communiquer le tout à son père. Celui-ci lui dit que cette vision venait de Dieu et qu’il fallait faire tout ce qui lui avait été ordonné. S’étant immédiatement rendu au lieu indiqué, Joseph reconnut sans peine la colline qui renfermait le dépôt sacré.
 
      Près du village de Manchester, dans le comté d’Ontario, État de New York, se trouve une éminence plus considérable que celles des environs, et qui est devenue célèbre dans les fastes de la nouvelle Église sous le nom de Cumorah. Sur le flanc occidental de cette colline, non loin de son sommet, et sous une pierre d’une grande dimension, des lames d’or se trouvaient déposées dans un coffre de pierre. Le couvercle en était aminci vers ses bords, et relevé au milieu en forme de boule. Après avoir dégagé la terre, Joseph souleva le couvercle à l’aide d’un levier, et trouva les plaques, l’Urim Thummim et le pectoral. Le coffre était formé de pierres reliées entre elles aux angles par du ciment. Au fond se trouvaient deux pierres plates placées en croix, et sur ces pierres les lames d’or et les autres objets. Joseph voulait les enlever, mais il fut empêché par l’envoyé divin, qui l’informa que le temps n’était pas encore venu, et qu’il fallait attendre quatre ans à partir de cette époque. D’après ses instructions, Joseph se rendit tous les ans le même jour au lieu du dépôt, pour recevoir de la bouche du messager céleste des instructions sur la manière dont le royaume de Dieu devait être fondé et gouverné dans les derniers jours.
 
      À cette époque, la famille de Joseph était pauvre. Son père, ses frères et sœurs étaient obligés, comme lui, de travailler de leurs mains et souvent de louer leur travail à la journée. En octobre 1825, Joseph se mit au service d’un riche vieillard du nom de Josiah Stoal, qui vivait dans le comté de Chenango (New York). Il fut employé par M. Stoal avec d’autres ouvriers aux travaux d’une mine d’argent qui avait été ouverte par les Espagnols à Harmony (Pennsylvanie). Après un mois d’infructueuses tentatives, Joseph engagea le vieillard à abandonner sa mine. « C’est ce fait, dit Joseph, qui a donné naissance à l’opinion communément répandue que j’étais un chercheur de trésors (a money digger). »
 
      Il fut alors demeurer chez Isaac Hale, fit la connaissance de sa fille Emma, qu’il épousa le 18 janvier 1827 à South Bainbridge (N.-Y.) avec le consentement de ses parents à lui, mais contre la volonté de ceux de la jeune fille, très opposés à ce mariage à cause des vexations sans nombre que les visions avaient attirées au jeune homme.
 
      Le 22 septembre 1827, le messager des cieux lui laissa prendre les plaques, l’Urim Thummim et le pectoral, à condition qu’il en serait responsable, et en l’avertissant qu’il serait retranché, s’il venait à perdre ces objets par sa négligence, mais qu’il serait protégé s’il faisait tous ses efforts pour les conserver. Ces objets lui furent repris après qu’ils eurent servi à accomplir les desseins de Dieu. Ils n’étaient plus en la possession de Joseph dès le mois de mai 1828. « L’Urim Thummim consistait, dit la mère de Joseph qui l’a vu, en deux diamants triangulaires, enchâssés dans du verre et montés en argent, de façon à ressembler à d’anciennes lunettes. » Les plaques avaient l’apparence de l’or. Leurs dimensions étaient à peu près de sept pouces de large sur huit de long, et leur épaisseur n’était pas tout à fait aussi forte que celle d’une feuille de fer-blanc ordinaire. Des caractères égyptiens étaient gravés sur les deux pages de chaque plaque, et la totalité était reliée en un volume comme les feuilles d’un livre, avec trois anneaux pour le fermer. Le volume avait six pouces d’épaisseur. Une partie des plaques était scellée, et leur contenu sera traduit plus tard pour être révélé aux membres de l’Église. Les caractères ou lettres des plaques qui n’étaient point scellées étaient petits et admirablement gravés.
 
      Cependant le bruit s’étant répandu dans les environs que Joseph avait trouvé des lames d’or, ses ennemis firent les violents efforts, et eurent recours à tous les stratagèmes imaginables pour les lui ravir. Ces persécutions devinrent tellement intolérables, qu’il fut obligé de quitter Manchester pour se rendre avec sa femme dans le comté de Susquehanna, État de Pennsylvanie. Un fermier respectable de Palmyra, du nom de Martin Harris, défraya généreusement le jeune couple des frais du voyage.
 
      Dès qu’il fut établi dans sa nouvelle résidence, auprès de son beau-père, Joseph se mit à copier les caractères des plaques. De décembre 1827 à février 1828, il en copia et traduisit une partie au moyen de l’Urim Thummim. Il confia cette copie et la traduction à Martin Harris, pour les montrer au professeur Anthon, de New York, très célèbre alors dans la science hiéroglyphique et le linguistique. Voici, d’après le rapport d’Harris, l’accueil que leur fit le savant professeur :
 
      « A mon arrivée à New York, ayant présenté la copie et la traduction au professeur Anthon, il dit que l’interprétation en était correcte, plus correcte qu’aucune autre traduction de l’égyptien qu’il eût vue. Alors je lui montrai les caractères qui n’étaient pas encore traduits. Il me dit qu’ils étaient bien véritablement égyptiens, chaldaïques, assyriaques, arabes. Il me donna une déclaration certifiant aux habitants de Palmyra que ces caractères étaient véritables, et que ceux qui avaient été traduits l’avaient été fidèlement. Je pris son attestation et la mis dans ma poche ; puis, comme j’allais sortir, le professeur, m’ayant rappelé, me demanda comment le jeune homme avait effectué sa découverte. Je répondis qu’un ange de Dieu lui en avait révélé le dépôt.
 
      « Il me dit alors : Permettez que je revoie cette déclaration. Je la sortis de ma poche, suivant son désir, et la lui donnai. Il la prit et la déchira, en ajoutant que des apparitions d’anges n’étaient plus de notre temps, et que, si je voulais lui apporter les plaques, il en ferait la traduction. Je l’informai qu’une partie des plaques était scellée, et qu’il m’était défendu de les apporter. Il me répliqua : « Je ne puis pas lire dans un livre scellé. » Je me rendis alors chez le docteur Mitchell, qui confirma ce que le professeur Anthon avait dit des caractères et de leur traduction. »
 
      Le 15 avril 1829, Oliver Cowdery, maître d’école dans le village qu’habitait le père de Joseph, ayant appris de ce dernier de quelle façon son fils avait obtenu les lames d’or, offrit ses services à Joseph. Deux jours après, le nouveau prophète commença l’œuvre de traduction du Livre de Mormon, et Cowdery lui servit de secrétaire.
 
      Le 15 mai, ils se rendirent tous les deux dans les bois pour prier et demander au Seigneur des instructions touchant le baptême pour la rémission des péchés, mode de baptême qu’ils avaient trouvé mentionné dans la traduction des antiques annales. Tandis qu’ils imploraient ainsi le Tout-Puissant, un messager descendit du ciel dans une brillante colonne de lumière, et, ayant posé ses mains sur eux, il les ordonna, leur disant : À vous, mes compagnons de service, au nom du Messie, je confère la prêtrise d’Aaron, qui tient les clefs du ministère des anges et de l’Évangile du repentir, et du baptême par immersion pour la rémission des péchés ; et cette prêtrise ne sera plus ôtée de la terre, jusqu’à ce que les fils de Lévi aient présenté de nouveau une offrande au Seigneur selon la justice. Alors ils se conférèrent réciproquement le baptême, en vertu des pouvoirs dont ils étaient désormais investis. Dès qu’ils furent baptisés, le Saint-Esprit descendit sur eux, et l’esprit de prophétie leur fut donné. Joseph annonça les progrès de l’Église, et beaucoup d’autres choses concernant cette œuvre et les générations actuelles. Leurs esprits étant alors éclairés, les Écritures s’ouvrirent à leur intelligence, et le sens véritable des plus mystérieux passages leur fut révélé.
 
      C’est ainsi que la prêtrise d’Aaron a été restaurée sur la terre. Le messager qui la leur confia leur dit que son nom était Jean, appelé Jean-Baptiste dans le Nouveau Testament, et qu’il agissait sous la direction de Pierre, Jacques et Jean. Il ajouta que le sacerdoce de Melchisédech leur serait plus tard conféré. Joseph reçut effectivement des mains de Pierre, Jacques et Jean l’autorité de l’apostolat.
 
      C’est ainsi que l’Église de Jésus-Christ a été rétablie ici-bas sur des bases inébranlables.
 
      La traduction du Livre de Mormon étant achevée, le prophète eut une révélation qui désignait Oliver Cowdery, David Whitmer et Martin Harris pour être les principaux témoins de l’authenticité divine de ce livre. Sur la foi de cette promesse, ces trois hommes se rendirent avec Joseph dans un bois voisin, où ils se livrèrent pendant un long temps aux plus ferventes prières. Un ange resplendissant de gloire leur apparut, tenant les lames d’or dans ses mains, et tournant les feuilles une à une de façon à en laisser voir distinctement les caractères. Un témoignage écrit de ce fait fut rédigé. Le voici, tel qu’on peut le lire en tête du Livre de Mormon.
 
 
      TÉMOIGNAGE DES TROIS TÉMOINS.
 
      « Qu’il soit connu de toutes nations, familles, et en toutes langues, partout où cette œuvre arrivera, que nous avons vu, par la grâce de Dieu le Père et de notre Seigneur Jésus-Christ, les plaques contenant ces annales, qui sont l’histoire du peuple de Néphi et des Lamanites, leurs frères, et aussi que ces annales ont été traduites par le don et le pouvoir de Dieu, car sa voix nous l’a déclaré ; c’est pourquoi nous savons, avec certitude, que ces choses sont vraies. Et nous témoignons aussi avoir vu les caractères gravés sur ces plaques, et que nous les avons vus par le pouvoir de Dieu, et non par celui de l’homme. Et nous déclarons, en toute sincérité, qu’un ange de Dieu vint du ciel, et qu’il apporta et plaça les plaques devant nos yeux, de sorte que nous les pûmes distinctement voir, ainsi que les caractères qui y étaient gravés. Et nous savons que c’est par la grâce de Dieu le père, et de notre Seigneur Jésus-Christ, que nous vîmes et que nous rendons témoignage que ces choses sont vraies, et quoiqu’elles soient un miracle à nos yeux, cependant la voix du Seigneur nous a ordonné d’en rendre témoignage : voilà pourquoi, voulant obéir au commandement de Dieu, nous rendons témoignage de ces choses. Car nous savons que si nous sommes fidèles au Christ, nous serons trouvés sans tache devant le siège du jugement du Christ, et nous demeurerons éternellement avec lui dans les cieux. Et gloire en soit au Père, au Fils et au Saint-Esprit, qui sont un seul Dieu. Amen.
 
      « OLIVER COWDERY, DAVID WHITMER, MARTIN HARRIS. »
 
 
      Joseph, ayant montré les plaques à huit autres témoins, alors qu’elles étaient encore en sa possession, ces hommes signèrent la déclaration suivante, qui figure pareillement en tête du volume.
 
      « Qu’il soit connu partout où cette œuvre ira que Joseph Smith, junior, l’interprète de ces annales, nous a fait voir les plaques dont il a été parlé, lesquelles ont l’apparence de l’or ; et que nous avons tenu et touché de nos mains chacune des feuilles que ledit Smith a traduites, et que nous avons vu aussi les caractères gravés, ayant l’apparence d’un travail très ancien et d’une exécution exquise. Et nous rendons témoignage, en toute sincérité, que ledit Smith nous a montré ces plaques, car nous les avons vues et pesées, et nous savons avec certitude qu’il les avait en sa possession. Et nous donnons nos noms au monde, pour témoigner à toute la terre de ce que nous avons vu ; et nous ne mentons pas, Dieu en rend le témoignage.
 
      « CHRISTIAN WHITMER, JACOB WITHMER, PETER WHITMER junior, JOHN WHITMER, HIRAM PAGE, JOSEPH SMITH senior, HIRAM SMITH, SAMUEL H. SMITH. »
 
 
      Au printemps de l’année 1830, une première édition de la nouvelle Bible fut faite à Palmyra (N.-Y.), et tirée à cinq mille exemplaires, avec le titre qu’on va lire, qui n’est que la traduction littérale de la dernière page de l’original :
 
 
      LIVRE DE MORMON,
 
      RÉCIT ÉCRIT DE LA MAIN DE MORMON, SUR DES PLAQUES, D'APRÈS CELLES DE NÉPHI.
 
      « Ce livre est un abrégé des annales du peuple de Néphi et des Lamanites, adressé aux Lamanites, reste de la maison d’Israël, et aussi aux Juifs et aux Gentils, par voie de commandement et par l’esprit de prophétie et de révélation ; écrit, scellé et tenu secret pour le Seigneur, afin qu’il ne fût point détruit, et qu’il revînt à la lumière par le don et le pouvoir de Dieu, pour être interprété ; scellé de la main de Moroni, pour reparaître, dans les temps voulus, par l’organe des Gentils. L’interprétation de ces choses a été faite par le don de Dieu.
 
      « Il renferme, en outre, un abrégé du Livre d’Éther, qui contient les annales du peuple de Jared, qui fut dispersé dans les temps où le Seigneur confondit le langage des nations, lorsqu’elles bâtissaient une tour pour monter au ciel ; annales qui sont destinées à montrer à ceux qui restent de la maison d’Israël les grandes choses que le Seigneur a faites en faveur de leurs pères, afin qu’ils puissent connaître les alliances du Seigneur, et où il leur a promis qu’ils ne seront pas rejetés à jamais ; et aussi pour convaincre Juifs et Gentils que Jésus est le Christ, le Dieu éternel, se manifestant à toutes les nations.
 
      « Et maintenant, s’il s’y trouve des fautes, elles sont des hommes. C’est pourquoi ne condamnez pas les choses de Dieu, afin de paraître sans tache au jugement du Christ. 
 
      « TRADUIT EN ANGLAIS PAR JOSEPH SMITH, JUNIOR. »
 
 
      Tel est le titre du Livre de Mormon, qui se partage en quinze livres, et dont nous allons faire rapidement l’analyse.
 
      Ce livre comble une immense lacune dans la sphère des connaissances humaines : il nous révèle l’histoire ancienne de l’Amérique, depuis la première colonie qui lui vint de la tour de Babel, jusqu’au commencement du Ve siècle de l’ère chrétienne. Après la confusion des langues, quand les hommes se dispersèrent par toute la terre, les Jarédites, peuple juste, ayant trouvé grâce aux yeux de l’Éternel, traversèrent miraculeusement l’Océan sur huit vaisseaux, abordèrent dans le Nord-Amérique, où ils bâtirent de grandes cités, et formèrent une nation très civilisée, florissante par le commerce et l’industrie. Mais leurs descendants se corrompirent, et furent frappés de terribles jugements. Des prophètes s’élevèrent au milieu d’eux, de génération en génération, pour leur reprocher leur perversité et annoncer le châtiment final qui les attendait. Enfin, après avoir duré quinze siècles, ils furent anéantis pour leur méchanceté, environ six cents ans avant Jésus-Christ.
 
      Ces premiers habitants de l’Amérique furent remplacés par une émigration d’Israélites, miraculeusement amenés de Jérusalem dans la première année de Zedekiah, roi de Juda. Ils suivirent quelque temps les côtes de la mer Rouge, dans la direction du sud-est, ensuite ils prirent plus à l’est, et atteignirent enfin le grand Océan. Alors Dieu leur commanda de construire un vaisseau qui les porta sains et saufs à travers l’Océan Pacifique, jusque dans l’Amérique du Sud, où ils débarquèrent sur la côte occidentale.
 
      Dans la onzième année du règne de ce même Zedekiah, alors que les Juifs étaient emmenés captifs à Babylone, quelques descendants de Juda vinrent de Jérusalem dans l’Amérique du Nord, d’où ils émigrèrent vers les parties septentrionales de l’Amérique du Sud. Leurs descendants furent découverts par ceux des premiers émigrants, environ quatre cents ans après.
 
      Les premiers émigrants se séparèrent presque aussitôt en deux nations distinctes. L’une d’elles s'appela la nation des Néphites, du nom du prophète Néphi qui la conduisait. Celle-là était persécutée, à cause de sa droiture, par celle qui portait le nom de Lamanites, du nom de Laman, son chef, homme très corrompu et méchant. Les Néphites se retirèrent vers le nord de l’Amérique méridionale, tandis que les Lamanites occupèrent le centre et le sud de cette région. Les Néphites possédaient une copie des saintes Écritures, c’est-à-dire les cinq livres de Moïse, et les prophètes jusqu’à Jérémie, ou jusqu’à l’époque où ils avaient quitté Jérusalem. Ces Écritures étaient gravées sur des plaques d’airain. Les Néphites, après leur arrivée en Amérique, fabriquèrent des plaques semblables, sur lesquelles ils gravèrent leur histoire, leurs prophéties, leurs visions et révélations. Toutes ces annales, tenues par des hommes justes et inspirés de l’Esprit-Saint, étaient soigneusement conservées et transmises de génération en génération.
 
      Dieu leur donna tout ce continent comme terre promise, en leur déclarant que ce serait là leur héritage et celui de leurs enfants, à condition qu’ils garderaient ses commandements ; sinon, qu’ils seraient retranchés de sa présence. Les Néphites, que Dieu bénissait, prospérèrent et se répandirent à l’est, à l’ouest et au nord. Ils habitèrent d’immenses cités, des temples, des forteresses, cultivèrent la terre, élevèrent des animaux domestiques, exploitèrent des mines d’or, d’argent, de cuivre et de fer. Les arts et les sciences fleurirent parmi eux ; et aussi longtemps qu’ils furent justes, ils jouirent des bienfaits de la civilisation et d’une grande prospérité nationale.
 
      Les Lamanites, au contraire, à cause de la dureté de leur cœur, furent tout d’abord abandonnés de Dieu. Avant leur rébellion, ils étaient blancs et beaux comme les Néphites ; mais, par suite de la malédiction divine, ils tombèrent dans une profonde barbarie. Ennemis implacables des Néphites, ils s’efforcèrent, par tous les moyens, de les détruire, et leur livrèrent à cet effet de nombreuses batailles. Mais ils furent longtemps repoussés avec perte, et les innombrables tumuli, qu’on rencontre partout dans les deux Amériques, recouvrent des amas de guerriers tués dans ces sanglants combats.
 
      La seconde colonie d’Hébreux, déjà mentionnée, portait le nom de peuple de Zarahemla. Ces colons avaient eu entre eux plusieurs guerres civiles. Et comme ils n’avaient apporté de Jérusalem aucunes annales, leur langue s’était corrompue, et ils étaient tombés dans l’athéisme. À l’époque où ils furent découverts par les Néphites, ils étaient devenus fort nombreux, mais se trouvaient dans un état de demi-barbarie. Les Néphites, s’étant unis à eux, les initièrent aux saintes Écritures, les rendirent à la civilisation et les deux nations n’en firent bientôt qu’une seule. Dans la suite des temps, les Néphites se mirent à construire des vaisseaux vers l’isthme de Darién. Ils naviguèrent dans la mer des Antilles, ainsi que dans le Pacifique, et envoyèrent de nombreuses colonies vers le nord. D’autres émigrèrent par terre, et, en peu de siècles, tout le continent septentrional se trouva peuplé. À cette époque, l’Amérique du Nord était entièrement dépourvue de bois. Les forêts avaient été détruites par les Jarédites, premiers colons venus de la tour de Babel. Mais les Néphites devinrent habiles à construire des maisons en ciment, et ils transportèrent par mer beaucoup de bois de construction du sud au nord. Ils firent aussi des plantations immenses. D’importantes cités s’élevèrent en divers lieux du continent, soit parmi les Lamanites, soit parmi les Néphites. Ces derniers pratiquaient toujours la loi de Moïse. De nombreux prophètes parurent parmi eux. Ils écrivirent leurs annales historiques et prophétiques sur des lames d’or, ou sur d’autre métal, ou sur d’autres matières. Ils retrouvèrent aussi les annales sacrées des Jarédites, gravées sur des plaques d'or, et les traduisirent en leur propre langue, par le don et le pouvoir de Dieu, au moyen de l’Urim Thummim. Ces annales contenaient l’histoire des hommes, depuis la création du monde jusqu’à la tour de Babel, et depuis cette époque jusqu’à l’entière destruction de ce peuple : ce qui comprenait une période de trente-quatre à trente-cinq siècles. Elles contenaient aussi de grandes et merveilleuses prophéties, ayant trait à l’avenir du monde jusqu’à la consommation de toutes choses, et jusqu’à la création du nouveau ciel et de la nouvelle terre.
 
      Les Néphites eurent connaissance de la naissance et de la mort du Christ par certains phénomènes célestes et terrestres, annoncés longtemps auparavant par leurs prophètes. Malgré les nombreuses bénédictions qu’il avait reçues, ce peuple était tombé alors dans une profonde corruption, et fut visité par de terribles châtiments. D’épaisses ténèbres couvrirent tout le continent. Des tremblements de terre mirent des montagnes à la place des vallées et engloutirent plusieurs villes ; d’autres furent consumées par le feu du ciel. Ainsi périrent les plus pervers parmi les Néphites aussi bien que parmi les Lamanites, afin que le sang des saints et des prophètes ne criât plus de la terre contre eux. Ceux qui survécurent à ces grands jugements reçurent la visite du Christ, qui, après son ascension, apparut au milieu des Néphites, dans la partie septentrionale de l’Amérique du Sud. Ses instructions, fondement de la loi nouvelle, furent gravées sur des plaques d’or, et quelques-unes se trouvent dans le Livre de Mormon ; mais la plus grande partie ne sera révélée que plus tard, et aux saints exclusivement.
 
      Quant le Christ eut terminé sa mission chez les Néphites, il remonta au ciel, et les apôtres désignés par lui allèrent prêcher son Évangile sur tout le continent américain. De toutes parts, les Néphites et les Lamanites se convertirent au Seigneur, et vécurent pendant plus de trois cents ans dans la voie de la justice. Mais vers la fin du IVe siècle de l’ère chrétienne, ils s’en écartèrent, et le bras de Dieu s’appesantit sur eux de nouveau.
 
      Bientôt une guerre terrible, acharnée, éclata entre les deux nations, guerre qui, après de longues années, finit par amener l’anéantissement des Néphites, plus rudement châtiés parce qu’ils avaient été les plus ingrats. Refoulés vers le nord et le nord-est par leurs ennemis, ils livrèrent et perdirent une dernière bataille autour de la colline de Cumorah (dans l’État de New-York), où les plaques ont été trouvées, à environ 200 milles à l’ouest de la cité d’Albany. Des centaines de mille guerriers des deux côtés restèrent sur le champ de bataille. La nation des Néphites fut entièrement détruite, à l’exception de quelques individus qui passèrent à l’ennemi, lui échappèrent par la fuite ou furent laissés pour morts. Parmi ces derniers se trouvèrent Mormon et son fils Moroni, qui étaient tous deux hommes justes devant Dieu.
 
      Mormon avait écrit sur des plaques un abrégé des annales de ses ancêtres, abrégé qu’il avait intitulé Livre de Mormon. Et (suivant le commandement qu’il en avait reçu de Dieu) il enfouit dans la colline de Cumorah toutes les annales originales qu’il avait en sa possession, à l’exception de son livre particulier qu’il laissa à son fils Moroni pour le continuer. Moroni vécut encore quelques années. Il nous apprend dans son écrit que les Lamanites finirent par exterminer les quelques Néphites qui avaient échappé à la terrible bataille de Cumorah, sauf les transfuges. II survécut à ce grand désastre en se tenant caché, car les ennemis cherchaient à tuer tous les Néphites qui ne voulaient pas renier le Christ. Il nous dit encore que les Lamanites se faisaient entre eux des guerres cruelles, et que le pays tout entier n’offrait qu’une scène continuelle de meurtres, de vols et de brigandages. Il ajouta dans ces annales l’histoire de ce qui se passa jusqu’à l’an 420 de l’ère chrétienne, époque à laquelle, par ordre de Dieu, il les enfouit dans la colline de Cumorah, où elles restèrent jusqu’au 22 septembre 1827, comme nous l’avons dit précédemment.
 
      Telles sont les principales données historiques du Livre de Mormon. Notre conversion, fruit d’une conviction sincère et persistante, exprime mieux que tout ce que nous pourrions dire, notre opinion sur l’authenticité, l’importance sociale et religieuse de ce livre. Aucun autre, depuis le Coran, n’a donné naissance à un peuple. Nous avons lu attentivement presque tous les écrits qui ont été publiés contre le Livre de Mormon. Tout ce que nous avons lu peut se résumer dans l’argument que voici : Ce livre est une imposture, parce que c’est une imposture.
 
      Sans chercher à établir ici l’authenticité divine du Livre de Mormon, voici des preuves externes qu’on pourrait invoquer en sa faveur. En 1830, sa publication excita un concert unanime de sarcasmes. Les savants en général se récrièrent contre cette hypothèse que les Indiens de l’Amérique descendaient des enfants d’Israël, et l’ouvrage fut même considéré comme peu propre à faire des dupes, tant l’imposture semblait grossière. Tel est le sort de toutes les vérités qui parviennent à se faire jour çà et là à travers le chaos des productions de l’esprit humain. Accueillies d’abord par l’incrédulité et le mépris, elles finissent par ébranler les certitudes acquises ; quelques esprits droits veulent voir le fond des choses, s’assurer si l’invraisemblable ne serait pas par hasard la vérité ; ils se mettent à l’œuvre. C’est ce qui arriva, non pas en vue de vérifier les données du Livre de Mormon, mais par suite d’investigations scientifiques sur l’histoire de ces intéressantes contrées.
 
      Dès l’année 1833, M. C. Colton publiait à Londres un ouvrage dans lequel on lit au sujet des Indiens : « Ils affirment qu’ils possédaient autrefois un livre, et ils savent par tradition que le Grand-Esprit prédisait habituellement à leurs pères les événements, et qu’il dirigeait la nature en leur faveur ; qu’à une certaine époque, les anges leur parlaient ; que toutes les tribus indiennes descendaient d’un seul homme qui avait eu douze fils ; que cet homme était un prince célèbre, possesseur de vastes contrées, et que les Indiens, qui sont sa postérité, recouvreront un jour le même pouvoir et la même influence. Ils croient, par tradition, que l’esprit de prophétie et le privilége d’intervention dont leurs ancêtres ont joui leur sera rendu, et qu’ils retrouveront le livre perdu depuis si longtemps. » Il y a dans ce passage, ce me semble, des analogies assez frappantes avec l’apparition du Livre de Mormon et avec les faits qu’il rapporte. Mais poursuivons.
 
      L’ouvrage de M. Boudinot sur l’origine des aborigènes de l’Amérique confirme pleinement tout ce qui précède. Les principales tribus indiennes ont pieusement conservé ces traditions de leurs nobles ancêtres. Parmi ces tribus, celle des Stockbridges se distingue par la pureté de ses souvenirs. Une tradition existe encore parmi ces Indiens, que « leurs pères avaient autrefois en leur possession un livre sacré, qui leur était transmis de génération en génération ; qu’à la fin ce livre fut caché dans la terre, et que depuis cette époque, ils sont foulés aux pieds de leurs ennemis. Mais ces divins oracles doivent revenir encore dans leurs mains, et alors ils triompheront de leurs ennemis en reconquérant tous leurs droits et privilèges. »
 
      Dans son docte ouvrage, M. Boudinot fait cette remarque sur la langue des Indiens : « Leur langue, en ses racines, idiomes et construction particulière, paraît avoir tout le génie de l’hébreu ; et, chose remarquable et bien digne d’attirer la sérieuse attention des savants, elle a la plupart des particularités de cette langue, et spécialement celles par lesquelles elle diffère de presque toutes les langues. »
 
      Tout le monde, jusqu’à ces derniers temps, considérait les Indiens comme une race sauvage restée en dehors du mouvement civilisateur, et qui avait traversé les siècles sans jamais avoir connu les sciences ni les arts, sans avoir eu d’autre moyen que la tradition pour transmettre à la postérité son histoire. Quand le Livre de Mormon vint révéler au monde que ces peuplades errantes étaient un reste d’Israël, que ces sauvages avaient été jadis une nation civilisée, qu’ils avaient connu le vrai Dieu, bâti de grandes villes, qu’ils avaient l’habitude de graver leurs annales sur des tablettes d’or ou de cuivre pour les léguer à la postérité, et que la langue dans laquelle ils écrivaient s’appelait l’égyptien réformé, les sages rirent beaucoup de ces absurdités, s’étonnant qu’il y eût des gens assez stupides pour y croire. Et tout d’un coup, en 1839 M. Stephens surprit le monde (Incidents of Travel in Central America, Chiapas and Yucatan, 2 vol., in-8°) en annonçant qu’il avait découvert les ruines de quarante-quatre puissantes cités, de temples magnifiques, de monuments gigantesques, de statues couvertes de caractères glyphiques, et cela dans les lieux mêmes où le Livre de Mormon, publié huit années auparavant, avait indiqué que s’élevaient jadis de grandes et superbes villes. Depuis cette époque, d’autres importantes découvertes ont été faites sur divers points du territoire des États-Unis. Mais il s’en faut de beaucoup que les ruines de ces cités antiques, qui sont généralement ensevelies dans des forêts impénétrables, et disséminées sur un si vaste continent, soient aujourd’hui toutes connues. L’avenir nous garde de très importantes révélations du même genre.
 
      M. Garnay, explorateur français, a présenté récemment à l'empereur Napoléon, et ensuite à la Société de géographie de Paris, cinquante épreuves photographiques d'une grande valeur sur les antiquités de l'Amérique centrale. Il serait à désirer que le gouvernement français le chargeât officiellement d'une nouvelle exploration dans cette intéressante région.
 
      Parmi les dernières découvertes, nous devons mentionner celles que fit un voyageur américain, il y a onze ans, vers le confluent du Gila et du Colorado dans le Nouveau-Mexique, découvertes de la plus haute importance, mais qui, faute de publicité, sont presque inconnues en Europe. Publiée dans le New York Herald et traduite par nous en partie dans l’Étoile du Deseret (cette feuille a été publiée à Paris, par John Taylor, de mai 1851 à avril 1852. Sa collection forme un volume de 192 pages), la relation de l’explorateur place les ruines en question parmi les plus remarquables antiquités américaines. Pyramides colossales, temples, obélisques, colonnes, tablettes de marbre, etc., monuments précieux, tous plus ou moins couverts de caractères glyphiques, il y a là de quoi fournir aux recherches des antiquaires de l’Europe un champ d’étude presque inépuisable. La grande pyramide de Chéops ne serait, à côté du principal monument de la vallée Nahago, qu’un véritable jouet d’enfant (a boy's toy). Le vandalisme des conquérants espagnols a détruit dans le Mexique et dans le Pérou des trésors archéologiques d’une richesse inappréciable. Les forêts encore inexplorées du Brésil nous révèleront tôt ou tard des antiquités non moins importantes. Ces découvertes, au fur et à mesure qu’elles se produiront, seront autant de nouveaux témoignages muets, mais très éloquents, en faveur de l’authenticité divine du Livre de Mormon.
 
      Une considération que nous avons déjà indiquée plus haut nous semble capitale, et l’on nous pardonnera d’y insister. Depuis le Coran, aucun livre profane ou sacré n’a servi de base à une nationalité nouvelle sur l’ancien continent. Le Livre de Mormon, au milieu des éclatantes lumières du XIXe siècle, a servi de fondement à un peuple en Amérique. Qui nous expliquera cet étrange phénomène social d’un roman religieux pouvant, en présence des progrès inouïs de notre âge, accomplir un tel prodige ? L’enfantement d’un peuple n’est pas chose si commune. Depuis Luther, les interprètes de la Bible dans les deux mondes n’ont su créer que des sectes, et les philosophes des écoles ; Joseph Smith est le seul qui ait jeté les bases d’une société nouvelle. Au milieu de l’anarchie des opinions, les hommes sérieux de tous les partis ne devront juger son œuvre que par ses résultats. En dehors des lumières historiques et apocalyptiques du Livre de Mormon, l’Amérique a été, est et restera un problème insoluble pour les savants de l’Europe.
 
      Nous venons d’assister à l’enfantement du mormonisme. Nous allons voir maintenant comment il a pu s’établir et se développer avec une rapidité qui n’a pas de précédent dans l’histoire.
 
 
 
Chapitre II 
 
DE LA FONDATION DE L'ÉGLISE À LA NOMINATION DE BRIGHAM YOUNG AUX FONCTIONS DE GOUVERNEUR D'UTAH  
 
      Le 6 avril 1830 est une date solennelle dans les fastes de la nouvelle Église. C’est en ce jour, et dans une maisonnette du village de Manchester (N.-Y.) qu’elle reçut sa première organisation sous ce titre : Church of Jesus Christ of Latter-day Saints, Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours (mentionné près de cent fois dans les Écritures le mot de saint est pour nous synonyme d’initié ou de fidèle. Il est à peine nécessaire d’ajouter que le terme mormon n’est qu’un sobriquet inventé par nos ennemis). Son personnel était alors de six membres. Dès le mois d’août de cette même année 1830, Joseph faisait par la puissance de sa parole l’importante conquête de Parley P. Pratt, ministre protestant d’une rare éloquence. Le mois suivant, cet ardent prosélyte baptisa son frère Orson Pratt, qui n’avait que dix-neuf ans, mais qui devint bientôt le Descartes et le Bossuet de la nouvelle Église. Envoyés dans l’Ouest et jusqu’au Missouri pour prêcher l’Évangile aux Gentils et aux Lamanites, Parley P. Pratt et Oliver Cowdery convertirent à Kirtland (Ohio) Sidney Rigdon, ministre campbellite des plus éloquents et très versé dans les Écritures. Cette conversion entraîna celle de la plupart de ses ouailles, ce qui valut au mormonisme un pied à terre dans l’Ohio. Joseph ne comptait encore qu’une trentaine de disciples, quand une révélation lui ordonna de bâtir un temple. C’est à Kirtland, non loin des bords du lac Érié, que s’éleva sous sa direction ce premier édifice sacré, dont la construction coûta quarante mille dollars.
 
      En juin 1831, le prophète, accompagné de quelques disciples dévoués, se rendit dans l’État du Missouri pour y choisir l’emplacement où devait s’élever la cité de Sion, future capitale du Nouveau Monde. C’est là qu’il reçut une importante révélation qui faisait un devoir aux saints d’acheter toutes les terres disponibles dans le comté de Jackson, pour y bâtir un temple à l’endroit désigné par Jéhovah. Le 2 août, les premiers fondements de la nouvelle colonie furent jetés à quelques milles d’Indépendance, non loin des bords fertiles du Missouri. C’est à ce point central entre l’Atlantique et le Pacifique, que fut solennellement consacré par la prière le terrain destiné au Grand Temple, et que la pierre angulaire en fut posée. L’esprit de centralisation a été en effet, dès le principe, le caractère distinctif de notre Église. À partir de cette époque, ses progrès furent de plus en plus rapides. L’œuvre du rassemblement des saints commença sérieusement dans le comté de Jackson. Des centaines, puis des milliers de prosélytes, s’y rendirent successivement de toutes les parties des États-Unis. L’église de Kirtland, devenue stake ou succursale de Sion, continua de prospérer sous la direction du prophète.
 
      Dès le mois de juin 1833, les habitants du Missouri, effrayés de voir arriver tous les ans dans leur État un nombre si considérable de mormons, et poussés par les ministres des sectes rivales, à qui le mormonisme enlevait partout leurs sujets d’élite, se coalisèrent ouvertement pour les chasser du comté de Jackson. Aidés par les autorités locales, ils ne réussirent que trop bien. La guerre commença par le sac de l’imprimerie des mormons, et par la destruction d’une vingtaine de leurs maisons. Attaqués ouvertement par les Missouriens, les mormons prirent les armes pour se défendre. La lutte allait commencer, quand le colonel Pitcher, à la tête de la milice, se présenta par l’ordre du lieutenant-gouverneur Boggs, pour faire cesser les hostilités. À peine les mormons, déçus par de fausses assurances pacifiques, eurent-ils déposé et livré leurs armes, qu’ils se virent exposés à toutes les violences d’une populace en furie. Pendant les néfastes journées des 5 et 6 novembre, hommes et femmes eurent à essuyer tous les outrages que le fanatisme religieux est capable d’inspirer. Cette première persécution détruisit l’établissement des mormons dans le comté de Jackson. C’est alors qu’ils se réfugièrent dans le comté de Clay, puis dans celui de Caldwell, et enfin à Far West, importante colonie, la dernière qu’ils aient fondée dans le Missouri.
 
      Pendant que la persécution chassait et pourchassait les mormons de comté en comté dans cet État, la même cause, c’est-à-dire le fanatisme intéressé des sectes rivales, produisait les mêmes effets dans l’Ohio. Joseph n’eut pas un seul instant de repos durant les treize ans de sa vie publique. En 1837, il eut à subir à Kirtland l’une des plus rudes épreuves de sa courte carrière. Trente apostats, hommes des plus instruits parmi ses premiers adeptes, l’abandonnèrent à la fois pour constituer une Église nouvelle. Le 12 janvier 1838, la persécution, fomentée par ces apostats, força le prophète à s’éloigner de Kirtland avec sa famille. Il se rendit à Far West, où des milliers de saints l’accueillirent avec enthousiasme.
 
      La persécution éclata de nouveau contre lui dans le Missouri. Une question politique en devint le prétexte. Le premier dimanche d’août 1838, il devait y avoir des élections à Gallatin, chef-lieu du comté de Davie. Le candidat du parti opposé aux mormons, William Peniston, harangua les électeurs et proposa d’exclure les mormons du scrutin, « auquel ils n’avaient pas plus de droit que les nègres eux-mêmes. » Les saints, dont le nombre dépassait quinze mille, usèrent de leur droit et firent passer leur candidat. Cette victoire exaspéra leurs adversaires. Une ligue se forma pour prêcher et accomplir l’extermination de la race des Mormons. La conduite des Pouvoirs publics en cette circonstance fut déplorable. Au lieu de résister à l’émeute, de maintenir l’autorité de la loi, et de protéger les mormons dans leurs droits politiques, le gouverneur L. W. Boggs, levant entièrement le masque, se rangea du côté du plus fort. Le 27 octobre 1838, dans un ordre au général Clark, il écrivit cette phrase révoltante pour tout homme impartial et humain : « Les mormons doivent être traités comme ennemis et exterminés ou chassés de l’État, si cela est nécessaire pour le bien public. » Ces paroles légitimant tous les crimes, l’audace des séditieux ne connut plus de frein.
 
      Joseph Smith, invité à se rendre à une entrevue avec les officiers de la milice, fut arrêté (31 octobre 1838), ainsi que Parley Pratt, Sidney Rigdon, Lyman Wight, George Robinson, Hyrum Smith et Amasa Lyman, et retenu prisonnier dans le camp du général Lucas. Il fut condamné à mort le lendemain par une cour martiale, et la sentence aurait été exécutée immédiatement sans l’opposition du général Doniphan, qui déclara ne pas vouloir prendre la responsabilité d’un pareil acte. On remarquera que, parmi les officiers qui prononcèrent cette sentence, il se trouvait dix-sept ministres protestants (on lit dans l’ouvrage intitulé Prophet of the nineteenth century, le Prophète du dix-neuvième siècle, par Caswall, prédicateur anglican, ce qui suit : « Une cour martiale fut tenue pour juger les prisonniers, sous la présidence du général Lucas. La commission militaire se composait de dix-neuf officiers de la milice et de dix-sept prédicateurs de différentes sectes qui avaient servi comme volontaires contre les mormons. Cette singulière cour décida que le prophète et ses disciples seraient conduits sur la place publique de Far West, et là, fusillés en présence de leurs familles. » Un pareil trait peut se passer de tout commentaire. Les protestants qui se permettent ou qui approuvent de tels actes ont-ils encore le droit de réprouver l’intervention du clergé catholique au moyen âge dans les guerres d’extermination des Albigeois ?) Si nous racontions en détail tous les actes criminels qui signalèrent cette persécution, on ne voudrait pas croire que de telles atrocités aient pu se commettre en plein XIXe siècle, et sous l’empire d’une constitution qui consacre la tolérance universelle et la liberté la plus illimitée des cultes. La législature du Missouri, sourde à tous les appels des mormons, vota deux cent mille dollars pour subvenir aux dépenses des troupes levées pour les chasser du pays. La ville de Far West fut entièrement saccagée ; des enfants et des vieillards furent massacrés, nombre de femmes et de filles violées. Joseph et les saints déployèrent dans cette persécution un zèle et une constance dignes des plus beaux jours de l’Église primitive. Enfin, une nuit, après six mois de la plus affreuse captivité, ils profitèrent de l’ivresse de leurs gardiens pour s’évader, et passèrent dans l’Illinois (avril 1839).
 
      Cet État devint l’asile des mormons, qui venaient de perdre plus de cinq cents victimes, hommes, femmes et enfants, dans cette persécution. Tous leurs biens avaient été pillés ou confisqués, et les riches et fertiles terres qu’ils avaient achetées sur divers points du Missouri furent à jamais perdues pour eux. Touchés de compassion à la vue de tant de créatures humaines réduites au plus affreux dénuement, les habitants de la ville de Quincy et des comtés voisins accueillirent à bras ouverts les fugitifs. Sur la rive gauche du Mississipi, en face même de Montrose, ancien village français, le grand talisman des saints des derniers jours, le travail opéra bientôt un de ses prodiges habituels. Là, sur un emplacement magnifique, la ville de Nauvoo surgit soudain, comme par enchantement, du sein de la terre.
 
      L’un des premiers soins de Joseph Smith fut de s’adresser au gouvernement fédéral pour lui demander justice. À cet effet, il se rendit à Washington avec trois de ses amis. Le président Martin Van Buren reçut les représentants des mormons avec assez de hauteur. Après avoir écouté avec une impatience visible le récit de leurs griefs, il leur dit : « Messieurs, votre cause est juste, mais je ne puis rien faire pour vous. Si je prenais votre parti, je perdrais les voix du Missouri. » Le Congrès, auquel ils s’adressèrent, reconnut également la justice de la cause, mais il déclara que le Missouri étant un État indépendant, c’était à ses tribunaux qu’il fallait en appeler, et que l’affaire ne regardait pas le Gouvernement fédéral. De retour à Nauvoo, Joseph et son peuple firent leurs dépositions légales sur les affaires du Missouri, pour être envoyées à Washington, et on présenta au Congrès une demande d’indemnité de 1,381,044 dollars. Cette réclamation, comme toutes les autres qui la suivirent, n’amena aucun résultat.
 
      Cependant les missionnaires que le prophète avait envoyés sur divers points des États-Unis, dans les deux Canadas, et jusqu’en Angleterre, avaient fait partout de nombreuses conquêtes. Les trois premiers mormons qui débarquèrent à Liverpool en 1887, avec un seul dollar pour toute fortune, conquirent en cinq ans dix mille prosélytes en Angleterre et en Écosse. Le Millenial Star, publication hebdomadaire, organe du mormonisme, fut fondé en mai 1840, et a paru depuis sans interruption à Liverpool. Sa collection forme déjà vingt-trois gros volumes.
 
      La cité naissante de Nauvoo grandissait chaque jour. L’affluence toujours croissante des émigrants exigeait de son fondateur la plus active surveillance. Déjà des malfaiteurs s’étaient glissés parmi les habitants de la cité nouvelle. Joseph profita de cette circonstance pour solliciter de la législature de l’Illinois une charte d’incorporation au profit de Nauvoo. Vers la fin de 1840, les législateurs de Springfield accordèrent aux mormons une charte constitutionnelle avec de tels privilèges de juridiction, qu’ils formaient un État indépendant au milieu de l’État d'Illinois. Citoyens d’une petite république, ils faisaient leurs lois, élisaient leurs magistrats, et se gouvernaient à leur guise. Enfin, l’autorisation de former une milice particulière sous le nom de Légion de Nauvoo, fit de la jeune cité comme une sorte de ville libre.
 
      Le 6 avril 1841, après une revue de la légion, qui était déjà forte de quatorze cents hommes, les quatre premières pierres angulaires du temple furent solennellement posées. La florissante ville de Nauvoo comptait près de deux mille maisons. Mais les fanatiques Missouriens ne s’endormaient pas. Le 5 juin, le gouverneur Carlin fit arrêter le prophète sur la demande du gouverneur du Missouri. Il devait répondre à l’accusation de meurtre, de trahison, de pillage et d’incendiarisme, qui pesait toujours sur lui. Il en fut quitte pour une détention préventive de cinq jours. Les Missouriens firent encore deux autres tentatives pour s’emparer de sa personne, mais toujours inutilement.
 
      Nous arrivons à l’année 1844. Le temple s’élevait rapidement. Des milliers de fidèles accouraient de tous les pays pour se rallier au prophète. Joseph Smith avait atteint l’apogée de sa gloire. En treize ans, et sur un champ de prosélytisme bien plus étendu que celui des premiers apôtres du Christ, il avait conquis cent cinquante mille adeptes dans les différentes parties du globe. Mais bientôt la persécution recommença. Les habitants de l’Illinois, excités par les apostats d’une part, de l’autre par les Missouriens, alarmés surtout des progrès que le prosélytisme des missionnaires de Joseph faisait sur tous les points des États-Unis et jusqu’en Angleterre, s’agitèrent d’abord sourdement, puis se prononcèrent avec la plus grande violence. Nauvoo, la belle, comptait déjà seize mille habitants, et le nombre total des saints dans le comté de Hancock dépassait le chiffre de trente mille âmes. Ce qui exaspérait nos adversaires, c’était la prospérité de plus en plus grande de ce peuple éminemment industrieux ; c’était surtout l’esprit d’union et de subordination, qui, animant tous les membres de l’Église, les faisait voter comme un seul homme dans toutes les élections locales. Ils craignaient que les mormons ne finissent par conquérir le pouvoir politique de l’État de l’Illinois. Il n’en fallait pas tant pour leur inspirer une haine mortelle contre le prophète, et pour les encourager à user, vis-à-vis de ses disciples, des mêmes procédés de violence et de déprédation que les gens du Missouri.
 
      Depuis treize ans Joseph n’avait pas eu un seul instant de repos : il était sorti blanc comme neige de trente-neuf procès, que lui avaient successivement intentés ses ennemis sous les prétextes les plus frivoles. L’heure de sa mort allait sonner. L’exaspération de ses adversaires guettait un prétexte pour éclater ; bientôt elle le rencontra.
 
      Des apostats et des ennemis personnels du prophète avaient fondé le journal The Expositor, à Nauvoo. Son titre seul indiquait clairement qu’il s’agissait d’une machine de guerre, qu’on voulait irriter les mormons, et les porter à des excès qui donnassent prise contre eux. Ce plan machiavélique obtint un succès complet. Le premier numéro de l’Expositor, qui parut le 10 juin, contenait un article incendiaire, et les dépositions de seize femmes contre les prétendues immoralités du prophète et des principaux dignitaires de l’Église. Le même jour, le conseil municipal de Nauvoo, ayant été convoqué par Joseph Smith en sa qualité de maire, déclara ce journal a public nuisance, un fléau public, qui méritait la peine d’extinction. Un arrêt de suppression fut prononcé contre lui et immédiatement exécuté : l’imprimerie de l’Expositor fut détruite le jour même par le marshall. Les autres événements ne furent que la conséquence naturelle de cette exécution sommaire. Nos ennemis crièrent plus fort que jamais, et la petite ville de Carthage, située à peu de distance de Nauvoo, devint leur quartier général. On y décida qu’il fallait prendre les armes pour expulser les saints de l’Illinois. Le gouverneur, Thomas Ford, ayant mis les milices sur pied, se rendit à Carthage. Après avoir pris connaissance des faits, il déclara que le conseil de Nauvoo avait excédé ses pouvoirs en supprimant le journal l’Expositor, et il écrivit à Joseph pour lui conseiller de se livrer à la justice du pays avec tous les membres de la municipalité. Le prophète, comprenant parfaitement toute la gravité de sa situation, et sûr que son peuple le suivrait jusqu’aux extrémités de la terre, traversa le Mississipi pour aller se réfugier dans les profondeurs de l’ouest. Mais sa femme Emma et ses principaux amis le supplièrent de revenir à Nauvoo, et de se confier à la justice !... Il repassa le fleuve. Le même jour, il reçut du gouverneur l’ordre de désarmer la légion de Nauvoo ; les armes furent immédiatement rendues. Le gouverneur lui promit alors solennellement sur l’honneur, et au nom de l’État de l’Illinois, que sa vie et celle de ses coaccusés seraient efficacement protégées. Sur cette assurance, il partit le même soir, pour se rendre en prison, avec son frère Hyrum, John Taylor et Richards. Il dit à ses compagnons pendant la route : « Je m’en vais comme un agneau à la boucherie, mais je suis calme comme un beau soir d’été. Ma conscience ne me reproche rien devant Dieu ni devant les hommes. Je mourrai innocent, et l’on dira de moi : Il fut immolé de sang-froid. » Tels étaient ses sentiments de résignation clairvoyante et stoïque, quand il vint se constituer prisonnier dans la geôle de Carthage.
 
      Les journées des 25 et 26 juin furent employées à l’accomplissement des formalités légales ; précaution hypocrite qui n’avait d'autre but que de sauver les apparences. Le 27, dès le matin, le gouverneur congédia la plus grande partie de la milice, et se rendit à Nauvoo, ne laissant à la geôle de Carthage que huit hommes pour garder les prisonniers. Cinq heures et demie du soir sonnent : deux cents tigres à face humaine, armés jusqu’aux dents, déguisés et masqués, se ruent sur la geôle et forcent l’entrée, en tirant à poudre sur la garde, qui riposte de même ! La porte de la chambre où sont les détenus n’a pas de serrure. Les émeutiers l’entrouvrent et déchargent des armes chargées à balle cette fois ! Frappé à la tête, Hyrum tombe le premier en s’écriant : « Je suis un homme mort, » et au même instant trois autres balles l’achèvent. John Taylor reçoit cinq blessures. Joseph tire un coup de revolver, et blesse à son tour l’un des meurtriers de son frère. Mais il voit que toute défense est impossible, et veut essayer de sauver ses deux compagnons en détournant tous les coups sur lui-même. Il s’élance par la fenêtre ; dans ce moment, on fait feu sur lui. Atteint de deux balles, il tombe au milieu des assassins, en s’écriant : « Seigneur, mon Dieu ! » Ce furent ses dernières paroles. Il était mort ! On traîne son corps, on le relève et on l’adosse contre la margelle d’un puits ; et le colonel Williams le fait fusiller par quatre hommes, à bout portant. Le cadavre s’affaisse de nouveau, criblé de blessures inutiles.
 
      Ainsi périt, à la fleur de l’âge, le fondateur du mormonisme. John Taylor survécut à ses blessures. Il avait reçu quatre balles dans les jambes, une cinquième était venue s’aplatir sur sa montre, qui lui sauva la vie. Le docteur W. Richards, l’autre compagnon de Smith, ne reçut pas une égratignure. Aucunes recherches sérieuses ne furent faites pour découvrir et punir les meurtriers.
 
      On a dit (et celui qui l’a dit est un témoin oculaire et qui n’est pas des nôtres) que l’individu qui venait de traîner le cadavre deux fois assassiné, avait tiré son coutelas et s’approchait pour lui trancher la tête, quand soudain il recula, frappé en plein visage par un éclair. On dit encore que les assassins s’enfuirent, et que leur contenance n’indiquait plus que de l’épouvante.
 
      Joseph périssait victime du fanatisme des sectes religieuses. De même que les Juifs de Jérusalem ont rejeté et crucifié Jésus leur Messie, s’en tenant à la révélation primitive du Sinaï, les six cent soixante-dix sectes protestantes des États-Unis, s’en tenant à la Bible, diversement et faussement interprétée, ont rejeté et mis à mort l’humble envoyé du Christ dans les derniers temps. La ruine et la longue dispersion du peuple juif ont vengé le supplice du Christ : la crise redoutable qui désole en ce moment les États-Unis ne serait-elle pas également une première étape du châtiment réservé à cette autre Jérusalem qui, elle aussi, tue ses prophètes ?
 
      Nous avons dit que le gouverneur Ford s’était rendu à Nauvoo le jour même du meurtre. Les assassins et leurs instigateurs espéraient que la mort de Smith provoquerait une explosion parmi les mormons de Nauvoo, et qu’ils vengeraient immédiatement cette mort sur le gouverneur lui-même, ce qui fournirait un prétexte tout naturel pour exterminer la secte abhorrée. Les chefs du mormonisme étaient trop intelligents pour donner dans un tel piège. La mort de Joseph fut considérée par les saints comme une confirmation de sa mission divine. Le calme et l’ordre le plus parfait ne cessèrent de régner parmi les 30.000 mormons de l’Illinois. Ils laissèrent à Dieu le soin de la vengeance.
 
      Il n’était pas facile de trouver un digne successeur au prophète. Quatre prétendants principaux briguaient cet honneur. Les douze apôtres de l’Église, sauf deux, se trouvaient en mission dans les divers États de l’Union. Vers le commencement d’août, Brigham Young, leur président, et les autres apôtres, étant de retour à Nauvoo, se chargèrent aussitôt de l’autorité intérimaire. Après de longs et pénibles débats, tous les prétendants furent non seulement écartés, mais même excommuniés. Le 14 octobre 1844, le collège des Douze, auquel Joseph avait remis les pleins pouvoirs et ses instructions quelque temps avant sa mort, déclara qu’il prenait en mains le gouvernement de l’Église, en conservant Brigham Young, le Lion du Seigneur, comme son président. Cette décision fut reconnue et sanctionnée par l’immense majorité des saints. Dès le jour de leur première entrevue, Joseph Smith avait lui-même annoncé que Brigham Young, quoique son aîné, lui succéderait un jour.
 
      Le chef actuel des mormons est né à Whitingham (comté de Windham), dans l’État de Vermont, le 1er juin 1801, de John Young et de Naby Howe. Son père était fermier, et avait embrassé le mormonisme avec ses onze enfants. D’après son autobiographie, Brigham n’avait été que onze jours à l’école. Il était charpentier, menuisier, peintre, vitrier de profession, et méthodiste de religion. Converti par la lecture du Livre de Mormon, il fut baptisé le 14 avril 1832. L’administration de Brigham Young révéla tout d’abord une haute capacité. Sous son impulsion, le temple s’éleva rapidement. Le palais des Septante, Masonic Hall, et une vaste salle de concert, complétèrent les embellissements de la ville. En janvier 1845, la législature de l’Illinois abrogea définitivement la charte de Nauvoo. Ce fut le commencement d’un nouvel orage. Les anti-mormons se mirent à brûler des meules, et même plusieurs fermes isolées ; ensuite ils organisèrent des meetings et créèrent plusieurs journaux dirigés contre nous. Des sénateurs, des représentants, des officiers civils et militaires entrèrent dans cette croisade et prêchèrent publiquement l’expulsion des mormons de l’Illinois. Il est inutile d’ajouter que les ministres protestants étaient l’âme de ce mouvement. Le 22 septembre 1845, un meeting général eut lieu à Quincy. Il y fut décidé que les mormons seraient mis en demeure d’évacuer le pays, et y seraient contraints au besoin par la force. Dès le lendemain, des délégués apportèrent cette décision aux chefs de l’Église. Brigham Young, comprenant que toute résistance était impossible contre ce despotisme brutal de la majorité, répondit que son intention était d’abandonner l’Illinois au printemps prochain.
 
      Le 6 octobre, jour de conférence générale, la question de l’émigration fut longuement débattue. Plusieurs orateurs proposèrent leurs plans, et indiquèrent différents lieux d’asile. Après un mûr examen, il fut résolu qu’on irait se fixer dans quelques vallées des montagnes Rocheuses. Une épître apostolique, adressée à tous les saints de la terre par Brigham Young, ayant fait connaître cette décision, on vit accourir de toutes parts des spéculateurs affamés qui venaient à Nauvoo pour s’enrichir des dépouilles des saints, en se coalisant pour acquérir leurs terres à vil prix. Le 21 janvier 1846, le grand conseil de l’Église publia une circulaire adressée à tous les journaux de l’Union, à l’effet d'annoncer qu’une compagnie de jeunes pionniers inaugurerait l’émigration, dès le commencement de mars. Il fallut encore avancer ce départ, tant était grande l’animosité des anti-mormons. Les pionniers se mirent donc en route dès le 3 février, et huit jours après, les douze apôtres et les membres du Grand conseil, suivis de seize cents émigrants, hommes, femmes et enfants, traversèrent le Mississipi sur la glace. L’inclémence de la saison, le défaut de chemins frayés, l’incertitude du lendemain, la certitude, au contraire, de difficultés innombrables, inconnues, tout enfin imprimait à la marche de ces pionniers un cachet d’héroïsme extraordinaire. À mesure que la belle saison approchait, d’autres détachements quittaient la ville sainte et s’élançaient dans la prairie sur les traces de l’avant-garde. Ainsi commença l’exode des mormons.
 
      Cependant ceux qui n’avaient pas encore quitté Nauvoo avaient terminé la construction du temple. Cet édifice sacré avait coûté plus d’un million de dollars. Construit en pierre calcaire d’un blanc grisâtre, presque aussi dure que le marbre, ce monument, qui passait pour le plus beau du Nord-Amérique, avait 128 pieds de long sur 88 de large. Son fronton occidental portait cette inscription en lettres d’or : « Maison de l’Éternel, bâtie par l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours. La sainteté est au Seigneur. »
 
      Le 1er et le 2 mai 1846, la dédicace du temple se fit avec grande pompe, en présence de nombreuses députations des pèlerins de la prairie et des diverses colonies répandues dans les États-Unis. Ce dernier devoir accompli, le temple fut dépouillé de ses ornements de fête, et toutes les députations se dispersèrent. Ce premier monument de notre foi ne devait pas survivre longtemps à l’émigration. Le 10 novembre 1848, il fut incendié par des mains inconnues. En 1850, les Icariens, qui s’étaient fixés à Nauvoo, sous la conduite de M. Cabet, avaient entrepris d’en utiliser les murs pour de nouvelles constructions, quand, le 27 mai, un violent ouragan le renversa de fond en comble, ne laissant debout qu’une partie de la façade occidentale.
 
      Une centaine de pauvres familles restaient à Nauvoo. Ces retardataires n’attendaient que des acquéreurs de leurs biens pour prendre le chemin de l’exil. Au mépris de toutes les conventions jurées, le 10 septembre, un rassemblement de mille hommes avec six pièces d’artillerie vint attaquer la ville, sous la direction du révérend Brockman. Nauvoo n’avait que trois cents hommes à opposer à ces forces, et seulement cinq méchants canons fabriqués à la hâte avec la ferraille d’un vieux steamer. Commencé dans l’après-midi du 10, le feu continua les 11, 12 et 13 septembre. Les défenseurs de Nauvoo déployèrent durant ce siège un courage admirable. Ils avaient à leur tête Daniel H. Wells, le même qui est aujourd’hui commandant en chef des milices d’Utah. Ébahis de voir cette poignée d’hommes repousser leurs attaques, les assiégeants firent eux-mêmes des propositions pacifiques. Les mormons n’avaient perdu que trois hommes dans toute l’affaire, et les pertes de leurs ennemis avaient été bien autrement graves. Il fut convenu que les assiégeants déposeraient les armes, à condition que les assiégés évacueraient l’État de l’Illinois au bout de cinq jours. Le 17 septembre, tandis que les défenseurs de Nauvoo traversaient le Mississipi pour suivre dans l’ouest les traces de leurs frères, leurs ennemis, au nombre de seize cent vingt-cinq, entraient dans la ville pour la livrer au pillage. Ils célébrèrent leur facile triomphe par des orgies et par la profanation du temple. Ainsi fut consommée l’expulsion définitive des mormons du sein des États-Unis.
 
      Brigham Young, à la tête des premiers émigrants, frayait péniblement la voie à son peuple. En traversant l’État d’Iowa, il fit la rencontre du colonel F. L. Kane, qui accompagna les pèlerins jusqu’au delà des montagnes Rocheuses. Lors de son retour à Philadelphie, sur l’invitation de la Société historique de la Pennsylvanie, M. Kane écrivit une relation de son voyage (The Mormons, Historical Society of Pennsylvania, March 26 th. 1850), extrêmement intéressante même pour les hommes les plus sceptiques. La région au delà des montagnes Rocheuses, où les mormons avaient résolu d’aller s’établir, était alors aussi peu connue que l’intérieur de l’Afrique l’est encore aujourd’hui. Les premières colonnes des émigrants s’étaient mises en marche, précédées d’éclaireurs chargés de reconnaître le pays et de signaler les passages les moins difficiles. D’immenses convois de chariots les suivaient, traînés par des mules et des bœufs, et chargés d’instruments aratoires, de tentes et de provisions. L’ordre le plus admirable présidait à tous leurs mouvements ; jamais troupe disciplinée ne se garda mieux, ne campa, ne bivouaqua avec plus de régularité. Ils avaient amené de Nauvoo une musique militaire, qui se faisait entendre dans toutes les haltes. En même temps que l’émigration apprenait, dans le désert, la nouvelle du sac de Nauvoo, et recevait cette dernière preuve de la coupable indifférence du gouvernement à faire respecter les promesses les plus sacrées, un message du président des États-Unis (M. Polk) venait sommer les bannis, comme citoyens de l’Union, de fournir leur contingent à l’armée fédérale, qui se disposait alors à attaquer la République du Mexique. Il n’y eut pas un moment d’hésitation. La loi commande, il faut obéir. – « Vous aurez votre bataillon, s'écria Brigham Young, quand même il faudrait le composer de nos principaux dignitaires. » - Au même instant, le pavillon étoilé de l’Union fut arboré à la cime d’un arbre ; et trois jours après, à la suite d’un grand bal donné en leur honneur, cinq cent vingt hommes partaient pour la Basse-Californie, prêts à aller verser leur sang sous ce même drapeau fédéral qui ne les avait jamais protégés. Ce sont là les hommes que certains journaux américains ne cessent de représenter comme d’intraitables démagogues, de farouches jacobins, en état de rébellion permanente contre les lois et la constitution de leur pays ! Après une marche des plus laborieuses à travers des régions entièrement inconnues, le contingent mormon, dirigé par le lieutenant-colonel Cooke, parvint au lieu de sa destination sans perdre un seul homme. Et tandis qu’à la tête de quelques milliers de soldats le général Scott entrait, tambour battant et mèche allumée, dans l’antique cité de Montezuma, les volontaires mormons coopéraient vaillamment à la conquête de l’Utah, de la Californie et du Nouveau-Mexique. La guerre terminée, le bataillon fut licencié, et, peu de temps après, des hommes qui en avaient fait partie, travaillant aux fondations d’un moulin sur l’immense domaine de M. Sutter, le plus ancien colon européen du pays, découvrirent les fameuses mines d’or de la Californie (ancien officier suisse au service du roi Charles X, M. Sutter ayant émigré en Californie après la révolution de 1830, avait obtenu du gouvernement colonial une concession de terre d’environ trente lieues carrées).
 
      Le bataillon mormon était parti de Kanesville, ville fondée par les saints en l’honneur du colonel Kane, sur la rive gauche du Missouri, un peu au-dessus de son confluent, avec la Platte ; on la nomme aujourd’hui Council Bluffs. C’est là que se trouvait le quartier général de l’émigration. En face de Kanesville, était un autre grand poste nommé Winter Quarters (aujourd’hui Omaha City), capitale du territoire de Nebraska. De là, leurs campements s’échelonnaient sur une ligne de quatre-vingts lieues, dans le pays des Indiens Omahas et Pawnees. Un journal fut fondé à Kanesville sous le nom de Frontier Guardian, pour porter à ces divers campements, avec les nouvelles d’intérêt local, les consolations et les encouragements des apôtres.
 
      L’hiver que les mormons passèrent dans ces parages fut la plus terrible de leurs épreuves. Jetés au nombre de vingt mille hommes, femmes, enfants, vieillards, sur les neiges de la prairie, n’ayant rien pour s’abriter que leurs chariots ou des cabanes construites à la hâte, rien à manger que les rares provisions qu’ils avalent emportées, exposés à toutes les horreurs du froid, de la souffrance et des maladies, plusieurs succombèrent; mais les autres furent soutenus, sauvés par la foi religieuse, cette foi qui transporte les montagnes. Pendant que la plupart des mormons émigraient par la voie de terre, d’autres s’embarquaient à New York pour se rendre par le cap Horn en Californie.
 
      Le printemps de 1847, en ramenant les fleurs dans la prairie, ouvrit une ère nouvelle à nos pauvres exilés. À Kanesville, d’immenses ateliers s’organisèrent, pour reforger les vieux fers, construire des wagons, et faire tous les préparatifs d’une lointaine émigration. Les jeunes gens louèrent avantageusement leurs bras dans les fermes voisines pour se procurer des vivres. Un bac fut organisé sur le Missouri pour le transport du bétail et des chariots, et pour servir de communication entre les divers camps jetés le long des deux rives. Le 14 avril, Brigham Young et ses deux conseillers, avec huit apôtres, se mirent à la tête de cent quarante-trois hommes et de soixante-dix chariots chargés de graines et d’instruments agricoles, pour aller chercher l’Eden dans les profondeurs de l’ouest. En partant de Kanesville ces hardis explorateurs s’engagèrent dans la riche et fertile vallée de la Platte. Ainsi baptisée jadis par les Franco-Canadiens à cause de l’étendue extraordinaire de son lit peu profond, cette rivière est le Nebraska des Indiens. Ils traversèrent ces immenses prairies décrites par Cooper, qui s’étendent jusqu’au fort Laramie, terrain de chasse des Pawnees, des Crows et des Sioux. Ces plaines nourrissent un nombre prodigieux de bisons (bos americanus). Il n’est pas rare d’y rencontrer des masses compactes de ces puissants quadrupèdes occupant dix et même quinze lieues d’étendue. La chair de ce buffle est excellente, celle de la femelle principalement : elle sert de pain quotidien aux Peaux-Rouges. Nos pionniers côtoyèrent la rive gauche de la Platte, sur une longueur d’environ 200 lieues, c’est-à-dire jusqu’au fort Laramie, où ils la traversèrent à gué ; puis, tirant, vers le nord, ils traversèrent les montagnes Rocheuses en contournant Fremont’s Peak et en franchissant la passe du Sud (South Pass), célèbre défilé qui débouche dans cette région que les Américains appellent le Grand Bassin, et qui s’étend jusqu’à la Californie. Ils se frayèrent ainsi un chemin à travers les vastes solitudes de l’Utah, incessamment aux prises avec des difficultés dont les plus sérieuses étaient le passage des rivières, et parfois le manque de pâturages. Des éclaireurs indiquaient les ressources naturelles des diverses contrées qu’ils avaient à parcourir, ainsi que les stationnements les plus avantageux. Trois conditions sont indispensables pour constituer un bon campement : de l’eau, du bois et des herbages pour les animaux. La science était dignement représentée dans cette curieuse expédition. Un ingénieux automètre était attaché à l’un des chariots ; toutes les distances étaient soigneusement mesurées et notées, et au fur et à mesure on rédigeait un livret-guide pour les grands détachements qui devaient suivre. Orson Pratt, l’apôtre astronome et ingénieur, tenait le journal de la caravane. C’est lui qui déterminait les longitudes et les latitudes, et observait les variations de la température. La relation scientifique de ce voyage est un modèle en ce genre. Rien n’échappait à la sagacité de l’observateur : les plus minces événements, les moindres accidents géologiques, comme les phénomènes les plus extraordinaires ou les plus importantes curiosités naturelles étaient soigneusement enregistrés, jour par jour, dans son compte rendu. D'importantes découvertes furent faites par nos explorateurs. Les principales sont celles de mines de charbon bitumeux sur divers points du bassin de la Platte, et sur le Green River. On signala aussi près le Sweet Water, dans le plateau d’Utah, un lac dans lequel se trouvait un dépôt de borax. Enfin, on constata la nature vénéneuse de certaines fontaines, et l’on en prit note pour la préservation des voyageurs futurs.
 
      Le 23 juillet, après avoir franchi le labyrinthe affreux des monts Wasatch, Orson Pratt arriva l’un des premiers sur les bords du Grand Lac Salé. Il explora le même jour tous les environs. II fut rejoint le lendemain par Brigham Young et par le corps principal de notre avant-garde. Ce jour-là, 24 juillet, sera longtemps célébré par les saints comme l’anniversaire de leur délivrance. Après un voyage de près de quatre cents lieues à travers un pays inconnu, nos courageux pionniers arrivaient au but, épuisés, mais fiers de n’avoir pas perdu un seul homme. Brigham Young déclara, par l’inspiration divine, que la colonie s’établirait dans la belle et fertile vallée du lac Salé. Un vaste terrain fut réservé tout d’abord pour l’érection d’un temple, et consacré par la prière. Bientôt, et, dans toutes les directions, des charrues tracèrent leurs premiers sillons sur cette terre vierge. Le président désigna l’emplacement de la nouvelle cité, partagea le terrain en lots de dix acres chacun, détermina la largeur et la direction des rues, et assigna la position que devaient occuper le temple, d’autres édifices et les places publiques. Après avoir jeté les premiers fondements de ce nouvel État, Brigham reprit immédiatement le chemin de Kanesville, pour aller diriger la masse des émigrants dans ce long pèlerinage, dont l’Avant-garde avait exploré et jalonné la route. Pendant l’été, un convoi de cinq cent soixante-six chariots, chargés de toute sorte de grains, avait quitté les bords du Missouri, et s’était engagé sur les traces des pionniers. Ce corps principal d’émigrants s’avançait dans un ordre parfait, d’après un type d’organisation particulière que reproduisent toutes nos caravanes.
 
      Le 23 décembre 1847, les douze apôtres adressèrent de Kanesville une longue et chaleureuse épître à tous les saints répandus sur la terre, pour leur annoncer que les bords du lac Salé avaient été choisis pour être l’emplacement provisoire de la nouvelle Sion. Nous citerons une phrase de ce document qui prouve bien que, dès cette époque, les mormons ne pensaient nullement à se rendre indépendants des États-Unis : « Nous adresserons une pétition au gouvernement fédéral, dès que les circonstances nous le permettront, pour la formation d’un gouvernement territorial dans le Grand Bassin (c’est le nom que portait alors le vaste plateau d’Utah). »
 
      Le lendemain, Brigham Young fut, dans une conférence générale, proclamé de nouveau premier président de l’Église. Il s’adjoignit comme conseillers, Heber, C. Kimball et William Richards. Ces nominations furent unanimement confirmées par le peuple. Dans l’automne de 1848, le corps principal des émigrants, dirigé par Brigham, atteignit les bords du lac Salé. Le début y fut malheureux : des myriades de sauterelles dévorèrent la totalité des récoltes, et la famine s’ensuivit. La rareté des subsistances devint telle, que les plus riches colons furent réduits à vivre de fruits et de racines sauvages. La récolte de 1849 vint réparer ce désastre, et une partie du bataillon mormon revint de Californie avec une importante quantité de poudre d’or. Brigham Young battit monnaie avec ce précieux métal. Des pièces de cinq et de dix dollars furent frappées sans alliage, et avec cette exergue : Holiness to the Lord (la sainteté est au Seigneur). La fièvre d’or, qui agitait l’univers tout entier, menaça d’une ruine totale la colonie naissante. À l’arrivée de ceux qui avaient exploité les premiers placers californiens, toute la population fascinée voulait émigrer de nouveau vers les mines ! Brigham sut conjurer cette terrible épreuve. Quelques-uns partirent, en effet ; mais ils furent invités à ne plus reparaître. « L’or, disait-il ironiquement et par allusion à une prophétie, qui nous annonce une abondance extrême des métaux précieux dans les derniers temps, l’or ne doit servir qu’à paver les rues, à couvrir les maisons, et à fabriquer de la vaisselle. Les vrais trésors de la terre sont dans les magasins du Seigneur : produisez du grain, bâtissez des cités, et Dieu fera le reste. » Ces paroles furent généralement écoutées, et la jeune société échappa au danger d’une dissolution. Depuis cette époque, tout prospéra parmi les saints, et leur nouvelle capitale s’accrut très rapidement.
 
      Cependant ils venaient d’apprendre que le traité Guadalupe Hidalgo, fait en 1848, entre le Mexique et les États-Unis, cédait au gouvernement de l’Union toute la Nouvelle Californie, dans laquelle se trouvait compris l’Utah. Les chefs de l’Église, prévoyant que la découverte des riches placers californiens allait attirer sur les terres de leur colonie un passage considérable de chercheurs d’or, jugèrent que le temps était venu de constituer un gouvernement civil. À cet effet, tous les citoyens résidant dans la Haute Californie, à l’est de la Sierra Nevada, furent convoqués à Great Salt Lake City, le 5 mars 1849, pour délibérer sur l’opportunité d’organiser le pays en territoire ou en État. Or, comme la plupart de ces citoyens étaient mormons, ceux-ci eurent naturellement la haute main dans toutes les délibérations, ainsi que dans l’élection du comité chargé d’élaborer un projet de constitution. Dès le 15 mars, cette constitution était rédigée et adoptée. On y déclarait qu'il était établi un État sous le nom de Deseret (ce mot, tiré des annales d’Éther dans le Livre de Mormon, signifie abeille, et par extension cité des abeilles. La ruche est l’emblème national des saints des derniers jours), avec des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires. Brigham Young fut élu gouverneur, et en cette qualité il prêta serment de fidélité à la Constitution des États-Unis. le 15 juin 1850, le nouvel État publia le premier numéro de son journal officiel sous le nom de Deseret News.
 
      Le Congrès de Washington ne ratifia ni la formation du nouvel État, ni l’immense attribution de terrain qu’il s’était permise. Le 9 décembre 1850, le président Fillmore signa l’acte par lequel l’État de Deseret descendait au rang de simple territoire, sous le nom d’Utah. Après de longues hésitations, et sur l’invitation du colonel Kane, il nomma Brigham Young gouverneur du nouveau territoire, et surintendant des affaires indiennes. Le Congrès avait alloué vingt mille dollars pour la construction d’une maison d’État, et cinq mille pour la fondation d'une bibliothèque publique. Le président Fillmore n’eut pas la main heureuse dans le choix des premiers officiers fédéraux qu’il envoya dans l’Utah. Un incident imprévu faillit amener la guerre entre les saints et le gouvernement de Washington. Le juge Perry. A. Brocchus, dans la conférence solennelle du 8 octobre 1851, et devant un nombreux auditoire, oublia sa mission et les convenances jusqu’à insulter les citoyens d’Utah et calomnier la conduite de leurs femmes. Il osa même approuver publiquement les cruelles persécutions que les mormons avaient endurées ; ce qui prouve qu’il leur supposait au moins une vertu, la patience. Son discours donna lieu à une correspondance publique entre lui et le gouverneur Young, dans laquelle l’ignorance et la méchanceté du juge parurent dans tout leur jour. Cet incident, il faut en convenir, n’était pas fait pour rendre les juges fédéraux très populaires dans la nouvelle cité. Ils s’en aperçurent bientôt et déguerpirent à la hâte, emportant, comme fiche de consolation, les vingt-quatre mille dollars que le Congrès fédéral avait alloués pour l'indemnité des membres de notre législature. Arrivés à Washington, ils ne manquèrent pas, pour pallier leur conduite, d’adresser au président des rapports hostiles contre l’administration du gouverneur Young. Avant de saisir le Congrès de cette affaire, M. Fillmore demanda sagement et obtint des explications de Brigham Young. Il lui donna raison, et envoya, en qualité de premier juge d’Utah, l’honorable L. H. Read, qui, dans sa correspondance, rendit loyalement justice à la moralité des saints et à l'intégrité de leur gouverneur pontife.
 
      Les missionnaires mormons faisaient de grands progrès en Angleterre. La présidence de Liverpool comptait 33,000 saints sur ses registres. Joë Smith, le patriarche, oncle de Joseph, écrivait dans une épître : « Notre œuvre, il y a vingt ans, n’était que le grain de sénevé ; aujourd’hui, c’est une puissante forêt sous laquelle les oiseaux du ciel peuvent se reposer. » En 1852, la population d’Utah dépassait le chiffre de 30,000 âmes. L’affluence des émigrants fut considérable : environ 10,000 saints, la plupart Européens, vinrent se réunir à leurs frères de Sion. Dès l’année 1850, une caisse de secours, sous le nom de Perpetual Emigrating Fund Company, avait été créée pour subvenir aux frais de voyage des émigrants nécessiteux. Alimentée par des dons volontaires et sans cesse enrichie par le remboursement des avances, cette compagnie deviendra par la suite une institution financière de premier ordre. Les Indiens de l’intérieur, après deux défaites, reconnurent la supériorité des Visages Pâles. Un assez bon nombre, évangélisés par nos missionnaires, se réunirent à l’Église.
 
      L’année suivante, une machine à sucre du prix de 100,000 dollars arriva de Saint-Louis, et fut sur le champ mise en activité. La Société agricole et manufacturière du Deseret fut régularisée. On jeta les fondements du bâtiment de l’Université. Un système d’écoles primaires, à bases larges et libérales, fut adopté pour tout le territoire. En même temps, on s’occupait de la création d’un arsenal et des autres détails d’organisation militaire, et on achevait l’établissement de bains thermaux, commencé l’année précédent. Enfin, on joignait l’agréable à l’utile, en donnant à Social Hall des représentations dramatiques, et en s’occupant même de l’acclimatation des homards et des huîtres dans le lac Salé.
 
      L’activité de ce peuple, si remarquable dans la colonisation d’Utah, se déployait avec une égale ardeur au dehors, dans l’intérêt de sa foi. À peine les premières récoltes l’eurent-elles mis â l’abri des besoins, que des centaines de missionnaires furent envoyés dans divers États de l’Union et de l’Amérique du Sud, dans la Grande-Bretagne, la France, la Suède et d’autres contrées de l’Europe, de l’ancien continent et de l’Océanie, enfin sur presque tous les points du globe. À l’exemple des premiers apôtres, tous ces hommes étaient envoyés without purse or scrip, c’est-à-dire sans obole et sans bagage. Comme on a souvent contesté ce fait, nous attestons formellement que jamais cette Église n’a eu de fonds spécial pour ses missionnaires (dans son Voyage au pays des mormons, M. Jules Remy, dont nous parlerons plus loin, donne des détails curieux et parfaitement authentiques sur ce point).
 
      La législature d’Utah ouvrit sa première session le 22 septembre 1851. Elle ratifia et admit comme territoriales les lois décrétées par l’État provisoire du Deseret, et décida que Fillmore, petit bourg situé dans le sud, sur la route de la Californie, deviendrait la capitale du nouveau territoire. Sous l’impulsion des législateurs mormons, de nombreux établissements agricoles rayonnèrent autour du point central. Mille industries nouvelles s’établirent comme par enchantement en ville et dans les campagnes. Vers la fin de l’année, une importante colonie fut fondée dans la basse Californie. On acheta, dans la région des Orangers et à 90 milles du Pacifique, 100,000 acres d’excellentes terres, qui furent immédiatement mises en culture. C’était le point de rassemblement destiné aux saints de la Polynésie.
 
      Une levée de boucliers des Indiens Utes, excitée par les Mexicains, mit encore le gouverneur Young dans la nécessité de recourir aux armes ; il le fit avec sa résolution et sa vigueur ordinaires, et contraignit bientôt les Indiens à demander la paix. Les mormons ne perdirent que douze hommes dans cette guerre. Ce fut dans ce temps (octobre 1856) que périt, avec huit de ses compagnons, le capitaine Gunnison, ingénieur topographe, que le Gouvernement fédéral avait chargé de faire l’un des tracés du chemin de fer du Pacifique. On verra ci-après que ce meurtre nous fut calomnieusement imputé.
 
      Les années 1854 et 1855 apportèrent de nouveaux éléments à la prospérité d’Utah. On répandit le goût de l’étude ; une bibliothèque publique fournit librement à tous les amateurs les principaux ouvrages de la langue anglaise. On publia la grammaire de plusieurs idiomes indiens. Les principales langues vivantes furent enseignées par des professeurs instruits. Une société philharmonique se fonda, ainsi que la Polysophical Society, l’Universal Scientific Society, et le Deseret Theological Institute. Le président Pierce, exactement renseigné par l’honorable Read, chef de la justice d’Utah, se montra constamment impartial envers les mormons. Le Congrès, en retour des services reçus, et principalement des dépenses faites dans la guerre contre les Indiens, allouait au territoire d’Utah une somme de cent cinquante-quatre mille cinq cent soixante-huit dollars.
 
      En 1854, le colonel Steptoe, envoyé dans la Californie avec des troupes, puis nommé gouverneur à la place de Brigham Young, dont les fonctions étaient expirées, ne crut pas devoir accepter cette charge. Dans un document signé par toutes les notabilités judiciaires, militaires et commerciales du pays, il s’exprimait en ces termes sur celui dont il refusait de prendre la place : « Le gouverneur Young possède à un degré éminent toutes les qualités nécessaires pour remplir les devoirs de la charge qui lui est confiée ; il a une intégrité et une capacité qu’on ne saurait révoquer en doute. » D’après cette déclaration, le président Pierce laissa l’exercice du pouvoir civil au pontife des mormons. Nous dirons plus loin dans quel état nous trouvâmes ce territoire le 29 octobre 1855, jour de notre arrivée à Great Salt Lake City.
 
 
 
Chapitre III 
 
COUP D'ŒIL GÉNÉRAL SUR LE TERRITOIRE D'UTAH - EXPÉDITION MILITAIRE CONTRE L'UTAH    
 
      « Voir, dans l’espace de trois ans, se former une nation nouvelle sur un point si complètement séparé, par les barrières de la nature, du reste du monde, sans communication par voies navigables avec l’un ou l’autre Océan -dans une région cernée par de vastes déserts, qu’on ne peut atteindre qu’au prix d’un voyage par terre, long, pénible et souvent périlleux- un tel tableau mérite assurément autre chose qu’une mention fugitive. Dans cette jeune et progressive république du Nord, où les cités naissent en un jour et les États en une année, l’établissement de colonies là où la nature ce montre au premier abord attrayante et riche de promesses n’a rien de surprenant. Mais le succès d’une entreprise comme celle d’Utah, nonobstant toutes les difficultés et toutes les prévisions, est, en vérité, l’un des incidents les plus remarquables de notre siècle. » C’est en ces termes que le capitaine Stansbury, envoyé de Washington en 1849, pour étudier la topographie de la vallée du Grand Lac Salé, commença son rapport officiel sur cette expédition (An expedition to the Valley of the Great Salt Lake of Utah, etc. By Howard Stansbury, captain topographical engineers, United States Army, 1 vol. in-8° de 487 pages, avec 58 planches et 2 grandes cartes géographiques. Philadelphia, 1852), rapport qui lui fait le plus grand honneur. Après le colonel Kane, le capitaine Stansbury est celui des touristes américains qui a écrit le plus impartialement sur les mormons.
 
      Le territoire d’Utah, tel qu’il fut admis dans l’Union par acte du Congrès du 9 septembre 1850 est borné à l’est par le Nébraska, à l’ouest par l’État de la Californie, au nord par l’État de l’Oregon, et au sud par le trente-septième parallèle de latitude nord. Sa superficie, un peu moins considérable que celle de la France, est de 187,000 milles carrés (environ 62,335 lieues carrées). L’Utah forme une agrégation de grandes vallées plus ou moins fertiles, coupées par plusieurs chaînes de montagnes, mais surtout par les ramifications des monts Wasatch, et communiquant ensemble par des cols ou canyons. Les plus riches de ses vallées sont celles de San Pete, vers le sud, le pittoresque bassin du lac Utah, et Cache Valley dans le Nord. Cette dernière surtout, nouvellement colonisée, deviendra d’ici à peu de temps le grenier d’abondance des mormons. À l’arrivée des pionniers, les rares trappeurs qui avaient parcouru ce pays leur en avaient fait un rapport très défavorable : « Nous vous donnerons, disaient-ils, mille dollars du premier boisseau de maïs ou de froment que vous y récolterez. » Ces gens-là ne connaissaient guère les mormons. Les plus grands obstacles naturels devaient céder aux efforts de ces robustes et habiles cultivateurs.
 
      L’Utah tire son nom d’une des nombreuses tribus nomades qui vivent encore dans les environs du lac Salé. Le centre de cette vaste région se compose d’un immense plateau qui a reçu des géographes le nom de Grand Bassin. Le climat général du plateau est le plus salubre qui se puisse rencontrer, sous cette latitude, dans le monde entier. L’absence de brumes, l’air vivifiant des montagnes, l’incomparable pureté de l’atmosphère, la qualité supérieure des eaux, y favorisent à l’envi le rapide accroissement de la population.
 
      Un voyageur français, dont nous reparlerons bientôt, fait de ce pays une description éloquente et fidèle : « Si le sol, dit-il, présentait peu d’avantages, le climat, en revanche, se montrait sous un jour plus aimable et plus consolant. Le ciel, presque toujours serein et d’azur, y offre des profondeurs inconnues de ceux qui n’ont vu que l’Italie. On respire à l’aise au milieu de cette nature ingrate, et si l’œil n’y est jamais réjoui par une végétation vigoureuse, il éprouve un charme d’un autre genre à suivre les jeux continuels de la lumière du jour, qui colore de mille teintes variées les sévères horizons des plaines et des collines. Dans cette atmosphère ravissante, dans ces plaines prolongées à l’infini, les mirages se renouvellent éternellement et offrent aux regards des tableaux inimitables, indescriptibles, enivrants, qui vous enchantent, vous transportent, vous terrassent d’admiration. L’âme reçoit de la fréquente répétition de ce spectacle des effets durables et singulier : elle en reste inondée d’impressions vaporeuses comme les images qui les ont produites, et elle prend une teinte de mélancolie voluptueuse qui l’attache à ces contrées magiques. »
 
      L’industrie des mormons a su métamorphoser le sol aride du Grand Bassin, d’un aspect si sévère et si mélancolique, en une vaste oasis, qui devient de plus en plus productive. Les hivers y sont froids comme dans le nord de la France, mais les étés y sont incomparablement plus chauds. Le sol est susceptible de produire tous les fruits et légumes, toutes les denrées agricoles de la zone tempérée, y compris le coton dans le sud. Les pommiers et les pêchers y sont déjà innombrables ; la vigne de Californie y produit de magnifiques raisins. La culture des arbres fruitiers est tellement encouragée, que dans dix ans le pays tout entier présentera, l’aspect d’un immense verger. Comme chaque émigrant apporte quelque chose de son pays natal, toutes les productions du globe finiront par s’y rencontrer. Un émigrant, venu de Londres, a déjà naturalisé le thé de la Chine. Nos amandiers de France, le sorgho imphy et la canne à sucre chinoise, introduits par moi-même, ont donné partout les meilleurs résultats. Le principal produit est le froment, puis le maïs. Les pommes de terre d’Utah, et notamment l’espèce appelée meshanik, sont sans rivales dans le monde. Les semailles se font en avril, et la moisson commence vers le 5 juillet. La culture du chanvre et du lin a parfaitement réussi. Le bois de charpente et le bois à brûler existent à profusion dans le sein des montagnes. Les principales essences sont des conifères, des érables, des chênes et des sumacs. Le cèdre, bois précieux pour l’ébénisterie, et le maple ou érable à sucre, sont les deux arbres indigènes les plus estimés. La flore d’Utah, sans être riche, présente une assez grande variété de plantes et de fleurs remarquables. Parmi les premières, nous devons mentionner le milkweed, ou herbe à lait, qui est extraordinairement prolifique. Elle fournit un duvet précieux, aussi moelleux que celui de la soie, et dont les mormons savent se faire des matelas et des édredons à très bon marché.
 
      Le minerai de fer abonde dans Iron County. Il donne de 40 à 75 p. 100 de fer pur. Une société par actions, sous le nom de Deseret Iron Company, exploite ces riches mines avec un privilége pour cinquante ans. Elle a construit à Cedar City des hauts fourneaux qui rendent environ mille cinq cents kilogrammes de fer par jour. Des indices de mines d’or ont été remarqués sur divers points. Il y a de l’argent et du plomb aux environs de Las Vegas, et des mines de houille dans plusieurs comtés. On trouve également dans diverses parties du pays le soufre, l’alun, le borax, le carbonate de soude et des couches de salpêtre. On a même observé sur le Humboldt River des rubis et des grenats en abondance. Mais il s’en faut de beaucoup que les richesses minérales et métalliques du Grand Bassin soient déjà toutes connues.
 
      Plusieurs espèces du règne animal ont été cruellement décimées par les trappeurs et les Indiens. Le buffalo n’existe plus à l’ouest des montagnes Rocheuses. Poursuivi jusque dans ce dernier asile, le castor y devient rare. Dans les montagnes vivent diverses antilopes, l’élan, deux espèces de cerf, l’ours noir et l’ours gris, le mouton sauvage, une sorte de chamois et une panthère de petite taille. Les loups, les renards, les chamois, le rat musqué, le raccoon, l’écureuil, les lièvres surtout, sont très nombreux dans certains parages. Parmi les oiseaux, on remarque plusieurs variétés de grouses, de perdrix, de pigeons, des courlis, des aigles et de grands corbeaux. Les oiseaux aquatiques foisonnent sur les bords de tous les lacs salés.
 
      Les mormons ont introduit dans l’Utah le bœuf, le cheval, le mulet, l’âne, le mouton, les porcs, et tous les oiseaux de basse-cour. L’abondance et la richesse des pâturages sont telles dans certains comtés, qu’on peut y élever un nombre infini de bêtes à cornes et à laine. Le bétail forme déjà une branche importante d’exportation pour la basse Californie. Bref, sans être un pays exceptionnel ni privilégié, l’Utah contient tous les éléments de bien-être matériel nécessaires à une population de plusieurs millions d’âmes. Recrutés parmi l’élite des émigrants des contrées les plus civilisées, les mormons surpassent en aptitude agricole et industrielle tous les peuples contemporains. Le plus illustre de nos apostats, John Hyde, dit dans son fameux libelle : « les mormons sont les plus industrieux des hommes. » Quel aveu sous la plume d’un renégat ! Parmi leurs maximes de prédilection, celle-ci mérite d’être mentionnée : « Je ne puis le faire n’a jamais rien produit ; j’essayerai a opéré des merveilles ; et je le ferai a accompli des miracles. (I can’t do it never did any thing ; I will try has worked wonders ; and I will do it has performed miracles.) »
 
      Les progrès accomplis en si peu de temps dans la fabrication de certains articles tiennent vraiment du prodige. La colonie possède plusieurs moulins pour la fabrication du sucre de betterave et de canne, des tanneries, des machines à carder, des fonderies de fer, de bronze et de plomb, dans lesquelles on fabrique, entre autres choses, des poêles de chauffage, des fourneaux de cuisine et des caractères d’imprimerie. Les mormons ont de nombreuses scieries mécaniques et d’excellents moulins à farine. Ils font du papier, du carton, de la poudre, de l’huile et de la poterie. Ils confectionnent des draps, de la flanelle, des couvertures, des châles, des tapis, et quantité d’autres produits. Ils ont des ateliers où l’on fait toute sorte de coutellerie, des épées, des revolvers, des fusils, des carabines, des clous, des scies, etc. Ils en ont aussi pour les peignes, les chapeaux, les chaussures de cuir, les articles de sellerie, la bijouterie, l’horlogerie et l’ébénisterie. On trouve parmi nous des boulangers, des pâtissiers, des bouchers. Nos charrons, forgerons, charpentiers et maçons, sont en général d’habiles ouvriers. Les beaux-arts, la musique vocale et instrumentale, la peinture, la gravure et le dessin, ont là de dignes représentants. Les femmes font des chapeaux de paille, s’adonnent au tissage, à divers ouvrages de broderie, et à tous les travaux de l’intérieur.
 
      Ce qui frappe le plus les étrangers au sortir de nos féeriques montagnes, c’est l’aspect grandiose de la métropole des saints. Assise à la base occidentale des monts Wasatch, et située au 40° 46’ de latitude nord et au 112° 6’ de longitude ouest, Great Salt Lake City s’étend pittoresquement de l’est à l’ouest, sur une longueur de cinq milles et sur une largeur de trois milles. Les rues, qui se coupent à angles droits, ont toutes quarante mètres de largeur. La ville se compose de vingt et un wards ou quartiers, chacun de douze blocks ou carrés réguliers. Les rues sont arrosées de chaque côté par des ruisseaux d’une eau limpide, amenée des montagnes voisines. Une double allée de saules arborescents (cotton wood) orne chacun de ces ruisseaux. Chaque habitation, éloignée de la rue d’au moins vingt pieds, est entourée d’un terrain planté plus ou moins vaste. Orné de fleurs et d’arbustes d’agrément, le devant des maisons est un jardin, et le reste du terrain est planté d’arbres fruitiers ou consacré à diverses cultures.
 
      Au couchant, la ville est baignée par les eaux du Jourdain, tandis qu’au midi s’étend une vaste plaine unie, fertilisée par de nombreux ruisseaux qui descendent des collines de l’est. Autrefois, de juin à octobre, les pluies étaient inconnues dans l’Utah. Mais peu à peu le climat a tellement changé sous ce rapport, que, l’année dernière, des pluies bienfaisantes et périodiques ont entièrement dispensé les mormons des travaux d’irrigation artificielle. Nos nombreuses et florissantes plantations sont sans doute pour quelque chose dans cet heureux changement. À l’est et au nord, les pentes adoucies des montagnes forment de spacieuses terrasses, d’où l’on peut contempler toute la vallée du Jourdain jusqu’aux sommets abruptes qui la terminent, encadrant d’une ceinture de rochers le gracieux lac d’Utah. À l’extrémité nord, on voit sourdre du pied de la montagne une source d’eau chaude, que des conduits amènent dans un établissement de bains aussi vaste que commode. Deux milles plus loin, une autre source jaillit à gros bouillons d’un rocher perpendiculaire, mais à une température si élevée (128 degrés Fahrenheit), qu’il est impossible d’y tenir la main. À la base de la colline, elle forme un petit lac où viennent s’ébattre en hiver d’innombrables oiseaux aquatiques. Enfin, au delà du Jourdain, de nombreux troupeaux trouvent d’excellents pâturages dans de vastes terrains couverts d’une herbe dure, mais très nourrissante (bunch grass ou herbe à bouquet), particulière à ces régions ; tandis que les parties basses qu’arrose la rivière donnent chaque année une ample moisson de fourrages.
 
      Au nord de la cité s’élèvera majestueusement le temple. À en juger par le plan et les explications de l’architecte, M. Angel Truman, ce monument sera bien supérieur à celui de Nauvoo. Un carré tout entier, nommé Temple Block, a été mis en réserve pour sa construction. Entouré d’un mur de clôture de 3 mètres 70 centimètres de hauteur, ce block aura quatre entrées principales, vers les quatre points cardinaux. Dans l’angle sud-ouest de cette enceinte se trouve le Tabernacle, édifice long de 38 mètres 60 centimètres, large de 19 mètres 55 centimètres, où peuvent s’asseoir à l’aise trois mille personnes, et où les règles de l’acoustique ont été si bien observées, qu’aucune parole des orateurs n’y est perdue. En 1861, cet édifice a été considérablement agrandi. En avant du Tabernacle est le Bowry, immense construction en bois, pouvant abriter douze mille personnes, et où se tiennent en été les réunions du culte. Vers l’angle nord et sur la même ligne s’élève l’Endowment House où se confèrent provisoirement les rites sacrés de l’Église. Le temple, dont les fondations sont terminées, aura 46 mètres 25 centimètres de long sur une largeur de 36 mètres 65 centimètres. Il se construit avec un granit admirable qu’on tire d’une montagne voisine. Selon toute probabilité, le plan primitif sera profondément modifié. Quoi qu’il en soit, nous pensons qu’une fois fini, ce monument sera l’un des plus beaux édifices du Nouveau Monde. Mais, disent les mormons, il ne sera guère que l’ombre du Grand Temple qui sera construit par eux sur les bords du Missouri, à Indépendance, dans le comté de Jackson, temple dont le plan sera révélé d’en haut, et qui éclipsera, par la grandeur du dessin et la magnificence des décorations, tous les édifices que le monde a jamais vus, et constituera le point central d’où la vérité et la vraie religion rayonneront jusqu’aux extrémités de la terre.
 
      À l’est du Temple Block est un autre carré particulier, ceint d’un mur orné de tourelles. Il renferme les Bureaux et le magasin général des dîmes (Tithing office), et le Deseret Store, l’un des plus vastes magasins de la ville. À l’extrémité orientale du même carré se trouve le bel hôtel de la Ruche, ainsi nommé à cause d’une énorme ruche d’abeilles qui en surmonte le dôme : c’est l’habitation particulière de Brigham et de la famille de sa première femme. À côté sont les bureaux de la Présidence, et ensuite Lion’s Mansion, le palais du Lion, ainsi désigné à cause d’un lion sculpté en pierre qui en décore l’entrée principale. Cet édifice, long de 30 mètres sur 12 de large, et l’un des plus beaux de la ville, a coûté plus de 45,000 dollars. Les longues ogives des fenêtres de l’étage supérieur donnent au toit, qu’elles découpent, l’apparence d’un diadème crénelé. Presque en face, on voit un joli bâtiment avec cette inscription en lettres d’or : Historian and Recorder’s Office. Ce sont les bureaux des historiographes chargés d’écrire l’histoire générale et de tenir en ordre les archives de l’Église.
 
      Non loin de là s’élève Social Hall, vaste construction où notre législature tient habituellement ses sessions. La salle principale sert de théâtre ; en hiver seulement, des amateurs y jouent très convenablement des drames et des comédies. Notre orchestre est bien supérieur à ceux des villes américaines de troisième ordre. Il serait difficile de croire, à moins de l’avoir vu, qu’il se trouve là de si dignes interprètes des chefs-d’œuvre de Haydn, de Mozart, de Rossini, de Meyerbeer, etc. Les mormons ont un goût très prononcé pour la musique. C’est encore à Social Hall que se donnent les bals publics. Il n’est rien de moins triste que la religion des saints des derniers jours. Brigham Young est lui même encore l’un des plus habiles danseurs du pays.
 
      Council House, la maison du conseil, est une autre construction considérable, de forme carrée. Elle contient notre jolie bibliothèque publique, où des centaines d’amateurs trouvent constamment à emprunter les principaux ouvrages de la langue anglaise. Un y voit aussi les bureaux et les imprimeries du Deseret News et du Mountaineer. Ces deux feuilles sont hebdomadaires. La première paraît tous les mercredis et contient huit pages grand in-quarto, à quatre colonnes très compactes. Cette feuille, qui a eu l’honneur d’être le premier journal qui ait paru dans la Californie, est le Moniteur universel de l’Église. Il est remarquable par l’abondance et la variété de ses matières. Le Mountaineer, ayant pour propriétaire et rédacteur en chef James Ferguson, s’est donné la mission de défendre la ligne politique des mormons en leur qualité de citoyens américains. Seventies Hall, le palais des Septante, qui a été bâti par actions, est encore un édifice digne d’être mentionné. Dans le quinzième ward se trouve une imposante construction ; c’est le nouveau palais de la Cour de justice. Enfin, à deux milles de la cité, on voit la Sucrerie avec ses vastes dépendances. Cette belle usine appartient à l’Église. Non loin de là s’élève le pénitencier territorial, dont le directeur est le plus souvent l’unique habitant.
 
      Ville-campagne et bâtie avec toute la régularité d’un immense damier, la jeune capitale du Grand Bassin compte un nombre considérable de jolies maisons particulières. On en rencontre ça et, là d’extrêmement coquettes, ainsi que des jardins parfaitement cultivés. Il est vrai de dire que ces maisons ne sont bâties qu’en adobes, sorte de grosse brique séchée au soleil. Néanmoins, une fois qu’elles ont été recrépies et enduites partout d’une bonne couche de plâtre, elles ont toutes plus ou moins une apparence confortable. Les édifices publics sont généralement construits en diverses pierres ou en superbe granit, que fournissent abondamment les montagnes voisines, où l’on trouve aussi des marbres précieux. Chacun bâtit sa maison selon ses moyens, et en ne consultant que son propre goût. Les uns, imitant le style des constructions américaines, se font de petits palais bourgeois très élégants ; le plus grand nombre, c’est-à-dire les derniers arrivés, se contentent, d’une maisonnette à un seul étage. Depuis deux ans, de nouveaux édifices publics ont embelli divers quartiers de la cité. Un théâtre, qui pourra contenir trois mille spectateurs, est en voie de construction. Bâti par souscription et en granit superbe, cet édifice s’élève sur le plan général de Drury Lane, l’un des plus beaux théâtres de Londres. La ville peut encore être l’objet d’une foule d’embellissements de toute nature. En bien des endroits, il n’y a qu’à gratter le sol pour en faire jaillir des puits artésiens. Sa situation géographique au centre de l’immense désert américain en fait le trait d’union entre le Mississipi et l’Océan Pacifique, et la destine à devenir l’un des grands entrepôts du futur rail road qui doit relier ces deux extrémités. Sa population, y compris celle de la banlieue, est d’environ 20,000 âmes. Les autres villes, qui sont toutes bâties sur un plan semblable mais moins gigantesque, sont Ogden avec une population de 4,000 âmes, Provo avec 3,000 habitants, Fillmore, Cedar, Parowan, Farmington, Lehi, Brigham, Box Eider, Nephi, Springville, et une foule d’autres florissants villages, trop nombreux pour figurer ici.
 
      Au milieu de tous leurs efforts pour assurer et développer la prospérité matérielle, les mormons n’ont point perdu de vue les progrès de l’intelligence. Des fonds considérables en terre et en argent ont été consacrés à la fondation d’une université. Mais, paralysée par les préoccupations que fit naître la dernière expédition des troupes fédérales contre l’Utah, cette institution n’a pas encore peut se développer. Néanmoins, elle a fait un premier pas dans la bonne voie, en créant récemment une école normale sous le nom d’Académie des sciences et des arts. On y enseigne les hautes mathématiques et les éléments des autres branches des connaissances humaines. En trente années de temps, le mormonisme a conquis environ cent lettrés sur les nations les plus civilisées de la terre. En hiver, des professeurs instruits font des cours publics sur les principales langues vivantes. Pour faciliter l’usage de la langue anglaise aux prosélytes étrangers, notre université a inventé un nouvel alphabet composé de quarante-deux lettres. L’expérience a déjà montré que cette innovation graphique, qui anéantit tout désaccord entre la parole et la lettre écrite, atteint parfaitement son but. Chaque village et chaque quartier dans les villes sont pourvus d’une école primaire, que fréquentent les enfants des deux sexes. Rien d’essentiel, en un mot, n’est négligé pour répandre partout l’instruction et le goût de l’étude, et pour favoriser la vie intellectuelle au peuple.
 
      Je veux dire ici quelques mots sur le lac Salé, la plus grande curiosité naturelle de ces contrées. Le baron Lahontan est le premier qui, dès l’année 1689, en ait signalé l’existence. Située entre les 40 et les 42° de latitude nord et les 114 et 116° de longitude ouest, cette mer Caspienne de l’Amérique n’a pas moins de cent quinze lieues de pourtour. Sa profondeur ne dépasse pas seize mètres, et n’est en moyenne que de cinq mètres. Ses bords s’élèvent à plus de mille mètres au-dessus du niveau de Ia mer, et elle forme le fond d’un vaste bassin tout entouré de hautes et pittoresques montagnes. La nature saline du sol et l’aspect géologique du plateau d’Utah semblent indiquer que, dans les siècles passés, ses eaux occupaient une superficie bien autrement considérable. Un petit steamer et quelques barques sillonnent déjà cette mer du désert. Vers le milieu du lac, plusieurs îles et îlots s’élancent du sein de ses eaux. Les principales sont Antelope, Stansbury, Castle Island, Gunnison, Carrington et Dolphin. Elles servent de retraite à des myriades de pélicans, de mouettes, de canards, et autres oiseaux aquatiques. La première, qui a seize milles de long sur cinq de large, est la plus grande ; elle s’élève à plus de mille mètres de hauteur au-dessus du niveau du lac ; on y nourrit du bétail. Stansbury a vingt-sept milles de circonférence. Castle Island est la plus pittoresque. C’est un immense rocher à base de verdure, et dont les découpures fantastiques offrent l’aspect d’un vieux château. On jouit de son sommet d’un magnifique panorama. Les eaux de ce lac forment la saumure naturelle la plus concentrée de notre globe. Leur densité est telle que le corps d’un homme ne peut y sombrer : ni poissons, ni mollusques ne sauraient y vivre. L’analyse du sel rapporté par le colonel Frémont donna les chiffres suivants :
 
Chlorure de sodium . . . . . . . 97,80
Chlorure de calcium . . . . . . . .0,61
Chlorure de magnésium . . . ..0,24
Sulfate de soude . . . . . . . . . . 0,23
Sulfate de chaux . . . . . . . . . .  1,12
                                             ---------------
                                              100,00
 
      Les mormons retirent habituellement par l’évaporation de trois gallons d’eau un peu plus d’un gallon de sel de première qualité. En septembre 1849, un voyageur a obtenu de vingt gallons la proportion de sept gallons de sel pur. La densité de l’eau varie tous les ans suivant la quantité de neige et de pluie qui tombe dans le pays et que les rivières portent dans le lac Salé.
 
      Quelle a été dans son origine la nature de cette mer intérieure ? On a supposé que c’était le reste d’un océan qui se serait retiré à la suite d’un grand cataclysme. Telle n’est pas notre opinion. Nous croyons que la composition des eaux de ce lac tient à la présence de rochers de sel gemme, qui en tapissent le fond. Nous l’avons dit, les dépôts salins qui se trouvent dans toutes les vallées du Grand Bassin, l’existence de plusieurs autres petits lacs salés et l’aspect géologique du pays, sont des preuves évidentes que cette mer remplissait autrefois presque toute l’étendue du plateau d’Utah. Alimenté sans cesse par l’eau du lac Timpanogos, dont nous allons parler, et par nombre de petites rivières, le Grand Lac Salé n’est qu’une sorte de mer Caspienne, sans communication avec l’Océan, et qui abandonne à l’évaporation toutes les eaux qu’il reçoit. Le lac Timpanogos, que les anciennes cartes confondent avec le lac Salé, et qui est indiqué seulement comme douteux dans la carte française de Vaugondy et d’autres même plus récentes, prend le nom d’Utah, de la tribu d’Indiens qui vivaient sur ses bords avant l’arrivée des mormons. Il a trente milles de longueur sur une largeur de quinze milles. Sa profondeur varie de douze à vingt pieds. Plus élevé que le lac Salé, Il se déverse dans ce dernier par le Jourdain, petite rivière non navigable, mais dont les rives se couvriront un jour d’usines. Le lac Utah se distingue par son eau particulièrement fraîche et limpide, mais surtout par l’abondance prodigieuse de perches, de chabrots et de brochets qu’il produit. Ses truites, à chair jaune et d’une saveur exquise, pèsent jusqu’à trente livres. Salmon River fournit aux habitants de nos comtés du Nord des quantités de saumon incroyables. On en sale beaucoup, ainsi que du poisson pris dans les eaux du lac Utah. L’un et l’autre lac sont navigables, et seront un jour sillonnés par de nombreux bâtiments à vapeur et à voiles. La grande vallée d’Utah, qui forme le comté de ce nom, est l’une des plus fertiles et des plus pittoresques du territoire. Sur certains points, elle rappelle les plus beaux sites de la Suisse....
 
      Après avoir jeté ce rapide coup d’œil sur le pays des Mormons, nous allons reprendre leur histoire. Nous avons vu que trois officiers fédéraux avaient précipitamment quitté notre territoire. Le rapport qu’ils adressèrent au gouvernement de Washington contenait un curieux passage. Le voici littéralement traduit : « Nous regardons comme un devoir de consigner dans ce rapport officiel que la polygamie ou pluralité des femmes est ouvertement pratiquée dans le territoire d’Utah, avec la sanction et l’autorisation de l’Église. Cette coutume est si générale, qu’on trouverait très peu de dignitaires, et peut-être n’en est-il pas un seul, qui n’aient plusieurs femmes. Il en résulte un monopole extrêmement préjudiciable aux fonctionnaires qu’on envoie résider dans ce pays. » À coup sûr, cet hommage n’était pas suspect. Oui, il est positif que la polygamie constitue, dans l’Utah, un monopole extrêmement préjudiciable aux fonctionnaires libertins qu’on y envoie résider. Quand ce rapport fut publié pour la première fois, la presse américaine fut unanime pour flétrir cette dernière phrase, qui trahissait chez ses auteurs, dont deux étaient mariés, une moralité suspecte. Aussi leurs amis, dès la seconde édition du rapport, firent-ils disparaître ce passage, qui d’ailleurs prouvait directement le contraire de ce qu’ils voulaient prouver.
 
      Les clameurs furieuses que ce rapport et d’autres publications excitèrent alors de la part des fanatiques Américains contre les mormons inspirèrent aux chefs de l’Église la résolution de publier une apologie de la pluralité des femmes. En conséquence, Orson Pratt, l’un des Douze, fut envoyé à Washington pour défendre oralement et par écrit le principe de la polygamie. Le 21 décembre 1852, il y commença, dans ce but, la publication d’une revue mensuelle, The Seer (le Voyant). Vers la même époque, et pour contrecarrer un peu le dévergondage de la presse politique à l’endroit des mormons, l’un de nos meilleurs écrivains, George Q. Cannon, un tout jeune homme, fondait à San Francisco le Western Standard, journal hebdomadaire à grand format ; tandis que John Taylor faisait paraître à New York, sous le titre significatif du Mormon, une autre feuille hebdomadaire d’un immense format. Pendant près de trois ans, ces deux ardents jouteurs soutinrent vaillamment contre les innombrables organes du journalisme américain une lutte à jamais mémorable. Nous citons ces faits pour montrer que, bien qu’à peine né d’hier, le mormonisme compte déjà dans ses rangs des écrivains capables de le défendre.
 
      De tous les documents ou écrits qui ont été publiés dans le but d’égarer l’opinion publique sur les mormons, nous n’en connaissons pas de plus coupable que le rapport officiel du juge Drummond. Depuis l’existence politique d’Utah, ce territoire a eu tour à tour pour officiers judiciaires des hommes intègres et vertueux, et d’autres d’un caractère tout opposé. Parmi ces derniers, M. Drummond tient le rang le plus illustre.
 
      Avocat sans cause dans l’Illinois, mais démagogue exalté, M. Drummond avait obtenu de l’administration du président Pierce les fonctions de juge en chef du premier district d’Utah, vacantes par la mort du juge L. Shaver. Ce dernier, justement estimé de tous ceux qui l’avaient connu, était mort victime de l’usage immodéré de l’opium. La vie publique et privée de M. Drummond dans l’Utah fut un scandale perpétuel. C’est lui qui disait à qui voulait l’entendre, qu’il ne connaissait d’autre Dieu que l’argent. Après avoir abandonné sa femme dans un état précaire, il avait emmené de Washington une concubine, la belle Ada, qu’il avait présentée dans tous nos salons comme sa femme légitime ; et, chose incroyable, il avait poussé le cynisme jusqu’à la faire siéger à ses côtés sur le tribunal, où il rendait la justice au nom de la République ! Il est vrai de dire que peu d’années auparavant les mormons avaient déjà vu un autre juge aux prises, en plein tribunal, avec une squaw (femme indienne), qui lui réclamait une couverture et deux pots de vermillon, prix convenu de ses faveurs. Les déclamations continuelles de M. Drummond contre nos lois lui avaient aliéné l’esprit de ses justiciables. D’autres incidents bien autrement graves avaient comblé la mesure. Il fut accusé d’avoir voulu faire assassiner par son nègre un juif établi parmi nous. Ce nègre s’appelait Caton, et jamais nom de philosophe ne fut plus outrageusement profané. L’enquête commencée à ce sujet ne put prouver juridiquement le crime, mais n’en atténua aucunement le soupçon. M. Drummond se vit donc dans la nécessité de résigner ses fonctions et de quitter le pays. Nous verrons ce qu’il fit à Washington pour se venger des mormons.
 
      Retournons un peu en arrière pour prendre à son point de départ la fameuse expédition des Américains contre les mormons. Il y a quatre ans, une convention nationale, élue par le suffrage universel, se réunit dans la ville du Lac Salé pour formuler une nouvelle constitution et nommer un comité chargé d’aller la présenter au Congrès, dans le but d’obtenir l’admission de ce territoire dans l’Union comme État souverain. L’accroissement de la population lui donnait cette fois des droits incontestables à ce titre. Le comité se composait de trois membres, et le docteur Bernhisel, notre délégué au Congrès, en faisait partie. Les deux autres membres, John Taylor et Georges A. Smith, s’étant rendus à Washington pour s’entendre avec le docteur, en reçurent les plus décourageantes nouvelles. Ceci se passait en janvier 1857. Le mormonisme était alors, et sera pendant quelques années encore, aussi peu populaire dans toute l’Union que l’était le christianisme à Rome, à Athènes et à Alexandrie, durant les deux premiers siècles. Les membres des deux Chambres américaines, animés par leurs propres passions, surexcités par les divagations de la presse, en étaient arrivés à ce degré de fanatisme où l’homme perd l’usage de sa raison. Après diverses entrevues avec M. S.-A. Douglas, président du comité du Sénat, et avec celui du comité de la Chambre des représentants, chargés l’un et l’autre des affaires territoriales, nos délégués jugèrent qu’il était prudent de s’abstenir de présenter au Congrès leur demande pendant cette session. Mais quelle était donc la cause de cette malveillance dont se trouvait animée la nation tout entière ? La même qui avait amené les expulsions précédentes de quatre États différents : le fanatisme religieux.
 
      Le peuple américain se divise aujourd’hui en deux grands partis sociaux, les républicains et les démocrates. Les premiers postulent l’abolition graduelle ou immédiate de l’esclavage des noirs ; les démocrates veulent le maintien de la servitude, et même son extension dans les territoires nouveaux. À la campagne présidentielle de 1856, le parti républicain, qui n’est qu’un débris de l’ancien parti whig ou bourgeois, avait adopté comme l’un des articles principaux de son programme politique la double formule que voici : « Opposition à l’esclavage et à la polygamie, ces deux restes des temps de barbarie. » Durant la lutte qui précéda cette élection, les républicains avaient beaucoup déclamé dans leurs journaux contre le mormonisme. Accusant leurs adversaires de le favoriser en secret, ils leur reprochaient amèrement de vouloir le maintien de l’esclavage, sans daigner se prononcer ouvertement contre la polygamie. Après des efforts inouïs, les démocrates étant parvenus à faire passer leur candidat, l’un de leurs chefs les plus éminents, M. Stephen Douglas, sénateur de l’Illinois, donna le signal de l’attaque générale contre les mormons. Aussitôt, les deux mille feuilles démocratiques, ouvrant simultanément contre nous le feu de leur artillerie, se mirent à discuter sérieusement quelles étaient les mesures les plus propres à extirper du sol américain cette engeance diabolique. Touchante unanimité nationale ! Il ne s’agissait plus que de savoir comment il fallait s’y prendre pour accomplir cette œuvre pieuse d’extermination. Bien des projets furent mis en avant, mais tous impraticables. En voici un échantillon. M. Jacob Collamer, du Vermont, membre du comité du Sénat pour les affaires territoriales, avait imaginé le bill le plus ingénieux pour ruiner l’influence de Brigham Young et détruire à jamais la puissante organisation de l’Église. Il s’agissait de démembrer l’Utah, en partageant notre territoire entre l’Oregon, le Nebraska, le Nouveau Mexique et la Californie. Mais l’élu de la nation en décida tout autrement. Cédant aux clameurs de plus en plus furieuses des adversaires du mormonisme, et voulant illustrer sa présidence par un coup d’éclat, M. Buchanan décida que l’armée régulière des États-Unis serait chargée de trancher la question. De là cette curieuse expédition militaire dont on a tant parlé, même en Europe. Nous ne devons ni ne voulons tenir dans l’ombre le document qui servit de prétexte à cette ridicule croisade. Voici donc le résumé du rapport officiel que M. Drummond , dont nous avons raconté les prouesses, avait fait à l’attorney général, pour expliquer et justifier sa démission. « Les mormons, disait-il, n’obéissent qu’à Brigham Young, les lois de l’Union ne sont pour eux que des toiles d’araignée. Il existe parmi eux une société secrète, dont les membres, liés par un serment, ne doivent reconnaître d’autres lois que celles reçues directement de Dieu par Brigham. Je me suis pleinement assuré que les hommes qui en font partie sont désignés par ordre spécial, pour attenter aux biens et à la vie même de quiconque mettrait en question l’autorité de l’Église. Les archives, les papiers de la cour suprême ont été détruits par ordre de l’Église, au su et avec l’approbation de Brigham et les officiers fédéraux qui ont voulu faire quelques questions au sujet de cet acte de félonie ont été grossièrement insultés. Les officiers sont d’ailleurs constamment ennuyés, vexés par les mormons, et tout cela reste impuni. Ils sont forcés chaque jour d’entendre des paroles de mépris, des propos grossiers à l’adresse du gouvernement de l’Union et des principaux fonctionnaires du pays. Le gouverneur Brigham Young, abusant du privilège de faire grâce accordé aux gouverneurs a pardonné à deux criminels qui avaient été condamnés au pénitencier. En revanche, les cours civiles et légales d’Utah ont condamné au pénitencier cinq ou six jeunes gens qui n’avaient commis aucun crime. Brigham intervient sans cesse auprès des cours fédérales ; il désigne au grand jury les gens qu’il faut ou non poursuivre ; parmi les jurés, il y a toujours quelque homme à lui, et sa volonté est l’arbitre immuable des verdicts de tous les grands jurys des cours fédérales d’Utah. J’ai été forcément amené à croire, après un mûr examen, que le capitaine Gunnison et ses compagnons n’ont été assassinés que sur l’ordre ou d’après l’avis des mormons ; que le juge L. Shaver est mort (juin 1855) empoisonné par les liqueurs qui lui avaient été données sur l’ordre des autorités mormones ; que Babbit a été tué par des mormons, sur l’ordre spécial à eux donné par Brigham, Kimball et Grant, lequel ordre ils étaient tenus, à titre de membres de la Société des Danites, d’exécuter sous peine de mort. » (Le nom de Danite est devenu fameux dans la presse américaine. Il n’est pas un grand crime, pas un seul acte répréhensible commis dans le grand désert par des blancs ou des Indiens qui ne soit mis sur le compte des féroces Danites. Est-il besoin de le dire ? cette société n’a jamais existé que dans l’imagination de nos ennemis). Telles furent les terribles accusations qui, commentées et publiées par tous les journaux américains, servirent de prétexte au président Buchanan pour diriger contre l’Utah l’expédition militaire. Ajoutons que M. Drummond évaluait dans son rapport la population de notre territoire à cent mille âmes.
 
      Le 24 juillet 1857, les mormons célébraient, dans l’un des plus admirables vallons des monts Wasatch, le dixième anniversaire de l’entrée des pionniers dans la vallée du Lac Salé. Il y avait là des représentants de presque toutes les nations de l’ancien et du nouveau monde. Pendant la cérémonie, on vit arriver à fond de train deux cavaliers couverts de poussière, porteurs d’importantes nouvelles. Ces deux hommes avaient franchi, dans l’espace de treize jours, les quatre cents lieues qui séparent le Missouri des bords du lac Salé. La première de ces nouvelles nous apprenait le départ du fort Leavenworth, dans le Kansas, d’une division de troupes fédérales destinées à châtier les mormons, et l’autre nous annonçait que toutes nos communications postales à travers les montagnes Rocheuses avaient été suspendues par le cabinet de Washington. Cette dernière mesure fut considérée par nous comme une véritable déclaration de guerre. La colonie expéditionnaire comprenait le 5e et le 10e régiment d’infanterie et deux batteries d’artillerie légère, avec un effectif de deux mille cinq cents hommes sous le commandement provisoire du colonel Alexander. C’était pour elle une rude campagne que de traverser l’immense désert qui sépare le Kansas du Grand Bassin. Or, comme il lui fallait emporter des vivres pour dix-huit mois, elle se trouvait encombrée d’une énorme quantité de bagages. À son approche, le gouverneur Young publia cette vigoureuse proclamation :
 
       « Citoyens d’Utah,
 
      « Nous sommes menacés par des forces hostiles, qui marchent évidemment contre nous pour accomplir notre ruine et notre destruction. Pendant les vingt-cinq dernières années, nous n’avons donné notre confiance aux officiers du gouvernement, depuis les constables jusqu’aux juges, gouverneurs et présidents, que pour nous voir bafoués, tournés en dérision, insultés et trahis. Nos maisons ont été pillées, ensuite brûlées ; nos champs ont été ravagés, nos principaux chefs, massacrés pendant qu’ils étaient sous la sauvegarde et la foi jurée du gouvernement ; nos familles ont été forcées d’abandonner leurs foyers pour aller chercher un asile dans le désert, et demander à des sauvages hostiles la protection qui leur était refusée dans le séjour si vanté de la chrétienté et de la civilisation.
 
      « La constitution de notre commune patrie nous garantit la jouissance de tous les droits que nous demandons ou que nous avons toujours réclamés.
 
      « Nos ennemis, mettant à profit les préjugés qui existent contre nous à cause de notre foi religieuse, ont envoyé une armée formidable chargée d’opérer notre anéantissement. On ne nous a point donné le privilège, ni l’occasion de nous défendre, devant la nation, des folles et injustes calomnies répandues contre nous. Le gouvernement n’a pas même daigné envoyer une commission d’enquête ou nommer quelqu’un pour s’assurer de la vérité, comme c’est l’usage en pareil cas. Nous savons que toutes ces accusations sont fausses, mais cela ne nous sert à rien. On nous a condamnés sans nous entendre, et l’on nous force d’en venir aux mains avec des émeutiers mercenaires et armés (armed mercenary mob), qui ont été envoyés contre nous à l’instigation d’auteurs de lettres anonymes, trop honteux pour avouer les ignobles faussetés qu’ils ont publiées ; à l’instigation de fonctionnaires corrompus, qui ont porté de fausses accusations contre nous dans l’espoir de cacher leur propre infamie, à l’instigation de prêtres à gages et de journalistes aboyeurs, qui prostituent la vérité pour le vil appât de l’or.
 
      « L’alternative qu’on nous impose nous oblige à recourir à la première de toutes les lois, à la grande loi de la conservation personnelle et à nous tenir sur la défensive : c’est un droit qui nous est garanti par le génie des institutions de notre pays, et qui sert de base au gouvernement.
 
      « Nous devons à nous-mêmes, nous devons à nos familles de ne point nous laisser lâchement chasser et massacrer sans essayer de nous défendre. Nos devoirs envers notre patrie, notre sainte religion, notre Dieu, envers la liberté, exigent que nous ne restions pas dans l’inaction en attendant ces fers qu’on va forger autour de nous, et qui sont destinés à nous rendre esclaves et à nous traîner sous la dépendance d’un despotisme militaire illégal, qui ne peut émaner, dans un pays constitutionnel, que de l’usurpation, de la tyrannie et de l’oppression.
 
      « En conséquence, moi, Brigham Young, gouverneur et surintendant des affaires indiennes pour le territoire d’Utah, ai décrété ce qui suit : 1° Défense est faite à toute force armée, de quelque nature que ce soit, d’entrer dans ce territoire sous aucun prétexte. 2° Toutes les forces qui sont dans ledit territoire se tiendront prêtes à marcher à la première réquisition pour repousser toute invasion. 3° La loi martiale est proclamée dans ce territoire à dater de la publication de cette proclamation, et il ne sera permis à personne d’y circuler, d’y entrer ou d’en sortir, sans un laisser-passer des autorités. Donné de ma main et sous mon sceau, à Great Salt Lake City, territoire d’Utah, le quinzième jour de septembre 1857, et de l’Indépendance des États-Unis de l’Amérique, le quatre-vingt-deuxième.
 
      « BRIGHAM YOUNG. »
 
 
      À cet appel énergique, tous coururent aux armes. L’élite de la jeunesse se dirigea vers les frontières menacées, et la capitale des saints, cité bucolique par excellence, présenta tout d’un coup l’aspect d’un vaste camp. Les milices d’Utah, comprenant tous les hommes valides depuis l’âge de dix-huit jusqu’à quarante-cinq ans, forment, sous le nom de légion de Nauvoo, une organisation militaire spéciale et offrent un effectif d’environ seize mille combattants. Nous possédons déjà les éléments d’une armée respectable. Nous avons de l’artillerie et même un corps d’ingénieurs topographes. L’excellence de nos chevaux et l’aptitude singulière des mormons à monter à cheval constituent la principale force de nos milices. Le trait le plus curieux de nos arrangements militaires, c’est que les officiers et soldats sont tenus de s’armer, de s’équiper, de se procurer leurs munitions, et même de se nourrir à leurs propres frais, de telle sorte que l’entretien de nos milices, en temps de paix comme en temps de guerre, ne coûte pas un centime au budget de l’Église. Mais que les amis des institutions américaines se rassurent. La constitution des États-Unis n’a rien à craindre de nos innocents bataillons. Aucune nationalité dans les deux mondes n’a pu se fonder et se développer que par les armes. Négation vivante de la force brutale, le mormonisme ne reconnaît pour légitime que l’emploi de la force morale. Or l’avenir, un avenir prochain, nous fera voir lequel de ces deux principes opposés est le plus puissant désormais.
 
      Cependant nos meilleures troupes disponibles avaient été dirigées vers l’Echo Kanyon, le défilé aux échos. Et là, sous les ordres de Daniel Wells, commandant en chef la légion de Nauvoo, elles furent échelonnées le long de ce vallon, dont elles occupèrent les plus fortes positions pendant tout l’hiver. Des travaux importants de défense furent immédiatement commencés sur divers points, de manière à en rendre les abords inexpugnables. Un écrivain français a dit que les Thermopyles de la Grèce ressemblent exactement aux Vaux-d’Ollioules, près de Toulon. Nous avons traversé plusieurs fois les Vaux d’Ollioules, qu’un bon marcheur peut franchir en moins d’une heure. Nous sommes donc en mesure d’affirmer, si la comparaison de l’écrivain en question est exacte, que les Thermopyles de la Mormonie sont infiniment supérieurs à ceux de Léonidas. L’Echo Kanyon est la route ordinaire des émigrants qui nous arrivent à travers le contrefort des monts Wasatch. Qu’on se figure un sombre et pittoresque vallon, n’ayant pas moins de cinquante-six milles de longueur, ceint de toutes parts et profondément encaissé dans une masse de montagnes abruptes, baigné par les eaux glaciales d’une petite rivière qu’il faut traverser je ne sais plus combien de fois, tellement étroit sur plusieurs points qu’un seul chariot peut passer de front, offrant à chaque pas des positions stratégiques de premier ordre, où cent hommes embusqués peuvent arrêter et foudroyer une armée entière. Qu’on se représente cet interminable défilé, militairement occupé par sept mille montagnards mormons, et çà et là fortifié par des défenses artificielles. Tout corps de miliciens américains, toute division même de troupes régulières, si nombreuse, si vaillante qu’elle fût, aurait péri jusqu’au dernier homme dans ce terrible trajet.
 
      Le 27 septembre, le colonel Alexander, après deux mois de marche, était sur le point d’atteindre Green River, l’un des affluents du Rio Colorado, quand il reçut par un exprès une lettre du gouverneur Young, à laquelle étaient joints des exemplaires de la proclamation que nous avons précédemment citée. À cette sommation, le colonel répondit officiellement par écrit que « les troupes sous son commandement avaient été dirigées sur l’Utah par les ordres du président des États-Unis, et que leurs opérations et mouvements ultérieurs dépendraient entièrement des ordres donnés par une autorité militaire compétente. » Cette réponse étant prévue d’avance, notre général Wells prit aussitôt des mesures efficaces pour empêcher les troupes fédérales de pénétrer dans la vallée du Lac Salé. Voici quelles étaient les principales dispositions, consignées dans un ordre du jour : réduire en cendres le fort Bridger et le fort Supply, ainsi que toutes les habitations particulières du comté de Green River, détruire tous les ponts , enlever les convois et tous les moyens de transport de l’expédition, harceler sa marche par des attaques simulées pendant le jour, et par des surprises de nuit dans ses campements, sans jamais en venir aux mains, ni même riposter au feu de l’ennemi sous aucun prétexte ; brûler toutes les meules, les foins, la paille, les herbages des prairies ; en un mot, affamer la petite armée d’invasion. C’était le système russe de 1812 perfectionné.
 
      On le voit , il s’agissait de sacrifier tout le comté de Green River pour sauver le reste du territoire. Ce plan réussit admirablement. Quelques jours suffirent à nos troupes pour mettre sur les dents la colonne expéditionnaire, et l’empêcher pendant tout l’hiver de prendre l’offensive. Tout fut réduit en cendres. Les pertes s’élevèrent à près de deux millions de francs. Déjà trois convois pesamment chargés de vivres, de munitions et d’objets de campement, avaient franchi la rivière. Nos hommes s’en saisirent et les brûlèrent sur place. Cependant une correspondance extrêmement curieuse continuait entre notre gouverneur et le colonel Alexander. Au moyen d’un service d’estafettes, nous connaissions en ville, jour par jour, les moindres mouvements de ce dernier.
 
      Le 10, le colonel Alexander et ses officiers tinrent un conseil de guerre. Campé depuis quelques jours sur les bords de Ham’s Fork, l’un des tributaires de la Rivière Verte, il nous intriguait beaucoup par son immobilité. Une distance d’environ quarante lieues le séparait de notre capitale. Il fut décidé dans ce conseil que, laissant de côté l’imprenable Echo Kanyon, route la plus directe pour gagner la vallée du Lac Salé, l’expédition ferait un long détour vers le nord, par la voie de Soda Spring. C’est une fontaine remarquable, distante d’environ quatre-vingt-trois lieues de la cité. L’intention de nos ennemis était de nous attaquer dans ces parages, avec l’espoir qu’après nous avoir battus dans un premier combat, ils pourraient s’emparer d’Ogden, florissante ville qui commande nos comtés du nord-ouest, y passer l’hiver, et, au printemps suivant, marcher sur notre capitale. Dès le lendemain, les troupes fédérales s’ébranlèrent. C’est alors que le manque absolu de cavalerie s’y fit le plus vivement sentir. Constamment menacées par des nuées de nos ardents cavaliers, elles ne pouvaient faire le moindre mouvement sans perdre nombre de chevaux et de mulets. Elles se virent dans la nécessité de leur mettre des entraves pendant la nuit, sans quoi pas un seul animal ne leur serait resté ; déjà, par d’heureux coups de main, nous leur avions enlevé plus de trois mille bêtes. Cette singulière campagne fut de courte durée. Un seul mot du gouverneur Young aurait suffi pour que les mormons exterminassent entièrement leurs exterminateurs.
 
      La marche des troupes fédérales devenait de jour en jour plus laborieuse. La neige se mit de la partie. Élevée de trois mille pieds au-dessus du niveau du lac Salé, la région qu’avaient à franchir nos envahisseurs est bien autrement froide et exposée aux rafales de vent et aux tourmentes de neige, que notre vallée. Ils se trouvèrent bientôt ensevelis dans quatre pieds de neige. Les bêtes de trait, n’ayant plus rien à manger, périrent par centaines. Alors le découragement, les murmures, l’insubordination, le manque d’eau et de vivres, les maladies, tous les fléaux éclatèrent à la fois dans l’armée d’invasion. Un bon nombre de soldats trouvèrent, en désertant dans nos rangs, des quartiers d’hiver confortables. Mais la chance de pouvoir déserter leur était même interdite, tant les officiers veillaient pour l’empêcher. Dans toute armée européenne, ce sont les soldats qui gardent leurs officiers ; c’est l’inverse dans l’armée des États-Unis ; là, ce sont les sous-officiers et même les officiers qui, la nuit comme le jour, montent la garde pour empêcher la désertion de leurs soldats.
 
      Cette malencontreuse expédition aurait fini par s’évanouir entièrement, si le colonel Johnston, qui venait remplacer le général Harney dans le commandement en chef, n’eût fait parvenir à Alexander l’ordre de revenir au fort Bridger. Son retour fut un véritable désastre, tant le froid était intense et la neige épaisse. Après des souffrances inouïes et inutiles, la colonne se retrouva enfin à son point de départ. Dès lors, notre campagne était finie. Sans brûler une amorce, et en leur laissant assez de vivres pour qu’ils ne mourussent pas de faim, nous avions mis nos envahisseurs dans l’impossibilité de nous nuire. Une colonne de mille hommes, renforcée de détachements fournis par les villages menacés, avait déjà pris position sur la Weber, pour surveiller les mouvements de l’ennemi et s’opposer à toute tentative d’invasion du côté du nord. Ces hommes furent tous congédiés. Le gros de notre armée active, forte d’environ six mille fantassins et de trois cents cavaliers, reprit ses cantonnements dans l’inexpugnable défilé des Échos.
 
      Pour donner au lecteur une idée de l’importance stratégique de la ville et de toute la vallée du Lac Salé, nous dirons ici que cet asile est défendu, du côté de l’est et du nord, par une triple chaîne de montagnes nues, et de toutes parts par des citadelles de granit inaccessibles. Une distance de trois à quatre cents lieues sépare cette région de tout pays habité. Elle est entourée de toutes parts par des déserts arides, désolés, impraticables en hiver, et dépourvus en été des ressources naturelles indispensables au trajet de grandes caravanes. La mortalité, qui fit de si considérables ravages parmi les émigrants en Californie, de 1849 à 1853, en est la preuve irrécusable. Notre opinion est que la conquête de la vallée du Lac Salé sur les mormons par les Américains exigerait l’emploi d’une armée de cinquante mille hommes aguerris, et pour frais de guerre, quelque chose comme deux milliards de francs.
 
      Avis aux fanatiques religieux ou politiques des deux mondes, qui rêvent l’anéantissement de ce peuple !
 
 
 
Chapitre IV 
 
SUITE DE L'EXPÉDITION MILITAIRE - DÉPART DES TROUPES D'UTAH  
 
     L’expédition contre les saints avait reçu, pour instructions secrètes, les ordres les plus impitoyables du cabinet de Washington. En voici le résumé : pendre le président Brigham Young, ses deux conseillers, les douze apôtres, et nos hommes les plus éminents, aux premiers arbres venus, sans forme ou sous forme de procès ; puis exterminer en masse leurs adhérents, mettre tout à feu et à sang dans notre territoire, et, par ces terribles exécutions, extirper du sol des États-Unis la lèpre du mormonisme.
 
    En arrivant au fort Bridger, la première mesure du colonel Johnston fut de mettre ses soldats à la demi ration, mesure qui fut maintenue pendant sept mois. Certains journaux américains ayant amèrement reproché au président Buchanan d’avoir récompensé l’inactivité de cet officier par les épaulettes de général, nous dirons à sa décharge que, quelles que fussent ses instructions, étant privé de tous moyens de transport et surveillé de près par nos avant-postes, il lui était réellement impossible de prendre l’offensive. Dès la fin de novembre, il fut obligé d’envoyer le capitaine Marcy au Nouveau-Mexique pour en ramener des chevaux et des mulets. Peu de jours après, le colonel Cooke arriva du Kansas avec le 2e régiment de dragons, qui avait servi d’escorte à M. Albert Cumming, le nouveau gouverneur désigné pour l’Utah par le gouvernement fédéral. Ce régiment se trouvait dans un état pitoyable. Il avait franchi les montagnes Rocheuses à travers les neiges, avait perdu plus d’un tiers de ses chevaux et une bonne partie de ses bagages. Le juge en chef Eckels, deux autres juges fédéraux et M. Morel, maître de poste, avaient rejoint directement l’armée. M. Cumming nous annonça son arrivée par une proclamation manuscrite, en date du 21 novembre. Ce singulier document, tout en nous révélant la politique de conciliation et les tendances pacifiques du nouveau gouverneur, était une amère critique de la conduite du président Buchanan, qui n’avait notifié ni l’envoi des troupes fédérales ni la nomination de M. Cumming au chef des mormons. L’armée d’invasion, se berçant de l’espoir d’emporter sans coup férir la place du Grand Lac Salé, avait dédaigné d’emporter du sel dans ses fourgons de guerre. Elle s’était sans doute flattée d’en trouver abondamment sur les bords de notre lac, dont le nom semblait lui offrir à ce sujet toute garantie. Donc, le sel, objet de première nécessité, manquait totalement au campement du fort Bridger, à telles enseignes qu’une livre de ce condiment primitif s’y vendait jusqu’à dix dollars (cinquante francs) ! Que fit alors Brigham ? Touché de compassion, il envoya un chariot chargé de sel au général Johnston, avec une note ainsi conçue :
 
 
     « Général,
 
     « Sachant que vous êtes entièrement dépourvu de sel, je vous en adresse une charretée, que je vous prie d’accepter à titre de cadeau. Si vous préférez la payer, fixez-en vous-même le prix. Ce sel est tel que nous le ramassons sur les bords du lac. Mais si vous craignez qu’il ne contienne des substances nuisibles, vous n’avez qu’à le faire analyser par vos médecins.
     
     « J’ai l’honneur, etc.
                                                                                                      
     « Brigham Young. »
 
 
     « Dites à votre Brigham, répondit fièrement le général, que je n’accepte pas les présents d’un rebelle. Et si nous avons à nous rencontrer, ce ne sera que sur le champ de bataille. » - Cette réponse, même au sein de l’Union, n’eut pas tout le succès imaginable.- « Je voudrais, dit le brave Samuel Houston, après avoir raconté cette anecdote dans un remarquable discours qu’il prononça au Sénat sur les affaires d’Utah, je voudrais que ce misérable fût ignominieusement battu par Brigham ! »
 
      Cependant, M. le juge en chef Eckels, sorte de Perrin Dandin politique, avait dû recruter, pour organiser son grand jury, des gens qui marchaient à la suite de l’armée, attendu que tous les citoyens domiciliés dans le comté de Green River avaient pris la fuite. Ayant composé son tribunal de cette façon imposante il se mit à lancer une avalanche de mandats d’arrêt contre les hommes les plus éminents de notre territoire, comme prévenus du crime de rébellion envers les États-Unis, crime qui implique la peine de la pendaison, ni plus ni moins. Nul ne fut oublié ; il y eut quelque chose comme trois cents mandats de signés. Bien entendu, le nom de Brigham Young était le premier sur la liste. On en conviendra, la perspective d’être pendu n’était pas gaie. Les mormons ont une mortelle aversion pour ce genre de supplice ; et l’un de leurs premiers actes en arrivant au pouvoir sera certainement d’abolir le gibet. Il fallait donc songer à prendre des mesures énergiques pour éviter la corde et frapper d’un ridicule éternel les mandats couleur de chanvre du juge Eckels.
 
      Les mois de janvier et de février 1858 avaient été consacrés à faire nos derniers préparatifs de guerre. Il ne restait plus qu’à organiser un corps militaire assez important, pour prendre l’offensive au printemps. Douze escadrons de chasseurs à cheval, chacun de cent hommes, furent levés et équipés en peu de jours. Munis chacun de deux chevaux et de vivres pour six mois, armés d’un revolver et d’une carabine, ces douze cents cavaliers, fleur de notre jeunesse, formaient un corps d’élite imposant. Voici quel était notre plan de campagne : s’emparer de la Passe du Sud et l’occuper militairement, dans le but d’intercepter tous les renforts de troupes et de vivres qui viendraient des États-Unis par cette voie ; détacher deux escadrons pour enlever les quatre mille chevaux et mulets que le capitaine Marcy devait amener du Nouveau-Mexique ; puis se replier sur Devil’s Gate (les Barrières du Diable), chaînon de montagnes coupées à pic qui, jetées sur la route en avant du Sweet Water, forment une série de points stratégiques des plus redoutables. Ce plan, aussi simple que judicieux, eût été sans doute couronné d’un plein succès. Et nous, historien français de cette singulière épopée militaire, nous aurions eu à vous raconter comment le général Johnston avec ses seize pièces de canon et ses trois mille héros campés au fort Bridger, M. le gouverneur Cumming, le juge en chef Eckels et les autres officiers fédéraux, serrés de près par les mormons et réduits aux dernières extrémités de la famine, auraient souffert la dure nécessité de se rendre à discrétion, sans même pouvoir brûler une amorce. Heureusement pour l’honneur des armes américaines, l’intervention des adversaires politiques du président Buchanan vint renverser de fond en comble tous nos projets belliqueux.
 
      Quand la nouvelle des désastres de la colonne expéditionnaire parvint aux États-Unis, aussitôt qu’on y sut positivement qu’à l’appel de Brigham Young, ces diaboliques mormons, ayant pris bravement les armes, avaient mis en quelques jours, et comme en se jouant, les troupes fédérales dans l’impossibilité de prendre l’offensive avant sept mois au moins , il s’éleva de New York à Saint-Louis un tel concert de sifflets, on vit pleuvoir un tel déluge de caricatures politiques à l’adresse de M. Buchanan, que ce terrible exterminateur des mormons s’empressa de rengainer son grand sabre, comprenant enfin que cette expédition était la bévue capitale de sa présidence.
 
      Mais comment sortir de là ! Le cas était assez difficile. M. Buchanan, nous nous plaisons à lui rendre cette justice, s’en tira d’une admirable façon. Dès qu’il sut d’une manière positive que la conquête du territoire d’Utah exigerait un supplément de forces bien autrement considérable que les quatre régiments qu’il avait demandés au Congrès, sans parler des frais incalculables d’une telle guerre, il comprit que la voie moins dispendieuse de la diplomatie était pour lui l’unique chance de se tirer honorablement d’affaire.
 
      Le 28 février, le colonel Kane, sous le nom du docteur Osborne, nous arriva de Washington, par la voie de Panama et de San Francisco. Il était chargé de sonder les dispositions du gouverneur Young et de préparer un accommodement. Après avoir exposé l’objet de sa mission secrète à notre gouverneur et s’être assuré de ses intentions, il se rendit immédiatement au fort Bridger, où il tomba littéralement comme une bombe au milieu des officiers fédéraux. Laissons-le aux prises avec nos intraitables conquérants, et voyons quelle avait été l’impression produite par son entrevue sur l’esprit de Brigham Young.
 
      Quelques jours après le départ de l’envoyé de Washington, au grand mécontentement de nos traîneurs de sabre, nos douze escadrons de chasseurs à cheval, alors prêts à entrer en campagne, furent licenciés, et des mesures d’une nature toute différente furent adoptées. Le 21 mars, une conférence spéciale de l’Église ayant été convoquée au Tabernacle, Brigham nous révéla, dans un discours d’une admirable lucidité, son nouveau plan de campagne. Ce plan gigantesque comprenait une série de dispositions applicables à tout le territoire d’Utah. Toutes les éventualités étaient prévues, toutes les mesures indiquées d’avance. En voici le résumé. Il s’agissait d’évacuer tous nos établissements du nord et de la vallée du Lac Salé pour se porter en masse vers le sud, puis se diriger par fortes colonnes vers la province mexicaine de Sonora. Pivot et point central de cette nouvelle émigration, Provo, notre principale ville du midi, était le lieu du rendez-vous général. Mais ce n’était rien que d’abandonner ainsi le fruit de douze ans de travaux. Il fut solennellement décidé, par un vote unanime, que palais, maisons, édifices publics, chaumières, arbres fruitiers, arbustes d’agrément, palissades, bois, meules, herbes, fourrages de toute espèce, en un mot, que tous les objets combustibles seraient réduits en cendres à ce nouveau départ. Le Moniteur du Deseret annonça, dans sa partie officielle, cette détermination par quelques lignes que nous reproduisons ici.
 
      « Dans une conférence générale tenue au Tabernacle dans cette ville, le 21 de ce mois, il a été unanimement convenu d’abandonner Sébastopol à nos ennemis, s’ils persistent à vouloir mettre en pratique la politique inconstitutionnelle de la présente administration. »
 
      Il devenait moralement difficile, on en conviendra, d’aller guerroyer contre un peuple qui annonce à l’univers sa résolution de brûler pour trente à quarante millions de propriétés, fruit de douze ans de privations surhumaines et d’incroyables travaux, avec un tel laconisme et une si stoïque indifférence. Vouloir dompter des hommes capables de concevoir et d’exécuter une semblable résolution, c’est essayer d’éteindre le Vésuve avec un verre d’eau.
 
      Après un court séjour au camp fédéral, l’envoyé du président dit un beau jour au gouverneur Cumming : « Laissez-là tout cet appareil de guerre, ces canons, ces carabines Sharp et Minié, ces revolvers, prenez simplement votre cure-dent. Je me flatte de vous faire conquérir avec cela l’imprenable territoire d’Utah, Brigham Young, les douze apôtres, la double prêtrise et tous les mormons polygames et non polygames. » Et les voilà partis seuls à cheval. Arrivés à nos premiers avant-postes, une garde d’honneur de vingt cavaliers leur fut donnée pour les escorter jusqu’à notre quartier général, établi dans une grotte, vers le centre de nos Thermopyles. Ils y arrivèrent à la tombée de la nuit, presque mourants de faim. Mais un excellent dîner les attendait : toutes les délicatesses imaginables, indigènes et exotiques, leur furent prodiguées, et ce repas venait d’autant plus à propos, que depuis cinq mois Leurs Excellences se trouvaient réduites à la plus maigre pitance.
 
      Après ce banquet, un grand concert vocal et instrumental fut improvisé pour fêter l’arrivée du nouveau gouverneur. Le Deseret a aussi ses poètes, parmi lesquels nous devons citer miss Eliza Snow, la perle de nos bardes indigènes, et William G. Mills, qui nous avait fait une admirable traduction de la Marseillaise, et un chant de guerre devenu populaire dans toute l’armée. On fit les honneurs à Son Excellence de toutes les inspirations de la muse mormone depuis notre levée de boucliers. Un curieux épisode termina dignement cette fête. Vers les dix heures du soir, des feux allumés simultanément sur les pics élevés de ces féeriques montagnes inondèrent soudain d’une éblouissante clarté toute l’étendue de nos Thermopyles. Alors des décharges militaires suivies de hourras assourdissants, puis des fanfares multipliées par les échos, vinrent successivement égayer cette fête alpestre. À un signal donné, semblable à dix volcans qui vomiraient à la fois leurs laves embrasées, une avalanche de charbons ardents fut tout à coup précipitée des plus hautes cimes qui dominent le défilé, et forma ainsi une double cascade de flammes. Enfin, de partiel, l’incendie devint général, et ce fut là le bouquet de ce grand feu d’artifice, dont les reflets sur ces pentes abruptes et sauvages produisaient un effet indescriptible.
 
      A Farmington, chef-lieu du comté de Davis, le maire de la cité du Lac Salé et notre conseil municipal vinrent complimenter le nouveau gouverneur, et l’accompagnèrent jusqu’à la ville sainte. Il fut logé dans la maison de M. Staines, où de beaux appartements lui avaient été préparés, ainsi qu’au colonel Kane. Trois jours après, le gouverneur Young fit prêter serment à M. Cumming, et lui remit le sceau territorial, les archives et tous les papiers de son office.
 
      Le dimanche 26 avril, le nouveau gouverneur fut solennellement présenté à la congrégation du Tabernacle par le prophète. Dans un premier speech, M. Cumming déclara modestement que, n’étant pas orateur et n’ayant pas l’habitude de parler en public, il se bornait à affirmer que le but du président Buchanan, en dirigeant une expédition militaire sur l’Utah, n’avait été nullement de molester les mormons, mais d’établir des postes sur le territoire pour en protéger les habitants contre les Indiens. Cette étrange déclaration ayant provoqué de toutes parts une explosion d’éclats de rire, M. le gouverneur invita les citoyens présents à prendre la parole et à exprimer librement leurs opinions devant lui. Aussitôt, l’un de nos commerçants, M. G. Cléments, originaire d’Irlande, s’étant levé, se fit l’interprète des sentiments de l’assemblée sur nos difficultés avec le gouvernement fédéral. Son discours, qui exprimait fidèlement l’opinion universelle des citoyens présents, fut souvent interrompu par des bravos enthousiastes. M. Cumming ayant essayé d’en atténuer la portée, John Taylor, l’un de nos meilleurs orateurs, combattit les assertions de Son Excellence. Mais, bientôt envahi par l’enthousiasme général qui régnait dans l’assemblée, et dominé par ses propres impressions, il ne put continuer son discours. Dernier témoin oculaire et survivant de l’assassinat de Joseph Smith, et victime lui-même des atroces persécutions subies par les mormons dans le Missouri et l’Illinois, il n’avait pu sans une émotion profonde faire allusion à ces tristes souvenirs. Le Tabernacle n’était plus une assemblée calme et paisible, écoutant religieusement les graves enseignements de nos prophètes. La maladresse du gouverneur en avait fait momentanément un club politique en délire. Mais Brigham Young paraît à la tribune, il prononce quelques phrases, et cette mer orageuse se calme à l’instant.
 
      Alors M. Cumming fit lire un écrit par lequel il invitait tous les mécontents qui voudraient quitter notre territoire à s’adresser à lui, pour en obtenir les moyens de transport nécessaires à leur retour aux États-Unis. Cinquante-trois personnes, dont trente enfants, réclamèrent sa protection et reprirent le chemin de l’Union.
 
      Je désirais vivement faire connaissance avec le colonel Kane. Je le trouvai plongé dans une profonde et juste affliction, causée par la mort de son père, jadis l’un des magistrats les plus éclairés de Philadelphie. Le colonel était désolé de cette perte inattendue, qui venait s’ajouter à celle encore récente du docteur Kane, son frère, célèbre par ses voyages aux régions arctiques. Je fus frappé de sa petite taille : c’était celle de Louis Blanc. Écrivain politique distingué, M. Kane a fait ses premières armes diplomatiques dans l’ambassade américaine du général Cass, à Paris. Il a été pendant longtemps le correspondant du journal le National. C’est assez dire que la langue française lui est très familière. Au bout d’un quart d’heure d’entretien, nous étions déjà d’anciennes connaissances. Il se montra plein de bienveillance pour les saints en général. Dans nos entretiens particuliers, il fut expansif au delà de toute expression. Envoyé par le président Buchanan, sa mission dans l’Utah, me dit-il formellement, n’avait été qu’officieuse. Les instructions secrètes, primitivement données aux troupes fédérales, étaient bien réellement d’une nature impitoyable. Mais le temps n’est pas venu d’en dire davantage à ce sujet. Le jour suivant, j’eus l’honneur de déjeuner avec le colonel et le gouverneur Cumming. J’étais pour l’un et pour l’autre l’objet d’une vive curiosité. Né dans l’État de la Géorgie, et l’un des chefs influents du parti démocratique, M. Cumming, par l’inaltérable douceur de son caractère et son intégrité, sut promptement gagner les cœurs de ses nouveaux administrés.
 
      Dans la soirée, je leur présentai l’une de mes voisines, veuve d’un officier général russe, et présentement la douzième femme de M….. C’était une superbe brune, aux yeux ardents, à la démarche altière, habillée à la française, mais sans crinoline, parlant quatre langues, et chantant la Marseillaise avec une verve capable de soulever les Peaux-Rouges des trois Amériques. Le colonel Kane lui fit mille questions sur les circonstances qui avaient amené sa conversion au mormonisme, sur ses antécédents dans le monde, sur ses voyages en Europe, etc. La belle mormone se mit à lui raconter en anglais les principaux incidents de sa vie. Puis, arrivant au curieux chapitre de sa conversion et à celui de son voyage à travers le grand désert, elle lui raconta que, faisant partie d’une handcart company, ou convoi de petites voitures à bras, elle avait traîné elle-même sa brouette et traversé les rivières en portant son enfant dans ses bras. Ébloui, fasciné, transporté d’entendre l’enchanteresse rendre un si puissant témoignage en faveur de l’œuvre de Joseph, le jeune diplomate s’écriait à chaque instant : « Awful ! tremendous ! surpassing belief ! » « C’est prodigieux, extraordinaire, cela passe toute croyance ! » Plus d’une de nos sœurs aurait pu lui fournir de pareils sujets d’admiration. J’ai vu de mes yeux des femmes délicates, élégantes, dignes de briller dans les salons de l’Europe, supporter les épreuves les plus pénibles de l’émigration, du travail, notre loi commune, avec cette patience, cette allégresse héroïque qu’une conviction ardente peut seule inspirer.
 
      La première dépêche que M. Buchanan reçut de son envoyé lui fit prendre une résolution décisive. Aussitôt qu’il eut appris que les saints étaient réellement décidés à détruire par le feu tout ce qui portait un nom dans la Mormonie, et qu’ils se disposaient très activement à évacuer de nouveau le territoire des États-Unis, il refusa, comme l’avait prévu notre ex-gouverneur, d’accepter la responsabilité morale de cette catastrophe, qui eût été une tache éternelle pour sa présidence, et s’avisa de finir précisément par où il aurait dû commencer. Il nous envoya deux commissaires, le sénateur Powel et le major Mac Culloch, avec une longue proclamation. Il nous offrit magnanimement une amnistie pleine et entière. Cette proclamation restera dans l’histoire comme la plus étrange mystification que, depuis l’immortel Washington, un président des États-Unis ait osé se permettre vis-à-vis du peuple américain. Elle ne contenait qu’une seule vérité. La voici traduite littéralement : « Pendant la marche des troupes des États-Unis, un convoi de chariots, qui se trouvait sans protection, fut attaqué et détruit par un corps de mormons et les vivres et les munitions dont le convoi était chargé furent brûlés. »
 
      Pour donner plus de poids à sa menace d’émigration générale, Brigham en avait fait commencer l’exécution. Les commissaires du président trouvèrent la ville du Lac Salé presque entièrement déserte. À l’exception des quatre cents hommes chargés d’en arroser les jardins, tous ses habitants, ainsi que ceux de nos comtés du nord, avaient tout abandonné pour aller se grouper autour des chefs de l’Église, à Provo. Une population de plus de quatre-vingt mille âmes se trouvait là concentrée avec ses troupeaux, prête à émigrer vers la province de Sonora. Parmi ces âmes d’élite, il y en avait bon nombre qui avaient déjà sacrifié quatre ou cinq fois leur bien-être et tout ce qu’ils possédaient à leurs convictions religieuses. Nous comprenons que, dans ce siècle d’égoïsme, où l’adoration du veau d’or est devenue universelle, on ait flétri de tels actes du nom de fanatisme. Mais ce spectacle de tout un peuple prêt à quitter de nouveau ses foyers, à réduire ses commodes habitations, toutes ses propriétés en cendres, pour s’enfoncer dans de vastes solitudes désolées et aller fonder, à quatre cents lieues plus loin, une nouvelle patrie, où il pourrait adorer et servir Dieu selon les inspirations de sa conscience, un tel spectacle en plein XIXe siècle vaut bien qu’on s’y arrête un moment.
 
      Heureusement, les dispositions enfin plus conciliantes du gouvernement nous dispensèrent de ce sacrifice. Le 11 juin, nos hommes les plus éminents revinrent à la ville du Lac Salé. Le lendemain, une première séance se tint à Council-House entre les commissaires fédéraux, les membres de notre législature et les principaux chefs de l’Église. La séance fut longue et orageuse ; on s’y exprima avec une liberté extrême sur le compte du président Buchanan. Les envoyés de Washington étaient sur des charbons ardents d’entendre ainsi pérorer nos fiers paysans du Danube. On ne put s’entendre sur rien ; mais à l’issue même de la séance, les commissaires ayant sollicité une entrevue particulière avec Brigham Young, celui-ci se rendit avec ses deux conseillers à l’hôtel du Globe, où les préliminaires de la paix furent signés à huis clos dans la soirée même. Il fut convenu que, pour mettre à couvert l’honneur du gouvernement fédéral et sauver les apparences, nos troupes évacueraient l’Echo Kanyon, que l’armée américaine traverserait la ville sans s’y arrêter, et irait camper en dehors de son enceinte.
 
      Le jour suivant, la conférence du matin à Council House fut publique. Quatre orateurs mormons y prirent successivement la parole. Un curieux incident vint égayer cette séance. M. John Taylor, speaker de notre Chambre des représentants, ayant produit un certain journal fraîchement arrivé de Paris, se mit à citer un article fort remarquable qu’il contenait. M. Taylor se fit un malin plaisir de commenter longuement les appréciations de cette feuille sur l’attitude des mormons vis-à-vis du président Buchanan, et « sur la politique immorale de ces casuistes de Washington, qui, ayant deux poids et deux mesures, employaient d’une main un corps d’armée pour introniser l’esclavage dans le Kansas, et de l’autre un corps de la même armée pour écraser la souveraineté populaire dans l’Utah. » N’est-ce pas vraiment un curieux spectacle d’entendre, sur les bords du Grand Lac Salé, une feuille de Paris, un journal de l’Empire, donner, par la bouche d’un orateur mormon, des leçons de légalité aux cerveaux brûlés de la Jeune Amérique ?
 
      Brigham Young termina cette séance par une admirable improvisation. Pendant une heure et demie, il tint ses auditeurs suspendus à ses lèvres. Il s’écria en terminant : « Il y a vingt ans que l’on veut ma tête ; elle est plus solide sur mes épaules que celle d’aucun homme vivant. Avant de mourir, je verrai l’univers tout entier vainement ligué contre le mormonisme ; cela m’a été révélé d’en haut. »
 
      Un mot ici sur ce « premier pape des mormons. » Digne successeur de Joseph, quoique plus illettré que lui, il exerce sur son peuple une dictature morale dont on chercherait vainement un second exemple de notre temps. S’il vit encore quinze ans, il fera certains miracles politiques auxquels les nations de l’Europe ne s’attendent guère. Au physique, c’est un homme de taille moyenne. Âgé de soixante et un ans, à peine lui en donnerait-on cinquante, tant il est blond, frais, robuste et dispos. Son régime est exactement celui des premiers anachorètes chrétiens ; et, avec cela, c’est un parfait gentleman, très distingué dans la conversation et dans les manières. Il a tous les dons naturels, toutes les perfections de l’éloquence ; ses gestes ont une grâce particulière ; son élocution est distincte, sa voix sonore, son débit des plus agréables. Il manie avec habileté l’arme de l’ironie. Sa charité ne connaît pas de bornes, sa tolérance pour les opinions politiques et même envers les autres cultes dépasse toute croyance. Aucun homme n’a jamais eu sur la terre des amis plus profondément dévoués que les siens. L’autorité divine de Moïse était, de son vivant, sans cesse contestée par les descendants de Jacob ; celle de Brigham sur le moderne Israël est souveraine et sans limites. Dans ces derniers temps, on a beaucoup parlé de son ambition effrénée, de son despotisme politique et religieux. Ce sont là des déclamations sans fondement. Dans l’une de nos dernières conférences semi annuelles, il a publiquement déclaré qu’il ne considérait les désignations de prophète, révélateur et voyant, que comme des titres purement honorifiques. Il est parfaitement vrai que, bien que sa parole soit pour tous les saints comme la parole de Dieu, il n’a jamais émis de prophéties ayant force de loi dans l’Église. Il répète souvent que les mormons ont assez de révélations pour se damner tous, à moins qu’ils ne les mettent en pratique. Quant à sa prétendue ambition politique, l’avenir seul peut confirmer ce soupçon ou en faire justice.
 
      Le 24 juin, le gouverneur Cumming nous annonça, par une proclamation, que les citoyens d’Utah ayant accepté les conditions du président des États-Unis, il nous accordait en son nom amnistie pleine et entière. Le 26, les troupes fédérales firent solennellement leur entrée dans la ville sainte, presque déserte encore. Témoin oculaire de leurs mouvements, je déclaré qu’elles se comportèrent paisiblement. Après avoir défilé, musique en tête, à travers les plus beaux quartiers de la cité, elles traversèrent le Jourdain et campèrent sur ses bords. Cette promenade militaire, autorisée par le traité, s’accomplit avec discipline, au milieu du calme le plus parfait. Un poste fut immédiatement établi sur le pont pour empêcher les soldats d’aller en ville. Le lendemain matin, qui était un dimanche, je fus présenter une lettre d’introduction au général Johnston, que venait de m’écrire M. Cumming. Il me reçut dans sa tente le plus gracieusement du monde. C’était un homme d’environ cinquante ans, de taille moyenne, d’une figure noble, d’une tournure svelte, élégante et martiale. Ce jour-là, j’étais loin de songer que je me trouvais en présence du futur général en chef de la grande armée des confédérés du Potomac. Je lui demandai quelle était la force numérique de sa division. « Elle se compose, me dit-il, de vingt-cinq compagnies de toutes armes, formant un effectif de 3,200 combattants, non compris un millier de voituriers et d’ouvriers militaires armés et embrigadés.
      – Comptez-vous rester longtemps dans votre campement actuel ?
      – Deux ou trois jours seulement. Nous sommes à la recherche d’une position convenable pour établir un poste militaire permanent. »
 
      Sauf quelques autres phrases insignifiantes, là se borna notre entretien. Quand je pris congé de lui, il m’autorisa et m’engagea même avec une urbanité parfaite à visiter son camp. J’y remarquai que la France était représentée dans cette expédition par deux artilleurs d’Afrique, un cavalier, trois fantassins et cinq voituriers, en tout onze individus. Les divers camps se trouvaient disséminés le long du cours sinueux du Jourdain. En face se déployait, de l’ouest à l’est, la ville sainte, semblable à un immense damier. D’un coup d’œil on pouvait en embrasser toute l’étendue, tant le soleil de juin était resplendissant et inondait d’une éblouissante clarté tout le paysage. Dans ces hautes latitudes, le soleil produit, surtout en été, certains effets de lumière d’une transparence sans égale, et colore les sommets et les flancs de nos montagnes des teintes les plus riches et les plus variées. La chaleur eût été suffocante sans la brise régulière qui souffle chaque jour du Lac-Salé. Des bords du Jourdain jusqu’au premier plan des collines de l’est, les blanches et coquettes maisons des saints, entrevues parmi la luxuriante verdure de leurs jardins, présentaient un tableau des plus gracieux.
 
      Après le départ de l’armée, Brigham, le collège des Douze, les autres dignitaires et tous les saints quittèrent Provo pour regagner leurs résidences respectives. Dès lors, il devint évident pour tous que l’évacuation de la capitale et de nos comtés du nord, ainsi que la concentration de tout le peuple aux environs de Provo et le projet d’émigrer en masse vers la province de Sonora, avaient été très habilement concertés par Brigham dans le double but de produire une révolution salutaire dans la politique du gouvernement fédéral et d’empêcher tout contact entre le peuple mormon et les troupes fédérales. II est indubitable que, sans cette évacuation momentanée, il eût été totalement impossible d’éviter les scènes scandaleuses qui avaient signalé le séjour des troupes du colonel Steptoe dans l’Utah. À cette époque, des militaires libertins avaient débauché et entraîné avec eux en Californie un assez grand nombre de femmes et de jeunes filles appartenant à d’honnêtes familles.
 
      Après le retour de ses habitants, la ville du Lac Salé devint le rendez-vous d’une foule d’avides spéculateurs de haut et bas étage qui, croyant sur la foi des journaux, que nous allions abandonner le territoire d’Utah, accouraient de tous les États de l’Union pour s’enrichir de nos dépouilles. Des centaines de voituriers, congédiés par l’armée, vinrent grossir cette turbulente population d’étrangers. Avant l’arrivée des troupes fédérales, les mormons étaient incontestablement le plus paisible, le plus pur, le plus moral de tous les peuples. Nous n’avions alors, sur toute l’étendue de notre territoire, ni guillotine, ni potence, ni prison, ni bourse, ni mont-de-piété, ni casernes, ni mouchards, ni gendarmes, ni filles publiques, ni maison de jeu, ni café, ni cabaret, ni taverne, pas même de billard ou de tabagie : sages institutions qui toutes fleurissent plus ou moins dans les sociétés civilisées. En un mot, je le dis à notre honte, nous étions de véritables sauvages. Mais, lorsqu’à la suite des troupes régulières des États-Unis, cette horde d’étrangers eut fait irruption sur notre territoire, les choses changèrent promptement de face. Nous commençâmes à nous civiliser. Nos rues marchandes, naguère si calmes, présentèrent chaque jour l’édifiant spectacle d’hommes couchés par terre ivres-morts ; armés de revolvers et brandissant leurs bowie-knives, d’autres parcouraient la ville en hurlant des chansons obscènes. Des cafés, des cabarets, des tavernes surgirent comme par enchantement dans certaines rues ; puis des billards, des maisons de jeu vinrent y étaler leurs fastueuses enseignes. Disons tout, car nos initiateurs à la civilisation ne pouvaient s’arrêter en si beau chemin : l’établissement de maisons de prostitution fut tenté clandestinement dans la ville sainte. C’est par ces appâts grossiers que des hommes immondes s’efforcèrent de séduire les saints. Un jour, après s’être gorgés de whisky, quelques-uns, devenus insolents jusqu’à la frénésie, déclarèrent ouvertement qu’il leur fallait la tête de Brigham Young et celles des principaux chefs de l’Église. Des mesures vigoureuses furent immédiatement prises contre ces furieux. Un corps de cinquante policemen, armés et payés, fut organisé pour circuler nuit et jour dans les rues ; et chaque quartier improvisa sa garde particulière pour la nuit. Nous crûmes un instant qu’il nous serait impossible d’éviter d’en venir aux mains avec ces hôtes dangereux. Mais, grâce à l’attitude énergique des mormons, tout symptôme d’émeute sérieuse disparut bientôt.
 
      Vers cette époque, une manœuvre, naguère pratiquée par les anti-mormons de l’Illinois, fut réitérée sur les bords du lac Salé. Nous voulons parler de la fondation d’une feuille hebdomadaire sous le titre de Valley Tan, qu’on peut traduire ainsi : journal indigène. Cette publication nous rappelait le Journal de la Canaille, organe des plus basses passions anarchiques que nous vîmes, en juin 1848, tristement végéter quelques jours à Paris. Le Valley Tan était tout bonnement une machine de guerre pour allumer la guerre civile entre notre population et les troupes fédérales. Mais le piège était trop grossier. Nos journaux ne daignèrent pas même mentionner son existence dans leurs colonnes.
 
      Les 3, 4 et 5 octobre, la Société agricole et manufacturière du Deseret fit à Social Hall sa troisième exposition annuelle. Les visiteurs étrangers (et il y avait là des représentants de tous les États de l’Union) parurent émerveillés des prodiges de notre industrie nationale. Ils ne pouvaient concevoir que ce même peuple, qui, trois mois auparavant , était prêt à faire le sacrifice de tous ses biens pour ne pas verser du sang, eût pu exhiber, dans des circonstances si critiques, tant de témoignages divers de sa haute vocation industrielle. Les produits agricoles et horticoles exposés, tels que superbes pêches, pommes, raisins, légumes rares, fleurs, chevaux, mulets, taureaux, porcs, vaches laitières, etc. , étaient tous des plus remarquables, et les nombreux articles sortis de nos manufactures ou ateliers auraient pu dignement figurer aux expositions des États les plus anciens. Les tapis, les couvertures, et autres objets exposés par les femmes, étaient aussi nombreux que variés. Le département des beaux-arts offrait une profusion de portraits à l’huile, de plans, de dessins de toute nature. La richesse des reliures de nos livres attirait tous les regards. Les visiteurs se pressaient en foule autour d’une table couverte de divers objets ayant appartenu au prophète Joseph. Enfin je vis certaines physionomies se rembrunir devant l’exposition de nos belles et bonnes armes de guerre et de chasse. Des revolvers mormons, certaines carabines simples et doubles, d’une admirable précision et d’une portée sans égale, étaient également remarquables par le fini précieux de leur travail. Mais ce ne sont pas les canons rayés ni les carabines des mormons, qui feront jamais la conquête des États-Unis. La charrue et l’Évangile du royaume, voilà, dans la main de nos missionnaires, des armes bien autrement puissantes et expéditives. Le mensonge et la force sont les rois de la terre : le mormonisme est la vivante négation de l’un et de l’autre.
 
      En terminant ce chapitre, nous devons rendre justice à la sage administration du gouverneur Cumming. Dès son arrivée, il constata et déclara que, contrairement aux allégations calomnieuses du juge Drummond, les archives de la cour suprême étaient parfaitement intactes. Sa politique de conciliation, ses rapports publics ou privés avec les chefs de l’Église, tous ses actes, empreints de justice et de modération, lui gagnèrent promptement l’estime générale de ses administrés. Les troupes fédérales furent cantonnées à Cedar Valley, à 42 milles de Great Salt Lake City. L’entrée de notre capitale demeura interdite absolument aux soldats, et ne fut permise aux officiers qu’avec une extrême réserve. Un grave incident vint pourtant nous menacer d’une conflagration générale.
 
      En mars 1859, le juge Cradlebaugh tint sa cour à Provo pour examiner les nombreuses charges portées contre les mormons pendant les années précédentes. Il s’agissait notamment des fameux mandats d’arrêt, lancés à tort et à travers par le chef de la justice Eckels, contre les principaux citoyens d’Utah. Cette mise en scène n’avait qu’un seul but, celui de faire naître un sanglant conflit entre les mormons et les troupes fédérales. Rien ne fut omis pour amener ce résultat. Le juge Cradlebaugh, sous prétexte qu’il n’y avait pas de prison à Provo, demanda cent soldats au général Johnston pour garder les prévenus. Cette garde fut bientôt portée à neuf cents hommes. La conduite du gouverneur Cumming en cette occasion fut digne de tous les éloges. Il publia une proclamation dans laquelle, après avoir cité les instructions de son gouvernement qui l’investissaient du droit exclusif de disposer des troupes, il invitait le général à rappeler immédiatement ses soldats. Celui-ci s’y refusa formellement. Heureusement l’honorable M. Wilson, avocat général du gouvernement, démontra sans peine que la proclamation du président des États-Unis ayant gracié tous les prévenus, il n’y avait plus lieu de les poursuivre pour ce prétendu crime de rébellion. Le cabinet de Washington, mieux éclairé, donna pleinement raison au gouverneur Cumming, et désapprouva officiellement la conduite de Cradlebaugh.
 
      Un fait d’un autre genre mérite une mention particulière. Nous voulons parler de l’acte révolutionnaire que les anti-mormons de Carson Valley accomplirent eu août 1859. Située sur la frontière de la Californie et de l’Utah, cette région, où les mormons se trouvaient en majorité, avait été par eux abandonnée, ainsi que leur colonie de San Bernardino, dès le début de l’expédition des troupes fédérales. Après plusieurs appels inutiles au gouvernement de Washington, les autres habitants, par une déclaration solennelle, proclamèrent leur indépendance et leur volonté de constituer un nouveau territoire. Dans cette fière déclaration, les Carsoniens reprochaient aux mormons une foule de crimes plus odieux les uns que les autres. « Ils les accusaient d’avoir pillé et même égorgé des compatriotes, émigrant paisiblement à travers le continent; d’avoir perverti les Indiens en leur inspirant une haine furieuse contre les Américains, etc. »
 
      Nous citons ces calomnies absurdes pour montrer à quel point le fanatisme religieux ou politique peut égarer les hommes. Nous avons vu que l’administration du président Buchanan, prenant pour prétexte le rapport officiel du juge Drummond, n’avait entrepris l’expédition d’Utah que pour laver dans le sang de Brigham et de son peuple des crimes tout à fait imaginaires. Or, le gouverneur Cumming, en trouvant intactes les archives de la cour suprême, comprit aussitôt l’inanité de toutes les autres accusations. Ses correspondances contribuèrent beaucoup à détromper le cabinet de Washington. Émules du juge Drummond, les dissidents de Carson Valley nous calomniaient sans scrupule, dans le double but de pousser le gouvernement fédéral à sévir contre nous, et de légitimer l’acte révolutionnaire de leur séparation. II est parfaitement vrai qu’en septembre 1857 cent quarante émigrants américains avaient été massacrés impitoyablement près de Mountain Meadows, dans le sud d’Utah, par des Indiens. Ce convoi se rendait aux États-Unis en Californie. Les Peaux-Rouges n’épargnèrent que les enfants à la mamelle. Cette affreuse boucherie, comme tous les crimes antérieurs imaginables, fut naturellement mise sur le compte des mormons. Mais le docteur Fourney, surintendant des affaires indiennes de notre territoire, ayant fait, en 1859 et sur les lieux même, une minutieuse enquête, publia dans le Deseret News une longue déclaration, qui ne laissait pas l’ombre d’un doute sur les vrais coupables. Ainsi s’évanouit la dernière calomnie de nos ennemis. Sans l’hospitalité et les secours de toute nature qu’ils trouvèrent constamment chez les mormons, sur deux cent cinquante mille émigrants qui ont déjà traversé l’Utah pour se rendre en Californie, les neuf dixièmes auraient péri en chemin.
 
      Au printemps de 1860, l’armée américaine quitta le territoire d’Utah, sauf deux ou trois compagnies.
 
      En mai 1861, cette faible garnison reprit la route de l’Union. Avant de partir, elle vendit à l’encan toutes les constructions du campement, son matériel, le surplus de ses vivres, tout ce qu’elle avait, sauf ses munitions de guerre et 25,000 fusils qu’elle enfouit sous terre par ordre du gouvernement. De mauvaises langues ont dit qu’après le départ de la garnison, les mormons avaient su retrouver la totalité de ces armes. Certes, ils en sont bien capables. Cette vente publique fut désastreuse pour les intérêts du gouvernement central. Les objets offerts, qu’on évaluait ensemble à la somme de vingt millions de francs, s’y vendirent presque pour rien. Pour ne citer qu’un seul article, les sacs de farine de première qualité, du poids de cent livres, n’obtinrent qu’un demi-dollar pièce. Ce jour-là, certains petits capitalistes mormons firent chacun, en deux heures de temps, une fortune considérable.
 
      Ainsi, cette fameuse expédition, que tant de fanatiques des deux hémisphères croyaient destinée à exterminer les saints, ne put faire tomber un seul cheveu de leurs têtes. Le calme le plus profond n’a cessé de régner dans le pays. Le séjour de l’armée a laissé des capitaux considérables dans le pays, a procuré aux habitants nombre d’articles à bas prix dont ils avaient grand besoin, et a éliminé de leurs rangs tous les hommes faibles dans la foi. Les journaux américains, qui depuis quatre ans sonnaient le tocsin contre nous, ont fini par comprendre leur erreur et par adopter un langage plus modéré ! Aujourd’hui, la brûlante question de l’esclavage les absorbe exclusivement. Tandis que les hommes d’État de l’Union démontrent superbement leur impuissance à résoudre ce terrible problème social, Brigham Young, le prophète, le génie illettré, poursuit résolument son œuvre. En avril et mai 1861, environ deux mille saints européens de diverses nationalités, mais parmi lesquels dominait la race scandinave, sont partis de Liverpool pour aller rejoindre leurs frères d’Amérique. Un seul navire, le Monarch of the Sea en a transporté 960 à la fois. C’est ainsi qu’en dépit du scepticisme universel du siècle, nos apôtres recrutent des adeptes partout où ils peuvent se faire entendre. Tous les ans, la vieille Europe fournit un contingent plus considérable d’âmes d’élite à cette œuvre étrange, incomprise et incompréhensible qui a nom « mormonisme. » N’est-ce point là un signe que les temps approchent ?
 
 
 
Chapitre V 
 
PRINCIPAUX DOGMES  
 
      D’après les détails historiques qui précèdent, on doit commencer à se faire une idée un peu plus exacte de notre Église si calomniée. Nous allons maintenant en exposer les dogmes principaux.
 
      Ce qu’on appelle vulgairement le « mormonisme, » c’est, nous le répétons, la restauration et le complément du christianisme. Corollaire des révélations antérieures, la communication céleste faite à Joseph Smith a rétabli les rapports entre le ciel et la terre, et prépare pour les derniers temps un peuple nouveau, dont elle recrute les éléments parmi toutes les nations actuelles.
 
      Le premier caractère qui frappe l’esprit en étudiant cette religion, c’est l’universalité. Rien de moins exclusif que son symbole : elle embrasse toutes les vérités morales, scientifiques, artistiques, industrielles, de quelque part qu’elles viennent. Sagement éclectique, elle reconnaît que toutes les religions positives, toutes les sectes chrétiennes, toutes les sociétés humaines, possèdent des vérités mêlées à l’erreur. Elle invite ainsi à l’unité tous les cultes, tous les peuples de la terre. Extraire toutes ces parcelles de vérité, recueillir tous les bons et vrais principes qui existent dans l’univers, pour les coordonner dans un symbole général, tel est le trait caractéristique de sa mission. L’entière fusion des races, l’unité complète de la famille humaine, tel est son but, telle est sa raison d’être.
 
      Essayons maintenant de donner une idée de la théogonie des mormons, au risque de faire sourire plus d’un incrédule. « Dieu le père , a dit Joseph Smith , réside sur un grand Urim Thummim, globe immense situé au centre de toutes les créations, semblable à une mer de verre et de feu, où toutes choses passées, présentes et futures, se reflètent incessamment sous ses yeux... S’il se montrait à nos regards, nous le verrions semblable a nous par sa forme, semblable à nous dans toute sa personne et sa figure, puisqu’Adam a été créé à son image et ressemblance, a reçu de lui des instructions, a marché, conversé avec lui, comme un homme parle et s’entretient avec un autre. »
 
      Le début de la Genèse est ainsi traduit par Joseph Smith : « Au commencement, la tête des dieux convoqua un conseil des dieux, et ils se réunirent et méditèrent un plan pour organiser le monde et le peupler. » « Les purs principes des éléments, dit encore notre Moïse, peuvent être organisés et réorganisés, mais non anéantis. Ce n’est donc pas : Dieu a créé le monde, qu’il fallait traduire, mais : Dieu a organisé le monde avec les éléments qui existaient. Le mot baurau ne veut pas dire créer de rien, mais bien organiser. Dieu n’a pas créé l’âme de l’homme, mais il a fait le corps avec de la terre, et il a placé dedans l’esprit de l’homme, dont l’existence est coégale [coéternelle, ndlr] à la sienne. J’insiste sur l’immortalité de l’esprit de l’homme. Est-il logique de dire que l’intelligence des esprits est immortelle, quand elle a eu un commencement ? L’intelligence des esprits n’a pas eu de commencement, elle n’aura pas de fin ; il n’y a jamais eu de temps où les esprits n’aient pas existé. Je prends un anneau de mon doigt, et je le compare à l’âme de l’homme, -la partie immortelle, -parce qu’il n’a pas de commencement. Supposons que vous le coupiez en deux, alors il a un commencement et une fin ; mais réunissez-les, faites-en un tout, il continue de nouveau à être un cercle éternel. Il en est de même de l’esprit de l’homme : aussi vrai que le Seigneur existe, s’il a un commencement, il aura une fin. Tous les fous, les savants et les sages, depuis le commencement de la création, qui disent que l’esprit de l’homme a eu un commencement, prouvent qu’il doit avoir une fin ; si cette doctrine est vraie, il s’ensuit que la doctrine de l’annihilation devrait être vraie aussi. Mais si j’ai raison, je puis avec hardiesse proclamer que Dieu n’a jamais eu le moins du monde le pouvoir de créer l’esprit de l’homme. Dieu lui-même ne pouvait pas se créer... Dieu, se trouvant placé au milieu des esprits et au milieu de la gloire, reconnut qu’il convenait à lui, le plus intelligent de tous, d’instituer des lois par lesquelles les autres esprits pourraient se perfectionner comme lui... »
 
      Avant, pendant et après cette vie, chaque homme fait sa propre destinée. Cet article suprême de notre foi résume toute notre théologie.
 
      Des ides précédemment exposées sur la nature de l’Être suprême, dérivent logiquement des explications spéculatives sur les mystères de la Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption, lesquelles diffèrent en plus d’un point de celles présentement admises dans les diverses communions chrétiennes. Ne pouvant donner ici un traité complet de notre théologie, nous nous bornerons à en indiquer quelques traits principaux, capables de provoquer l’attention des esprits sérieux, par leur analogie avec les révélations primitives et les mystérieux instincts de l’âme.
 
      Nous admettons une infinité d’êtres d’une nature supérieure aux hommes et aux anges mêmes. Ces êtres supérieurs ou dieux ont à leur tête un chef suprême, notre Père céleste. Il y a des dieux femelles de toute éternité, ce sont les reines du ciel. Mais, avant d’aller plus loin, il importe de bien définir ce mot de dieu, et les trois catégories hiérarchiques d’êtres intelligents qui, selon nous, peuplent l’univers. On verra que nos croyances sont moins opposées au sens commun qu’on ne nous fait généralement l’honneur de le croire, et qu’elles rappellent même d’une manière frappante certaines conjectures des Pères de l’Église grecque et latine, fondées sur d’antiques traditions, injustement négligées.
 
      Un être immortel, possédant une organisation parfaite d’esprit et de matière unie à l’esprit et complet dans ses attributs, jouissant en conséquence de toute la plénitude de la gloire céleste, est appelé un dieu. Un être immortel, en progrès de perfection et doué d’un moindre degré de gloire, est appelé un ange. Un esprit immortel d’homme, qui n’est pas uni à un corps de chair, s’appelle un esprit. Un esprit immortel, revêtu d’un corps mortel, s’appelle un homme.
 
      Toute cette organisation hiérarchique est dominée par un président ou un chef suprême, qui est le Père de tous. Après lui vient immédiatement Jésus-Christ, le premier-né d’entre toutes les créatures, et le premier héritier de tous les mondes éternels. Au-dessous d’eux, les anges et les hommes sont répandus parmi les divers systèmes planétaires comme des colonies, des royaumes, des nations. Toutefois, il s’est accompli, relativement à notre planète, la terre, quelque chose d’exceptionnel, de considérable, qui a produit une émotion profonde dans le monde des intelligences.
 
      Ici, nous rentrons, à certaines variantes près, dans les traditions de la chute du premier homme et des mauvais anges, cause active et permanente de tous les maux qui affligent d’âge en âge l’humanité, et dans celles du mystère de la Rédemption. Un de nos dogmes fondamentaux, l’intime solidarité de la terre avec ses habitants, existait à l’état d’embryon dans les anciennes Églises chrétiennes d’Occident. Notre théologie définit d’une façon lucide et complète cette association providentielle des destinées de la terre à celles de l’humanité, ce mystérieux parallélisme qui a existé dès l’origine, et se maintient entre notre globe et ses habitants. Organisée primitivement pour servir de demeure à des êtres parfaits, immortels, la terre a connu le mal et la mort, par la désobéissance de l’homme et en même temps que lui. Souillée par les abominations antédiluviennes, elle fut purifiée en partie par le déluge, qui fut pour elle un baptême. Une nouvelle humanité sortit de l’arche de Noé. Depuis cette époque, la terre a eu, tantôt dans son universalité, tantôt dans certaines fractions habitées par des races plus particulièrement bénies ou maudites, des phases de prospérité ou de décadence, correspondant aux prédominances alternatives du bien ou du mal parmi les hommes. L’ingratitude plus odieuse des peuples spécialement visités de Dieu laisse en quelque sorte une ombre plus profonde sur le théâtre contristé de leurs égarements. Voilà pourquoi nulle région n’étale, même aux regards imparfaits des hommes mortels, des traces plus visibles de désolation que la Judée. Elle doit toutefois être consolée et vivifiée, dans le dernier âge du monde, par la conversion des derniers descendants du peuple déicide. Cette renaissance de la Judée, indiquée déjà par le christianisme, est reproduite avec de grands détails dans nos révélations.
 
      La solidarité de la terre et de l’homme, vaguement aperçue par quelques poètes et quelques philosophes de l’ancien monde, est érigée en article de foi dans le mormonisme. Nous croyons ce dogme susceptible de jeter une grande lumière sur des problèmes sociaux regardés jusqu’ici comme insolubles, et notamment sur ces mystérieuses affinités qui sollicitent l’âme humaine à la contemplation de la nature. Mais voici un avantage nullement métaphysique, tout positif, qui découle immédiatement de ce dogme. Il implique virtuellement que la région habitée par les saints est appelée à devenir une terre riche et fertile entre toutes, la plus semblable possible à la terre complètement purifiée et glorifiée, qui sera, à la fin des temps, l’apanage exclusif des saints de tous les âges du monde ; c’est la consécration la plus énergique du travail agricole qui ait jamais figuré dans aucun code religieux. Aussi les mormons, au début de leur œuvre, sont-ils déjà les plus intrépides, les plus habiles cultivateurs du monde. La fondation de ce pacifique sanctuaire du travail n’est-elle pas de nature à provoquer de sérieuses réflexions de la part des hommes les plus clairvoyants de l’ancien monde, de ceux qui déjà voient monter à l’horizon des civilisations usées, le météore sanglant des guerres sociales ! Hélas ! le plus cruel châtiment de ceux qui nous raillent, sans nous comprendre, sera peut-être, dans quelque cataclysme prochain, de ne pouvoir aller jusqu’à nous. Parmi ceux qui s’étaient moqués de la construction de l’arche, combien ont sombré avec désespoir dans les eaux du déluge, en s’efforçant vainement de la rejoindre ! La plus grande crainte que nous inspire l’avenir, c’est celle d’être trop bien vengés.
 
      Les saints des derniers jours admettent trois résurrections parfaitement distinctes. L’une est passée, les deux autres sont à venir. La première résurrection a eu lieu en même temps que celle du Christ. Elle a compris les Saints et les prophètes des deux hémisphères, depuis Adam jusqu’à Jean-Baptiste. La deuxième aura lieu prochainement. Elle comprendra les saints des premiers siècles de notre ère, les saints des derniers jours, et tous ceux qui auront embrassé l’Évangile et vécu conformément à ses lois, depuis la première résurrection. Elle sera immédiatement suivie du deuxième avénement de Jésus-Christ, de la conversion et de la réhabilitation des Juifs. Sur ces deux points très importants, nos doctrines, parfaitement conformes à la foi chrétienne primitive, diffèrent beaucoup des croyances imposées par les Églises officielles de l’ancien monde. Suivant nos révélations complémentaires, à la voix du Christ, les deux hémisphères, si longtemps inconnus, puis ennemis l’un de l’autre, se fondront de nouveau ensemble. L’Océan sera refoulé dans ses anciennes limites du nord. Les cimes inhabitables seront abaissées, les précipices inaccessibles exhaussés ; les marais et les endroits pestilentiels disparaîtront ; les solitudes arides et les régions polaires seront bénies et redeviendront tempérées et fertiles. La terre, rajeunie, reprendra son ancienne forme et sa pureté providentielle.
 
      Ici, nous rétablissons, avec toute l’autorité d’une révélation formelle, l’une des plus célèbres traditions du christianisme primitif, celle de l’âge d’or de mille ans, connue et célébrée par les prophètes et les poètes d’Israël ; et que les Églises grecque et latine ont eu le tort grave de rejeter, puisque ce dogme, établi par Jésus-Christ lui-même, a été formellement enseigné par ses apôtres, et clairement révélé par saint Jean dans son Apocalypse.
 
      Le déluge de Noé fut pour la terre entière un véritable baptême. C’est le Sauveur, à l’époque de son deuxième avènement, date à jamais solennelle, qui se prépare ; c’est le Messie toujours attendu par les descendants d’Israël ; c’est Jésus-Christ lui-même qui, en purifiant la terre par un déluge de feu et d’esprit, y intronisera personnellement le règne de la justice et de la vérité absolue. C’est à Jérusalem, du Haut de la montagne des Oliviers, qu’il se révélera, dans tout l’éclat de sa gloire et de sa puissance, à toutes les nations. C’est alors que commencera l’âge d’or de mille ans.
 
      Dans cette ère sabbatique du genre humain, l’oppression et la tyrannie n’existeront plus ici-bas, sous aucune forme ; les ténèbres et l’ignorance disparaîtront ; la guerre cessera, et à la place du péché, de la douleur et de la mort, régneront la paix, la justice et la vérité ; le lion, le tigre et le léopard paîtront l’herbe des champs en compagnie des agneaux et de leurs mères ; l’homme vivra presque autant que les arbres les plus vivaces, et tous connaîtront Dieu depuis le premier jusqu’au dernier ; les nations, qui jusque-là repoussaient ou ne comprenaient qu’imparfaitement l’Évangile, seront alors rachetées et admises au privilège de servir les saints du Très-Haut. Ces élus de la dernière heure deviendront laboureurs, vignerons, jardiniers, maçons, etc. ; mais les saints seront les propriétaires du sol, les rois, les gouverneurs, les juges de la terre. Comme les enfants de l’homme se multiplieront rapidement à cette époque de paix, on développera un système nouveau d’agriculture qui s’étendra sur le globe entier, dont la surface se transformera en un vaste Éden, ou croîtront les arbres de vie, dont on pourra désormais manger les fruits. Les sciences, les arts, l’industrie feront de nouveaux progrès ; les chemins de fer et les télégraphes électriques seront établis partout, et tous les moyens de locomotions seront perfectionnés ; toutes les nations seront associées dans une grande fraternité. Une théocratie universelle régira tout le corps politique. Bref, il n’y aura pour tout l’univers qu’un Seigneur, une foi, un baptême, un esprit. Un intérêt commercial équitable, fondé sur la nécessité et l’opportunité d’un mutuel échange de produits, formera d’un autre coté un important mobile d’union. L’or, l’argent, les pierres précieuses, deviendront des matériaux ordinaires de constructions. Telle sera l’ère heureuse qui doit remplacer le présent état des nations.
 
      Enfin, cet âge de félicité sera couronné par la troisième et dernière résurrection, laquelle comprendra tous les membres de la famille humaine qui n’auront pas eu part aux deux premières. À cette époque de la suprême plénitude des temps, notre révélation rapporte le jugement universel, puis l’accomplissement d’une prophétie, dont on retrouve des traces nombreuses dans les traditions du christianisme et même dans celles de l’Inde, la purification pleine et entière, la complète transformation de notre planète par le feu. C’est alors que Jésus-Christ viendra et dira : Voici, je vais faire toutes choses nouvelles. C’est alors que notre globe deviendra séjour céleste. Cette terre glorifiée, dont aucune langue humaine ne saurait exprimer dignement les splendeurs et les félicités, demeurera sous le sceptre souverain de l’ancien des jours, Adam, notre Grand Patriarche, l’apanage exclusif des élus qui, au jugement universel, seront reconnus avoir atteint, dans leur vie antérieure, le comble de la perfection, avoir connu dans toute sa pureté la révélation évangélique, et n’avoir jamais dévié de ses préceptes. Après ceux-ci, mais à un degré de béatitude et de dignité bien inférieur, seront admis tous les hommes qui auront vécu honorablement mais en dehors de la loi révélée, depuis l’origine de l’humanité. Cette catégorie, plus nombreuse que la première, comprendra, avec les idolâtres vertueux, les gens de bien qui ont appartenu aux diverses communions chrétiennes où les vraies traditions se trouvent altérées. Le 16 février 1832, Joseph Smith eut une sublime vision dans laquelle les trois cieux lui furent successivement montrés avec leurs trois béatitudes distinctes, savoir : la gloire céleste dont le soleil est le type ; la terrestre, dont la lune nous offre un symbole ; enfin la gloire téleste, la moindre de toutes. Cette dernière catégorie, la plus nombreuse des trois, comprendra tous ceux qui n’auront suivi, durant leur vie mortelle, que les inspirations de leurs propres passions. La dispensation suprême des œuvres humaines leur assignera une situation de dépendance, de sujétion paisible, mais absolue. Leur infériorité, toutefois, ne sera pas irrévocable ; ils pourront être appelés, dans d’autres mondes, à de nouvelles épreuves, et remonter au second, même au premier rang, s’ils en sortent vainqueurs.
 
      Cette répartition dans la vie future n’est que le développement de la doctrine des trois cieux, dont le germe se trouve dans les Épîtres de saint Paul. Enfin, dans cet enfer dont la tradition chrétienne atteste l’existence, et dont les sombres descriptions du Dante n’offrent encore qu’une image très affaiblie, gémiront à jamais les hommes coupables des crimes dont le Christ a lui-même proclamé l’irrémissibilité et les esprits rebelles qui se sont volontairement placés, comme eux, en dehors de toute rédemption.
 
      On voit que l’éclectisme préside à l’ensemble de ces croyances. À ce titre, ne semblent-elles pas mériter au moins quelque indulgence de la part des esprits impartiaux ? Nous ne renvoyons pas, nous, l’anathème ou l’injure qu’on nous prodigue. Tout en attribuant, d’après l’autorité de notre foi, une plénitude de gloire et de félicité à ceux qui auront connu la vérité tout entière et conformé leur vie mortelle à ses préceptes, nous ne contestons ni le repos, ni même un certain degré de béatitude aux fidèles des Églises dissidentes. Nous ne rejetons aucune vertu, même imparfaite ; nous ne damnons aucune faiblesse, pour peu qu’elle mérite quelque pitié. Notre théologie reproduit fidèlement la saine doctrine chrétienne, dégagée de l’intolérance fougueuse des temps de fanatisme, intolérance qui a pu avoir humainement sa raison d’être, mais que la révélation divine ne sanctionne pas. Quant à la doctrine des différents degrés de rémunération dans la vie future, elle s’appuie sur les lumières de l’équité naturelle, et mieux encore sur l’affirmation de Celui qui a dit : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. »
 
      L’Église des saints des derniers jours a trois livres sacrés, la Bible, le Livre de Mormon et celui des Doctrine et Alliances. L’Ancien et le Nouveau Testament ont été traduits en entier par Joseph Smith. Cette traduction, remarquable à plus d’un titre, sera publiée ultérieurement en entier.
 
      À en juger par ce qui a paru, cette nouvelle version, ayant été donnée par inspiration, jettera le plus grand jour sur une foule de passages obscurs, et aura sur toutes les Bibles connues des avantages inappréciables.
 
      D’après nos théologiens, la révélation chrétienne est indéfiniment progressive. Exemple : le Livre de Mormon, corollaire et complément indispensable de la Bible, nous révèle que les Indiens de l’Amérique sont des descendants de la maison d’Israël. On lit dans la Genèse, qu’avant sa mort, le patriarche Jacob bénit tous ses enfants et qu’il conféra solennellement à Éphraïm, fils de Joseph, le sauveur de l’Égypte, tout l’hémisphère occidental pour son héritage éternel. Avant de mourir, et en bénissant les douze tribus d’Israël, Moïse confirma lui-même sur la tête de Joseph cette promesse divine. L’Amérique est la Terre Promise de Joseph. Or, sans une révélation spéciale, l’homme moderne n’eût jamais pu découvrir, par son propre savoir, l’origine des anciens habitants du nouveau monde. Tout homme vraiment religieux doit voir que ce seul fait relie, dans l’ordre divin, le Livre de Mormon à la Bible d’une manière indissoluble.
 
      En théologie, le premier de ces deux livres sacrés nous révèle deux autres faits dont l’importance est inappréciable. Il nous apprend qu’après son ascension au ciel, Jésus-Christ, en sa qualité de Rédempteur des hommes, alla fonder son Église en Amérique et initier lui-même ses anciens habitants aux sublimes vérités de l’Évangile, et qu’ensuite il alla remplir la même mission auprès des dix tribus perdues d’Israël. Annoncé formellement par l’Ancien et le Nouveau Testament, le Livre de Mormon doit être considéré comme un deuxième témoignage en faveur de la divinité du Christ. De là l’importance extrême de ce message divin. Une révélation ne pouvant se prouver que par les révélations antérieures, toute dissertation là-dessus serait ici hors de place.
 
      Un seul mot sur les tribus perdues d’Israël. Que sont devenues ces dix tribus ? Cette question a soulevé, de siècle en siècle, des polémiques sans fin chez les commentateurs de la Bible. Le plus profond mystère règne encore sur le pays qu’habitent ces enfants d’Israël. Nous savons, par le Livre de mormon, que le Christ a fondé parmi eux son Église. Mais dans quelle partie du monde sont donc ces tribus perdues ? Cette importante question mérite les honneurs d’une digression.
 
      Le prophète Joseph, dans une de ses plus précieuses révélations, nous apprend qu’elles habitent ensemble les pays du Nord. Quand Jésus-Christ viendra, dans toute la splendeur de sa gloire, mettre tous ses ennemis sous ses pieds et introniser lui-même le règne de la justice ici-bas, les prophètes de ces dix tribus d’Israël entendront sa puissante voix. Alors ces saints hommes frapperont les rochers, et les glaces se fondront en leur présence. Un chemin sera jeté au milieu de l’Océan. Leurs ennemis tomberont sous leurs coups ; des sources d’eau vive jailliront devant eux et arroseront de vastes solitudes arides. Ils apporteront leurs riches trésors aux enfants d’Éphraïm, sur la terre de Sion (d’après les mormons, Sion sera le nom futur du Nouveau Monde c’est-à-dire des trois Amériques). Pendant leur marche, les montagnes trembleront en leur présence. Ils se rendront à Sion en chantant des hymnes d’une joie éternelle, pour y être couronnés de gloire par les serviteurs du Très-Haut, les enfants d’Éphraïm. Telles sont les faveurs que Jéhovah répandra sur les dix tribus d’Israël, et telles sont les plus grandes bénédictions que recevront les enfants d’Éphraïm et leurs compagnons.
 
      C’est en ces termes que Joseph à décrit quand et comment les dix tribus perdues d’Israël seront révélées au reste du monde, ainsi que leur marche triomphale à travers les solitudes de l’Amérique pour se rendre en Palestine, lieu de leur héritage. D’après ce qui précède, notre globe aurait quelque part des régions qui nous seraient encore totalement inconnues.
 
      Un nouveau continent gît quelque part dans l’Océan arctique. On sait que le pôle boréal constitue la partie la plus mystérieuse de notre planète. En 1854, le docteur Kane réussit à pénétrer dans le détroit de Smith, par l’extrémité même de la mer de Baffin. Avant lui, dix navires anglais ou américains avaient péri dans ces climats horribles. L’intrépide docteur, glissant avec son navire entre les récifs et les glaces amoncelées, parvint à s’élever, au milieu des écueils, jusqu’à la hauteur du soixante-dix-neuvième degré de latitude nord. Pendant deux ans, il affronta en ce point les rigueurs de ces formidables hivers, où la nuit dure cent vingt jours, et où la température s’abaisse jusqu’à la congélation du mercure et de l’alcool.
 
      Poursuivant la très laborieusement ses savantes recherches, il constate que la mer de Baffin court directement au nord, entre le Groenland et les nouvelles terres qui ont reçu le nom de Louis Napoléon. Après des privations sans nombre et des souffrances dont le récit seul épouvante, il arrive, en se traînant, au pied d’une infranchissable barrière hérissée d’aiguilles menaçantes et de glaçons amoncelés. C’est le cercle de l’Enfer du Dante. Mais, sur la droite, s’entrouvre une brèche étroite, profonde, tortueuse. Il pénètre, il la franchit. Étrange et merveilleux fut alors le tableau qui s’offrit a ses yeux ! En un instant, il touche à la réalisation de ses rêves. La mer, la mer libre et sans bornes s’étend enfin tout à coup devant lui ! Pas une terre en face, pas un glaçon à l’horizon ! Les bords resserrés du long détroit de Smith, qu’il a suivi pendant quatre-vingts milles, s’élargissent subitement et limitent, en fuyant à l’est et à l’ouest, l’immense nappe à reflets verdâtres, dont les flots, soulevés par la brise, viennent rouler jusqu’à ses pieds. Des phoques, des loups marins, des nuées d’oiseaux de mer, couvrent le rivage. Partout la vie, partout l’influence d’une bienfaisante chaleur rayonnent du sein de cet océan inconnu. Tel est le nouveau champ d’exploration que le docteur Kane, en mourant victime de son amour pour la science, a légué naguère à nos contemporains. Quel navigateur ira maintenant nous dévoiler les mystères de cette mer inconnue ?...
 
      Mon humble opinion est que les dix tribus perdues d’Israël se trouvent là, dans un continent, que Dieu s’est réservé de nous révéler lui-même. Alors toute la terre sera connue ; alors trois témoignages différents, la Bible, le Livre de Mormon et les annales sacrées des dix tribus perdues d’Israël annonceront à ses habitants que le Christ est bien le Messie promis aux fils déchus d’Adam, et qu’il a racheté tous les hommes sur le Calvaire.
 
      Notre Livre des Doctrine et Alliances contient didactiquement les doctrines officielles de l’Église et les révélations particulières données au prophète Joseph. Ces révélations, qui règlent tout ce qui concerne les sacrements, la hiérarchie, le mariage, le divorce, la question de propriété, et jusqu’à l’hygiène, sont considérées par les saints comme étant aussi sacrées que celles de la Bible et du Livre de Mormon.
 
      Le baptême et la confirmation, fondement de l’Église chrétienne primitive, sont les deux sacrements d’initiation à notre Église. Le baptême ne s’administre que par immersion, pour la rémission des péchés, et aux adultes seulement. La confirmation se confère en imposant les mains sur la tête des catéchumènes. Nous admettons aussi, en principe, un baptême pour les morts : il pourra être administré, par représentation, aux vivants, au profit de leurs parents ou amis décédés, qui n’ont pas eu le privilège de connaître l’Évangile ici-bas. Mais ce genre d’initiation ne pourra commencer à être pratiqué que dans le temple, aussitôt que la construction en sera terminée. Nos autres sacrements sont l’Ordre, le Mariage et l’Onction oléagineuse. Les saints n’ont en général qu’une confiance très limitée dans l’efficacité de la médecine proprement dite. Il y a cependant des médecins dans l’Utah. Mais tous ou presque tous se trouvent réduits, faute de malades, à s’occuper de chimie. Pour guérir les maladies internes, les saints se bornent le plus souvent à l’application d’huile consacrée et à l’imposition des mains ; puis on laisse agir la nature. Seulement, dans les fractures ou autres lésions externes, ils ont recours à la chirurgie.
 
      Il est une révélation célèbre dans l’Église sous le nom de Parole de sagesse ; elle forme tout un code hygiénique. Elle conseille en ces termes l’abstinence du tabac et des boissons : « Les liqueurs et les boissons fortes ne sont pas destinées à l’intérieur du corps, mais aux lotions externes. De même, le tabac n’est point du tout bon pour l’homme ; c’est une herbe susceptible de guérir les meurtrissures et les animaux malades, mais dont l’emploi exige beaucoup de prudence et d’habileté. » La même révélation proscrit les boissons chaudes, et donne d’autres préceptes intéressants sur l’usage modéré de la viande et sur celui des diverses céréales. Elle semble pronostiquer une loi plus parfaite, qui nous prescrira formellement l’emploi d’un régime exclusivement végétal.
 
      Il y a dans l’Église deux ordres de prêtrise : le sacerdoce de Melchisédech, et la prêtrise d’Aaron, comprenant celle des Lévites. Le sacerdoce de Melchisédech est supérieur à l’autre ; c’est celui qui donne le droit de présidence, le pouvoir et l’autorité suprême sur toutes les charges de l’Église, dans tous les âges du monde, ce qui est parfaitement conforme aux traditions hébraïques et chrétiennes. La hiérarchie de l’ordre de Melchisédech est constituée de la manière suivante dans la métropole de Sion. Il y a d’abord trois grands prêtres présidents, choisis par le corps entier pour former un quorum (ce mot, littéralement intraduisible, désigne un corps déterminé, un certain nombre d’individus formant un corps spécial distinct de tous les autres) de la présidence de l’Église. Les titulaires actuels sont Brigham Young, Heber C. Kimball et Daniel Wells. Viennent ensuite les douze apôtres ou témoins spéciaux du nom de Jésus-Christ dans tout l’univers. Ces douze forment un quorum dont l’autorité et le pouvoir égalent ceux de la première présidence. Après les apôtres se placent immédiatement les grands prêtres, corps particulier très considérable ; leur nombre est illimité. Vétérans de l’Église, leur ministère est d’aller présider les conférences et les branches qui sont établies dans les deux mondes, et de siéger dans les grands conseils de Sion. Les évêques sont généralement tirés de ce quorum. Après eux viennent les septante, jeunes missionnaires appelés à prêcher l’Évangile, et à être des témoins spéciaux de la révélation par toute la terre. Ils se fractionnent en plusieurs groupes de soixante-dix chaque, dont l’ensemble forme un quorum égal à celui des douze apôtres. Les elders, ou ministres évangéliques, dont le nombre est illimité, forment le dernier échelon du sacerdoce de Melchisédech. Toute décision prise par l’un des divers quorum de l’Église doit être prise à l’unanimité ; cependant, une majorité peut constituer un quorum quand les circonstances l’exigent. Dans le cas où une décision de ces corps aurait été prise contre le droit et le bien, il peut en être appelé devant une assemblée générale des divers quorum qui constituent l’autorité spirituelle de l’Église, laquelle décide en dernier ressort.
 
      Les douze constituent un grand conseil de voyageurs présidents, dont le ministère est d’officier, au nom du Seigneur, sous la direction de la première présidence, de prêcher l’Évangile à toutes les nations, de régler toutes les affaires de l’Église dans toutes les parties du monde, d’abord chez les Gentils, ensuite chez les Juifs. Il entre dans leurs attributions d’ordonner des grands prêtres, des septante et des elders (anciens) partout ou l’intérêt de la religion l’exige, et selon que les sujets leur sont désignés par révélation.
 
      Les septante ont pour mission d’agir au nom du Seigneur, pour travailler, sous la direction des douze, à l’édification de l’Église et au règlement de ses affaires parmi toutes les nations. Leur principale fonction est l’apostolat. Chaque groupe de septante est dirigé par un conseil de sept membres. Le nombre total de ces groupes est aujourd’hui de soixante-deux, et l’ordre entier est gouverné par un conseil de sept présidents.
 
      En arrivant à Sion, tout membre de l’Église, suivant ses aptitudes ou son âge, est agrégé à l’un de ces divers grands corps. Il n’y a d’exception due pour les gens de couleur. Les noirs sont simplement membres de l’Église, sans pouvoir jamais exercer le sacerdoce.
 
      En dehors de ces quorum il y a des patriarches et des évêques. Il y a un évêque pour chacun des vingt et un quartiers de la métropole, et un seul pour chaque ville et village de quelque importance. Directeurs du peuple pour le spirituel et le temporel, les évêques reçoivent la dîme de leurs administrés, et la transmettent au presiding bishop ou évêque général. Ses fonctions spéciales consistent à s’assurer chaque semaine de l’état matériel des familles de son diocèse, pour venir en aide à celles qui en ont besoin.
 
      L’ordre de Melchisédech se transmet de père en fils, et appartient de plein droit aux descendants directs de la race choisie, à laquelle les promesses divines avaient été faites. De là l’importance extrême que mettent les saints à rechercher et à perpétuer leur généalogie. L’ordre d’Aaron n’a que trois degrés : prêtres, catéchistes (teachers) et diacres. Leur ministère est de prêcher l’Évangile, et de baptiser, mais non de confirmer, les néophytes. Les mormons n’ont ni rituel, ni liturgie, ni uniforme religieux ou autre. Tout le monde est libre de suivre pour son habillement la mode ou sa fantaisie. Le seul titre en usage parmi eux est celui de frère et de sœur. Depuis le président jusqu’au dernier des fidèles, tous, en parlant en public ou en se saluant, n’emploient d’autre dénomination que celle-là.
 
      Les affaires générales de l’Église sont réglées deux fois par an dans la métropole, en avril et en octobre, dans ces conférences publiques dont la durée est ordinairement de trois jours. C’est dans ces assemblées œcuméniques que les principaux fonctionnaires, à commencer par le président, sont solennellement soumis à la réélection populaire. Les femmes votent à ces élections. La conférence du mois d’octobre 1860 a éclipsé toutes les précédentes par l’affluence extraordinaire des fidèles, et par l’importance et l’intérêt des communications qui y ont été faites. On peut consulter à ce sujet le compte rendu publié par le New York Herald du 18 novembre 1860.
 
      Ce qui nous a le plus frappé dans ces grandes assemblées populaires, c’est l’esprit de corps qui les anime et les fait constamment voter comme un seul homme. Chose à peine croyable, nous avons pris part à huit de ces élections générales, et nous n’avons jamais vu qu’une seule fois une main se lever pour protester contre cette unanimité constante des suffrages. Il est vrai que, chaque printemps, l’on voit un certain nombre de mécontents quitter l’Église et le territoire ; mais ce sont là des exceptions, et l’entente parfaite qui règne dans cette population de plus de 100,000 âmes, empruntée à tous les peuples des deux mondes, n’en offre pas moins un phénomène social digne d’attirer l’attention de tout homme sérieux. Le terme d’opposition n’existe pas, même dans notre dictionnaire politique. Il se manifeste bien de temps en temps des apostasies individuelles ; mais comme ces dissidents retournent parmi les Gentils, un schisme national est moralement impossible chez les mormons. Entrez à Social Hall, où les deux chambres de notre législature tiennent leurs sessions, et là, soit que vous assistiez à une séance du Grand Conseil ou à une joute oratoire dans notre Chambre des représentants, vous verrez toutes les propositions, tous les projets de loi mis sur le tapis, constamment votés ou adoptés à l’unanimité des suffrages ! Maintenant, qui pourra nous dire pourquoi cette parfaite harmonie sociale, cette communauté de pensée, de sentiment et de volonté, n’existent que chez les mormons ? Comment expliquerez-vous ce miracle d’un peuple, recruté parmi tous les autres, et animé d’un même esprit religieux, politique et social ? Attribuerez-vous un tel miracle, la négation vivante de l’insubordination universelle qui désole les nations les plus libres et les plus civilisées, à je ne sais quel roman, à une grossière imposture religieuse ? Comparez l’unité nationale des mormons à l’anarchie religieuse et au babélisme politique qui règnent aujourd’hui sur toute l’étendue des États-Unis. Il n’est plus besoin d’être prophète pour prédire le sort lamentable qui attend très prochainement cette grande république.
 
      L’administration de la justice dans notre Église est chose si particulière, qu’on nous saura gré d’en dire ici quelques mots. Un cas élémentaire suffira pour initier le lecteur au mécanisme judiciaire de nos tribunaux ecclésiastiques. La vache d’un voisin a dévasté votre jardin : vous portez plainte à votre évêque, qui envoie deux experts pour estimer le dommage. D’après leur rapport, votre voisin est sommairement condamné par l’évêque à vous payer une somme déterminée. Il en appelle au Grand-Conseil. Dans tout procès, les membres du Grand Conseil, qui se compose de douze grands prêtres, se partagent en deux camps égaux, dont l’un se déclare pour l’accusé ou pour la miséricorde, et dont l’autre se range contre l’accusé ou pour la justice. Il va sans dire que ces désignations n’impliquent pas un parti pris, mais seulement l’obligation d’une recherche ici des causes d’excuse, là des motifs de punition. Les membres des deux camps sont tirés au sort, et on ne les connaît pas d’avance. La cour fixe par un vote spécial le nombre des membres qui devront prendre la parole pour et contre l’accusé, et ce nombre varie suivant la gravité des accusations. Le président du Grand Conseil, qui est toujours le membre le plus âgé, résume les débats et manifeste son opinion ; et c’est sur son rapport que les autres sont appelés à voter. Presque toujours la sentence du président est confirmée à l’unanimité ; dans le cas contraire, les membres opposants donnent leurs raisons, et la majorité prononce. Aucune loi écrite n’est invoquée devant ce jury : tout se décide d’après l’évidence et le bon droit de la cause. Les parties peuvent en appeler à la présidence, et, en dernier ressort, à l’une des conférences semi annuelles, devant le peuple assemblé. Mais, jusqu’à ce jour, il n’y a jamais eu d’appel de ce genre. Ajoutons, pour compléter ce tableau, que cette justice ecclésiastique est essentiellement gratuite.
 
      Le temple, qui est en voie de construction, n’est nullement destiné aux réunions ordinaires du culte. Quartier général des saints, cet édifice contiendra des salles pour la réunion des principales autorités de l’Église, servira provisoirement à donner l’initiation religieuse de l’Endowment, et à administrer le baptême pour les morts. Aujourd’hui, les réunions du culte se tiennent dans le Tabernacle. Rien de plus primitif, de plus simple que tout ce qui s’y passe chaque dimanche : on croirait contempler une célébration des agapes des premiers saints de Jérusalem. Essayons de décrire l’une de ces assemblées.
 
      Il est deux heures. La vaste enceinte est comble. Depuis l’expédition des troupes fédérales, elle est divisée en deux parties par une balustrade en bois : l’une est destinée aux hommes, et l’autre aux femmes. La salle n’a d’autre ornement que deux lustres. Le stand, sorte de vaste banquette exhaussée et garnie de fauteuils, occupe le centre du mur occidental. C’est la place des principales autorités et des étrangers invités. La Bible, le Livre de Mormon, et le Livre des Doctrine et Alliances, sont déposés sur la chaire. À droite et à gauche, deux belles corbeilles et deux coupes en argent, destinées à la cène, sont symétriquement disposées sur une nappe. Daniel Spencer, président du stake, ou de cette succursale de Sion, se lève et dit : « A l’ordre, mes frères ! » Aussitôt la musique vocale et instrumentale exécute un morceau de quelque grand maître, et d’une manière qui cause toujours quelque surprise aux nouveaux arrivés dans un lieu si éloigné des anciens centres de la civilisation et des beaux-arts. Les mormons se sont donné récemment le luxe d’un orgue, sorti de leurs ateliers. Ajoutons que cet instrument est touché par une dame. Après la musique, l’officiant improvise une prière, dans laquelle il rend grâces à Dieu de ses faveurs, et lui expose les besoins du peuple. La prière finie, tous les fidèles répondent Amen ! puis le chœur chante un hymne. Il y a tels de nos cantiques qui, soit pour la musique, soit pour les paroles, mériteraient l’attention des connaisseurs. La cène est ensuite administrée sous les deux espèces, comme emblème du corps et du sang de Jésus-Christ. Les corbeilles de pain circulent d’abord de main en main dans toute la salle, puis les coupes. Ensuite vient la prédication. Nos orateurs parlent d’abondance, et ne prennent presque jamais de texte. Une nouvelle prière, plus courte, et un hymne final, terminent le service divin.
 
      Après Brigham, dont la parole est considérée comme un oracle divin, Orson Pratt est l’orateur favori des mormons. Ses improvisations, toujours éloquentes, sont parfois d’une hardiesse qui frise la témérité. Sachant par cœur nos livres saints, il puise dans ce triple arsenal des armes d’une trempe à toute épreuve. Père de notre philosophie, géomètre distingué, astronome éminent, écrivain de mérite, Orson Pratt est l’un des plus beaux ornements de notre Église. Il est entièrement le fils de ses œuvres. Nul saint n’a gagné, par sa parole ou ses écrits, un si grand nombre de prosélytes. Parmi les autres orateurs, nous citerons John Taylor et G. A. Smith, l’un et l’autre du corps des douze. Le premier est un orateur classique de premier ordre ; l’autre, doué d’une mémoire prodigieuse et d’une voix des plus sonores, assaisonne ses discours d’une foule d’anecdotes piquantes. Citons encore David Candland, Anglais ; James Ferguson, Irlandais ; puis Samuel Richards et Joseph Young, président des Septante, ces deux derniers doués d’une facilité d’élocution sans égale. Deux sténographes assistent régulièrement a toutes nos assemblées religieuses, et écrivent à tour de rôle tous les principaux discours qui sont prononcés, soit au Tabernacle, soit ailleurs. Ces discours sont ensuite livrés à l’impression et paraissent dans une publication spéciale.
 
      En été, il se tient deux réunions de culte chaque dimanche dans le Tabernacle, et une seule en hiver. Mais alors les fidèles se réunissent le soir dans chaque quartier, sous la présidence de leur évêque. Dans ces meetings, hommes et femmes sont invités à prendre la parole pour rendre leur témoignage. C’est dans ces sortes d’assemblées que se manifeste fréquemment le don des langues. Nous en avons vu des exemples dans l’île de Jersey, à Liverpool, à New York, un peu partout ; et nous déclarons que ce phénomène spirituel est parfaitement conforme à la description qu’en a faite saint Paul dans sa première épître aux Corinthiens. Voici ce que nous avons nous-même vu et entendu à cet égard.
 
      En juillet 1855 , campés au nombre de plus de trois mille à Mormon Grove, dans le Kansas, nous étions sur le point de nous lancer à travers l’océan des prairies. Un soir, plusieurs Français se trouvant réunis dans une tente, la sœur Malan, dame piémontaise et mère de famille des plus respectables, se leva pour rendre son témoignage. Elle parla dix minutes en français, puis elle se mit tout d’un coup à prononcer naturellement, et sans aucune exaltation, des sons inintelligibles en une langue inconnue, ce qui dura plusieurs minutes. Nul des assistants ne l’ayant comprise, elle interpréta de suite sa prophétie en français. Elle nous promettait un voyage des plus prospères, et nous ne pensons pas qu’aucune caravane ait jamais fait une traversée plus heureuse que la nôtre, parmi ces vastes solitudes. Ajoutons que le plus souvent c’est un des assistants qui reçoit le don d’interpréter ce que prédit le prophète. Le don des langues, le don de guérison, et bien d’autres encore, que possédait l’Église primitive, existent dans la nôtre pour l’aider à remplir le but de sa création. Telle est du moins notre profonde conviction.
 
      Ce qu’on appelle improprement « le mormonisme » est purement et simplement la religion chrétienne, la restauration intégrale de l’autorité divine dans le Nouveau Monde. Accomplissement littéral d’une foule d’antiques prophéties, c’est le rétablissement de l’Église du Christ avec les mêmes ministères, les mêmes sacrements, les mêmes dogmes, les mêmes dons spirituels. C’est là le fait capital du XIXe siècle. Voilà ce qui va renouveler la face de la terre. – « Oportet vos nasci denuò, » a dit le divin Maître. Ces paroles résument tout le christianisme. « En vérité, en vérité je te dis, que si un homme ne naît d’eau et d’esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » La nouvelle naissance, en d’autres mots, le baptême des adultes pour la rémission des péchés, et le baptême de feu par l’imposition des mains pour le don du Saint-Esprit ; ces deux ordonnances sacrées, unique voie du salut, et qui servaient de fondement à l’Église primitive apostolique, constituent la base éternelle de l’Évangile. C’est pour avoir changé ses deux ordonnances divines et d’autres encore, pour des institutions purement humaines, que l’Église de Rome perdit graduellement le sens intime des dogmes apostoliques. Les premiers témoins de Jésus n’avaient établi sa religion que par la parole, c’est-à-dire par la puissance de la révélation directe. Du moment que les successeurs des Apôtres eurent substitué les Écritures à l’esprit de vérité, la parole écrite à la parole du Dieu vivant, l’esprit d’apostasie se manifesta visiblement dans l’Église. La perte des dons spirituels devint la preuve évidente, le signe sensible de cette apostasie. Dès lors, les prophètes ayant cessé de guider l’Église, la tradition devint l’unique règle de la foi. La science épiscopale l’emporta sur la sagesse divine. De là, l’origine de ces violentes protestations qui, sous le nom d’hérésies, désolèrent, de siècle en siècle, toute la chrétienté. Luther, par son audacieuse révolte contre la papauté, lui enleva la moitié de l’Europe et donna naissance aux sectes sans nombre du protestantisme. – « Écrasons l’infâme, » s’écria Voltaire. C’était là le dernier mot de la réforme de Luther. Or, la Révolution n’a qu’à peine commencé son œuvre. – « La France continue Rome, » a dit Michelet. Ce mot profond résume admirablement bien la mission providentielle de notre illustre patrie. Revenons au mormonisme.
 
      Voici ce qui constitue la puissance mystérieuse de l’œuvre de Joseph, au milieu de l’écroulement général des systèmes religieux contemporains. Tout individu qui entre dans notre Église avec les dispositions convenables, reçoit bientôt l’évidence que cette œuvre émane de Dieu. Dès qu’il possède ce témoignage intérieur, sa raison fait une alliance indissoluble avec sa foi. Fondé sur le roc de la vérité, il progresse sans cesse, ses passions se calment, son cœur se purifie, son esprit s’illumine, sa foi s’éclaire, et il n’a plus désormais que des sentiments de la plus profonde commisération pour le reste des hommes. Il devient, dans toute la- force du terme, un être entièrement nouveau. Dès lors, il est à l’abri de toutes les séductions du monde. Son esprit, graduellement mais constamment éclairé par l’Esprit-Saint, détruit tous les sophismes, renverse toutes les objections. Un article de journal, les calomnies d’un apostat, le plus violent libelle contre les mormons, n’ont pas plus d’influence sur lui que les vagissements d’un nouveau-né. Or ce phénomène, étant purement surnaturel, ne peut être compris que par les initiés ; il échappe au reste des hommes. Les gens du monde, ne pouvant le juger qu’à travers le prisme de leurs opinions, le confondent généralement avec ce que l’on appelle mysticisme.
 
      Nous avons prononcé le mot d’Endowment ; il exige quelques explications. D’après certaines révélations faites par des apostats, nos ennemis ont fondé d’étranges hypothèses sur cette initiation purement religieuse, mais secrète. Les uns ont prétendu que, dans un antre satanique et à travers une série de terribles épreuves, les mormons étaient initiés aux mystères d’une nouvelle et dangereuse maçonnerie. D’autres ont gravement soutenu qu’ils tramaient, sous les voûtes de l’Endowment House, des crimes sans nombre contre les individus, et de coupables machinations contre le gouvernement central. C’est là que les Danites, ou anges destructeurs, bande d’assassins et d’incendiaires, cent fois plus fameuse dans les colonnes des journaux américains que le grand serpent de mer, c’est là, dis-je, que ces templiers modernes viennent recevoir leurs instructions secrètes pour aller exterminer nos ennemis dans les deux mondes. C’est de ce repaire affreux que le vieux des montagnes Rocheuses lance ses décrets d’extermination contre tous les gentils qui l’ont offensé.
 
      L’homme est de glace pour la vérité, il est de feu pour le mensonge. Si le mormonisme n’était pas une œuvre éminemment sérieuse, nous trouverions ample matière à rire de la crédulité sans égale avec laquelle certains publicistes de Paris, même des plus sceptiques, ont accueilli les yeux fermés toutes ces absurdités. Comme nous ne voulons calomnier personne, nous allons mettre sous les yeux du lecteur le fabuleux récit sur lequel reposent toutes ces divagations des journaux américains touchant notre initiation religieuse. C’est le plus illustre de nos apostats qui va nous révéler le grand mystère de Endowment House (Mormonism : Its leaders and designs, p. 97. By John Hyde).
 
      « On vous fait passer dans une chambre où se trouve un autel sur lequel on voit la Bible, le Livre de Mormon et le Livre des Révélations de Joseph (Doctrine and Covenants). Les initiés à présent marchent sûrement dans la vraie voie du salut, mais ils ont un grand devoir temporel à remplir, un devoir positif, immédiat, qui ne consiste plus dans l’obéissance à des abstractions. On leur fait jurer d’entretenir une haine immortelle contre le gouvernement des États-Unis, parce qu’il n’a pas vengé la mort de Joseph Smith ni réparé les outrages et les pertes subies par les saints dans les persécutions ; de faire tous leurs efforts pour détruire, renverser et contrarier ce gouvernement; de lui refuser toute soumission et obéissance ; d’inspirer cette haine à leurs enfants dès le berceau, et de la leur léguer comme un héritage sacré ; de faire de cette haine l’idée dominante et le devoir le plus saint de leur vie, afin que le royaume de Dieu et de son Christ puisse soumettre tous les autres royaumes et remplir toute la terre. Les malédictions les plus épouvantables, les pénalités les plus barbares sont réservées à celui qui ne tiendrait pas ce serment ou qui oserait le révéler. On vous communique alors un dernier signe, un dernier attouchement, un dernier mot de passe, et vous avez reçu le second degré de l’ordre de Melchisédech... »
 
      Telle est la source impure d’où sont sorties toutes les imaginations des publicistes américains au sujet de l’Endowment. Nous commençons par déclarer qu’il n’y a pas dans l’Utah l’ombre même d’une loge maçonnique. Membre de la franc-maçonnerie française et écossaise, notre opinion est que cette institution a fait son temps, et l’on ne songe guère dans l’Utah à fonder des loges d’aucun rite. Le 20 août 1859, nous avons reçu, nous treizième, des mains d’Orson Pratt, notre initiation aux rites sacrés de l’Église. Brigham Young était absent, mais il était remplacé par ses deux conseillers. Aucune épreuve physique ni morale ne fut employée dans cette initiation, qui ne dura pas moins de quatre heures. Autant que notre mémoire peut nous servir, l’assassinat de Joseph Smith n’y fut nullement mentionné, ni le nom même du gouvernement des États-Unis prononcé. Exclusivement religieuse, cette initiation n’a pas le moindre rapport avec les affaires politiques américaines. Il est parfaitement vrai qu’elle est secrète ; mais, comme tous les saints sont prêtres, et que tous indistinctement sont appelés à la recevoir, il s’ensuit qu’elle n’est interdite qu’aux personnes étrangères à notre Église. Nous affirmons encore qu’il n’existe pas davantage de tribunaux secrets, de serments d’Annibal contre les États-Unis, dans les degrés supérieurs de notre hiérarchie sacerdotale. Sans doute l’assassinat de Smith et l’impunité de ses meurtriers ont été un grand crime, une grande faute, mais nous en laissons entièrement le châtiment à Dieu et aux événements qu’il dirige. Quelle que soit notre opinion sur l’avenir politique et social de l’ancien comme du nouveau monde, nous avons la plus profonde horreur pour toute violence et ne demandons à ceux qui rejettent notre foi que la paix et la tolérance religieuse. 
 
 
 
Chapitre VI 
 
LA POLYGAMIE OU MARIAGE PATRIARCAL  
 
      De tous les problèmes que le mormonisme a déjà posés à notre siècle, il n'en est pas de plus important, ni de moins compris, que celui de la pluralité des femmes. Nous commençons par déclarer qu'ayant passé quatre ans sur les bords du lac Salé, en gardant le célibat le plus complet et vivant seul dans notre ermitage, nous sommes parfaitement désintéressé dans cette question. On conçoit que ce n'est pas ici le lieu de la traiter dans toute son étendue. Néanmoins nous en dirons assez pour réduire à la juste valeur plus d'une calomnie.
 
      Nos détracteurs ont beaucoup parlé de l'épouse spirituelle. Cette expression ne figure nulle part, ni dans nos doctrines, ni dans nos révélations. Elle a eu pour parrain un certain John C. Bennet, qui, ayant été retranché de l'Église pour cause d'immoralité, devint l'un des ennemis les plus acharnés de Joseph Smith. Notre prophète a établi par doctrines et révélations, non pas l'épouse spirituelle ni tout autre synonyme de concubine ou maîtresse, mais la polygamie ou pluralité des femmes légitimes, ou mariage patriarcal.
 
     Beaucoup de gens en France nous accusent d’une monstrueuse et systématique immoralité. Cette incrimination passe de bouche en bouche, et quand on veut remonter à sa source, on découvre qu'elle repose uniquement sur les assertions d'un ouvrage intitulé : les Harems du Nouveau-Monde, par M. Révoil. Ce livre est la traduction libre d'un roman célèbre en anglais sous le titre de Female life among the Mormons, œuvre anonyme, mais qu'on sait être de Maria Ward, auteur de cet autre libelle : The husband in Utah. Nous comprendrions que les rédacteurs du Punch puisassent à cette source ; mais nous ne comprenons pas que des publicistes, qui se disent sérieux, aient adopté et propagé sans examen de pareilles fables.
 
      La polygamie, qui a soulevé contre les mormons tant de préventions et de clameurs, n'est pourtant pas, après tout, quelque chose de si nouveau, de si inusité, dans les annales du monde ancien, comme dans celles des peuples contemporains. Nous la trouvons mentionnée, sans aucun blâme, dès les premières pages de la Bible. Pratiquée par les premiers patriarches, elle fut sanctionnée, réglementée par les institutions mosaïques. Ce n'est pas le mariage de David avec la femme d'Urie que le saint livre condamne, bien qu'à cette époque il eût déjà plusieurs femmes légitimes, mais bien le commerce adultère et le meurtre du premier mari de cette femme. Bref, la polygamie a été pratiquée légalement par les personnages les plus saints de l'ancienne loi.
 
      Sur ce terrain encore, nous demeurerons calmes, et nous ne rendrons pas injure pour injure. Nous n'irons pas emprunter des arguments à la statistique contemporaine, en rappelant que sur une population totale d'un milliard, 300 millions tout au plus d'habitants du globe sont monogames à l'heure qu'il est. Nous admettrons franchement qu'à certaines époques, et notamment à l'avènement du christianisme et dans ses premiers siècles, non seulement la monogamie, mais le célibat, ont eu leur dignité, leur raison d'être au point de vue social et religieux, à titre de réaction contre les monstrueux déportements du paganisme. Nous pousserons même, si l'on veut, l'optimisme jusqu'à la naïveté ; nous admettrons que les littérateurs de l'ancien monde faussent ou exagèrent les choses, quand ils nous représentent l'adultère comme un des plus doux passe-temps des peuples civilisés. Nous fermerons les yeux ; nous écarterons de notre mémoire, comme un cauchemar horrible, les scènes qui chaque soir s'étalent à la lueur du gaz dans les grands centres de civilisation de l'Occident. Nous irons même jusqu'à admettre, si on l'exige, une fidélité réciproque et complète dans tous les ménages parisiens. C'est seulement vis-à-vis des protestants du nouveau monde que nous voulons ici poser la question de moralité.
 
      Un mormon a le droit d'épouser plusieurs femmes, qui toutes portent honorablement son nom. Ses nombreux enfants sont élevés religieusement ; il en fait d'excellents citoyens. Un bourgeois de n'importe quelle cité de l'Union, grand persécuteur et contempteur de ces infâmes polygames, n'épouse, lui, qu'une femme. Pendant la durée de cette union, il n'attend pas même souvent que des infirmités de cette femme viennent fournir une excuse au parjure. Il entretient à la fois ou successivement une ou plusieurs maîtresses, qui lui donnent rarement des enfants. Ceux qu'elles ont le malheur d'avoir n'ont presque jamais rien à attendre d'un père adultérin, et deviennent trop souvent des recrues pour le pénitencier ou le bagne. Lequel de ces deux individus est réellement le plus moral ?
 
Nous ne saurions trop le redire, la monogamie n'a jamais eu, comme institution sociale ou religieuse, qu'un caractère transitoire, ou spécialement approprié au tempérament de certains peuples. On trouve même dans le Livre de Mormon l'exemple d'une nation qui reçut à ce sujet un commandement spécial pour un temps limité. Nous admettons donc parfaitement que la monogamie ait pu être pratiquée comme remède temporaire à la corruption charnelle. Mais n'est-il pas possible que ce remède se tournant en poison par suite même du raffinement de la civilisation, il doive être rejeté à son tour, et faire place à un retour vers l'institution primitive ? Ainsi réduite à ses termes véritables, la question de la polygamie n'a plus rien de choquant, même au point de vue d'une morale purement humaine.
 
      Mais, vont nous objecter les philosophes, qui puisent leurs inspirations chez les saint-simoniens ou dans Fourier, pourquoi ne pas accorder réciproquement à la femme le droit de prendre plusieurs maris ? parce que cela produirait infailliblement l'inverse des résultats de notre polygamie, dont le but est la multiplication et la régénération de l'espèce, par la prompte formation d'un peuple d'élite. L'égalité physique des sexes, l'émancipation de la femme, en d'autres termes, la théorie bestiale des amours libres, que rêvent les sectateurs de la philosophie matérialiste, si elle était jamais adoptée et pratiquée par une nation, produirait les fruits les plus monstrueux, les plus désastreux qu'il soit possible de concevoir : elle aurait pour infaillible résultat d'abâtardir et d'éteindre, en fort peu d'années, cette nation tout entière.
 
      Dans ces derniers temps, on a beaucoup déclamé, en France, sur l'émancipation de la femme. Depuis le pontificat du premier et dernier pape de l'église saint­simonienne, depuis le père Enfantin, ce célèbre inventeur de la femme libre, jusqu'à la publication du savant livre de madame Jenny d'Héricourt sur l'affranchissement général des filles d'Ève, les théories les plus contradictoires ont été mises en avant pour résoudre cette grave question. La solution de ce problème social marche à pas de tortue. Quand je pense qu'après tant de sérieuses études là-dessus, des femmes sont encore, en 1862, dans la dure nécessité de balayer les rues de Paris, je désespère de les voir, de mon vivant, affranchies du balai municipal. Un congrès de bas-bleus européen, sous la présidence de mon aimable ennemie, madame d'Héricourt, sera peut-être seul capable d'émanciper le beau sexe. En attendant, voici comment le plus populaire de nos philosophes humanitaires a défini l'amour, tel qu'il existera lorsque l'heure de l'affranchissement aura sonné pour les femmes : « L'amour, a dit le père de la Triade, c'est l'idéalité de la réalité d'une partie de la totalité de l'être infini réuni à l'objection du moi et du non-moi ; car le moi et le non-moi, c'est lui. » Et voilà. Comprenez-vous ce charabia métaphysique ? Non. Et moi non plus. Laissons-là ces fadaises, et abordons sérieusement le sujet de notre mariage patriarcal.
 
      C'est le 29 avril 1852 que la révélation de Joseph Smith sur la polygamie, révélation tenue jusque-là en réserve, fut proclamée et adoptée dans une conférence spéciale, comme loi de l'Église des saints des derniers jours. Parmi les écrits que les saints ont publiés sur l'importante question de la pluralité des femmes, le compte rendu de cette conférence est le plus propre à faire apprécier le véritable caractère de cette institution. Cette conférence s'ouvrit par une admirable improvisation d'Orson Pratt, le même que nous avons vu glorieusement à l'œuvre dans l'odyssée des héroïques pionniers mormons ; Orson Pratt, aussi grand orateur, aussi habile théologien que savant ingénieur.
 
      Après avoir prouvé la légalité constitutionnelle de la polygamie par l'article de la loi fédérale qui proclame la liberté des cultes, il exposa le dogme de la préexistence des âmes ; puis il entra dans des développements curieux et fort longs que nous allons reproduire en partie.
 
      « Les esprits ne sont pas contemporains des corps. Il n'est pas raisonnable de croire que Dieu crée un nouvel esprit chaque fois qu'on nouveau tabernacle vient dans le monde, car alors la création n'aurait pas fini au bout de sept jours, elle durerait encore, et Dieu ne serait occupé qu'à créer des esprits continuellement, un milliard par siècle au moins. Nous admettons que l'esprit est beaucoup plus ancien que le tabernacle. L'esprit qui vit maintenant dans chaque individu est vieux de plusieurs milliers d'années. Nos esprits ont été formés par génération, de même que le corps. Lorsque Dieu jeta les fondements de la terre, les fils et les filles de Dieu applaudirent de joie en voyant la belle habitation où ils pourraient venir, à chacun leur tour, prendre un tabernacle. Salomon dit que quand le corps retourne en poussière, l'esprit retourne à Dieu : il est évident que si l'esprit n'avait jamais été dans le ciel, il ne pourrait y retourner. Je ne puis pas retourner en Californie, puisque je n'y suis jamais allé. Dans la traduction inspirée que Joseph a faite de la Genèse, il est prouvé que les esprits de tous les hommes et de toutes les femmes existaient avant la création terrestre d'Adam et d'Ève. Dieu est le père de nos esprits.
 
      « Il y a plusieurs dieux, l'Écriture le dit. Si un dieu peut propager son espèce et engendrer des esprits à son image et ressemblance, et les appeler ses fils et ses filles, de même tous les autres dieux qui sont semblables à lui peuvent en faire autant. En conséquence, il y aura de nombreux pères, et ils seront les enfants de ces êtres glorifiés, célestes, qui sont jugés dignes d'être dieux. Dans le Livre d'Abraham, traduit par Joseph, nous voyons que dans la grande famille des esprits il y en a de plus nobles et de plus grands que d'autres, de plus intelligents. Le mariage a été établi par Élohim, comme une loi par laquelle les esprits viendraient prendre des tabernacles pour entrer dans le deuxième état de l'existence. Adam et Ève furent mariés par le Très-Haut quand ils étaient immortels, par conséquent pour l'éternité. Les mormons ont donc raison de se marier pour le temps et pour l'éternité, puisque le sacrement fut institué pour des êtres immortels, avant que leur péché n'eût condamné leurs corps à mourir. Leurs descendants ont été rachetés des effets de la chute par la rédemption, et la rédemption implique une restauration complète de tous les privilèges perdus par la chute ; par conséquent, le mariage éternel est rétabli. Dieu a promis à Abraham que sa semence serait aussi nombreuse que les grains de la mer. Mais quand la terre continuerait encore à vivre huit mille ans, dix hectolitres de sable contiendraient plus de grains que toute la population humaine, depuis la création. Si l'homme cessait alors de multiplier, où serait la promesse faite à Abraham ? Dieu a donc voulu dire que la prospérité d'Abraham serait infinie, et qu'il y aurait une infinité de mondes pour sa résidence. Le prophète Énoch a dit que quand le sable de dix millions de terres comme la nôtre serait épuisé, ce ne serait pas encore le commencement de toutes les créations. Nous lisons que ceux qui font les œuvres d'Abraham seront bénis avec les bénédictions d'Abraham. Le sacerdoce des derniers jours a prononcé sur nos têtes les bénédictions d'Abraham. Et qu'a fait Abraham pour fonder son puissant royaume ? Devait-il le fonder par une seule femme ? Non. Il eut Sarah, Agar, Kéturah, une pluralité de femmes et de concubines, avec lesquelles il engendra un nombre considérable d'enfants. Il n'y a qu'un cinquième de la population du globe qui croie au système de la monogamie, les quatre autres cinquièmes croient à la polygamie. Les nations chrétiennes, non contentes d'avoir renoncé aux bénédictions d'Abraham, cherchent encore dans leur système étroit de la monogamie à éviter d'avoir beaucoup d'enfants. Elles ignorent que dans les mondes éternels la postérité d'un homme doit constituer sa gloire et son royaume. Nous voyons donc la nécessité de faire les œuvres d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, si nous voulons participer à leurs bénédictions. Les chrétiens mariés légalement à une femme, ne se font aucun scrupule d'aller rechercher dans les maisons de débauche de coupables plaisirs ; mais ils regardent comme un crime d'élever une postérité née de plus d'une femme. Ils donnent des brevets à la prostitution, et tout est fort bien ; mais de bons mariages légitimes, c'est horrible ! Autrefois l'adultère était puni de mort ; aujourd'hui on en rit. Mais le peuple de Dieu doit fuir comme la peste toutes ces abominations, car le Livre de Mormon dit : « Malheur aux impudiques, ils seront précipités en enfer ! » Comment faire pour lutter contre notre nature déchue ? Le Seigneur des anciens temps a trouvé le moyen : la pluralité des femmes.
 
      « Il y a deux raisons pour que la pluralité des femmes existe chez les saints. La première, c'est pour qu'ils héritent des bénédictions et des promesses faites à Abraham, Isaac et Jacob ; c'est pour avoir une innombrable postérité. La seconde, c'est pour que le peuple choisi de Jéhovah forme une postérité fidèle, au moment où Dieu dégaine son glaive pour détruire toutes les nations qui se sont corrompues. Les saints sont le sel de la terre. C'est chez eux que doivent venir prendre des tabernacles, par le moyen d’une parenté légitime, ces nobles esprits qui attendent encore dans le ciel le moment de passer sur la terre. Si Dieu les a gardés si longtemps dans le ciel, ce n'était pas pour les envoyer dans le corps des Hottentots, des nègres, des idolâtres, des faux chrétiens : non, la bonté, la justice de Dieu les réserve pour les faire venir chez les saints du Dieu vivant. Il est donc raisonnable que Dieu dise à ses serviteurs fidèles et choisis : « Prenez plusieurs femmes, comme les patriarches. » Il n'y a qu'un bomme à la fois sur la terre qui soit arbitre souverain en cette matière.
 
      « Quiconque n'a pas été marié par cette loi ne peut pas réclamer sa femme à la résurrection. Les anges sont inférieurs aux saints, qui sont des rois en état d'exaltation. Saint Paul dit que les anges seront jugés par nous et deviendront les serviteurs des dieux. Élohim veut faire de ce peuple un royaume de rois et prêtres, en d'autres mots, un royaume de dieux, si nous écoutons sa loi... »
 
      Après ce discours préliminaire que je reproduirai plus tard en entier, Brigham Young, ayant pris la parole, rappela l'excellence de la doctrine de Joseph Smith dans toutes ses parties connues. L'impuissance des gentils à y opposer un argument sérieux, une raison substantielle, les cris de désapprobation que le prophète rencontra dans les premières innovations qu'il introduisit ; puis il aborda la question à l'ordre du jour. « La doctrine dont vous a parlé frère Orson Pratt a été l'objet d'une révélation antérieure à la mort de Joseph Smith ; elle est en opposition avec une faible minorité des habitants de la terre, mais notre peuple y a cru depuis des années, bien qu'elle n'ait pas été pratiquée par les eIders. La copie originale de cette révélation a été brûlée. W. Clayton l'avait écrite de la bouche du prophète. Elle s'est trouvée en la possession de l'évêque Whitney, qui obtint de Joseph le privilège de la copier. Sœur Emma a brûlé l'original. Je vous dis tout cela parce que ceux qui connaissent la révélation supposent qu'elle n'existe plus... Je vous prophétise que le principe de la polygamie fera son chemin, qu'il triomphera des préjugés et de la prêtraille du jour ; il sera embrassé par les hommes les plus intelligents du monde comme une des meilleures doctrines qui ait jamais été proclamée à aucun peuple. Vos cœurs n'ont pas besoin de battre ; vous n'avez pas à craindre qu'une vile plèbe vienne ici fouler aux pieds la liberté sacrée que la constitution de notre pays nous garantit. Il y a longtemps que le monde sait, et on l'a su même de son vivant, que Joseph avait plus d'une femme. Un des sénateurs du Congrès fédéral l'a parfaitement su et n'en a pas moins été notre ami, au point qu'il disait que si ce principe n'était pas adopté par les États-Unis, nous finirions par voir les limites extrêmes de la vie humaine ne pas dépasser trente ans. Il affirmait hautement que Joseph avait introduit le meilleur plan pour restaurer la force et rétablir une longue vie chez les hommes, et que les mormons sont des êtres exemplaires... Nous ne pouvions pas proclamer ce principe il y a quelques années ; il faut que chaque chose vienne en son temps. Aujourd'hui, je suis prêt à le proclamer... Cette révélation a été en mon pouvoir depuis des années. Et qui l'a su ? Personne, si ce n'est ceux qui devaient le savoir. J'ai une serrure brevetée à mon secrétaire, et rien n'en sort de ce qui ne doit pas en sortir... »
 
     Immédiatement après le discours de Brigham, l'eIder Thomas Bullock, alors secrétaire de l'Église, fit, en présence des principaux eIders d'Israël, dont le nombre dépassait deux mille, la lecture d'une révélation que voici dans ses principales dispositions :
 
     RÉVÉLATION SUR LA POLYGAMIE
       
   Reçue par Joseph Smith à Nauvoo, le 12 juillet 1843, proclamée le 20 août 1852, et publiée le 14 septembre 1852 dans le Deseret News.
 
      « En vérité, en vérité, ainsi dit le Seigneur à vous, Joseph, mon serviteur, puisque vous vous êtes enquis pour savoir et comprendre comment moi, le Seigneur, ai justifié mes serviteurs Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que Moïse, David et Salomon, mes serviteurs, sur ce qu'ils avaient plusieurs femmes et concubines. Voici, je suis l'Éternel ton Dieu, et te répondrai sur cette matière. C'est pourquoi préparez vos cœurs à recevoir et à suivre les instructions que je vais vous donner, car tous ceux à qui cette loi est révélée doivent y obéir. Voici, je vous révèle une nouvelle et éternelle alliance ; et si vous ne gardez pas cette alliance, vous serez damnés, car quiconque rejette cette alliance ne peut entrer dans ma gloire. Et tous ceux qui recevront une grâce de ma main devront observer la loi qui a été faite à cet effet, ainsi que les conditions de cette loi, telles qu'elles ont été déterminées dès avant la création du monde. Elles ont été instituées pour la plénitude de ma gloire, et comme appartenant à la nouvelle et éternelle alliance ; et celui qui en reçoit la plénitude doit être et sera fidèle à la loi, ou bien il sera damné, dit le Seigneur.
 
      « En vérité, je vous le dis, voici les conditions de cette loi : Toutes les alliances, contrats, engagements, obligations, serments, vœux, traités, liaisons, associations, espérances, qui ne sont pas faits, enregistrés et scellés par l'Esprit-Saint de promesse, par révélation et commandement, pour le temps comme pour l'éternité, de la main de mon oint que j'ai choisi sur la terre pour tenir cette autorité (et j'ai désigné mon serviteur Joseph pour tenir ce pouvoir dans les derniers jours, et il n'y a jamais sur la terre qu'un seul homme à la fois à qui soient remis ce pouvoir et les clefs du sacerdoce) sont de nulle efficacité, vertu ou force dans et après la résurrection des morts ; car tous les contrats qui ne sont pas faits à cette fin sont anéantis, quand les hommes sont morts.
 
      « Voici, ma maison est une maison d'ordre, dit l'Éternel, et non une maison de confusion. Accepterai-je une offrande, dit le Seigneur, qui n'est pas faite en mon nom ? ou bien recevrai-je de vos mains ce que je n'ai pas ordonné ? Et vous prescrirai-je, dit le Seigneur, autrement que par la loi, comme moi et mon Père l'avons établi pour vous, avant même la création du monde ? Je suis le Seigneur ton Dieu, et je vous donne ce commandement qu'aucun homme ne viendra au Père que par moi, ou par ma parole qui est ma loi, dit l'Éternel. Et tout ce qui se fait sur la terre, que ce soit décrété par des rois, des princes, des puissances, toutes choses sans exception qui n'ont pas été faites par moi ou par ma parole, dit le Seigneur, seront abolies et d'aucun effet après la mort, dans et après la résurrection, dit le Seigneur votre Dieu ; car mes seules œuvres subsisteront, et tout ce qui ne sera pas de moi sera renversé et détruit.
 
      « C'est pourquoi si un homme épouse une femme dans le monde, et qu'il l'épouse non par moi ni par ma parole, ils contractent une alliance pour aussi longtemps qu'ils vivront sur la terre ; mais leur mariage perd son effet quand ils sont hors du monde. Aucune loi ne les oblige plus, après leur mort. C'est pourquoi, lorsqu'ils sont hors du monde, ils ne peuvent se marier ni être donnés en mariage, mais ils deviennent des anges dans les cieux, et leurs fonctions consistent à servir ceux qui sont dignes d'une gloire plus grande et éternelle ; car ces anges n'ont pas gardé ma loi ; c'est pourquoi, ne pouvant plus s'élever, ils demeurent, dans leur condition de salut, séparés et à part, sans exaltation et pour toute l'éternité ; et dès lors ils ne peuvent devenir des dieux, mais ils sont des anges de Dieu à jamais.
 
     « Je vous le dis en vérité, si un homme épouse une femme et fait avec elle une alliance pour le temps et toute l'éternité, si cette alliance n'est pas contractée par moi ou par ma parole, qui est ma loi, et si elle n'est pas scellée par le Saint-Esprit de promesse et des mains de mon oint, que j'ai revêtu de cette autorité, une telle alliance n'est point valide, elle est sans efficacité quand ils sont hors du monde, parce qu'ils n'ont pas été unis par moi ni par ma parole, dit le Seigneur. Quand ils sont hors du monde, leur alliance n'est pas reconnue, parce que des anges et des dieux sont placés là, et ils n'acceptent pas ces mariages. C'est pourquoi, ils ne peuvent hériter ma gloire, car ma maison est une maison d'ordre, dit le Seigneur.
 
     « Et je vous dis encore, si un homme épouse une femme par ma parole qui est ma loi, et par la nouvelle et éternelle alliance, et si cette alliance est scellée sur eux par le Saint-Esprit de promesse, des mains de mon oint, à qui j'ai donné cette autorité et les clefs de ce sacerdoce, il leur sera dit : Vous aurez part à la première résurrection ; et si c'est après la première résurrection, vous aurez part à la prochaine résurrection ; et vous hériterez des trônes, des royaumes, des principautés, des puissances, des dominations, de toutes les hauteurs et de toutes les profondeurs de la création ; alors ce sera écrit dans le Livre de vie de l'Agneau. Et s'ils gardent mon alliance, et qu'ils ne commettent point de meurtre pour verser le sang innocent, toutes les promesses quelconques qui leur auront été faites par mon serviteur seront accomplies ; elles seront en pleine force quand ils seront hors du monde, et elles seront acceptées par les dieux et les anges qui sont placés là pour leur exaltation et leur gloire en toutes choses, comme elles ont été scellées sur leurs têtes ; et leur gloire sera la plénitude et une continuation de leur race à toute éternité.
 
      « Alors ils seront des dieux, parce qu'ils n'auront pas de fin ; c'est pourquoi, ils existeront d'éternité à toute éternité, parce que leur postérité continuera ; ils seront au-dessus de toutes choses, parce que toutes choses leur seront assujetties. Alors ils seront des dieux, parce qu'ils auront tout pouvoir, et que les anges leur seront soumis.
 
      « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne gardez ma loi, vous ne pouvez pas atteindre à cette gloire ; car étroite est la porte et étroit est le chemin qui conduit à l'exaltation et à la vie éternelle ; et il y en a peu qui le trouvent, parce que vous ne me recevez pas dans le monde et vous ne me connaissez pas. Mais si vous me receviez dans le monde, alors vous me connaîtriez et vous parviendriez à votre exaltation, afin que là où je suis vous y soyez aussi. Connaître le seul vrai Dieu et Jésus-Christ qu'il a envoyé, voilà la vie éternelle. Je suis Jésus-Christ. Recevez donc ma loi. Large est la porte et spacieux est le chemin qui mène à la mort ; et beaucoup le suivent, parce qu'ils ne me reçoivent pas ni ne gardent ma loi.
 
      « En vérité, en vérité, je vous le dis, si un homme épouse une femme suivant ma parole, et que leur mariage soit scellé par le Saint-Esprit de promesse conformément à mon ordre, si lui ou elle se rend coupable de quelque péché ou transgression quelconque envers la nouvelle et éternelle alliance, et de toute sorte de blasphèmes, s'ils ne commettent pas de meurtre pour verser le sang innocent, ils auront encore part à la première résurrection et entreront dans leur exaltation ; mais ils seront détruits dans la chair et seront livrés entre les mains de Satan jusqu'au jour de la rédemption, dit l'Éternel.
 
      « Le blasphème contre le Saint-Esprit, qui ne sera point pardonné dans le monde ni hors du monde, consiste à commettre un meurtre pour verser le sang innocent, et à consentir à ma mort après avoir reçu ma nouvelle et éternelle alliance, dit le Seigneur ; et celui qui ne garde point cette loi ne peut en aucune manière entrer dans ma gloire, mais il sera damné, dit l'Éternel.
 
      « Je suis le Seigneur ton Dieu, et te donnerai la loi de ma sainte prêtrise, comme elle fut établie par mon Père et par moi avant la création du monde. Abraham a reçu toutes les choses quelconques qu'il a reçues, par révélation et commandement, par ma parole, dit le Seigneur ; et il est entré dans son exaltation, et il est assis sur son trône.
 
      « Abraham a reçu des promesses touchant sa postérité et le fruit de ses reins - desquels reins vous êtes, mon serviteur Joseph, - lesquelles promesses devaient continuer aussi longtemps qu'ils seraient dans le monde. Pour ce qui concerne Abraham et sa postérité, il lui fut promis qu'elle continuerait hors du monde, et ils continueront dans le monde et hors du monde aussi innombrables que les étoiles ; or, quand même vous compteriez le sable sur le bord de la mer, vous ne pourriez jamais les compter. Cette promesse vous appartient, parce que vous êtes le fils d'Abraham et que la promesse a été faite à Abraham ; et c'est par cette loi que se perpétuent les œuvres de mon Père, dans lesquelles il se glorifie. Allez donc, et faites les œuvres d'Abraham ; gardez ma loi, et vous serez sauvés. Mais si vous ne gardez pas ma loi, vous ne pouvez recevoir les promesses de mon Père, qu'il a faites à Abraham.
 
      « Dieu l'ordonna à Abraham, et Sara donna Agar pour femme à Abraham. Et pourquoi le fit-elle ? Parce que c'était la loi, et d'Agar sortirent beaucoup de peuples. C'était là, entre autres choses, l'accomplissement des promesses. Abraham était-il donc pour cela sujet à condamnation ? En vérité, je vous dis non ; car moi, le Seigneur, je lui avais commandé. Il avait été ordonné à Abraham de sacrifier son fils Isaac, et pourtant c'était écrit : « Tu ne tueras point. » Toutefois, Abraham ne refusa pas, et cela lui fut imputé à justice.
 
      « Abraham reçut des concubines, et elles lui donnèrent des enfants, et cela lui fut imputé à justice, parce qu'elles lui avaient été données, et qu'il a été fidèle à ma loi. Isaac et Jacob ne firent également que ce qui leur avait été commandé ; et parce qu'ils ne firent que ce qui leur avait été commandé, ils sont entrés dans leur exaltation, conformément aux promesses, et ils sont assis sur des trônes ; ils ne sont pas des anges, mais des dieux. David reçut aussi beaucoup de femmes et de concubines, ainsi que Salomon et Moïse, mon serviteur, comme aussi plusieurs autres de mes serviteurs depuis la création du monde jusqu'à ce jour ; et en rien ils n'ont péché, si ce n'est dans les choses qu'ils n'avaient pas reçues de moi.  
 
      « Les femmes et les concubines de David lui furent données de ma part par la main de Nathan, mon serviteur, et par les mains d'autres prophètes qui avaient les clefs de cette autorité ; et dans aucune de ces choses il n'a péché contre moi, excepté dans le cas d'Uri et de sa femme. C'est pourquoi il est tombé de son exaltation, et il a reçu sa part ; et il n'héritera pas d'elles hors du monde, car je les ai données à un autre, dit le Seigneur…
 
      « Et du plus, comme appartenant à la loi du sacerdoce, si un homme épouse une vierge, et désire en épouser une autre et que la première y donne son consentement ; et s'il épouse la seconde et qu'elles soient vierges et qu'elles n'aient pas été promises à un autre homme, alors il est justifié : il ne peut pas commettre d'adultère, puisqu'elles lui ont été données ; car il ne peut commettre d'adultère avec ce qui lui appartient et à personne autre ; et s'il a dix vierges qui lui sont données par cette loi, il ne peut pas commettre d'adultère, car elles lui ont été données et elles lui appartiennent. Il est donc justifié. Mais si l'une ou l'autre des dix vierges, après qu'elle est mariée, va avec un autre homme, elle a commis l'adultère et sera détruite ; car elles lui sont données pour multiplier et remplir la terre selon mon commandement et pour accomplir la promesse qui fut faite par mon Père avant la création du monde ; et pour leur exaltation dans les mondes éternels, afin qu'elles puissent enfanter des âmes d'hommes ; car là se perpétue l'œuvre de mon Père pour sa propre gloire.
 
      « En vérité, en vérité, je vous le dis, si un homme ayant les clefs de cette autorité a une femme et lui enseigne la loi de ma prêtrise qui a trait à ces choses, alors elle devra croire et le servir, ou bien elle sera détruite, dit le Seigneur votre Dieu ; car je la détruirai, car j'exalterai mon nom sur tous ceux qui reçoivent ma loi et l'observent. C'est pourquoi, si elle rejette cette loi, il pourra légitimement devant moi recevoir toutes choses quelconques que moi, le Seigneur son Dieu, lui donnerai, parce qu'elle n'a pas voulu croire ni le servir selon ma parole ; et alors elle devient le transgresseur ; et il est exempt de la loi de Sara, qui servit Abraham d'après la loi, quand je commandai à Abraham de prendre Agar pour femme. Maintenant, au sujet de cette loi, en vérité, je vous le dis, je vous en révélerai davantage plus tard. Que ceci vous suffise pour le présent. Voici, je suis Alpha et Oméga. »
 
     On voit maintenant pourquoi les mormons pratiquent la polygamie. Cette institution existe de fait parmi les nations les plus civilisées, avec cette seule différence qu'elle n'y est pas réglementée. Londres est la ville chrétienne polygame par excellence : on y compte cent mille prostituées. Chez les mormons, le simple cas d'adultère peut entraîner la peine de mort. Ceux qui voudraient s'édifier sur la valeur du mariage monogame, tel qu'il existe dans la république-modèle des États-Unis, n'ont qu'à lire le curieux livre que M. Auguste Carlier a publié sur ce sujet. L'adolescent américain se marie fréquemment au sortir du collège, à l'insu de ses parents, sur un steamer, en rail road, dans un hôtel, un peu partout, et sans aucune publicité. Un officier municipal, un ministre, le premier venu, et deux témoins, ont le pouvoir de célébrer un mariage yankee. Dans certains États, la simple notoriété publique de la cohabitation suffit pour légaliser le mariage. Dans d'autres, un mari peut établir légalement son divorce, en publiant dans un journal qu'il n'est plus responsable des dettes de sa femme. Le nombre des bigames est tellement innombrable dans l'Union, que, lors des recensements décennaux opérés par l'État, on n'ose plus faire figurer ce détail dans les comptes rendus de la statistique générale. Le phalanstère n'a pu s'établir nulle part dans ce pays classique de la liberté ; mais il y a créé ce socialisme féminin, qui tient périodiquement des conventions réformistes dans lesquelles on agite bruyamment la question de l'émancipation de la femme. Dans plusieurs villes, la théorie des « amours libres » est clandestinement pratiquée par des adeptes des deux sexes. Le patricien de Rome n'avait qu'une femme pour perpétuer son nom dans la cité, mais il avait le droit d'acheter un nombre illimité des plus belles esclaves pour en faire ses concubines. Dans les quinze États à esclaves de l'Union, la même loi païenne existe de nos jours. Les planteurs du Sud n'épousent qu'une seule femme ; mais ces zélés protestants ne se font aucun scrupule de vendre à beaux deniers comptants les enfants qu'ils ont eus de leurs esclaves. Le système social américain a fait son temps. La corruption des mœurs a envahi presque toutes les classes. De l'aveu du New York Herald, organe le plus important du journalisme américain, la vénalité, l'ivrognerie, la débauche, le concubinage, même parmi les législateurs de Washington, dépassent toute croyance. Mais à New York et dans toutes les grandes villes du littoral de l'Atlantique la dépravation morale a atteint, dans le peuple, des proportions effrayantes. Par suite de l'emploi d'un nombre considérable de marins à la grande pêche, notamment à celle de la baleine, et aux lointaines expéditions, la quantité de jeunes filles vouées au célibat dans certains États du Nord devient incalculable. Nous le demandons à tout individu non aveuglé par ses préjugés, si ces pauvres filles avaient le droit de disposer de leur main en faveur de l'homme de leur choix, si elles avaient toute la possibilité d'épouser légitimement un homme honorable, droit dont elles sont investies dans l'Utah, verrait-on aux États-Unis ce nombre prodigieux de courtisanes ? Parcourez toutes les villes américaines : sitôt que la nuit paraît, ces misérables créatures inondent les rues ; elles parcourent les promenades, se portent à tous les carrefours. Quand on a vu ce déplorable spectacle, qu'on vienne encore déclamer, si on l'ose, contre notre mariage patriarcal !
 
      On ne s'attend pas sans doute à nous voir entrer dans des détails explicites sur les relations intimes des époux dans le territoire d'Utah. Le trait suivant édifiera suffisamment les lecteurs à cet égard : « J'ai quarante-huit enfants, disait un jour publiquement en ma présence l'un de nos prophètes, et j'ai lieu d'espérer que le ciel m'en donnera bien d'autres encore. Aussitôt que l'une de mes femmes est enceinte, elle devient pour moi sacrée, jusqu'à ce que son enfant soit sevré. Et quand l'une d'elles a cessé d'être féconde, sans discontinuer à l'entourer de tous mes soins, je cesse à l'instant mes devoirs d'époux envers elle. C'est ainsi que doit agir tout elder d'Israël, s'il est véritablement serviteur de Dieu, et pour peu qu'il sache apprécier correctement le but et l'économie de l'institution du mariage patriarcal. « Avant cent ans, mes descendants directs dépasseront en nombre la population de l'État de New York, qui est de quatre millions d'âmes… »
 
      Si, avant un siècle, la postérité d'un seul de nos patriarches dépasse le chiffre de quatre millions, quelle sera donc vers cette époque la population totale de la Mormonie ? La question de la pluralité des femmes est d'une extrême gravité. Nous nous réservons de la traiter plus tard sous toutes ses faces, religieuse, politique et sociale ; aujourd'hui nous nous contentons d'en référer à l'autorité de l'expérience. Un fait bien démontré vaut mieux que dix mille pages de théorie. L'expérience prouvera que, loin d'avilir la femme, notre polygamie lui assure des avantages réels. Voici l'un des plus précieux : toute fille nubile a le droit, dans l'Utah, de disposer librement de sa main et de l'offrir à l'homme de son choix. Les filles usent de ce droit avec une maturité de raison qui confondrait bien des Parisiennes. La pratique régulière des devoirs de prière et de charité, l'assiduité et l'habileté au travail, sont en général les plus sûrs moyens d'attirer leur attention. Je puis moi-même, et sans nul amour-propre, me citer comme exemple à ce sujet. Je n'étais déjà plus de la première jeunesse lors de mon séjour en Utah, et je ne réclame aucune parenté, même la plus éloignée, avec l'Apollon du Belvédère ; eh bien ! si j'avais accepté toutes les femmes jeunes et vieilles, laides ou jolies, qui vinrent me poser la question dans mon ermitage, j'aurais aujourd'hui plus de femmes que Brigham Young lui-même. Ceci est dit pour l'édification des célibataires qui n'ont, comme moi, de prétentions qu'à une beauté purement morale.
 
      Comme c'est surtout au point de vue de la dignité de la femme que nos adversaires attaquent la polygamie, l'extrait suivant d'une lettre d'une dame d'Utah, nous paraît de nature à donner une idée de la manière dont le principe est apprécié par celles-là mêmes que l'on représente comme avilies et démoralisées par la pratique de la pluralité. Cette lettre, écrite de la ville du Lac-Salé, le 12 janvier 1854, par madame Belinda Marden Pratt à l'une de ses sœurs, est l'un de nos meilleurs traités spéciaux sur cette matière. Après avoir démontré par les Écritures que la polygamie, étant une institution divine sous les trois dispensations patriarcale, mosaïque et chrétienne, avait nécessairement dû reparaître dans l'Église du Christ ici-bas, elle poursuit sa thèse en ces termes :
    
     ... « Chère sœur, mais laissons toute Écriture, histoire ou usage ancien ; allons à la loi de la nature. Quel est donc le grand but des relations de mariage ? Je réponds : la multiplication de notre espèce, et, pour nous autres femmes, d'élever convenablement les enfants. Pour remplir ce but, la loi naturelle dicterait qu'un mari doit rester séparé de sa femme à certaines époques, d'après la constitution même de la femme. En d’autres termes, leur union ne doit pas avoir pour but la satisfaction des sens, mais la procréation.
 
     « La nature enseigne à la mère que pendant la formation et le développement de l'homme à l'état d'embryon, son cœur doit rester pur, ses pensées et ses affections chastes, son esprit calme, en même temps que son corps doit être fortifié par un exercice convenable, sans que rien vienne la troubler, l'irriter et la fatiguer. Un bon mari doit entourer sa femme de tous les soins affectueux que réclame sa situation, mais en même temps il doit s'abstenir de toute relation intempestive et prohibée par les lois mêmes de la nature, lois qui sont strictement observées par tous les animaux, sauf l’espèce humaine.
 
     « La polygamie, comme elle est sagement pratiquée sous la loi patriarcale de Dieu, tend donc directement à la chasteté des femmes ; elle est le gage d'une parfaite santé pour leurs enfants, et les préserve de tout mauvais penchant héréditaire.
 
    « Vous pouvez lire dans la loi de Dieu, dans votre Bible, le temps et les circonstances dans lesquelles une femme doit rester à part de son mari. Pendant ce temps, elle est considérée comme impure, et s'il venait alors à elle, il pècherait grièvement, tant contre la loi de la nature que contre les sages prescriptions de la loi de Dieu, révélées par sa parole. En un mot, il commettrait une abomination ; il pècherait contre son lui-même, contre sa femme et contre les lois à l'accomplissement desquelles la santé, la moralité de ses descendants sont directement intéressées.
 
     « La loi divine de la polygamie ouvre à toute femme saine et sage, une porte par laquelle elle peut devenir l'épouse honorable d'un homme vertueux et la mère d'enfants fidèles, robustes et honnêtes.
 
      « Dites-moi maintenant, ma chère sœur, si l'alliance d'Abraham ou la loi patriarcale de Dieu était répandue et tenue pour sacrée et honorable dans l'État que vous habitez, quelle femme, dans tout le New Hampshire, voudrait épouser un ivrogne, un homme affligé de maladies héréditaires, un débauché, un paresseux, un dissipateur ? Quelle femme voudrait devenir une prostituée, ou vivre dans le célibat, renonçant aux douces relations du mariage ?
 
      « Chère sœur, dans votre légèreté, vous me demandez : « Pourquoi pas la pluralité des maris aussi bien que celle des femmes ? » À cela je réponds parfaitement : Dieu n'a jamais commandé ou sanctionné la pluralité des maris ; en second lieu, « le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l'Église, et il est aussi le sauveur de son corps. » (Éphés. V, 23.) Nulle femme ne peut servir deux seigneurs. Troisièmement, un tel ordre de choses tendrait à la mort et non à la vie, ou, pour parler plus clairement, multiplierait les maladies honteuses et non les enfants. En effet, la chose est activement pratiquée, depuis des siècles, dans un monde où elle est le mystère de la grande Babylone, mère des impudicités et des abominations de la terre. En d'autres termes, c'est le résultat du mépris des saintes ordonnances de Dieu touchant le mariage. Cette loi laisse la femme exposée à l'isolement, sans mari, sans enfants ni amis, ou à une vie de pauvreté, de solitude, exposée à la tentation, aux désirs déréglés, aux jouissances illicites, ou à la nécessité de faire de son honneur un honteux trafic. L'homme riche est tenté d'entretenir en secret des maîtresses, tandis que la loi de Dieu les lui aurait données comme des épouses honorables. Ces circonstances engendrent le meurtre, l'infanticide, le suicide, les maladies, les remords, la ruine, le désespoir, la mort prématurée, avec tout le cortége des jalousies, des misères poignantes, la défiance au sein des familles, les maladies contagieuses, et enfin l'horrible système de licence dans lequel des gouvernements accordent à de belles filles une patente pour descendre, je ne dirai pas au rang de bêtes brutes, mais à une dégradation bien inférieure encore ; car toutes les espèces, dans la création animale, excepté l'homme, s'abstiennent de ces abominables excès, et observent généralement les lois de la nature dans la procréation.
 
      « Je le répète, la nature a constitué la femme autrement que l'homme et pour un but différent. La vigueur de celle-ci est dans le fleuve de vie qui coule en elle et nourrit l'embryon, le fait naître et l'alimente sur le sein de sa mère. Quand la nature n'est pas en fonction pour atteindre ce but céleste, elle vient sagement à son secours, à des périodes régulières, pour entretenir en elle la pureté et la santé sans épuiser la source de vie, jusqu'à un âge assez avancé, où il lui devient nécessaire à elle-même de cesser d'être féconde, afin de jouir d'une vie plus tranquille au sein du cercle de famille qui lui est attaché par tant de liens, et qui, à cette phase de sa vie, est dans l'âge viril et peut lui procurer les soins et le confort qui lui conviennent, et où elle peut ainsi se préparer à un changement de monde.
 
      « Il n'en est pas ainsi de l'homme ; sa force a un autre emploi. Il doit se mouvoir dans une sphère plus vaste. Si Dieu, dans cette vie, le juge digne de la promesse du centuple (Matthieu XIX, 29. Marc X, 29, 30), il peut aspirer à la souveraineté patriarcale, à l'empire et à la domination ; il pourra devenir prince ou chef d'une ou plusieurs tribus, et, comme Abraham, il pourra mettre sur pied, pour la défense de sa patrie, des centaines et des milliers de ses propres guerriers, nés « dans sa propre maison. »
 
      « Un noble homme du Seigneur, plein de l'esprit du Tout-Puissant, qui est jugé digne de converser avec Jéhovah ou avec le fils de Dieu, ou avec les esprits des justes sanctifiés ; un homme qui enseignera à ses enfants la vérité éternelle et les fera marcher purs dans cette voie, est plus digne d'une centaine de femmes et d'enfants que l'ignorant esclave des passions, des vices et des folies humaines, n'est digne de posséder une seule femme et un seul enfant… »
 
     De la restauration du mariage patriarcal, de sa mise en pratique chez les saints modernes, sortiront dans le nouvel hémisphère les résultats politiques les plus inattendus. Comme on a publié bien des absurdités sur le despotisme théocratique du pape des mormons, nous croyons devoir donner encore à ce sujet quelques renseignements recueillis par nous-même sur les lieux. Il est parfaitement vrai qu'en sa qualité de président de l'Église, Brigham Young, Moïse vivant de ce peuple, a seul l'autorité de lier et de délier les saints en tout ce qui concerne leurs relations matrimoniales. Il peut donc, pour des cas d'une haute gravité, prononcer le divorce. C'est lui qui célèbre personnellement, ou par délégation, tous les mariages polygames. C'est là ce qui a donné naissance à cette croyance aussi générale qu'erronée, qu'il est l'arbitre souverain, autocratique, de toutes les unions conjugales des mormons.
 
      Nous avons deux formes de mariage. Le rite du mariage ordinaire est semblable à celui qui est suivi dans la plupart de sectes protestantes. Nul homme ne peut épouser une femme sans le consentement formel et préalable des parents de celle-ci. Dans les campagnes, c'est ordinairement l'évêque qui, en présence des parents des conjoints et de deux témoins, célèbre ces sortes de mariage. Ils sont inscrits sur un registre spécial.
 
      Voici comment les choses se passent, en ce qui concerne les mariages polygames. Un des nôtres est-il déjà marié, et désire-t-il épouser une nouvelle femme ? Il va trouver d'abord les parents ou tuteurs de la jeune fille. S'il a leur agrément, il s'adresse alors directement à la future, qui a toujours le droit d'accepter ou de refuser. A-t-il obtenu ce double consentement ? Il va demander un certificat à son évêque, constatant qu'il est membre fidèle de l'Église. Il présente son certificat aux bureaux de la présidence, où on lui indique le jour et l'heure désignés pour la célébration de son mariage. Au jour convenu, il se présente à la présidence avec son épouse, sa fiancée et ses parents. Le greffier inscrit sur un registre ad hoc le nom, l'âge et le lieu de naissance des parties contractantes. Le président interpelle le fiancé, son épouse et sa fiancée, qui se tiennent debout en face de lui. Il dit à l'épouse : « Consentez-vous à donner cette femme à votre mari pour épouse légitime, dans le temps et dans toute l'éternité ? Si vous y consentez, témoignez-le en plaçant sa main droite dans la main de votre mari. » Les mains droites du fiancé et de la fiancée étant ainsi réunies, l'épouse prend le bras gauche du mari. Puis le président, s'adressant à l'homme, lui dit : « Frère untel, prenez-vous sœur unetelle par la main droite pour la recevoir comme vôtre, pour être votre épouse légitime, et vous pour être son légitime mari, pour le temps et toute l'éternité, avec promesse de votre part que vous accomplirez toutes les lois, rites et ordonnances qui se rapportent à ce saint mariage, dans la nouvelle et éternelle alliance ? Agissez-vous ainsi en la présence de Dieu, des anges et de ces témoins, de votre libre consentement et de votre libre choix ? » Le fiancé répond : « Oui. » Les mêmes paroles sont ensuite adressées à la fiancée, qui répond également : « Oui. » Alors le président prononce ces paroles sacramentelles : « Au nom du Seigneur Jésus-Christ, et par l'autorité de la sainte prêtrise, je déclare que vous êtes légalement et justement mari et femme pour le temps et l'éternité ; et je scelle sur vous les bénédictions de la sainte résurrection, avec le pouvoir d'y paraître revêtus de gloire, d'immortalité, et de vie éternelle ; et je scelle sur vous les bénédictions des Trônes, des Dominations, des Puissances, des Exaltations, ainsi que celles d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Et je vous dis : Croissez et multipliez ; peuplez la terre entière, afin que vous puissiez trouver dans votre postérité réjouissance et félicité au jour du Seigneur Jésus. Toutes ces bénédictions, ainsi que toutes les autres qui découlent de la nouvelle et éternelle alliance, je les répands sur vos têtes, sous la condition que vous demeurerez fidèles jusqu'à la fin, avec l'autorité de la prêtrise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. » Le greffier enregistre alors sur le grand livre la date et le lieu du mariage, ainsi que les noms des témoins. Tel est exactement le cérémonial avec lequel des milliers de mariages ont été contractés et célébrés dans l'Utah depuis quelques années. Voilà comment les choses se passent ; j'en parle de visu, et je demande où l'on peut apercevoir dans tout ceci la trace d'une autocratie quelconque de la part de Brigham.
 
      Nous l'avons dit, ce qui porte surtout les mormons à épouser ainsi plusieurs femmes, c'est le devoir religieux de se créer rapidement une nombreuse famille. Or, en faisant même abstraction de toute révélation, de tout commandement divin, nous croyons que la situation générale de l'humanité, et les conditions spéciales dans lesquelles se trouve le continent américain, font de la prompte multiplication des habitants de ce continent l'une des nécessités sociales les plus impérieuses qui aient jamais existé. En France, nous sommes fiers de nos progrès en tout genre, de notre littérature, de nos découvertes scientifiques, du premier rang que nous avons reconquis dans le monde. Né en France, j'aime ardemment ma patrie. Je me ferai toujours gloire d'être originaire d'une nation à jamais illustre parmi les plus illustres. Mais chaque peuple a sa mission providentielle à remplir. L'Amérique a une superficie décuple de celle de l'Europe ; elle s'étend d'un pôle à l'autre, et, par conséquent, réunit les climats les plus variés. La Tamise, la Seine, le Rhin, le Danube même, ne sont que d'insignifiantes rigoles à côté de ses fleuves ; ses havres et ses immenses golfes éclipsent tous ceux de l'ancien continent. Ses richesses minérales et métalliques sont inépuisables, ses forêts sans rivales, ses terres vierges dépassent en fertilité celles des plus riches pays du globe. Elles peuvent tout produire, depuis la pomme de terre jusqu'à la vanille. En un mot, l'Amérique est plus richement dotée et mieux favorisée sous tous les rapports possibles, que les quatre autres parties du monde, et pourtant sa population totale n'est guère que de soixante millions d'âmes, quand elle serait capable d'en nourrir à elle seule trois ou quatre milliards. L'Amérique est la Terre Promise, dont l'autre était le symbole. Voilà pourquoi nous avons reçu la mission et les ordonnances nécessaires pour peupler rapidement, très rapidement la Sion des derniers jours.
 
      Combien de femmes a le prophète? Les uns ont dit vingt, les autres trente, quarante, soixante ; on lui en a attribué jusqu'à quatre-vingts. La vérité est qu'il en a quinze ; mais il est bon d'observer que plusieurs de ces femmes, compagnes de sa jeunesse, et toujours traitées avec toute la déférence et les égards imaginables, ne sont plus pour lui que des amies. Ces quinze femmes vivent ensemble dans Lion's Mansion, où chacune a sa chambre à coucher particulière. Elles prennent leurs repas en commun ; Brigham y assiste, fait les différentes prières de la journée, donne des instructions à ses enfants, et visite chacune de ses femmes chaque jour. La première, c'est-à-dire celle qui occupe le premier rang par ancienneté de mariage, dirige les travaux intérieurs de cette grande famille.
 
      Quelques autres patriarches, tels que Kimball, Orson Pratt, et autres chefs éminents de l'Église, vivent également sous le même toit avec toutes leurs femmes. La maison du premier réunit l'élégance d'une habitation champêtre à tout le confort d'une maison de ville. Chaque femme a sa chambre particulière, et toutes s'entendent, sous la direction de la plus ancienne, pour exécuter les divers travaux du ménage. Les enfants jouent ensemble, en se traitant de frère et de sœur, et tous portent le nom du père. Mais la plupart des frères polygames tiennent leurs femmes dans des maisons séparées, et peu éloignées les unes des autres. Chacune alors élève et gouverne exclusivement ses propres enfants. Nous avons déjà dit quelles sont les règles strictes et austères que suivent nos patriarches pour la mise en pratique de leur polygamie. Cette institution est beaucoup trop récente pour qu'il soit déjà possible d'en apprécier les résultats. Les règles ordinaires de la statistique se trouveraient ici complètement en défaut. Nous nous bornerons à donner, à titre de renseignement historique, le produit d'un recensement fait à la fin de 1858, pendant la dernière campagne des Américains contre les mormons. Ce document porte à trois mille six cent dix-sept le nombre des maris polygames en Utah. Ce chiffre se décompose ainsi :
 
Maris ayant sept femmes et davantage………………….. 387
Maris ayant cinq femmes………………………………….. 730
Maris ayant quatre femmes……………………………… 1100
Maris ayant plus d'une femme et moins de quatre……   1400
                                                                                              ----------          
                                                                                                3617     
     
      Plaçons ici une anecdote qui introduira le lecteur dans un ménage mormon. La presse de Paris n'ayant guère servi jusqu'ici que d'écho aux divagations des journaux américains, on croit généralement en France que le plus dur esclavage, la plus humiliante dégradation, pèsent sur le beau sexe dans le territoire d'Utah. Voici l'anecdote :
 
      Un jour, ce qui nous arrivait assez fréquemment, nous nous trouvions dans le salon de John Taylor, l'un des douze, et le seul européen qui soit apôtre. Nous étions à causer familièrement avec lui et sa première femme, quand survinrent deux jeunes et belles dames, très bien mises, ayant chacune un superbe enfant nouveau-né dans ses bras. Il est bon de vous dire qu'il a sept femmes, toutes convenablement logées à part dans les alentours de sa maison. Nous vîmes ces dames présenter successivement leur enfant à M. Taylor, leur mari, qui, après les avoir embrassés, les remit lui-même sur les genoux de sa première femme. Celle-ci, dame anglaise des plus respectables, se mit alors à les choyer et à les dorloter absolument comme si ces deux chérubins étaient sortis de ses propres flancs. Ensuite une conversation des plus gaies s'engagea très naturellement parmi ces dames.
 
      Et voilà comment nous avons vu, dans une foule d'autres maisons, de jeunes et belles femmes déployer les unes pour les autres des sentiments d'affection, impossibles dans aucune des sociétés dites chrétiennes. La paix et l'harmonie règnent en général dans nos ménages polygames. Nous pourrions invoquer à cet égard de nombreux témoignages. Il y a sur les bords du lac Salé des dames capables de briller dans les premiers salons de l'Europe.
 
      Il en est de la polygamie comme de tous les autres problèmes qui ont été si hardiment posés par le mormonisme. Toute la question est de savoir si cette restauration du mariage patriarcal vient de Dieu ou des hommes. En dehors des Écritures, l'une des plus fortes preuves que l'on puisse produire en sa faveur, c'est que les femmes, non pas seulement celles d'Utah, mais des milliers de saintes répandues dans les États-Unis, en Angleterre, en Suisse, en Scandinavie, enfin un peu partout, ont généralement accepté cette loi. Laissons donc parler la voix puissante de l'expérience. À en juger simplement par les fruits merveilleux qu'elle a déjà produits dans l'Utah, je considère la polygamie, entre les mains des mormons, comme la massue d'Hercule. En effet, la mise en pratique des austères enseignements de nos prophètes sur cette loi révélée donnera naissance à une population saine, mâle et robuste. Il sortira du sein de nos montagnes des hommes doués d'une force extraordinaire ; notre mariage patriarcal enfantera rapidement une race de véritables géants.
 
      La polygamie a été le prétexte des attaques les plus vives qui aient été dirigées contre les mormons, même par des publicistes sérieux. C'est donc l'occasion de dire ici un mot de leurs travaux, et notamment de l'ouvrage le plus considérable qui ait été publié sur nous en France, le Voyage au pays des mormons, de M. Jules Remy. Trois choses nous ont frappé dans cet ouvrage : les efforts louables, quoique souvent malheureux, de son auteur pour demeurer impartial ; les pompeux éloges qu'il prodigue partout aux mormons, mais surtout l'inanité des arguments qu'il produit pour démontrer l'imposture du fondateur de cette œuvre. Pour lui, Joseph Smith n'est qu'une « sorte de Tartufe sauvage et gigantesque, plus curieux que l'autre, mais qui, pour avoir fait plus de mal, est peut-être moins digne de mépris. » Parti de Sacramento (Californie) en compagnie de M. Brenchly, naturaliste anglais, M. Remy a bravement dépensé quarante mille francs pour aller passer un mois sur les bords du lac Salé. Dans quel but ? Pour avoir le droit de dire qu'il avait étudié sur les lieux ce phénomène si rare d'une nouvelle religion, d'une puissante Église-nation, surgissant tout d'un coup au milieu d'une grande société démocratique. A-t-il surpris le secret de ce curieux phénomène social ? Non. M. Remy part de cette supposition que le prophète américain n'a été toute sa vie qu'un spéculateur religieux, un habile imposteur, et toute son argumentation repose entièrement sur cette base. Or, en en élaguant simplement certaines pages, on ferait de son livre même une véritable apologie. L'histoire des mormons écrite par notre touriste est généralement exacte, sauf un certain nombre d'inventions apocryphes qu'il a eu le tort d'y joindre, sur la foi de nos ennemis. Ainsi, la banqueroute du prophète Joseph, la fameuse doctrine de la femme spirituelle, la résurrection de la calomnie usée qui fait du Livre de Mormon un plagiat du roman de Salomon Spaulding, les épreuves formidables de l'Endowment House, la redoutable société secrète des Danites ou anges destructeurs, l'organisation de la maçonnerie dans l'Utah, l'étude très sérieuse qu'en feraient les mormons sous des chefs exercés, etc., sont autant de fables qui déparent sa narration. Dernier écrivain français qui ait parlé de nous, M. Remy insiste tellement sur la prétendue contrefaçon commise par Joseph Smith au préjudice de Salomon Spaulding, ancien ministre protestant de l'Ohio, qu'il nous force à nous occuper de cette accusation puérile. Quel homme sérieux admettra jamais qu'un jeune paysan illettré ait su métamorphoser un roman historique de quelques pages en une Bible nouvelle, et qu'il ait pu, en treize ans de temps et en plein XIXe siècle, la faire accepter comme une révélation divine par des hommes très éminents, et par plus de cent cinquante mille prosélytes ? Fabriqué dès l'année 1834 par certains ministres américains, ce conte ridicule a été si souvent et si victorieusement réfuté, que, depuis près de vingt ans, nos ennemis n'osent plus le mettre en avant aux États-Unis. Cela est tellement vrai, que M. Agénor de Gasparin, c'est-à-dire l'un des plus habiles écrivains du protestantisme en France, ayant publié dans les Archives du christianisme (années 1852 et 1853) un travail considérable contre les mormons, tout en exhumant cette fable du roman de Spaulding, n'osait plus dès lors y adhérer formellement. Il se tirait de ce mauvais pas par un détour assez habile. « Nous ignorons, dit-il, ce qui en est, et à vrai dire, nous nous en inquiétons peu. Ceci est trop sérieux pour que nous nous préoccupions de propriété littéraire. » C'est dans le texte même du Livre de Mormon que M. de Gasparin s'est efforcé de trouver des preuves sérieuses d'imposture. Il a noyé quelques rares objections dans six longs articles. Ceux qui voudraient s'édifier sur la puissance de ses arguments n'ont qu'à lire l'ouvrage intitulé : Les mormons et leurs ennemis, par T. B. H. Stenhouse (Lausanne 1854), important écrit apologétique, omis sans doute involontairement par M. Remy dans sa liste des ouvrages de notre Église.
 
      La lecture de l'étude de M. de Gasparin a produit sur moi un effet qui assurément n'était pas entré dans les prévisions de son auteur. Elle contribua beaucoup à me faire partir pour aller étudier sur les lieux la société de ces « bandits religieux (sic) » dans leur affreux repaire du lac Salé. Grâce à M. de Gasparin, je sais maintenant, mieux que jamais, à quoi m'en tenir sur les assertions erronées qu'il a prodiguées contre les mormons.
 
      Je saisis cette occasion pour remercier l'illustre publiciste d'avoir conseillé, dans son pieux libelle, à ses coreligionnaires d'Amérique, d'aller exterminer les colons d'Utah. Pour avoir suivi ce sage conseil, M. Buchanan y a gagné l'honneur d'avoir été le dernier des présidents des États-Unis. Aujourd'hui, sous la présidence de son successeur, la grande république de l'Occident tombe en poussière. M. de Gasparin a récemment publié sous ce titre : Un grand peuple qui se relève, un livre qui nous dévoile sa profonde sagacité politique. Onze cent mille baïonnettes américaines travaillent actuellement à la restauration pleine et entière de l'œuvre de Washington, pour réaliser les prophétiques conseils de M. de Gasparin. Nous verrons, dans le dernier chapitre, quel sera le dénouement final des grands événements qui s'accomplissent de l'autre côté de l'Océan.
 
      Si nous avions à relever toutes les erreurs qui déparent l'étude de M. Remy, la liste en serait encore longue. « Les écrits publiés sur les mormons, dit-il dans sa préface, se trouvent entachés d'inexactitudes ou plutôt d'erreurs si nombreuses, que j'ai vu là un sujet à traiter, un sujet que je pouvais aborder avec d'autant plus de confiance que j'avais eu le privilège d'étudier au cœur même de leur empire ces nouveaux sectaires. » Il les a si bien étudiés, qu'il n'a pas même compris ce principe des plus élémentaires, que les mormons sont tous indistinctement prêtres, tous attachés à l'un des grands corps de leur hiérarchie. Pendant son séjour d'un mois sur les bords du lac Salé, il n'a guère pu voir que la surface des choses. L'entretien qu'il s'attribue avec une dame mormone très intelligente sur la mise en pratique du mariage patriarcal n'est qu'une paraphrase ingénieuse de l'opuscule de madame Belinda Marden Pratt, que nous citions précédemment : Delence of polygamy, by a lady of Utah. Il a étudié l'important problème de la pluralité des lemmes dans le plus violent libelle qui ait été publié contre les mormons, celui de John Hyde, cet illustre renégat dont nous avons déjà parlé. C'est là qu'il a pris ce qu'il raconte du prétendu mépris de Brigham pour les livres et les savants. Avant de songer aux études classiques, il fallait défricher l'immense désert, cultiver la terre, se bâtir des maisons, se faire des habits, en un mot, se créer le nécessaire. C'est ce que firent héroïquement les mormons. M. Remy trouve étrange « qu'au-dessus des écoles primaires il n'ait rien vu chez les mormons qui puisse être assimilé à nos collèges. » C'est absolument comme si l'on reprochait à un enfant qui vient de naître de ne pas porter de moustaches. Au moment de sa visite, la capitale des saints comptait sept ans d'existence. Le plus grand des prodiges eût été de trouver sur les bords du lac Salé des établissements universitaires analogues à ceux de Paris. C'est encore John Hyde qui a appris à notre voyageur que Brigham a toujours fait une opposition systématique aux tentatives de certains professeurs mormons pour ouvrir des écoles supérieures sur les bords du lac Salé. Il est parfaitement vrai que, dans l'unique but d'empêcher tout schisme dans l'Église, il a constamment combattu la tendance d'Orson Pratt à s'aventurer dans le sombre labyrinthe de la métaphysique. Certaines spéculations philosophiques devaient éveiller la sollicitude d'un tel pasteur du peuple. M. Remy fait un éloge pompeux « d'Orson Pratt, l'apôtre, le philosophe, le théologien, homme d'un vaste savoir en toutes choses et surtout en mathématiques et en astronomie, âme candide et pure, qu'on ne peut voir sans regret plongée dans les ténèbres de la foi mormone. » Il nous apprend gravement « qu'on est si convaincu du danger de l'instruction acquise par l'étude qu'on entend souvent les mormons les plus sincères dire très sérieusement qu'Orson Pratt est trop savant pour rester longtemps hors de la perdition ; aussi s'attend-on à le voir apostasier un jour ou l'autre. » En attendant que cette prophétie se vérifie, Orson Pratt a rétracté publiquement, le 27 janvier 1860, certaines erreurs qu'il avait avancées dans sa métaphysique, sur l'essence intime de la divinité. Son amende honorable a été complète et d'autant plus méritoire, quelle était entièrement spontanée.
 
D'après M. Remy, l'immense majorité des saints n'aurait été conquise à l'œuvre de l'imposteur Joseph que par les magiques jongleries de nos missionnaires, jongleries dont les détails fantastiques remplissent plusieurs pages. Les appréciations psychologiques qu'il consacre à expliquer les conversions à la nouvelle religion, ainsi que les pratiques dont se servent les thaumaturges mormons pour les opérer constituent, à notre avis, la partie la plus amusante de son livre. D'après cette interprétation, l'Utah ne serait qu'un immense Charenton. Mais, chose étrange, il prodigue en même temps de pompeux éloges aux habitants de ce Charenton. Ce sont des mystiques, mais sages, des fanatiques, mais vertueux, des polygames, mais d'une chasteté exemplaire. Il nous dépeint le chef de ces pauvres fous, « le premier pape des mormons, » sous les traits les plus aimables. C'est un despote introuvable, un autocrate impossible.
 
      Nos observations personnelles, résultat d'un séjour plus long, d'études plus approfondies que celles de M. Remy sur les bords du lac Salé, nous autorisent à infirmer complètement les récits des apostats qui ont abusé de sa crédulité, ainsi que ses ridicules appréciations psychologiques, en ce qui concerne cette fantasmagorie mystique dont il fait honneur à nos missionnaires. Une expérience de onze années nous a appris que les visionnaires finissaient tous par quitter notre Église. De 1855 à 1859, nous avons trouvé çà et là dans l'Utah quelques jeunes têtes exaltées, mais aucun fanatique.
 
      D'après M. Remy, Joseph Smith n'a été toute sa vie qu’un imposteur, mais sa fable des lames d'or a produit le plus grand phénomène social du présent siècle. Ce peuple, composé des éléments les moins homogènes, est le peuple le plus moral qui existe sous le soleil. Il réalise pleinement la fraternité chrétienne, sous la houlette d'un pasteur tendrement chéri de ses ouailles. Ceci nous démontre très clairement que le bien peut naître du mal, le bonheur du mensonge, la vérité de l'erreur, l'unité religieuse, politique et sociale d'un peuple, du cerveau d'un faux prophète : ce qui revient à dire que Satan est plus habile, plus puissant que Dieu même. Voilà l'étrange paradoxe que nous développe en deux volumes M. Jules Remy, naturaliste.
 
      L'appel chaleureux, qu'il adresse au congrès fédéral pour l'engager à accorder aux mormons leur autonomie politique, est une des pages les meilleures de son livre. Depuis douze ans, le congrès nous repousse systématiquement de l'Union, comme État souverain. Au milieu des circonstances si critiques où se trouve le peuple américain, ce qui nous surprendrait le plus, ce serait de voir les législateurs de Washington faire droit aux instances honorables de notre compatriote. Enfin son ouvrage contient une grave objection scientifique contre l'œuvre de Joseph. Nous la reproduisons sans l'atténuer en quoi que ce soit.
 
      Le 5 juillet 1835, le fondateur du mormonisme acheta des momies égyptiennes et des papyrus, dont il traduisit une dizaines de pages dans le Times and Seasons en 1842, sous ce titre : Le Livre d'Abraham. « Traduction d'anciennes annales sur papyrus qui, des catacombes d'Égypte, sont tombées dans nos mains, et qui paraissaient être écrites d'Abraham quand il était en Égypte. Traduit du papyrus par Joseph Smith. » On trouve dans le The Pearl of Great Price (Liverpool, 56 pages in-8°), la traduction en anglais de ces écrits d'Abraham, avec le fac-simile de trois des papyrus. M. Remy ayant soumis ces fac-simile à l'examen de M. Théodule Devéria, jeune égyptologue du musée du Louvre, celui-ci n'a trouvé dans ces papyrus que des rituels funéraires d'Osiris. » Son interprétation publiée en regard de celle de Joseph Smith, en diffère complètement. Après cet appel à la science, M. Remy conclut triomphalement par ces paroles : « Après les révélations que nous venons de faire, si les mormons persistent à croire que leur prophète ne savait pas mentir, ils conviendront, au moins, que la puissance divinatoire de l'Urim Thummin n'est pas infaillible. »
 
      On le voit, l'objection est des plus sérieuses. Mais maintenant que la science a parlé, qui nous dira que son verdict est sans appel ? Qui voudra se charger de nous prouver que les règles posées par Champollion pour déchiffrer les glyphes égyptiens sont immuables ? Nous ignorons par quel moyen Joseph a étudié ces papyrus, dont il n'a, au surplus, traduit que quelques pages. Il y a là, nous l'avouons sans détour, une difficulté que l'avenir éclaircira sans doute. Mais on va trop vite et trop loin en prétendant faire de cet incident secondaire et assez obscur, un Waterloo scientifique du mormonisme. Ce Waterloo ne sera accompli que le jour où un nouvel Œdipe aura exploré, déchiffré les monuments glyphiques disséminés des bords de la baie d'Hudson à ceux de la Plata, et y aura trouvé l'infirmation des faits attestés par le Livre de Mormon. Nous attendons avec pleine confiance cette épreuve, en souhaitant à la civilisation et aux savants de l'ancien monde le temps et la possibilité de l'accomplir. 
 
 
 
Chapitre VII 
 
L’IMMIGRATION  
 
      L'immigration ayant une grande importance dans la nouvelle religion, nous allons initier le lecteur à la manière dont les saints effectuent cette partie de leur œuvre. Les détails suivants sont scrupuleusement conformes à nos souvenirs personnels.
 
      Les prosélytes émigrent à leurs frais, mais on vient en aide aux moins fortunés. Depuis dix ans, une caisse spéciale a été créée sous le nom de Fonds perpétuel, pour subvenir aux dépenses de l'immigration de tous les saints indigents. Fondée sur des bases larges et libérales, administrée par nos chefs les plus éminents, et constamment alimentée par des dons volontaires, cette caisse a déjà employé plus d'un million de francs pour cet objet. Or, comme les individus qui émigrent dans ces conditions sont tenus de rembourser peu à peu les avances qui leur ont été faites, et que les fonds de cette caisse, exclusivement consacrés à l'immigration des pauvres, s'accroîtront ainsi sans cesse, un jour notre « Fonds perpétuel » deviendra une institution financière de premier ordre.
 
      C'est de Liverpool que partent nos émigrations européennes. L'Église a, dans cette ville, une agence spéciale, qui affrète ordinairement tout un navire pour chaque voyage. L'ordre le plus parfait préside à l'installation de nos émigrants à bord. Pour la propreté, la décence, le confort et l'abondance des provisions, il y a une différence sensible, toute à notre avantage, entre nos émigrations et celles des autres étrangers qui passent en Amérique. Nous pourrions invoquer, à l'appui de cette assertion, des documents émanant du parlement anglais. Placées sous la direction d'un président et de deux conseillers, divisées en tribordais et en bâbordais, et subdivisées en escouades, nos compagnies à bord d'un navire offrent constamment l'image et la régularité d'un corps militaire. Gardes pendant la nuit, lavage de l'entrepont, distribution journalière de l'eau, heures fixes pour la cuisine et les repas, récréations, réunions publiques sur le pont, rien enfin n'est négligé pour rendre ces voyages aussi commodes qu'attrayants. Il est rare que des mariages n'aient pas lieu durant la traversée. Je me souviens du coup d'œil que présentait le Chimborazo, superbe trois-mâts américain qui nous transporta de Liverpool à Philadelphie, lorsque, ainsi divisés et installés dans son immense entrepont, nos six cents émigrants mormons chantaient ensemble leurs beaux cantiques de Sion en trois langues différentes : en français, en anglais et en gallois. Chaque dimanche un autre spectacle, non moins curieux, nous était donné sur le pont. Le grand cabestan se transformait en tribune sacrée, du haut de laquelle nos orateurs prêchaient en plein vent à tous les passagers et à l'équipage.
 
      Débarqués à New York, nos émigrants sont immédiatement dirigés par les voies ferrées sur Florence, petite ville du Nebraska, située sur la rive gauche du Missouri, où depuis cinq ans s'organisent nos caravanes pour franchir les quatre cents lieues de désert qui séparent ce territoire du lac Salé. Les émigrants passent là plusieurs semaines, réunis dans le même campement, au nombre de deux ou trois mille, en attendant que nos agents se soient procuré les vivres, le bétail et les chariots nécessaires au voyage. Chaque caravane se compose ordinairement de cinq à six cents personnes, avec un matériel d'une cinquantaine de chariots traînés par des bœufs.
 
      L'organisation presque militaire de ces compagnies caractérise d'une façon particulière l'esprit d'ordre qui, en toutes circonstances, préside aux mouvements des mormons. Nos convois sont divisés en petites compagnies de dix chariots chacune, que commande un capitaine, et ces diverses compagnies marchent sous la direction d'un chef qui exerce le commandement général de la caravane. On le voit fréquemment galoper à la tête de sa colonne, allant à la recherche du meilleur gîte pour la nuit. Vétérans de l'Église, ces chefs connaissent parfaitement toutes les localités qu'ils ont à traverser, comme aussi les noms des rivières, des moindres ruisseaux et de tous les campements qu'ils ont à faire pendant cette longue marche. Rien de pittoresque comme ces convois de chariots mormons, couverts d'une toile blanche, traînés par leurs attelages de bœufs, cheminant lentement à la file, à travers les ravissantes prairies du Kansas ou du Nebraska.
 
      Je n'oublierai de ma vie les douces émotions que j'éprouvai à la vue de l'immense tapis de verdure qui, en sortant d'Atchison, sur le Missouri, se déroula tout d'un coup devant moi, et sur lequel nous marchâmes jusqu'à l'étape de Mormon Grove, joli bouquet d'arbres situé à onze milles plus loin dans le Kansas. C'était la première fois que je contemplais les prairies américaines. Environ trois mille individus, empruntés aux principales nationalités de l'Europe, se trouvaient là réunis dans un même campement, en attendant le jour de leur départ pour le lac Salé. Des parfums d'une suavité incomparable s'exhalent de ce jardin enchanté du désert, plus grand à lui seul que bien des États de l'Europe. Toute cette région apparaît au voyageur comme une vivante image d'Éden, conservée et retrouvée dans le nouveau monde. C'est surtout au printemps que l'aspect en est féerique et presque divin dans les plaines du Kansas et du Nebraska, quand l'herbe jeune et touffue se pare d'innombrables fleurs de toute forme et de toute nuance. Ce tapis d'odorante verdure s'étend souvent à perte de vue, sans trahir aux yeux les plus perçants la moindre ondulation. D'autres fois, au contraire, cette majestueuse uniformité fait place à des paysages d'une variété et d'un charme infinis. Soudain l'horizon se relève et se rapproche ; le terrain se présente gracieusement accidenté de bouquets d'arbres pittoresquement groupés, d'eaux limpides qui tantôt se réunissent en lacs paisibles, tantôt s'éparpillent en ruisseaux capricieux, de collines entre lesquelles de fraîches et mystérieuses coulées semblent provoquer le regard.
 
      Quand le chef de la caravane a fait choix d'un emplacement favorable pour la nuit, on procède immédiatement à l'organisation du corral, suivant l'usage traditionnel du pays. Le corral est un vrai camp retranché, de forme ovale, ouvert à chaque extrémité. À mesure que les chariots abordent le terrain choisi, ils se divisent en deux files et vont les uns après les autres se ranger symétriquement des deux côtés du camp, de manière à ne laisser entre eux que deux pieds de distance. Puis une forte chaîne les relie tous ensemble, et fait de ce retranchement improvisé une citadelle facile à défendre au besoin contre les Indiens. Ce mode de campement fortifié est celui des anciens pionniers américains. Il fut adopté lors de notre première émigration, et l'on s'y conforme toujours, bien que les dispositions de la plupart des tribus dont on traverse le territoire soient généralement pacifiques, et même amicales.
 
      Une fois débarrassés de leur joug, les bœufs se répandent dans les meilleurs herbages, où ils sont gardés toute la nuit par un piquet de jeunes gens armés de carabines, qui se relèvent de deux en deux heures. Cette garde nocturne a pour but principal d'empêcher ce qu'on appelle, dans la phraséologie particulière du Far West, une stampede de la part des Indiens. Ce mot, richement technique, mérite quelques explications.
 
      Les Pawnees, les Sioux, les Crows et autres tribus nomades très belliqueuses, répandues dans ces immenses plaines de l'Ouest, ne vivent que du produit de leurs chasses et sont souvent en quête d'aventures au dépends des blancs. Parmi les tribus indiennes du bassin de la Platte, les Cheyennes tiennent le premier rang. Ne pouvant assaillir à force ouverte les nombreuses caravanes d'émigrants, ils ont recours à la ruse. Malheur à la compagnie qui, dans certains parages, néglige de faire bonne garde la nuit sur ses animaux. Deux ou trois Indiens suffisent pour la dépouiller entièrement, en peu d'heures, de tous ses moyens de transport. C'est pendant le silence de la nuit que les Peaux-Rouges se livrent à ce genre de maraude. Un d'eux pénètre à pas de loup vers le centre du troupeau de bœufs. Au moment où, couchés par terre, ils se reposent en ruminant, il se met tout à coup à agiter vivement, et dans tous les sens, une peau de bison, en poussant une série de cris sauvages capables d'effaroucher tous les diables de l'enfer. Saisis d'épouvante, les bœufs se lèvent soudain et s'enfuient avec une vitesse incroyable dans toutes les directions. Le lendemain matin, les Peaux-Rouges n'ont plus qu'à se mettre en quête pour rassembler ce bétail éparpillé, et voilà ce qu'on appelle une stampede.
 
      Les mormons dressent leurs tentes symétriquement en dehors du corral, et allument leurs feux sur la même ligne. Aux femmes incombe naturellement le soin de faire la cuisine et de cuire le pain. À cet effet, chaque famille est munie d'un petit four portatif en fonte. Au moyen de cet outillage primitif, je fabriquais moi-même tous les jours le mien, digne de figurer sur la table d'un roi, tant il était exquis.
      Rien de pittoresque comme l'aspect d'un camp de mormons, assis sur les bords sauvages de la rivière Nebraska, et vis-à-vis d'un petit archipel d'îles boisées. C'est surtout pendant les loisirs d'un séjour que nos camps offrent un coup d'œil animé, et souvent des tableaux variés dignes du pinceau de l'artiste. Parmi les émigrants, les uns se livrent à la pêche ou à la chasse, les autres butinent dans les îles des fruits, et surtout des raisins sauvages (Iabruska).
 
      On sait que plusieurs tentatives pour acclimater les raisins d'Europe ont échoué jusqu'ici sur divers points du sol américain. Toutefois, ces tentatives n'ont été ni assez nombreuses ni assez suivies pour qu'on puisse en induire l'impossibilité absolue de cette transplantation. Mais la voie des semis me semble infiniment préférable. Lors de mon premier voyage, une réussite partielle vint récompenser mes efforts. Depuis mon retour à Paris, ayant envoyé des pépins de raisins empruntés à nos meilleurs crus, j'ai récemment appris que ces pépins avaient parfaitement levé et promettaient une végétation des plus vigoureuses. Je suis convaincu que, par le semis, nos meilleures cépées pourront se naturaliser dans l'Utah. J'attache un grand prix à cet essai d'acclimatation d'un produit qui est une des gloires pacifiques de mon pays. Peut-être un jour des compatriotes malheureux me devront un adoucissement aux souffrances de l'exil, en retrouvant chez les mormons nos vins de France ! Après le raisin, ce sont les prunes sauvages qu'on trouve le plus abondamment dans cette région. Dans certaines localités, notamment le long des bords richement boisés de la Little Blue (Petite Rivière Bleue), la nature a fait des plantations considérables de pruniers. Les coyotes, ou loups de prairie, sont fort avides de leurs fruits.
 
      Les caravanes peuvent fréquemment s'approvisionner de poisson. La Sweet Water (rivière douce) est le courant d'eau le plus poissonneux que l'on rencontre sur la route. Dans la caravane dont je faisais partie, mes compagnons s'ingéniaient pour varier un peu leur nourriture. L'abondance du poisson était telle en certains endroits, qu'avec un simple drap de lit nous fîmes des pêches vraiment miraculeuses. Chose assez singulière, nous ne trouvâmes là qu'une seule espèce de poisson.
 
      La vallée de la Platte offre les chasses les plus abondantes, les plus pittoresques qui puissent se rencontrer dans le monde entier ; aussi reçoit-elle aujourd'hui de fréquentes visites de gentlemen anglais. On y trouve des myriades de bisons (bos americanus), variété de buffle particulière à ces régions. Un parc naturel de 100,000 lieues carrées s'étend le long des montagnes Rocheuses et des bords du Missouri. Là vivent en hordes nomades des quantités incroyables de ces puissants quadrupèdes, dont la chair est la nourriture habituelle des Peaux-Rouges. Parfois nous en avions en vue de vraies armées ; la terre, aussi loin que le télescope pouvait l'embrasser, en était littéralement couverte. L'aspect de ces gigantesques animaux, tantôt paissant au repos, tantôt s'ébranlant, se divisant et se subdivisant en une multitude de troupeaux, pour galoper en sens contraire à travers l'immensité de ces prairies, est un spectacle vraiment imposant, l'un des plus curieux qu'il m'ait été donné de contempler ici-bas. Un jour, les hordes de ces animaux étaient tellement nombreuses et si peu farouches, qu'un superbe mâle, s’en détachant en éclaireur, vint tête baissée, et en courant à toutes jambes, couper notre convoi, après avoir brisé une grosse chaîne dans l'impétuosité de son élan. Nous étions, en ce moment, en vue de la rivière du Nebraska. Plusieurs bisons tombèrent ce jour-là sous nos balles. L'un d'eux, jeune mâle d'environ quatre ans, pouvait peser de treize à quatorze cents kilogrammes. Nous aurions pu en abattre un bien plus grand nombre. Mais notre caravane ayant subi un retard considérable, le chef hâtait continuellement notre marche, ce qui nous permit rarement le plaisir de la chasse.
 
      L'aspect du bison, armé de ses deux cornes redoutables, avec son ample crinière et sa fourrure noire à poils rudes et grossiers, est étrange et presque repoussant. Pris jeune, il est pourtant susceptible d'être apprivoisé. Sa chair est excellente à manger, mais celle de la femelle est bien supérieure à celle du mâle. La bosse de cet animal surtout est un mets auquel les romanciers américains ont fait en Europe une réputation méritée. Ajoutons que les Indiens savent donner aux tranches finement découpées de la chair de bison, et séchées au soleil, un fumet particulier et une saveur exquise.
 
      Plusieurs variétés de cerf et d'antilope habitent également ces parages, et animent la prairie du spectacle de leurs courses impétueuses et folles. Pendant le silence de la nuit, l'ours gris, l'un des plus terribles animaux qu'on puisse rencontrer, fait entendre assez souvent ses grognements sauvages. Enfin, chaque soir, on est assourdi par les glapissements des coyotes, ou loups de prairie. C'est un animal chétif et très poltron, bien différent du loup qui habite les montagnes.
 
      La première fois que j'ai traversé ces plaines, il y avait dans la caravane trois chœurs rivaux de chanteurs français, anglais et gallois. La race latine, représentée par des Français, par des habitants de Jersey et Guernesey, des Suisses et des Italiens, en tout soixante-douze individus, y soutenait vaillamment son antique renommée musicale. Nous sommes loin de nous faire illusion sur la valeur littéraire des chants qu'ils improvisaient pendant la marche, mais ils avaient pour nous le grand mérite d'associer à l'impression des sites grandioses et sauvages qui nous environnaient, à l'espoir même d'une patrie nouvelle, les sons de la langue maternelle, le cher souvenir du pays natal.
 
      C'était surtout le soir que nos campements étaient pittoresques, avec leur citadelle centrale entourée de nos tentes et d'une ceinture de feux bien alimentés.
Là, les ménagères fabriquaient leur pain quotidien dans leurs petits fours de fonte ; ici leurs maris, couchés sur l'herbe autour d'un grand feu, racontaient tour à tour des histoires. Plus loin, on entendait nos trois chœurs se disputer la palme du chant ; ailleurs, des groupes nombreux se livraient gaiement au plaisir de la danse. À l'exemple du prophète Brigham, dont nous avons déjà mentionné le talent chorégraphique, les mormons d'Utah sont généralement d'habiles danseurs. Qui le croirait ? À peine les tentes étaient-elles dressées, à peine avaient-ils expédié leur frugal repas, que, tous les soirs, la plupart de nos jeunes gens, oublieux des fatigues de la journée, se mettaient régulièrement à danser jusqu'à minuit.
 
      Au point du jour, les sons éclatants du clairon éveillent tout le monde, partout les feux se rallument pour l'importante opération du déjeuner, et les bœufs, repus et bien reposés, sont ramenés au milieu du corral. Une fois réunis là, les deux larges ouvertures se ferment, chacun prend ses animaux, les attelle à son chariot, et le départ général recommence.
 
      La route, presque toujours belle et bien tracée, serpente à travers des plaines indéterminables. Les parties sablonneuses sont les plus difficiles à franchir. On traverse les rivières à gué ; Green River, aussi large que la Seine, est la plus considérable. Il faut passer le Nebraska quatre fois. On côtoie durant l'espace d'environ deux cents lieues la rive droite de cette rivière, où viennent s'abreuver journellement des millions de buffles. On double les attelages aux montées et aux passages les plus difficiles. Les marches journalières ne sont guère que de quinze à vingt milles ou de cinq à six lieues. Aujourd'hui, nos vétérans du mormonisme font ces longs trajets comme une simple promenade. Pour donner l'exemple à nos jeunes gens, j'ai moi-même fait à pied les quatre cents lieues, sans monter un seul instant sur mon chariot ; et deux jeunes filles, nos compagnes de ce voyage, suivirent bravement mon exemple. Le voyage s'accomplit, terme moyen, en soixante-quinze jours avec des bœufs. Au retour, nous n’en mîmes que vingt-huit avec des mules. Les visites pacifiques des Indiens sont la principale distraction de nos caravanes dans ces parages. Une anecdote suffira pour donner au lecteur une idée de ces rencontres avec les enfants du désert.
 
      C'était le 22 septembre 1855. Notre convoi, fort de cinq cents âmes et de quarante-cinq chariots, cheminait lentement à travers une vaste pleine couverte d'artemisia [armoise, ndlr] (sage brush), sorte de sauge, quand une bande nombreuse de Sioux, tous à cheval, vint nous barrer fièrement le passage.
 
      « On ne passe pas, se mirent-ils à nous baragouiner en mauvais anglais, sans nous donner dix sacs de farine ! - Je n'ai pas une once de farine à vous distribuer, répliqua Charles Harper, notre brave capitaine, mais une forte provision de cartouches. En voulez-vous ? On va vous servir.
 
      Puis, joignant l'action à la menace, il prit en main son revolver en criant aux armes ! À l'instant, cent cinquante carabines chargées brillèrent sur les épaules de nos gens. Notre contenance imposa aux Peaux-Rouges. Ils livrèrent immédiatement passage à la caravane, et se contentèrent de nous suivre jusqu'à la nuit. Je pus ainsi les examiner à loisir ; ils en valaient la peine. Ils formaient une troupe de cinq ou six cents hommes à faces patibulaires, tous à cheval, armés d'arcs ou de vieux fusils, et affublés des oripeaux les plus fantastiques, d'origine européenne. L'un d'eux, d'une taille démesurée, portait avec une gravité pontificale un habit de tambour-major à peine assez grand pour lui. Cet uniforme, qui venait terminer son destin d'une façon si inattendue dans les solitudes du Nouveau Monde, était évidemment un rebut de notre Temple parisien. Les industriels qui commercent avec ces Indiens leur vendent des habillements de toute sorte, et les plus excentriques sont ceux dont le placement est le plus facile. Grotesque au premier abord, cette fin dernière des haillons de notre civilisation avait son côté philosophique et attristant.
 
      Les chefs ainsi que leurs femmes, étaient magnifiquement vêtus, c'est-à-dire couverts d'étoffes aux couleurs éclatantes, chargés de bimbeloterie et d'ornements en cuivre de la tête aux pieds. Aucune procession de carnaval en France ne saurait donner une idée du comique et prodigieux aplomb de leurs guerriers ainsi affublés, se livrant sur leurs coursiers à des évolutions impossibles à décrire. Ils exécutèrent devant nous une sorte de fantasia, empreinte de couleur locale, et des scènes héroïco-comiques, très variées, d'une adorable sauvagerie. Parmi leurs montures on voyait çà et là des poneys remarquables par l'élégance de leurs formes et la richesse de leur robe. Le bai clair était la nuance dominante.
 
      Les relations les plus amicales se formèrent promptement entre les émigrants et leurs sauvages visiteurs. L'un des chefs poussa l'amabilité jusqu'à me faire monter son Bucéphale. Dans la soirée, un système actif d'échanges s'établit de part et d'autre, à la lueur des feux de nos bivouacs. Les Indiennes déployèrent là toute la coquetterie féminine, toutes les ruses naturelles aux filles d'Ève, pour captiver les bonnes grâces de nos femmes et en obtenir des chiffons. Elles palpèrent avec convoitise les robes moelleuses, les fines mousselines, les douillettes, les chapeaux de soie, les gants fourrés et les chauds tricots de nos jeunes filles. Il fallut tout leur faire voir. Mais c'est le sucre qui devint l'objet principal de leur ardente convoitise. Ces aborigènes en sont excessivement friands ; avec quelques morceaux de cassonade, on fait parfois des marchés fabuleux.
 
      Avant de prendre congé des Peaux-Rouges, je dirai que l'un des plus ravissants spectacles que j'aie vu dans mes lointains voyages me fut donné par une bande d'Indiens Crows (Corbeaux), au milieu même des eaux du Nebraska. Pour franchir cette rivière large et roulant sur un fond de sable, on est obligé de doubler les attelages. Nos émigrants procédaient tour à tour à ce pénible travail. J'étais seul à garder mon chariot, quand une vingtaine de ces sauvages, richement costumés, franchirent la rivière d'un galop effréné en me saluant de leurs joyeuses acclamations. Ils passèrent près de moi comme un éclair. Je vivrais mille ans, que je ne pourrais oublier l'agreste beauté du paysage, l'élan vertigineux qui faisait miroiter les verroteries, ondoyer les plumes de cet escadron de jeunes Indiens. Ils couraient à toute vitesse prévenir les tribus voisines de notre arrivée.
 
      Ce jour-là, notre campement réunissait toutes les conditions voulues : les eaux pures et limpides du Nebraska, des pâturages excellents et une abondance extraordinaire de bois sec. Campés sur la lisière d'un bois touffu, nos gens firent en un clin d'œil des amas de combustible considérables. Une importante découverte vint aussi récompenser mes explorations dans ce bois ; j'y trouvai une vieille pirogue indienne qui fut immédiatement métamorphosée en fourneau pour toutes mes opérations culinaires. Les hommes de Jersey formaient la grande majorité de notre compagnie française. Enragés mélomanes, ils s'étaient toujours montrés avides d'entendre les chants de nos grands poètes. Il me fallut leur exhiber ce soir-là presque tout mon répertoire. L'air des Girondins, Ma République, de Béranger, une foule d'autres chansons excitèrent des applaudissements frénétiques. Le Fou de Tolède, de Victor Hugo, faisait surtout leurs délices. Un incident burlesque vingt égayer cette dernière séance. Le refrain si connu du chœur des Girondins, chanté par les soixante-douze voix de la compagnie française, puis répercuté par les bruyants échos du bois, produisait un effet d'un grandiose admirable, quand des centaines de loups, mêlant tout d'un coup à notre festival leurs glapissements, nous forcèrent au silence, tant nous rîmes de bon cœur de ce surcroît d'harmonie. Ils ne cessèrent jusqu'au point du jour de célébrer leur triomphe, et semblaient se répondre des différents points de l'horizon. Ces coyotes pullulent tout le long de la Platte, et il est rare qu'on y passe une nuit sans les entendre.
 
      De grands feux, alimentés par les hommes de la garde, brillèrent toute la nuit autour de notre corral, des groupes nombreux de Crows ne cessèrent d'y circuler pour échanger leurs viandes sèches et leurs fourrures contre nos brimborions d'Europe. Des marchés incroyables se conclurent avant notre départ. Pour dix livres de sucre, dont le coût primitif ne dépassait pas le chiffre de trois francs, l'un des nôtres eut un excellent poney. Un jeune cheval pour trois francs ! De pareils marchés ne se voient plus qu'en Amérique.
 
      Les Indiens du Nord-Amérique, bien que décimés par des guerres intestines interminables, par la petite vérole, les liqueurs fortes, et tous les vices que leur ont inoculés les Américains, forment encore une nombreuse population. Sans nous hasarder à en préciser le chiffre total, nous savons de bonne source que leurs tribus réunies peuvent mettre sur pied plus de cent mille cavaliers. L'un des objets du mormonisme est de rendre tous ces sauvages à la civilisation. Cette œuvre est déjà sérieusement commencée. Un assez grand nombre d'Indiens, devenus membres de l'Église, ont abandonné la vie nomade pour l'agriculture. Beaucoup de nos jeunes eIders, envoyés en mission parmi les plus puissantes tribus, travaillent avec zèle et ardeur à cette régénération sociale. L'un des plus curieux spectacles que j'aie vus au Tabernacle est celui qui nous y fut donné par feu Arrapeen, chef fameux des Indiens Utes. Membre de l'Église, et invité par Brigham à prendre la parole, il nous fit, un dimanche, du haut de la tribune sacrée, un discours extrêmement pathétique en son idiome national. J'étais ravi d'entendre ainsi pérorer ce Démosthène du Grand Bassin. Jamais harangue de l'éloquent adversaire du roi Philippe ne fit sur les Athéniens une impression plus favorable que celle d'Arrapeen sur l'esprit de ses auditeurs. Cette sauvage improvisation, qu'il ne cessa d'accompagner des gestes les plus expressifs, et qu'il termina par une solennelle prière, fut interprétée pour l'édification des fidèles par l'un de nos missionnaires.
 
      Situé vers le centre des plus puissantes tribus d'Indiens, l'Utah est déjà, dans les mains de la Providence, un point d'attraction considérable, un foyer de lumière, notre drapeau civilisateur, qui ralliera peu à peu ces enfants de la barbarie pour les rendre tous au culte du vrai Dieu, noble but que les missionnaires protestants et même catholiques n'ont pu atteindre jusqu'ici. Les Indiens, ayant tous plus ou moins conscience de cet avenir, témoignent, par leur attitude envers les mormons, qu'ils savent apprécier à leur juste valeur le bon vouloir, le zèle de leurs initiateurs. Il y a un abîme entre la politique des saints envers les indigènes et les sanglantes répressions, les impitoyables traitements que la race anglo-saxonne n'a cessé de leur prodiguer. Refouler dans l'intérieur du pays, affaiblir par tous les moyens, éteindre enfin la population des légitimes possesseurs du sol, telle a été dans tous les temps la politique du gouvernement de Washington envers les Indiens. Les mormons travaillent avec ardeur à en faire des êtres civilisés, tandis que les officiers de l'armée fédérale ne parlent jamais que de les exterminer pour s'emparer de leur dernier trésor, c'est-à-dire du vaste théâtre de leurs chasses continuelles.
 
      À mesure que l'on avance vers les montagnes, le pays présente un aspect de plus en plus sauvage, et, sauf çà et là quelques fertiles oasis, finit par devenir impropre à la culture. Ce sont d'immenses plaines désolées, couvertes d'artemisia, sorte de buisson épineux qui leur donne une teinte agreste et mélancolique. La caravane, épuisée d'une si longue marche, ne fait plus alors que de petites étapes. Les dernières journées sont les plus pénibles. Les abords de la cité, du côté de l'est ou par la route ordinaire des États-Unis à travers l'Écho Kanyon, sont extrêmement difficiles, et même dangereux pour des voituriers étrangers. La grande montée de la Big Mountain offre sur bien des points un sentier obstrué de grosses pierres, des passages roides et étroits, des ravins presque infranchissables. Il ne fallut pas moins de quatorze bœufs pour aider notre chariot à gravir cette terrible montagne. Du haut de la montée, un magnifique panorama s'offre tout à coup au regard. C'est un pêle-mêle inouï de rochers nus et de pics gigantesques, affectant les teintes les plus variées et s'élançant dans les nues comme pour lutter d'orgueil. Du sommet de la Big Mountain on découvre des champs cultivés, premiers indices de civilisation dans ces parages. Le surlendemain, après avoir atteint et traversé la ville sainte, la caravane va jeter son dernier camp sur l'Union Square. Au bout de quelques jours, tous les émigrants, riches ou pauvres, ont trouvé chez leurs frères un asile pour y passer confortablement l'hiver. Au printemps suivant, chacun d'eux s'ingénie pour exercer une industrie quelconque dans sa nouvelle patrie. Dès lors commencent les épreuves : l'agriculture et l'élève du bétail sont les occupations les plus lucratives, comme les plus prospères. Pour donner une idée de l'immense récolte des céréales de cette année (1861), il nous suffira de dire que nos moissonneurs gagnent trente-cinq francs par jour ; et néanmoins, telle est la pénurie des bras, qu'un tiers de la récolte périra sur place. Quiconque aime le travail peut se créer rapidement chez les mormons, non pas une fortune, mais cette douce aisance tant prisée par les anciens sages. Nulle société sur la terre n'a devant elle un avenir plus assuré que celle des colons d'Utah. Et pourtant celui qui ne va là que dans un but égoïste et purement temporel ne peut y rester : le mirage aurifère des placers californiens l'attire invinciblement vers le nouvel Eldorado, ou bien, s'il est Américain, les florissants États de l'Ouest l'attirent dans leur sein, sinon il retourne à son pays natal. Nous ne saurions trop le redire, le mormonisme est une rude école ; il n'y a que ceux qui comprennent bien cette œuvre et qui ont en elle une foi vive, ferme et éclairée, qui peuvent y coopérer utilement et y persévérer jusqu'à la fin.
 
      À propos de nos émigrations, il nous reste à mentionner l'extrême modicité des prix du voyage. Il est facile de comprendre qu'en marchant ainsi par caravanes, les mormons opèrent nécessairement des économies considérables. La sagesse de leurs dispositions est telle, que les émigrants aisés ne dépensent qu'environ cinq cents francs par tête, depuis Liverpool jusqu'aux bords du lac Salé. La distance est de deux mille quatre cents lieues. Les moins fortunés dépensent un peu plus de la moitié de cette somme. Présentement, des convois de nos émigrants traversent chaque année les plaines en traînant eux-mêmes des chars à bras (handcarts), sorte de petite voiture à deux roues. Ce mode d'émigration, infiniment plus économique que l'emploi des chariots traînés par des bœufs, dont beaucoup périssent en route, est en usage depuis cinq ans. Dans chaque caravane, on voit de belles Anglaises, dont les pieds délicats n'avaient jamais foulé que le tapis de leurs salons, franchir de la sorte ces immenses solitudes. Tels sont les miracles que la foi religieuse sait accomplir.
 
      Nous signalerons ici un nouveau mode d'émigration conçu par Brigham, et qui a été mis en pratique cette année même avec un grand succès. Autrefois, nos agents achetaient sur la frontière les vivres, les chariots et le bétail nécessaires au voyage des caravanes. Afin de favoriser de plus en plus l'émigration des indigents, Brigham s'est avisé d'expédier deux cents chariots, traînés par des bœufs et chargés de provisions, avec une garde à cheval et des chefs expérimentés pour diriger toute l'opération. Des dépôts de vivres ont été faits sur divers points de la route. Arrivés à Florence sur le Missouri (territoire de Nebraska), ces deux cents chariots se sont chargés chacun de douze à quatorze émigrants, puis, divisés en sept convois différents, ont repris le chemin d'Utah. C'est ainsi que deux mille mormons européens, et plus d'un millier d'Américains, sont allés cette année rejoindre leurs frères à Sion. Il suffit d'énoncer ce nouveau mode d'émigration pour en faire comprendre le mécanisme, et la grande économie qui en résulte. Affranchis de l'obligation de conduire eux-mêmes leurs chariots et de garder les bœufs durant la nuit, et dirigés par des chefs expérimentés, aujourd'hui nos émigrants ne mettent guère que deux mois pour atteindre les bords du lac Salé. Notre malle-poste quotidienne franchit la même distance en treize jours, et le poney express (ligne postale à cheval) en neuf jours.
 
      Une nouvelle route a été récemment découverte. Dans un avenir assez prochain, au lieu d'avoir quatre cents lieues à faire, nos émigrants, après avoir remonté le Missouri jusqu'à son confluent avec Yellow Stone (la Pierre jaune), s'engageront dans cet affluent, aussi loin qu'il sera navigable. Une importante colonie sera fondée à la bifurcation des deux rivières. Une fois débarqués, nous n'aurons plus qu'une centaine de lieues à faire par terre pour gagner Cache Valley, la plus riche et la plus fertile des vallées de l'extrême nord de l'Utah. On voit combien s'abusent les écrivains qui, depuis tant d'années, prophétisent périodiquement la dissolution de la société des mormons. Tout conspire au contraire à la fortifier, tout la prépare à ses hautes destinées. 
 
 
 
Chapitre VIII  
 
NOTIONS SOCIALES DES MORMONS  
 
      Personne encore n'a su nous comprendre en France, même parmi ceux-là qui sentent le plus vivement l'imminence du péril social que nous sommes appelés à conjurer. Un écrivain catholique d'un grand talent a dit que « les mormons étaient des socialistes de la pire espèce. » Suivant les protestants, plus injustes encore à notre égard, même dans l'ancien monde, « l'établissement des mormons sur les bords du lac Salé est la plus grande tentative communiste de notre époque. » Il faudrait cependant s'entendre sur ces dénominations banales, et il suffirait d'un peu de réflexion et de bonne foi pour reconnaître que les tentatives vraiment communistes qui se sont produites de nos jours diffèrent essentiellement de la nôtre, dans leur objet comme dans leurs résultats.
 
      Pendant ces dernières années, la France a produit une foule de systèmes socialistes, tels que les théories des saints-simoniens, celles de Charles Fourier, de Pierre Leroux, de Cabet, de Louis Blanc, de Proudhon, de Buchez, etc., pour éteindre le paupérisme et ramener ici-bas les merveilles de l'âge d'or. On sait ce qui est advenu de tous ces essais, malgré l'incontestable talent de plusieurs de leurs auteurs. En Amérique, du moins, le socialisme a fait des efforts plus sérieux pour passer de la théorie à la pratique. Voyons ce qu'il a produit.
 
      Un jour, Robert Owen, avec près de deux millions dans sa poche, arrive à Washington, prêche devant le Congrès son système de réforme universelle, continue son apostolat dans toutes les grandes villes américaines, et recrute un nombre d'adhérents considérable. Entrant ensuite dans le domaine des faits, il fonde la colonie de New Harmony dans l'Indiana ; et, peu de temps après, son utopie s'écroule comme un château de cartes.
 
      Ancien procureur général et député sous le règne de Louis-Philippe, M. Cabet croit trouver dans le système de la communauté le dernier mot de la Révolution française. Il formule ses idées dans le roman d'Icarie, et, après un premier échec de ses disciples dans le Texas, il va bravement se mettre à leur tête pour réaliser l'égalité sociale absolue sur les bords du Mississipi, où il achète des terrains de M. Babbitt, l'agent des mormons à Nauvoo. Après des tiraillements sans nombre, l'Icarie finit par se disloquer, et son fondateur, abandonné de la majeure partie de ses disciples, va mourir à Saint-Louis, après avoir été pendu par eux en effigie !
 
      Sorti de l'école polytechnique, le successeur de Charles Fourier propage dans la Démocratie pacifique les sublimes théories du grand révélateur, les prêche après la révolution de 48, dans la Chambre des représentants de la France ; et, faute d’avoir pu obtenir d'eux la forêt de Saint-Germain pour y fonder son phalanstère, part pour l'Amérique avec des fonds considérables, et va tenter au Texas la réalisation des merveilles promises. Là, frappé de paralysie, M. Victor Considérant, qui intitulait ses conceptions humanitaires : « socialisme scientifique », n'a pas encore pu construire une simple bicoque. Faute de quinze petits millions de francs, le salut de l'humanité est ajourné ; le fameux phalanstère reste à l'état d'utopie.
 
      Maintenant, qu'on nous explique pourquoi ces trois chefs d'école, ayant à leur disposition des ressources importantes, ne rencontrant aucune opposition hostile à leurs essais de colonisation, ont si misérablement échoué là où Joseph Smith, le jeune paysan pauvre et illettré, en butte au feu croisé des quatre mille journaux américains, exposé aux attaques de quarante mille théologiens protestants acharnés à le combattre, a pu en treize ans réunir et fonder un peuple ; comment son œuvre a progressé par la persécution et le martyre, et se développe indéfiniment sous la direction de son successeur ? Qui pourra jamais nous révéler la cause des progrès inouïs de cette œuvre ? Nous serions charmé qu’un philosophe voulût bien se charger de répondre à ces deux questions.
 
      Dans ces derniers temps, on a singulièrement bercé les Français de rêveries socialistes. Paris, cette reine illustre du monde civilisé, est à la fois la citadelle du scepticisme et la grande manufacture des utopies contemporaines. Les idéologues, les prophètes, les révélateurs de tout genre y abondent. Il n'est pas un lettré dans cette ville qui n'ait bâti son petit système religieux, politique et social. Cela dépasse, en anarchie intellectuelle, la confusion de la tour de Babel. Quand donc les Français pourront-ils comprendre que le champ de l'utopie, comme celui du roman, étant infini et indéfini, toutes les théories passées, présentes et futures, qui n'émanent que du cerveau de l'homme, ne seront jamais que des conceptions irréalisables ? Que diriez-vous d'un architecte qui s'aviserait de vouloir bâtir en l'air ? Robert Owen, Cabet et Victor Considérant, ayant tenté de construire leur cité sur le néant du matérialisme, ont tous les trois commis une faute plus grave encore. Il y a plus de parcelles de la vérité divine, plus de ressources vitales et de puissance de productivité dans les plus naïves superstitions du moyen âge, dans celles même de nos Peaux-Rouges d'Amérique ou des sauvages de la Polynésie, que dans tous ces systèmes, dans toutes ces utopies matérialistes, dernier mot de l'orgueil humain livré à ses seules forces. Le sauvage, enfant de la nature, vierge des souillures d'une civilisation décrépite et destinée à périr, est susceptible, une fois initié aux vérités de l'Évangile, de s'élever graduellement et indéfiniment dans l'échelle des êtres.
Homme-animal, jouet de ses passions, se vautrant sans remords dans le bourbier des vices les plus monstrueux, le matérialiste cherche à effacer dans son esprit toute tendance idéale, à éteindre en lui toute virtualité créatrice. Une nation de matérialistes marcherait droit au néant.
 
      Nous l'avons dit, la philosophie, impuissante à rien fonder, n'a qu'une seule mission : celle de détruire. Depuis Aristote et Platon jusqu'à Hegel et M. Cousin, elle n'a su nous fabriquer que des systèmes aussi stériles qu'ils sont nombreux. Dans l'antiquité, le scepticisme qui trouva en Lucrèce un éloquent interprète, tua le polythéisme, base de la république de Rome. Après avoir perdu sa foi religieuse, le peuple romain perdit promptement sa foi politique, puis sa liberté. Dans nos temps modernes, l'encyclopédie, conséquence de la réforme de Luther, porta de même un coup fatal aux croyances religieuses des masses en France. À sa suite vint la Révolution. Sans vouloir médire d'elle, nous affirmons qu'elle n'est au fond qu'une immense négation. Nous avons été trop révolutionnaire pour ne pas la connaître. À part de nobles et précieuses exceptions, dans les hautes régions de la démocratie française, l'individu le plus sceptique est considéré comme l'esprit le plus éclairé. Parmi nos penseurs de bas étage, celui qui nie tout passe pour le patriote le plus avancé : le progrès, tel que l'entendent ces derniers esprits forts, est synonyme de néant. La révolution est loin d'avoir dit son dernier mot. Bien des circonstances, bien des luttes partielles peuvent retarder encore sa victoire définitive. Mais, suivant nous, elle finira par tout détruire en Europe ; rien, absolument rien, ne restera debout devant elle. S'imaginer qu'elle puisse remplacer le catholicisme par le protestantisme, celui-ci par le rationalisme ou par tout autre système de religion naturelle, et bâtir là-dessus l'avenir de l'humanité, est aussi sage que de croire que le cratère du Vésuve serait capable de porter un édifice stable. Volcan providentiel, la révolution est le grand Vésuve des derniers temps.
 
      Tous les peuples sont solidaires. La France a été la fille aînée de l'Église. Durant quatorze siècles, les lumières du christianisme ont guidé sa destinée. Le plus grand malheur des générations actuelles est d'avoir perdu l'antique foi de nos pères. Aujourd'hui, l'erreur capitale des libéraux français est de vouloir remplacer le dogme catholique par les ténèbres de la philosophie du XVIIIe siècle. Jamais le rationalisme n'a servi ni ne pourra servir d'assise permanente à une grande nation. En dehors de la foi chrétienne, il n'y a de possible que le règne de la force. L'athéisme politique est la peste morale qui perdra la France, et qui, en se généralisant, fera périr l'Europe entière dans d'effroyables convulsions sociales. Dans le plan de la Providence, la destinée de l'Amérique est de succéder à l'Europe. Voilà pourquoi Joseph Smith a pu, lui, fonder en plein XIXe siècle cette œuvre, et Brigham la développer. En présence des miracles accomplis par ces deux prophètes illettrés, les saints n'ont-ils pas le droit de rire un peu de la ridicule impuissance de toutes les utopies contemporaines ? Comparez, s'il vous plait, les progrès gigantesques des uns aux stériles efforts des socialistes des deux hémisphères. Jamais contraste fut-il plus saisissant ?
 
      Aujourd'hui la question économique prime la question politique. L'extinction du paupérisme constitue en effet le problème social le plus important qui soit présentement posé devant le genre humain. Avant d'initier le lecteur à la manière dont les mormons se flattent de pouvoir résoudre ce problème, nous dirons que les citoyens d'Utah sont régis par deux constitutions parfaitement distinctes. Bien que la première base de notre société soit entièrement religieuse, notre constitution civile est semblable à celle de tous les territoires de l'Union. Le pouvoir exécutif réside dans la personne d'un gouverneur nommé directement par le président des États-Unis, et dont les fonctions durent ordinairement quatre ans. Le gouverneur est en même temps le commandant en chef des milices du territoire. Nous avons vu que Brigham Young fut nommé, dans le principe, gouverneur de l'Utah. Il cumula pendant huit ans ces fonctions avec celles de surintendant des affaires indiennes. Le traitement qu'il recevait du gouvernement fédéral à ces différents titres, était de 3,000 dollars (15,000 fr.). Le pouvoir législatif se compose d'une chambre haute, qui compte treize conseillers, et d'une chambre de représentants qui compte vingt-six membres. Les conseillers comme les représentants sont directement élus par le suffrage universel. Toutes les lois votées par l'assemblée législative doivent recevoir la sanction du gouverneur avant d'être soumises à l'approbation du congrès de Washington, où elles peuvent être rejetées par un veto décisif. Le pouvoir judiciaire se compose d'une cour suprême formée d'un chef de justice et de deux juges associés, de trois cours de district présidées chacune par un juge de la cour suprême, d'une cour pour la vérification des testaments (probate court) et de plusieurs juges de paix. Les trois juges de la cour suprême sont nommés par le président des États-Unis, de même que le préfet de police (marshall), le procureur général, le secrétaire d'État et le maître de poste. Enfin, le territoire envoie au Congrès fédéral un délégué élu par le suffrage universel. Nous ajouterons que les causes criminelles sont si rares en Utah, que les fonctions des juges fédéraux y sont de véritables sinécures. En voici la preuve : dans une période de dix ans, c'est-à-dire de 1847 à 1857, deux meurtres seulement ont été commis, tous les deux pour cause d'adultère. Admirez ce contraste : pendant les deux ans de l'occupation américaine, la justice a enregistré dix meurtres, tous attribués aux aventuriers qui avaient suivi l'armée. Quant aux causes civiles, les mormons ont le bon sens de les porter devant leurs tribunaux ecclésiastiques, dont nous avons expliqué ci-dessus l'organisation, tribunaux où la justice leur est rendue sommairement, très impartialement, et sans bourse délier.
 
      Les lois composant le code d'Utah sont peu nombreuses : quelques-unes paraîtraient d'une rigueur draconienne dans bien des sociétés très civilisées. Les fragments suivants suffiront pour faire connaître l'esprit de notre législation civile.
 
Le rapt et le viol sont punis d'un emprisonnement à vie ou de dix ans au moins. - La simple séduction, si elle n'est pas suivie de mariage, est punie de vingt ans de prison et d'une amende de cent à mille dollars. - L'adultère est puni de trois à vingt ans de prison, ou d'une amende de trois cents à mille dollars. Si le crime est commis par deux personnes dont l'une est mariée, toutes les deux sont coupables d'adultère et punies comme telles. On ne peut exercer de poursuites en cas d'adultère que sur la plainte de la femme ou du mari. - Quiconque est convaincu d'avoir tenu une maison de prostitution est passible d'une amende de cinq cents dollars et d'un à dix ans de prison. - Celui qui trompe une femme réputée vertueuse et l'attire dans une maison de débauche, ou celui qui recèle sciemment ou aide à recéler une femme ainsi abusée, dans un but immoral, est puni de cinq à quinze ans de prison. L'assassinat, sans circonstances atténuantes, est puni de mort, et, avec ces circonstances, d'un emprisonnement qui peut être à vie et ne doit jamais être moins de dix ans. - L'incendiaire est puni de l'emprisonnement à vie s'il a malicieusement mis le feu pendant la nuit, et, si c'est pendant le jour, d'un emprisonnement qui peut durer trente ans. - Chacun est libre de disposer de ses biens par testament, comme il lui plaît, à l'exception pourtant de la quotité nécessaire pour l'acquittement de ses dettes, et pour le domicile que loi garantit à la femme et à la famille. - Le domicile occupé par la famille d'un défunt n'est pas saisissable pour dettes. - Quand le décédé n'a pas laissé de testament, sa femme hérite de tous ses biens, et après elle ses enfants, chacun pour une part égale. - Les enfants naturels et leurs mères, reconnus ou non par leurs pères et amants, héritent comme s'ils étaient légitimes, lorsque la Cour est suffisamment assurée de l'identité du père. – Les parents héritent de leurs enfants morts non mariés et sans postérité ; mais lorsque le défunt laisse une femme quoique sans enfants, celle-ci hérite de ses biens, à la condition de garder le nom de son mari défunt. - Le mari hérite de sa femme, comme la femme de son mari.
 
      Notre constitution politique, ainsi que les lois civiles qui en découlent, seront sans doute profondément modifiées après l'admission d'Utah dans l'Union comme État libre et désormais souverain, ou, ce qui nous paraît infiniment plus probable, après que les mormons auront proclamé leur indépendance nationale. C'est alors qu'ils mettront leur législation complètement d'accord avec leurs croyances.
 
      Abordons maintenant la question de la propriété, problème social le plus important du siècle, que les citoyens d'Utah résoudront complètement dans un avenir très prochain.
 
      Toutes les religions qui se partagent le monde sont basées sur la révélation. Le mormonisme a cela de commun avec toutes les sociétés religieuses actuelles.
 
Mais en quoi diffère-t-iI des autres communions chrétiennes ? Essentiellement et indéfiniment progressive en toutes choses, notre Église a pour principe une nouvelle révélation, qui non seulement confirme les révélations antérieures, mais qui en est l'indispensable couronnement ; tandis que les autres Églises chrétiennes ne reconnaissent que la Bible pour règle de leur foi, et comme contenant exclusivement la parole de Dieu. Fondées sur d'antiques révélations, ces dernières se gouvernent uniquement par la tradition. L'Église des saints reconnaît bien la divinité de toutes ces révélations, mais en admet une nouvelle, qui ne doit pas être la dernière. Ainsi, doctrine, dogmes, sacrements, mariage, divorce, propriété, hygiène, tout enfin est réglé chez nous, ou susceptible de l'être par une nouvelle révélation.
 
      « Soyez un : si vous n'êtes pas un, vous ne pouvez pas être mes disciples ». Tel est Ie commandement donné aux saints des derniers jours, dès l'année 1831, avant même que l'Église eut un an d'existence. Sous quels rapports les saints sont-ils tenus d'être un ? Nous répondons : ils sont tenus d'être un en choses temporelles comme en choses spirituelles, un en biens terrestres et en biens célestes. Ce commandement « d'être un » embrasse et complète tous les autres commandements. C'est là la fin dernière et tout le but du grand plan de salut que contient l'Évangile. Dès maintenant, nous sommes « un » en doctrine. Il nous reste à devenir un en choses temporelles, sans quoi nous ne pourrions jamais devenir complètement égaux en choses spirituelles. Établir dans leur organisation sociale une unité complète et l'égalité fraternelle, voilà l'idéal des saints modernes. Cet idéal est la réalisation du dogme de la charité chrétienne, tel que les premiers enfants de l'Église du Christ le comprirent et le mirent en pratique sur l'ancien continent. C'est, en effet, sur ces principes que fut édifiée à Jérusalem l'Église primitive. Après avoir mis tous leurs biens en commun, les saints de ce temps-là devinrent tous un et égaux en richesses temporelles. Ayant consacré au Seigneur tout ce qu'ils possédaient, ils choisirent des hommes intègres pour distribuer ces biens aux autres, suivant leurs besoins, et sans aucune partialité. Aucune portion, aucune parcelle du grand fonds mis en commun n'était considérée comme appartenant à quelques individus à l'exclusion des autres. Tout appartenait à Dieu, et à tous les saints également. Les hommes chargés de leur faire les distributions n'avaient pas plus de droit à ces biens que le dernier membre de l'Église ; et c'est ainsi qu'ils étaient tous égaux en choses temporelles.
 
      Une loi semblable, la loi de Consécration, a été révélée au prophète Joseph. Aussitôt que les saints commencèrent à se rassembler dans l'État du Missouri, ils furent tenus de consacrer à Dieu tous leurs biens. Mais, par l'effet des fausses traditions de leurs pères, l'avarice avait jeté dans leurs cœurs des racines si profondes, que cette loi, trop saintement radicale pour eux, demeura sans application. Et si elle avait été suivie dans toute sa rigueur, peu de saints seraient restés dans l'Église. Ils manifestèrent leur esprit d'égoïsme en refusant de se conformer aux prescriptions de la loi ; et ceux qui étaient riches refusèrent d'émigrer. Ce fut là la cause réelle de leur expulsion du Missouri. Les docteurs mormons, reconnaissant la main de Dieu en toutes choses, nous enseignent qu'il décida que, puisque les saints ne voulaient pas se conformer aux prescriptions de sa loi, ils ne resteraient point présentement sur sa terre sainte, sur sa terre de prédilection, pour la corrompre et la profaner. Il permit donc à leurs ennemis de les châtier rudement, de les chasser de comté en comté, et finalement de les expulser de cette riche et belle région, la plus fertile de toute l'Amérique du Nord. Mais, connaissant qu'ils n'avaient puisé cette avarice et tous leurs penchants égoïstes que dans les traditions corrompues de leurs pères, il ne les rejeta point complètement. Il savait que, faibles dans la foi et dépourvus d'expérience, ils étaient néanmoins enclins, pour la plupart, à faire le bien. Il leur donna donc une autre loi, mieux appropriée à leur état moral.
 
      La première, celle de stricte consécration, enjoignait aux saints de consacrer à Dieu la totalité de leurs biens sans exception, et les rendait copropriétaires et usufruitiers du fonds général de l'Église. C'était, comme nous le verrons plus loin, un système unitaire d'une grande simplicité, qui embrassait et réglait toutes les relations sociales des citoyens. Elle leur enjoignait de consacrer annuellement tous les produits de leurs fermes, de leurs usines et de leurs ateliers, sauf ce qui leur était nécessaire pour leurs besoins immédiats. La seconde admet un mode de consécration mitigé, en quelque sorte. Elle exige des saints seulement la dîme annuelle des produits et revenus, leur laissant la jouissance intégrale du surplus.
 
      On peut voir, d'un seul coup d'œil, toute la différence qui existe entre la loi parfaite d'unité qui servira de base à l'édifice social des mormons et le règlement provisoire auquel ils obéissent encore, dans leur état de bannissement. Mais telle est la force de l'égoïsme individualiste des temps actuels que nos prosélytes de tous pays seraient encore incapables d'obéir pleinement même à cette loi de la dîme, qui, tout en attribuant aux citoyens une part plus large dans la libre disposition du revenu, n'impliquait pas moins, comme la loi parfaite, le dessaisissement de la propriété du fonds. Ainsi, quand ils émigrent au territoire d'Utah, au lieu de consacrer la totalité de leurs biens, comme l'exige cette loi, ils n'en donnent que le dixième, et payent ensuite la dîme de tous leurs revenus annuels. Il est bon d'observer que l'évaluation de la somme à verser en arrivant, comme la quotité des versements annuels à opérer, sont entièrement laissés à la conscience des saints. Mais le jour viendra où l'individu qui apportera cent mille francs, par exemple, au lieu de n'en donner que dix mille et d'en garder quatre-vingt-dix pour lui, sera tenu d'en verser la totalité dans les coffres de l'Église, à l'exception des fonds nécessaires à ses besoins immédiats. À son arrivée, le prosélyte le plus riche ne pourra disposer que des sommes indispensables à l'exploitation d'une industrie quelconque, proportionnellement à l'aisance dont jouiront ses autres frères.
 
      D'après ce qui précède, on voit que, placés sous une sorte de gouvernement transitoire, les citoyens d'Utah ne sont régis que par des lois préparatoires, pour ce qui concerne la grande question de la propriété. Ils ne sont encore qu'à l'école. Mais la Présidence, le collège des douze, les autres autorités, les membres les plus anciens de l'Église, ayant depuis longtemps donné l'exemple en consacrant pleinement à Dieu toutes leurs propriétés individuelles, s'occupent activement de disposer le peuple à mettre en pratique la loi parfaite d'unité et d'égalité. Cette loi, et celle de la pluralité des femmes, constitueront les bases fondamentales de la Sion des derniers temps. La première fera d'importantes conquêtes en Europe, l'autre nous enfantera rapidement en Amérique une innombrable population.
 
      Dans une révélation donnée en 1832, Dieu parle « d'un ordre et d'un établissement éternels, » dans lesquels tous les membres de l'Église doivent être organisés, afin qu'ils soient égaux en choses célestes et égaux pareillement en choses terrestres, pour pouvoir obtenir toutes les richesses infinies de l'éternité.
 
      « Car, dit l'Éternel, si vous n'êtes pas égaux en choses terrestres, vous ne pouvez être égaux pour acquérir les choses célestes. » (Doctrine et Alliances, LXXVI, 1). Voilà le principe clairement posé. Mais le remède nouveau qui nous a été révélé pour nous soustraire à la grande et terrible loi de l'inégalité sociale, dont Dieu a si longtemps permis le règne dans les sociétés humaines, pour résoudre pacifiquement le problème de l'extinction du paupérisme, ce remède, dis-je, n'a rien de commun avec les utopies qui ont si misérablement avorté en Amérique et ailleurs dans ces dernières années. Essayons d'expliquer par quel mécanisme social, sans violence ni spoliation d'aucune sorte, nous espérons arriver un jour à l'accomplissement complet de ces paroles de notre révélation : « Il n'a pas été commandé qu'un homme ait plus qu'un autre homme ; c'est pourquoi le monde demeure dans le péché. » (Doctrine et Alliances.)
 
      Les mormons possèdent dans le Grand Bassin plus de trois millions d'acres de terre vierge, déjà arpentées par le surveyor fédéral, sans compter le reste. Ils ont les plus riches pâturages du monde, de fertiles vallées bien arrosées et susceptibles de nourrir une population considérable ; trois villes modèles, de nombreux et florissants villages, d'innombrables fermes, des usines de tout genre, des troupeaux en abondance, etc., y forment déjà le noyau d'une puissante nation. L'Utah, pays d'une rare salubrité, produisant tout, depuis le coton, l'oranger et l'huile d'olive, jusqu'à l'humble pomme de terre, colonisé par des hommes essentiellement pratiques, contient tous les éléments d'une très grande prospérité matérielle. Supposons que de tels éléments de richesse nationale fussent demain répartis entre tous les habitants d'une manière parfaitement égale, qu'arriverait-il ? Que les circonstances ne manqueraient pas de les rendre promptement inégaux. En effet, des malheurs imprévus, des mécomptes, des accidents, la maladie ou d'autres calamités réduiraient un certain nombre de propriétaires à l'indigence ; tandis que d'autres, plus habiles ou mieux favorisés par les circonstances, accroîtraient considérablement leur avoir, pourraient le décupler et même le centupler. De là on a conclu, et l'on a eu grandement raison, que l'égalité sociale, si ses partisans parvenaient à l'établir par un partage, ne pourrait jamais se maintenir, et que, devenus tous égaux aujourd'hui, ils redeviendraient forcément inégaux demain. Dans l'antiquité comme dans les âges modernes, toute loi agraire a déjà produit et produirait encore inévitablement ce résultat.
 
      Mais le plan que Dieu a tracé pour rendre ses saints égaux en richesses temporelles est bien différent des utopies plus ou moins sincères des philanthropes avides et ambitieux de l'ancien monde. Nous les avons vus de près, et nous savons trop que, pour la plupart d'entre eux, les théories de bonheur des masses, de redressement des griefs du paupérisme, ne sont que des moyens d'accaparer ces jouissances égoïstes de la fortune qu'ils reprochent si amèrement à autrui. Notre plan est simple comme l'Évangile, mais autrement noble et efficace que toutes les conceptions humaines. Ce plan n'amènera donc aucune subversion violente, aucun partage égal des propriétés, ni aucun partage quelconque ; il établira le règne de l'égalité parmi les saints, non par une répartition égale ou illégale, mais par l'union intime des propriétés, par la complète fusion des richesses nationales. Voici comment et sur quelles bases s'établira ce nouvel ordre social.
 
      Tous les biens de l'Église, au lieu d'être morcelés et possédés individuellement comme aujourd'hui, seront réunis en un fonds général, et gérés par des lois strictes, mais impartiales. Au lieu d'être individuelle, la propriété deviendra nationale. Chaque membre de l'Église sera copropriétaire des biens du fonds général. Obligatoire pour tous, le travail intellectuel ou manuel sera le commun lot des saints. Chaque individu remplira, suivant son aptitude, une fonction utile, profitable à la société ; l'un sera fermier, l'autre charpentier, celui-ci peintre, celui-là commerçant. Néanmoins, les professions de banquier, d'agent de change, de courtier plus ou moins marron, et même celle d'avocat, y auront des chances de succès tout à fait problématiques ; et cela ne laisse pas de nous inquiéter quelque peu.
 
      Chaque famille exercera donc une industrie, en maniant des capitaux plus ou moins considérables, selon l'importance ou la nature de cette industrie. Mais chaque année, fermiers, artistes, artisans, industriels ou commerçants, auront à rendre compte de leur administration et de l'état réel de leurs affaires aux hommes que Dieu a nommés juges en Israël, ou, en d'autres termes, à des chefs élus par le peuple. Tous les ans, chaque famille recevra, pour son entretien particulier, une portion suffisante des objets de consommation et de tous les produits agricoles ou manufacturés, suivant un maximum basé sur l'état de la prospérité publique, et sur le nombre d'individus qui composeront chaque famille. De là naîtra la plus parfaite égalité, et cette égalité pourra de cette façon se maintenir indéfiniment. En effet, les membres de l'Église étant tous associés, et chacun d'eux se trouvant copropriétaire du grand domaine territorial et de toutes les richesses nationales, aussi longtemps que durera cet ordre de choses, rien ne donnera prise à l'inégalité.
 
      Tel est l'avenir social des mormons. Tôt ou tard le règne du tien et du mien cessera d'exister dans le Grand Bassin. L'instruction publique de tous les degrés étant accessible pour toutes les familles, les enfants des deux sexes pourront librement développer leurs facultés naturelles. Chacun suivra la carrière ou exercera l'industrie qu'il aura préférée. Tous les membres de l'Église auront ainsi part à la totalité des richesses nationales. Le plus pauvre émigrant qui, échappé aux naufrages des vieilles sociétés, arrivera sans un centime à Sion, épuisé de fatigue, nu et affamé, y sera, dès le jour même de son arrivée, aussi convenablement logé et meublé qu'aucun de ses frères.

      Telles sont les principales dispositions de notre loi de consécration. Comme elle ne blesse en rien la dignité ni la liberté de l'homme, nous la croyons destinée à produire rapidement les plus merveilleux résultats. Dans ce nouvel ordre de choses, il y aura toujours, bien entendu, libre circulation des métaux précieux, usage de la monnaie, achat et vente des denrées agricoles, négoce intérieur et extérieur, importation et exportation de marchandises, échange enfin de tous les produits. Nul, en effet, ne pourra prendre gratuitement le moindre objet provenant de l'industrie d'un autre frère. Chacun aura part à la jouissance de la totalité des richesses nationales, mais moyennant reddition de comptes et attribution proportionnelle de la quotité nécessaire à sa consommation et à son fonds de roulement.
 
      Il y aura bien, et cela est inévitable, de notables disproportions relativement à l'importance des diverses fonctions sociales. Un cordonnier, par exemple, n'aura jamais à sa disposition les capitaux indispensables à la fabrication du sucre en grand, cela va de soi. Certains individus auront à remplir des fonctions beaucoup plus importantes que d'autres, et leur responsabilité en deviendra naturellement d'autant plus grande. Il est des industries qu'on ne saurait exploiter avec succès sans un capital vingt fois, cinquante, cent, et même mille lois plus considérable que pour d'autres fabrications. D'où il résulte que les différents emplois exercés par les saints varieront en valeur comme en importance, suivant la nature des professions, et suivant la différence des talents et des circonstances dans lesquelles se trouveront placés ces divers fonctionnaires. Mais comme les profits résultant de ces diverses administrations iront tous indistinctement au fonds général, les membres de la société, sans aucune exception, seront tous également enrichis par ces bénéfices.
 
      Telles sont les bases de l'avenir social des mormons. On a prétendu qu'ils avaient puisé ces notions dans les écrits des socialistes contemporains. Le seul exposé qu'on vient de lire prouve manifestement le contraire. De plus, je me suis assuré que les grands dignitaires actuels de l'Église ignorent le nom même de nos réformateurs européens. Il est positif qu'aucun ouvrage socialiste n'existe dans notre bibliothèque publique, ni dans aucune de leurs bibliothèques particulières. Cette œuvre d'unification nous est essentiellement et spécialement propre. Nous marchons dans notre voie, comme l'ancienne civilisation dans la sienne. Nous admettons sans difficulté qu'à toutes les époques de l'histoire, et aujourd'hui même, l'inégalité sociale a été fréquemment rachetée, légitimée même, par un emploi honorable de la puissance et de la richesse ; mais les jours de l'individualisme sur la terre sont désormais comptés. Telle est du moins notre conviction, et nous avons reçu un commandement nouveau.
 
      Sous le régime provisoire de la loi de la dîme, nos émigrants sont tenus de remettre à l'Église le dixième de leurs biens, et font du reste ce qu'ils veulent. Il y a dans l'Utah des millions d'acres de terre excellente qui appartiennent au domaine de la nation, et qu'on peut acquérir au prix fixe d'un dollar vingt-cinq cents l'acre, environ sept francs l'arpent de France. Il arrive tous les ans de deux à trois mille émigrants européens ou américains. Le plus grand nombre s'adonne à l'agriculture, les autres exercent une industrie quelconque. Ceux qui n'ont rien entrent au service des plus aisés, jusqu'à ce qu'ils se soient procuré les premiers instruments de travail, c'est-à-dire une paire de bœufs et une charrue. Dès lors ils peuvent acheter du terrain en s'établissant sur le domaine national, ou bien ils louent un champ, en payant au propriétaire la moitié de la récolte, si ce dernier fait l'avance de la semence et de la charrue, et, dans le cas contraire, le tiers seulement. Tout individu doué d'énergie, tout homme industrieux peut acquérir rapidement un grand bien-être matériel. Mais, nous ne saurions trop le redire, ce n'est pas là qu'il faut aller pour faire fortune. Ceux-là qui ne viennent en Amérique que pour y amasser de l'or, et courir bien vite se replonger dans les corruptions de l'ancien monde, n'ont que faire parmi nous. Leur place est en Californie, ou mieux encore aux gîtes aurifères de Pike Peak dans le Kansas occidental. Nul individu ne doit émigrer chez les mormons s'il ne connaît parfaitement leur œuvre, s'il n'aspire à une existence aisée seulement au prix du travail, et s'il n'a rompu que par nécessité, et en conservant l'esprit de retour, avec les habitudes perverses de la vieille civilisation.
 
      La dîme actuelle, dont on laisse l'évaluation à la conscience des fidèles, se paye le plus souvent en nature. Placée sous la direction de l'évêque général (presiding bishop), la dîme joue un rôle très important dans notre Code administratif. Trait d'union entre la possession individuelle et la mise en pratique de l'égalité sociale, elle forme dès à présent les liens d'une intime solidarité parmi tous les habitants d'Utah. Dans la métropole, d'immenses magasins sont destinés à en recevoir les produits. Le produit de la dîme est affecté aux frais de l'Église, à la construction du temple, au soulagement des veuves et des orphelins, à l'entretien des familles des missionnaires, à l'assistance des indigents, auxquels on procure du travail, et aux premiers besoins des immigrants. À cet effet, chaque semaine, des délégués de l'évêque visitent les familles pour s'assurer si toutes ont leur nécessaire. Les fonctions du sacerdoce, pour tous les degrés de la hiérarchie, sont entièrement gratuites. Le président et ses conseillers, les apôtres, comme tous les autres dignitaires, ne reçoivent aucun salaire ; chacun d'eux vit du produit de sa ferme ou des fruits de son industrie. Les prix de la farine et du froment sont invariables dans les bureaux et les magasins de la dîme. Celui de la farine est de six cents (trente centimes) la livre ; le blé vaut deux dollars (dix francs) le boisseau ou les soixante livres. Dans les transactions opérées sur tous nos marchés, le prix de ces denrées, comme ceux de tous les produits agricoles ou manufacturés, subissent naturellement les variations ordinaires du commerce. Population essentiellement agricole, les habitants d'Utah mettent tous plus ou moins la main à la charrue. L'évêque de nos évêques laboure son champ comme le dernier de ses administrés, bien que des millions passent tous les ans par ses mains. Il n'est pas rare de voir un apôtre conduire son chariot attelé de bœufs, ou bien gâcher du mortier dans la rue. L'or et l'argent de toute provenance circulent librement dans le pays. Les échanges se font ordinairement en nature ; tous les marchés se concluent de gré à gré. Avec des œufs, vous pouvez acheter toutes sortes d'articles dans les magasins. Le blé passe partout comme argent comptant. Les objets manufacturés et certains articles d'épicerie, tels que le sucre, le thé, le café, etc. [la Parole de sagesse ne sera généralisée que plus tard (voir ici), ndlr], sont importés de Saint-Louis ou de New York par des maisons de commerce étrangères. La plus considérable et la plus ancienne est la maison Livingston, Kinkead et Ce. Elle importe annuellement pour environ trois cent mille dollars de marchandises. Immédiatement après vient la maison Gilbert et Guerrish, puis plusieurs autres d'une moindre importance. Les magasins occupés par ces négociants sont des propriétés appartenant à l'Église, qui les leur loue directement. À la suite des troupes fédérales, de nombreux spéculateurs avaient inondé le pays de produits étrangers de toute espèce. Ils ont généralement fait de tristes affaires. Nos capitalistes commencent à faire aux plus fortes maisons une concurrence sérieuse. Pour s'affranchir entièrement du lourd tribut annuel qu'ils leur payaient, nos dignitaires ont pris le parti de tirer directement de l'Union les épiceries et autres articles que ne produit pas encore le pays. Les fonds apportés tous les ans par nos immigrants ont été jusqu'ici plus que suffisants pour solder les importations étrangères. L'excédant du bétail que nous écoulons en Californie contribue également à maintenir la balance commerciale en notre faveur. Bref, comme la politique des mormons est de protéger leurs manufactures et d'arriver graduellement à fabriquer eux-mêmes tous les articles de première nécessité, le jour approche où les maisons de commerce étrangères se verront contraintes d'abandonner le pays.
 
      Selon toutes les apparences, les mormons profiteront de la crise américaine pour proclamer leur indépendance nationale. L'exercice de l'autonomie politique leur fera mettre promptement leurs institutions civiles en harmonie avec leurs croyances. Alors, la propriété, d'individuelle qu'elle est encore chez eux, deviendra strictement nationale. Aujourd'hui, l'Utah peut être considéré comme une école modèle, comme une sorte d'expérience tentée sur une vaste échelle, ayant pour mission de résoudre pratiquement les plus importants problèmes sociaux de l'avenir.
 
      Maintenant, quel nom convient-il de donner au gouvernement des saints modernes ? Est-ce la restauration de l'antique théocratie de Moïse ? Est-ce une imitation de l'autocratie moderne des czars ? Ni l'une ni l'autre. Il nous semble impropre de donner le nom de théocratie à une société dont tous les membres sont prêtres, et peuvent aspirer tous indistinctement aux plus hautes fonctions de l'Église et de l'État. Ce serait une grande erreur de s'imaginer que l'autorité, qui forme en réalité l'unique base du mormonisme, absorbe à son profit l'élément temporel, car, nous l'avons dit, toutes les fonctions religieuses sont entièrement gratuites dans notre Église. L'autorité divine formant la base de leur hiérarchie, et l'esprit de leurs institutions politiques et sociales étant profondément démocratique, il faudrait inventer une locution française propre à définir un tel état social. Nous proposerions celle de théo-démocratie.
 
      Un reproche tort grave, dont nous tenons à disculper les mormons, est celui de servilisme. S'il fallait en croire nos détracteurs, nous ne serions que des esclaves soumis. Cette imputation n'est pas mieux fondée que les autres. On a écrit des centaines de volumes sur la théorie et l'essence de la liberté de l'homme. Il y a dix-huit siècles que saint Paul l’a dit : « Là où est l'esprit de Dieu, là règne la liberté. » Les citoyens d'Utah sont, de nos jours, un vivant exemple de cette grande vérité ; ils sont libres, tous libres, comme l'air pur et vivifiant de leurs montagnes. Pourquoi ? Parce qu'ils sont dignes de l'être. La liberté constitue le plus riche trésor d'une nation ; mais chacune ne peut jouir que du degré de liberté qu'elle mérite.
 
      La tolérance est inséparable de la liberté. Pour donner au lecteur une idée de la tolérance religieuse que les saints pratiquent envers tous les cultes, il me suffira de mentionner qu'un dimanche j'ai vu célébrer, dans notre Tabernacle, le service divin par un ministre anglican. C'était le chapelain du fort Laramie. L'affluence des curieux était énorme. Chose incroyable, après le service et son sermon, qui fut écouté par nos mormons avec le plus profond silence, Brigham, puis Kimball, son premier conseiller, parlèrent longuement l'un et l'autre, sans même faire allusion au spectacle étrange que ce ministre venait de donner aux habitants de la ville du Lac Salé. Que les fanatiques de l'Europe comparent cette tolérance inouïe aux barbares traitements que notre Église a successivement éprouvés dans quatre États de l'Union.
 
      Aujourd'hui, le successeur de Joseph est en réalité, dans sa sphère, le souverain le plus omnipotent et le plus influent de notre planète. Aucun potentat, aucun monarque de l'Europe n'exerce une autorité comparable à la sienne. L'empereur de toutes les Russies est infiniment moins puissant que lui. Jugez-en. Chef spirituel de la religion grecque, le czar cumule en ses mains les deux éléments théocratique et autocratique : il est pontife-roi, double titre qu'il ne doit qu'à sa naissance. Mais enlevez-lui sa marine et son million de soldats, et vous verrez que son droit divin n'est absolument qu'une chimère. Son immense puissance n'a donc pour fondement que la force physique. Qu'il envoie, en sa qualité de pontife, des missionnaires sur tous les points du globe habitable, sans d'amples frais de route, et nous verrons combien de popes oseront partir à son commandement. Et pourtant, voilà le grand miracle que fait Brigham depuis seize ans. Chaque année, de nombreux missionnaires mormons partent des bords du lac Salé, sans obole et sans bagage, pour se répandre dans tout l'univers connu. Ces hommes courageux ne reçoivent que leurs lettres de créance et la bénédiction apostolique du pape des mormons.
 
      Tête de notre Église, Brigham en dirige tous les membres, non dans son intérêt personnel, mais pour le bien général de tous. Il est l'âme, l'idole de son peuple, parce qu'il est digne de le gouverner. Tout homme ayant l'esprit de cette œuvre le considère comme son Moïse vivant. Quiconque perd la foi ne peut plus rester avec lui ; tous les apostats retournent promptement dans le monde. Il faut avoir vu Brigham à l'œuvre pour pouvoir l'apprécier sainement. Ses ennemis mêmes avouent la fascination souveraine qu'il exerce sur tous ceux qui l'approchent. En frappant du pied la terre, il peut en faire sortir une armée de seize à vingt mille hommes, prêts à repousser toute agression étrangère, sans que cela coûte un centime à l'Église : tous sont prêts à mourir pour lui. Nul monarque vivant ne compte un si grand nombre d'amis, des amis aussi profondément dévoués que les siens. Sa puissance est immense, souveraine, sans bornes ; mais, après tout, ce n'est qu'une puissance purement morale.
 
      Autre particularité digne d'être signalée. On sait que le système financier de certaines banques américaines repose sur des fondements bien fragiles. De là ces perturbations commerciales qui désolent périodiquement les États-Unis. En sa qualité d'administrateur général des biens de l'Église (trustee in trust), Brigham jouit aujourd'hui d'une telle réputation d'intégrité sur les places principales, que sa signature a plus de valeur financière que nombre de ces banques. La rare ponctualité de ses payements lui a conquis cette confiance universelle. Sa réputation à cet égard est parfaitement établie, à ce point que partout où l'Église a eu à traiter des affaires, nos agents, munis des pleins pouvoirs du président, trouvent à emprunter les plus fortes sommes. De graves crises financières se préparent sur les deux hémisphères. Au milieu de ces perturbations de plus en plus désastreuses, d'immenses capitaux iront trouver naturellement dans les mains de Brigham une sécurité pleine et entière.
 
      Après avoir rendu compte des motifs de mon retour en France, ainsi que des principaux incidents du voyage, nous examinerons quel sera l'avenir de cette œuvre si puissante, si profondément originale. Ses détracteurs les plus passionnés ne lui contestent pas du moins ce double mérite. 
 
 
 
Chapitre IX  
 
      MON SÉJOUR À LA VILLE DE LAC SALÉ - MON RETOUR EN EUROPE - SITUATION DES SUCCURSALES DE SUISSE ET DE FRANCE    
 
      Avant d'arriver à la conclusion de ces récits, je crois devoir y ajouter quelques détails tout personnels. Ce n'est pas que j'attache de l'importance à ce qui peut me concerner particulièrement, mais je tiens à édifier le lecteur par tous les moyens possibles sur la sincérité de mon témoignage.
 
      J'ai habité quatre ans la ville du Lac Salé. Pendant un si long séjour, je n'aurais pu demeurer un serviteur inutile de notre Église. Les frelons d'aucune sorte ne sauraient vivre dans cette ruche humaine. Une nombreuse et riche collection de graines de toute espèce, que j'avais importée dans le pays, m'avait permis de me livrer à des expériences intéressantes d'horticulture. Après bien des tâtonnements, j'avais acquis une telle habileté dans le jardinage que j'obtins dix premiers prix à nos expositions publiques annuelles ; je cumulais les fonctions de jardinier, pépiniériste et marchand de graines. Notez que de ma vie je n'avais manié jusque-là aucun outil agricole ni même planté un chou. Je tirais directement mes graines de Paris. Mes superbes choux-fleurs Lenormand, ainsi que d'autres plantes d'origine française, éclipsaient constamment les produits américains de mes confrères. Situé dans l'un des plus beaux quartiers de la ville, et non loin de la résidence princière du gouverneur Cumming, mon vaste jardin réunissait tous les avantages naturels, sol légèrement ondulé, d'une fertilité extrême, surtout propice à la culture des arbres fruitiers, source d'eau limpide, inaltérable, coulant à quelques pas de la maison. J'étais particulièrement fier de mes pêchers et pommiers, surtout de mes riches plantations de melons. Ceux de France réussissent admirablement sous cette latitude ; les pastèques du midi y acquièrent des dimensions fabuleuses.
 
      Nos plus belles dames mormones se disputaient mes pots de fleurs, et les jeunes filles du voisinage venaient régulièrement cueillir de mes fruits, et surtout mes currants, sorte de groseille sauvage que la culture rend propres à faire d'excellentes confitures. En été, je couchais à la belle étoile, sur l'herbe, devant ma maison, et la porte ouverte. C'est la coutume générale des colons d'Utah. Les scies, les haches à fendre le bois restent la nuit dans la rue, et jamais personne n'y touche. Durant les quatre ans de mon séjour chez les mormons, je n'ai été victime que de deux vols. Je cultivais un superbe melon Cincinnatus pour notre exposition nationale annuelle, lorsqu'un beau jour on vint en plein midi le cueillir, pendant mon absence, et le manger sur le seuil même de ma porte. Le cas était pendable, d'autant plus que ce melon était le seul de cette variété qui eût réussi. D'après des renseignements positifs fournis par mes voisins, le coupable était un Français, l'un de mes amis les plus intimes, mais non converti au mormonisme. Le malheureux a constamment nié son crime.
 
      Voici l'autre larcin. À l'approche de l'hiver, la métropole des saints est inondée d'Indiens qui viennent demander aux « pâles visages » les moyens de combattre les rigueurs du froid. Ils parcourent alors la cité, de maison en maison, et chacun leur donne selon ses facultés. Un jour un couple indien vint me trouver dans mon ermitage. C'était l'un des plus beaux échantillons de la race sauvage que j'aie vus dans les deux Amériques. Représentez-vous l'Hercule Farnèse, couvert d'oripeaux, armé d'un revolver et d'une double carabine. Sa femme, à la fleur de l'âge, était en tout digne d'un tel chef. Nous dirons, en passant, que les aborigènes de l'intérieur du Grand Bassin ne sont pourtant que les parias ou le rebut des puissantes tribus qui les environnent. J'avais apporté de Paris un miroir à barbe, qui eut sans doute pour la belle squaw un attrait irrésistible. Il me fut escamoté d'une façon tellement subtile, en ma présence même, que je ne m'en aperçus que bien longtemps après le départ de ce couple intéressant.
 
      Le tour était digne d'un pickpocket émérite de Londres. Voilà, durant quatre ans, les seuls vols dont j'ai été victime chez les mormons. Les plus beaux jours de ma vie, je les ai passés dans cet ermitage, jardinant du matin au soir.
 
      Ma femme, une Parisienne attachée à sa ville natale, et mère de famille accomplie, n'avait pas voulu me suivre dans l'Utah. Brigham me donna le conseil de former en Utah d’autres nœuds et d’y fonder une nouvelle famille. Il croyait que, sous l’empire de cet incident inattendu, ma femme s’empresserait de venir me rejoindre ; je pensais le contraire, et dans le but de la conquérir plus tard, ainsi que ses deux fils, à la nouvelle religion, je m’abstins. Les gens du monde s’imaginent volontiers que les mormons ne pratiquent la polygamie que dans un but purement sensuel. Cette opinion est aussi générale qu’erronée. Un saint des derniers jours, j’entends un homme véritablement digne de ce nom, doit au contraire s’appliquer, par la pratique constante de la prière et du travail, à maîtriser absolument ses passions. J’ai cru devoir insister sur cet incident de mon existence privée, pour mieux montrer que je pouvais parler polygamie en homme parfaitement désintéressé dans la question.
 
      La manière dont je fus appelé, par le pontife des mormons, à remplir ma présente mission en France, est trop particulière pour ne pas figurer dans ces mémoires. Après mon initiation aux rites sacrés de l’Endowment, j’éprouvai le besoin de consulter Brigham sur une affaire délicate, et qui m’était toute personnelle. C’est ce que je fis par écrit. Ma lettre portait la date du 24 août 1859. Un post-scriptum contenait ces mots : « Je présume que lorsque la guerre actuelle entre la France et l’Autriche sera terminée, vous m’enverrez en mission dans mon pays natal. Si telle est votre détermination, ayez la bonté de me le faire savoir un peu d’avance. » À cette époque, j'ignorais encore que la France avait glorieusement conquis la paix sur le champ de bataille de Solferino. La réponse du président m'annonça que plusieurs missionnaires partiraient en septembre pour l'Europe, et qu'il serait bien aise que j'eusse le temps d'arranger mes affaires pour me joindre à eux. Le 17 de ce mois, il me fit délivrer une double commission imprimée, qui me chargeait officiellement d'aller prendre en main la direction de la mission française pour notre Église. Dès le lendemain, il nous conféra sa bénédiction apostolique dans Ies bureaux des historiographes. Ses deux conseillers et quatre membres du collège des douze assistèrent à la cérémonie. Georges Watt, sténographe en chef de l’Église, transcrivit textuellement son allocution générale, ainsi que les paroles qui furent tour à tour prononcées, d’abord sur la tête de Ch. Hooper, notre représentant au Congrès fédéral, puis sur celles des missionnaires. Jamais Brigham n’avait parlé d’une manière plus solennelle ni plus divinement inspirée.
 
      Avant de prendre congé de Brigham, je lui indiquai par écrit les noms des deux saints parlant notre langue, avec prière de les envoyer en France. Le premier, Philippe de La Mare, natif de Jersey, préside aujourd’hui les succursales des îles normandes, l’autre, Eugène Henriod, originaire du Havre, dirige la conférence de Southampton (Angleterre).
 
      Après avoir fait mes adieux à mon jardin, le 18 septembre, je me joignis à notre petite caravane. Elle se composait de seize individus, dont huit missionnaires pour l'Europe, avec dix chariots légers traînés par des mules. Elle marchait sous les ordres du capitaine Hooper, notre mandataire à Washington. Parmi nos missionnaires, je dois citer en première ligne Nat. Jones, célèbre chez les mormons par ses longues pérégrinations dans l'Inde, et J. Van Cott, l'habile directeur de la mission scandinave. Nous avions aussi avec nous John Smith, fils d'Hyrum, celui qui fut martyrisé avec le prophète Joseph. John Smith, aujourd'hui grand patriarche de l'Église, se rendait à Florence (Nebraska), pour en ramener sa sœur et toute sa famille. Nous avions encore l'honorable M. Wilson, attorney general d'Utah, et sa jeune femme, l'une des plus aimables Américaines qu'il m'ait été donné de connaître. Rien de plus agréable que de voyager à travers ces vastes solitudes, durant cette saison de l'année. Mais notre marche, constamment très rapide, m'empêchait de tenir régulièrement mon journal. Nous ne vîmes que rarement les Indiens, et n'aperçûmes qu'un seul troupeau de bisons. Toutefois, il est encore bien rare qu'un semblable voyage ne présente pas quelques aventures. Voici celles dont j'ai gardé le souvenir.
 
      Situé sur la rivière Platte, et à moitié chemin environ des quatre cents lieues qui séparent les bords du lac Salé du Missouri, le fort Laramie est le poste militaire le plus important que possède l'Union dans ces parages. Je me souviens qu'une fois, que nous étions campés à dix lieues tout au plus de ce fort, sur les bords du Nebraska, le capitaine Hooper m'éveilla en sursaut au point du jour avec ces mots : « Alerte, Parisien ! allons voir où sont nos mules ! » Nous explorâmes vainement les environs, tous les coins et recoins du cours sinueux de la rivière et nous revînmes fort désappointés, avec l'intime persuasion que les Indiens avaient enlevé dans la nuit toutes nos bêtes, et la douce perspective de faire à pied les deux cents lieues qui nous séparaient encore du Missouri. Le capitaine surtout était inconsolable, et il y avait bien de quoi. Au retour, nous fûmes accueillis par un déluge d'épigrammes qui auraient du nous faire deviner tout d'abord que plusieurs de nos compagnons, plus habitués que nous à la traversée des prairies, étaient au fond moins inquiets que nous, et se raillaient tout simplement de notre maladresse. Le loustic de la caravane, Milo Andrus, originaire de l'Ohio, et l'un des vétérans du mormonisme, se distinguait entre tous par ses quolibets intarissables. Il ne nous restait plus qu'un cheval pour nous tous. À cette occasion, le Parisien et le capitaine devinrent le point de mire de bien des épigrammes. Andrus finit par enfourcher cet unique cheval. « Capitaine, dit-il d'un air narquois, si nos mules ne sont pas à plus de trois cents milles d'ici, je me fais fort de vous les ramener toutes avant cinq heures de temps. » Effectivement, bien avant l'heure indiquée, notre jovial compagnon ramenait triomphalement toutes nos bêtes. Les odorantes émanations du buffalo grass, précieuse graminée particulière à cette région, les avaient entraînées au loin dans la prairie. Andrus et nos autres compagnons, ayant déjà fait bien des fois le voyage, connaissaient mieux les localités que moi et que Hooper, ancien négociant californien, fraîchement converti au mormonisme. Ils avaient été droit au pacage en question, sûrs d'y retrouver nos mules. Je fus dès lors convaincu qu'en compagnie de mormons émérites, la traversée du grand désert américain n'offre guère plus d'embarras que celle du bois de Boulogne à des Parisiens.
 
      Un peu plus loin, je devins le héros involontaire d'une autre aventure. Nous venions de dépasser le fort Kearney, poste militaire important, situé non loin du Nebraska. C'est là que nous traversâmes pour la dernière fois cette rivière. Elle se divise, un peu plus haut, en quatre branches très larges, mais peu profondes, encore subdivisées par des îles charmantes et d'une rare fertilité. Un jour, d'importantes cités s'élèveront sur les bords de cette rivière. Nous passâmes la nuit sur la rive gauche. J'avais pour habitude de faire tous les matins une portion du chemin à pied, en partant avant le convoi. Donc, dès les deux heures du matin, tout étant prêt pour le départ, je m'acheminai hardiment à grands pas, suivant une belle route qui serpentait le long de la rivière. La caravane, coupant à travers champs, prit, elle, une autre direction presque parallèle à la mienne, mais beaucoup plus courte. Au bout d'une heure de marche, n'entendant rien venir derrière moi, je revins sur mes pas, persuadé que le départ avait été différé par un incident quelconque, et n'ayant aucunement l'idée que nos chariots eussent pu prendre un autre chemin, et se trouver au contraire fort en avant, ce qui était pourtant la vérité. Naturellement donc, je continuai à ne rien voir, à ne rien entendre. La nuit était des plus sombres, et le calme profond qui m'entourait me sembla bientôt effrayant. Il fallut me rendre à l'évidence : j'étais perdu, entièrement perdu dans l'immensité de ces prairies. La perspective que j'avais devant moi n'était rien moins qu'agréable. Comment sortir vivant de cet interminable labyrinthe ? Cette épreuve physique et morale a été certainement l'une des plus graves de ma vie. Avec d'autres compagnons de voyage, je me serais cru perdu, je l'aurais été peut-être. Mais avec des mormons, avec des vétérans d'une Église qui a victorieusement supporté les épreuves les plus affreuses, avec des témoins oculaires des vertus divines de Joseph Smith, pouvais-je croire à une coupable insouciance du sort d'un de leurs frères ? Au bout de trois mortelles heures, en effet, un cri faible et lointain parvint à mes oreilles ; on était à ma recherche ! Je répondis à cet appel. D'autres cris plus rapprochés se firent entendre, et je marchai à grands pas dans la direction qu'ils m'indiquaient. La nuit était admirablement belle, mais toujours noire comme l'Érèbe, et, pour comble d'embarras, les herbages de la prairie s'élevaient dans cet endroit à une telle hauteur, qu'ils dépassaient parfois ma tête de plus d'un pied. Guidé par les appels réitérés de mes compagnons, je les rejoignis néanmoins sans accident. Cette aventure m'apprit à ne plus devancer désormais le départ de la caravane sans me renseigner soigneusement sur la direction à suivre.
 
      Nous voyagions à grandes étapes. La moindre de nos journées était de quinze lieues. Andrus égayait nos bivouacs de mille histoires drolatiques. La musique était aussi l'une de nos distractions favorites. Doué d'une voix de ténor des plus agréables, Jacob Gates, l'un de nos meilleurs missionnaires, nous fit souvent passer de bien douces heures. Je n'oublierai surtout de ma vie le charme inexprimable que j'éprouvai en l'écoutant chanter la complainte mélancolique d'un pauvre esclave kentuckyen, batelier du « père des eaux, » qui ayant perdu une épouse adorée, la redemande à Dieu, ou le conjure de l'appeler auprès de sa Nelly. Mais rien ne trompait mieux l'ennui de nos longues marches, rien ne saurait exprimer l'effet solennel que produisaient nos hymnes sacrés, chantés en chœur par tous nos voyageurs, au milieu des splendeurs du désert, et parfois en présence de ses sauvages habitants. Le cantique O my Father, de miss Elisa Snow, est surtout un chef-d'œuvre en ce genre.
 
      Notre dernière entrevue avec les Indiens mérite une mention spéciale. Nous venions de traverser le Loup Fork, rivière aussi considérable que la Seine. La ville commencée de Genoa, habitée en grande majorité par des mormons, s'élève pittoresquement sur sa rive droite. Pour l'atteindre plus directement, mais surtout pour éviter certaine vallée infestée de Peaux-Rouges, nous dûmes faire un détour qui nous prit une journée entière. Nous eûmes à parcourir ce jour-là l'une des plus ravissantes contrées du Nebraska, le plus vaste des territoires américains, dont l'étendue dépasse à elle seule celle de la Grande-Bretagne. En revenant de la Chine, j'avais passé six mois à Manille ; j'avais foulé les fraîches savanes de Mindanao ; j'avais visité Timor, puis Célèbes ; j'avais résidé sept mois à Java, cette superbe reine de l'Océanie. Je connais également le Brésil, le cap de Bonne-Espérance ; mais dans toutes ces contrées favorisées du ciel, jamais je n'avais rien vu de comparable aux paysages qui se déroulèrent ce jour-là sous mes yeux.
 
      C'était le 22 octobre. Nous jouissions d'une de ces tièdes matinées, si communes dans cette délicieuse saison connue sous le nom d’indian summer. Le soleil nous éclairait de ses plus doux rayons, l'atmosphère était d'une transparence sans égale. Dirigés par l'elder Jones, nous marchions à l'aventure, car nulle trace de sentier n'était visible à nos regards. Nous avons déjà essayé précédemment de donner une faible idée des variétés infinies d'aspects qu'offrent ces solitudes, mais en ce jour la nature semblait s'être surpassée, et ce que je voyais ne saurait ni se décrire ni s'oublier. C'était tantôt un immense parc naturel, orné çà et là de bouquets d'arbres, tantôt un gracieux vallon bordé d'arbustes sauvages, ici des ruisselets aux ondes cristallines, là de petits étangs décorés de saules nains, plus loin, une suite de ravissantes ondulations de terrain couvertes de graminées gigantesques. Dans le lointain, de majestueux cours d'eau empruntaient au soleil des reflets d'argent, et des futaies d'une végétation luxuriante encadraient dignement cet Éden à reconquérir ! J'étais ébloui, fasciné de ce spectacle, et j'implorai pour nos saints des vertus dignes de leur assurer une longue et heureuse possession de cette terre promise des derniers jours.
 
      À la halle de midi, Andrus et Jacob Gates, son compagnon de voyage, partirent en avant avec leur chariot, espérant atteindre et franchir avant nous le Loup Fork. Cette fois, leur sagacité fut en défaut ; ils se perdirent dans le dédale inextricable de la prairie, et ne purent retrouver nos traces que le lendemain. Quant à nous, nous n'arrivâmes qu'à minuit sur les bords boisés de la rivière, ombragés d'arbres touffus. Ces lieux enchantés constituent le champ de chasse des Pawnees, les Indiens les plus pillards du Nord-Amérique. Sur ce terrain dangereux, nous dûmes faire bonne garde jusqu'au matin, autrement nous aurions couru grand risque de perdre cette fois nos mules pour tout de bon.
 
      Le lendemain, après avoir traversé en bac la rivière, nous vîmes ces terribles Peaux-Rouges. À peine eûmes-nous atteint l'emplacement où s'élèvent les premières constructions de la ville projetée de Genoa, qu'une multitude de sauvages vint nous assaillir avec des gestes et des paroles suppliantes, que leurs figures hâves de faim nous expliquaient trop clairement. Il me restait encore une certaine quantité de provisions, notamment des crackers, sorte de tout petits biscuits délicieux que fabriquent nos boulangers, plus de vingt livres de bœuf fumé, etc., provisions qui, en raison de notre prochaine arrivée sur les bords du Missouri, me devenaient inutiles. Mes largesses me conquirent à l'instant le cœur des squaws (femmes indiennes). Elles m'entourèrent en si grand nombre que le surplus de mes vivres y eut bientôt passé. Un jeune et beau cavalier pawnee, penché sur le cou de sa monture, m'indiquait de son doigt celles qui méritaient mes cadeaux de préférence ; c'étaient probablement ses femmes. Parmi ces Indiennes, une surtout était remarquable par l'extrême régularité de ses traits ; elle ne paraissait pas avoir plus de vingt ans. Jamais je n'avais vu plus belle sauvagesse, et je suis sûr que, vêtue convenablement et soigneusement débarbouillée, cette Vénus au teint cuivré aurait produit le plus grand effet à Paris. Il fallait entendre caqueter ensemble ces filles d'Ève, tantôt chuchotant joyeusement, tantôt éclatant en rires inextinguibles. La Vénus en question s'émancipa jusqu'à ajuster sur son nez mes bésicles, ce qui provoqua une nouvelle explosion de folle gaieté.
 
      Nous fûmes ensuite témoins des curieuses évolutions d'une autre troupe de Pawnees, composée de cent dix cavaliers, commandés par un chef à peine sorti de l'adolescence. C'était visiblement un escadron d'élite, qui nous donna pendant plus de deux heures le spectacle de ses manœuvres. Le jeune chef paraissait aussi gai qu'alerte. Des éclats de rire continuels accueillaient presque tous ses commandements, faits d'ailleurs avec une aisance merveilleuse, et ponctuellement exécutés. Dans la soirée, je sus par un mormon du pays que ces guerriers s'exerçaient pour entrer prochainement en campagne contre une tribu voisine. Genoa et ses environs avaient, à cette époque, une population d'environ trois cents prosélytes, la plupart d'origine européenne, et qui, établis là provisoirement, travaillaient à se compléter un pécule pour émigrer plus tard dans le Grand Bassin.
 
      Depuis cette ville jusqu'au Missouri, le territoire de Nebraska n'offre plus qu'une immense prairie, légèrement ondulée, et coupée de petits courants d'eau plus ou moins richement boisés. Il y a là des éléments de production immenses et à peu près inexplorés. Le Nebraska, qui n'a encore qu'une population de 40,000 âmes, pourra certainement en nourrir 50 millions. Les fermes, naturellement très isolées sur un aussi vaste espace, ont généralement pour maîtres des yankees, émigrés des États du New England. Pour donner une idée au lecteur de l'aisance exceptionnelle dont jouissent ces colons, nous dirons ici que notre capitaine, s'étant adressé au propriétaire de la première ferme que nous rencontrâmes, lui demanda combien de temps il lui faudrait pour préparer à dîner pour toute la caravane. Cet hôte improvisé ne demanda qu'une demi-heure, et le repas fut splendide. Je comptai sur la table onze espèces de mets chauds et froids, avec thé, café, et diverses liqueurs [la Parole de sagesse ne sera généralisée que plus tard (voir ici), ndlr]. Le tout pour vingt-cinq cents par tête ! Le 27 octobre, nous arrivâmes à Omaha, capitale du Nebraska, jolie petite ville située sur la rive droite du Missouri. Nous n'avions mis que vingt-huit jours pour franchir le grand désert. Dès le surlendemain, nos missionnaires prirent passage sur le Colonel Guslinn, joli steamer, en partance pour Saint-Joseph. Dans la soirée, le capitaine Hooper me joua un tour de sa façon. Trois cents passagers étaient réunis dans le grand salon. Un petit corps de musique militaire y offrait des fanfares. « Concitoyens, s'écria notre mandataire au congrès, je vous présente M. Bertrand, d'Utah, en route pour la belle France. Il va nous chanter la Marseillaise. » À l'instant, la musique attaqua la ritournelle de cet hymne fameux. Devant une semblable invitation, il n'y avait pas à reculer, et je ne leur fis pas grâce d'une seule strophe. Des applaudissements frénétiques accueillirent ce chant national, qui, depuis 1792, a fait tant de fois le tour du monde, et auquel se rattachent, même dans ces contrées lointaines, de glorieux souvenirs. Ce fut en chantant la Marseillaise que des colons de la Louisiane, encore Français de cœur en dépit de la diplomatie, repoussèrent victorieusement un débarquement anglais en 1812.
 
      Le cours du Missouri, dont les eaux étaient assez basses dans cette saison, se trouvait obstrué de snags, troncs d'arbres morts, souvent énormes et fort désagréables à rencontrer. Cet encombrement rendait la navigation impossible pendant la nuit. Les bords de cette rivière, embellis d'une multitude de jolis villages, sont incomparablement plus pittoresques et mieux boisés que ceux du Mississipi.
 
      De Saint-Joseph nous nous rendîmes, par la voie ferrée, à Hannibal, sur le Mississipi. Nous y arrivâmes à la tombée de la nuit. Le steamer Di Vernon (Di, diminutif de Diana ; Diana Vernon, ce type enchanteur créé par Walter Scott, dans son beau roman de Rob Roy) nous attendait là pour nous transporter à Saint-Louis. Je fus ébloui des installations de ce beau navire. Le salon, richement décoré, n'avait pas moins de 250 pieds de long sur 40 de large et 32 de haut. La table, divisée en deux parties, et qui occupait toute la longueur du salon, était servie avec un luxe princier. L'heure du thé venait de sonner. Deux séries, chacune de cinq cents passagers, se succédèrent à ce lunch, et il fallut un troisième service supplémentaire. Les domestiques étaient tous des hommes blancs, et je ne vis aucun Noir à bord. Après le thé, je visitai tous les coins et recoins du navire, et je retrouvai partout le même luxe. Il n'y avait pas jusqu'au salon du barbier qui ne fût un vrai boudoir, avec des meubles dignes d'un palais. Véritable palais flottant, le Di Vernon offrait sur son pont l'image de l'arche de Noé : depuis la poule jusqu'au cheval de prix, tous les animaux s'y trouvaient dans les meilleures conditions d'aménagement.
 
      À mon retour au salon, je vis que la grande table avait été démontée et métamorphosée en une multitude de tables de jeu. En face de la buvette, un groupe fort nombreux de politicians discutait avec chaleur les chances des divers candidats à la présidence des États-Unis. L'institution particulière du Sud y était vivement battue en brèche par un orateur de Boston. Après de violents débats, un chaud republican s'avisa de proposer un vote fictif parmi les assistants, afin de pressentir, dit-il, par ce poll anticipé, l'opinion publique des citoyens américains à la future élection présidentielle. Le résultat de cette étrange opération montra que la majorité des assistants était en faveur du sénateur Douglas. Ce pronostic, toutefois, ne s'est pas vérifié.
 
      Cependant le Di Vernon voguait majestueusement sur le « père des eaux. » Aucune oscillation de vagues n'était sensible à bord de ce noble steamer. Sa proue, vivement éclairée, projetait au loin une lueur éblouissante et fantastique à travers les ténèbres. Parmi les trois mille steamboats qui naviguent sur les eaux du Mississipi, de l'Ohio et du Missouri, celui-là est à la fois l'un des plus rapides et des plus magnifiques.
 
      Le lendemain, au point du jour, nous débarquâmes à Saint-Louis. Je fis là mes adieux au capitaine Hooper, et partis seul pour Philadelphie. La distance entre ces deux villes est d'environ douze cent quarante milles (413 lieues). Diverses voies ferrées les relient ensemble. Je pris celle de l'Illinois et de l'Indiana. Dans les wagons américains, les siéges ne sont pas disposés en travers, comme en France, mais en long, ce qui permet aux voyageurs de communiquer tous ensemble. Ils sont de plus parfaitement rembourrés, autre et agréable dissemblance. Je remarquai aussi, non seulement qu'il était défendu de fumer dans les wagons de première classe, mais qu'effectivement on n'y fumait pas. L'égalité démocratique la plus complète régna constamment entre nous pendant ce long trajet. À chaque instant du jour et de la nuit, on nous offrait des journaux et toutes sortes de fruits et de pâtisseries. À Pittsbourg (Pennsylvanie), des sleeping cars, sorte de larges fauteuils à bascule, remplacèrent les siéges ordinaires.
 
      En rail way, comme sur le steamer, la politique faisait les frais de presque toutes les conversations. Le procès criminel de John Brown qui, à cette époque, s'instruisait en Virginie, les conséquences probables de cette affaire sur la future élection du président, la brûlante question de l'esclavage, etc., préoccupaient vivement l'esprit de nos voyageurs. Nos quatre cent treize lieues de distance furent franchies en quarante-neuf heures. À Philadelphie, je trouvai la plus gracieuse hospitalité chez l'eIder Ch. Maser, qui présidait les saints de cette ville. Je fis dans sa maison connaissance intime avec l'elder George Q. Cannon, alors directeur de toutes nos succursales des États de l'Union. De Philadelphie, je me rendis à New York, où je reçus également un accueil fraternel.
 
      Le 20 novembre, je partis de New York sur le steamer Vanderbilt, à destination de Londres. J'avais pour compagnon de voyage W. Gibson, Écossais, l'un de nos missionnaires envoyés en Angleterre. À Londres, j'appris de la bouche de l'elder Asa Calkin, directeur de nos missions européennes, qu'un schisme ayant éclaté dans la branche de Paris, elle ne comptait plus que treize membres.
 
      Le 10 décembre 1859, j'arrivais à Paris. Depuis dix ans, il existait dans cette ville une petite succursale de notre Église, et une autre plus importante au Havre. Une quinzaine de saints français ont émigré dans l'Utah. Si l'on me demandait pourquoi le mormonisme n'a pas conquis en France un plus grand nombre de prosélytes, je répondrais que l'Évangile des derniers jours n'a été annoncé publiquement que deux fois à Paris : en 1851, dans le faubourg Saint-Antoine. La liberté des cultes pleine et entière, telle qu'elle existe en Angleterre et aux États-Unis, n'existera pas de longtemps en France : et je ne sais si, dans l'état actuel des esprits, cette compression officielle profite à d'autres tendances qu'à celles du matérialisme, c'est-à-dire à l'infirmation de toute croyance religieuse et du principe même de l'autorité.
 
      Quoi qu'il en soit, notre Évangile a déjà conquis plus de cent vingt mille croyants en Europe. L'Angleterre, l'Écosse, la Suisse, mais surtout la Suède, la Norvège et le Danemark, sont les pays où nos missionnaires font aujourd'hui le plus de progrès. La Germanie protestante fournira tôt ou tard des légions de prosélytes à l'œuvre du prophète Joseph. L'anecdote suivante suffira pour faire comprendre au lecteur comment certains États allemands ont été soustraits, jusqu'à ce jour, à notre propagande.
 
      Le 29 janvier 1853, Orson Spencer, chancelier de notre université, et Jacob Houtz, adressèrent une requête à M. de Raumer, ministre des cultes à Berlin, pour lui représenter que, porteurs de lettres de créance de Brigham Young, gouverneur d'Utah, ils avaient été désignés par une conférence générale de l'Église, tenue le 1er septembre 1852 à la ville du Lac Salé, pour venir solliciter auprès de Sa Majesté le roi de Prusse une audience particulière, à l'effet d'obtenir de lui l'autorisation de prêcher l'Évangile dans ses États. Dans ce curieux document, ils rappelaient à M. de Raumer que le roi avait récemment ordonné au baron V. Hérolt, son ministre à Washington, de s'informer auprès du docteur Bernhisel, notre représentant au Congrès fédéral, des principaux dogmes et de la doctrine de notre Église. En réponse à cette demande, nos principales publications avaient été envoyées avec empressement à Sa Majesté prussienne, des bureaux du Millenial Star, journal du mormonisme qui se publie à Liverpool.
 
      Deux jours après la remise de leur supplique, nos apôtres furent mandés par le préfet de police. Ils furent minutieusement interrogés, par une sorte de cour spéciale, sur les motifs de leur arrivée à Berlin. Après cet examen, cette cour leur fit signifier une sentence motivée, portant ordre de quitter la Prusse dès le lendemain matin sous peine de transportation, et défense d'y revenir sous la même peine. Ainsi, même en Europe, l'intolérance de certains États protestants dépasse celle des pays catholiques. En France, du moins, si l'on nous empêche de prêcher, on ne nous expulse pas comme des gens criminels ou dangereux.
 
      Lors de mon arrivée à Paris, j'avais trouvé que notre branche ne comptait, comme on me l'avait annoncé d'avance, qu'un personnel de treize membres. Elle était présidée par M. E. Huber, d'origine allemande. Un certain nombre de nos frères avaient fait scission, grâce aux ténébreuses machinations d'un ex-protestant français. Son nom est indigne de figurer dans ces mémoires. Entré dans notre Église à Genève, où il étudiait la théologie calviniste, puis envoyé par le président de la mission suisse dans les vallées du Piémont pour en évangéliser les habitants, cet homme avait introduit parmi les saints d'Italie la fausse doctrine d'après laquelle ils avaient le droit d'élire directement leurs chefs. Cette hérésie, contraire aux dogmes fondamentaux de notre Église, valut à son auteur une première sentence d'excommunication. Ayant fait amende honorable, il obtint son pardon, mais ce ne fut que pour retomber dans ses premiers égarements. C'est alors qu'il vint répandre parmi les saints de Paris la même doctrine anarchique, savoir, qu'ils avaient le droit légal de nommer leur président. Là, comme en Italie, son unique but était de s'emparer de la direction d'une succursale. Une lettre très insolente qu'il écrivit aux autorités de Liverpool, lui valut une excommunication définitive. Il s'avisa alors d'en appeler directement au prophète. Sa requête, formulée en anglais pitoyable, émaillée d'invectives grossières, m'avait été envoyée par lui, quand j'étais alors dans l'Utah. Le fond de cet absurde placet était digne de la forme. Il y menaçait le successeur de Joseph, en cas de déni de justice, de saisir le gouverneur civil Cumming de cette affaire. Je lui répondis que Brigham était un personnage beaucoup trop respectable pour que je me permisse de lui présenter de pareilles billevesées. Une nouvelle requête en français, et formulée cette fois en termes très convenables, me fut expédiée de Paris. Alors je remis l'une et l'autre à Brigham avec un rapport sur les antécédents du pétitionnaire. Depuis, je me suis trouvé en relations immédiates avec ce personnage, et j'ai acquis la certitude qu'imbu des idées qu'il a puisées dans le Contrat social de J. J. Rousseau, cet individu, comme une foule de rationalistes, est aussi capable de comprendre le mormonisme qu'un aveugle de juger des couleurs.
 
      Les autres dissidents de Paris, ramenés par mes exhortations, rentrèrent pour la plupart dans le giron de l'Église. Sur l'invitation de l'elder Woodard, président de la mission suisse, le 2 janvier 1860, je partis pour Genève. Les saints de cette ville me firent un accueil des plus gracieux. Après être resté cinq jours avec eux, je partis avec l'elder Woodard pour Saint-Imier, dans le canton de Berne. Une importante succursale existe dans cette ville. Je visitai le Locle et la Chaux-de-Fonds, puis je revins à Genève. L'elder With, cuisinier de M. Fazy, y présidait notre succursale. J'eus alors l'occasion de visiter en détail le somptueux palais ou réside princièrement ce démocrate émérite, et de m'apercevoir que démocratie n'est pas toujours synonyme de simplicité. Les divers cantons suisses, ceux surtout de la Suisse allemande, ont déjà fourni plus de trois cents émigrants à l'œuvre de Joseph. Aujourd'hui, cette mission, dirigée par l'elder John L. Smith, l'un des neveux du fondateur du mormonisme, compte un millier de prosélytes. L'elder Ballif, né à Lausanne, mais qui a résidé six ans dans l'Utah, travaille activement dans cette mission depuis un an. Homme instruit, plein de zèle et de dévouement, parlant parfaitement les langues française et allemande, Ballif est un des membres les plus utiles et les plus justement honorés de notre Église.
 
      En quittant la Suisse, j'allai passer quinze jours à Marseille, ma ville natale, que je n'avais pas vue depuis vingt-neuf ans, et que je trouvai, comme on pense, prodigieusement changée à son avantage. Je revins ensuite à Paris, où j'ai constamment résidé depuis dix-huit mois. J'ai fait, à diverses reprises, des démarches auprès des autorités françaises pour obtenir l'autorisation de prêcher publiquement notre doctrine. J'épargne au lecteur les détails de ces tentatives, infructueuses jusqu'ici ; ces détails, pénibles pour moi, seraient fastidieux pour lui. Je me console de mon insuccès par le témoignage de ma conscience. Elle me dit que, dans cette circonstance comme toujours, j'ai agi avec une entière simplicité de cœur, sans aucune arrière-pensée d'orgueil ou de cupidité. Je m'abstiens de discuter les motifs qui m'ont valu tantôt des refus dédaigneux, tantôt un silence plus dédaigneux encore.
 
      Mais ne me sera-t-il pas permis de demander humblement si, à une époque où les doctrines matérialistes et le scepticisme moral font chaque jour de si effrayants progrès parmi les hommes les plus intelligents, savants, artistes, fonctionnaires publics et même universitaires, il y avait un bien grand péril social à laisser prêcher une doctrine dont la base, après tout, est la régénération de l'homme par la foi unie au travail ; une doctrine sans doute progressive, mais qui néanmoins se rattache par d'intimes liens à ce qu'ont cru et pratiqué les hommes les plus vertueux, les plus vénérables des siècles passés ? Encore si cette interdiction officielle, qui pèse sur nous en France, profitait à l'antique foi de nos pères ! Mais, hélas ! si les apôtres du mormonisme sont muets, les organes des Églises officielles n’en prêchent pas moins dans le désert. « Les Français sont des têtes légères qui ne pensent pas à Dieu. » Ce reproche, formulé il y a plus de soixante ans par un de leurs plus terribles ennemis (Suwarow), est encore trop mérité de nos jours.
 
      Pour moi, tant que notre souverain pontife me jugera propre aux pénibles labeurs de l'apostolat, je ne cesserai de multiplier mes efforts pour manifester à mes compatriotes ce que je crois la vérité, soit par la voie de la prédication, si elle m'est enfin permise, soit par celle de la presse. Puis j'irai finir mes jours dans notre Sion, en faisant des vœux pour que les apôtres qui me succéderont ici soient plus habiles et plus heureux que moi. Dussent toutes mes tentatives de prosélytisme demeurer stériles, je ne serais pas un digne chrétien des derniers jours si, de loin comme de près, je cessais d'aimer ma patrie, une patrie comme la France ! 
 
 
Chapitre X
 
CONJECTURES DES PRINCIPAUX PLUBICISTES FRANÇAIS SUR L'AVENIR POLITIQUE DES MORMONS 
 
      Tous ceux qui, soit en France, soit ailleurs, ont écrit sur le mormonisme, sont unanimes sur ce point, qu'une telle absurdité ne peut durer ; c’est déjà trop qu’elle ait commencé. « Trois choses la maintiennent : son isolement, la nouveauté de son enthousiasme et l'habileté de son chef. Or, Brigham mourra, et on trouvera difficilement une suite du chefs aussi bien doués et adaptés à leur rôle. D’autre part, l'enthousiasme vieillira, et, si l’on regarde les religions précédentes, on n'en trouvera guère dont la foi vive et la ferveur pieuse ait duré plus de cent ans. Enfin, les déserts se peupleront, et la civilisation ordinaire rejoindra et enveloppera ce petit monde. Il est probable qu'alors ses vices intimes feront leur effet ; et l'on a de la peine à croire qu'une société fondée sur l'ignorance, sur l'asservissement des sujets et sur l'abaissement des femmes puisse durer quand son fanatisme se sera refroidi, quand son chef sera un homme ordinaire, et quand la civilisation environnante l'attaquera par la contagion de la science solide et profonde, de la liberté civile et religieuse, du mariage légal et naturel. » Tel est l'oracle qui a été prononcé contre nous par M. Taine dans les Débats du 31 janvier 1861.
 
      L'autorité du célèbre inventeur du naturalisme en matière religieuse est certes d'un grand poids ! Nous lui ferons cependant remarquer humblement que l'exil des mormons dans les vastes solitudes d'Utah leur ayant été imposé par la force, leur isolement actuel n'est nullement volontaire, et n'a nullement été la condition de leur succès. Cette religion, qui asservit les hommes, en établissant parmi eux la plus grande égalité possible, au point de vue religieux comme au point de vue politique ; qui abrutit les femmes, en faisant de toutes d'honnêtes mères de familles et en détruisant ainsi la prostitution ; cette religion, dis-je, s'était formée, développée sous le contact passablement brutal de la civilisation ordinaire du Missouri et de l'Illinois. Là, en butte à des violences immédiates et atroces, les disciples de Joseph Smith ont montré le même dévouement à la cause qu'ils croient sainte, la même chaleur de conviction que dans leur asile actuel, où la calomnie seule les poursuit encore à travers les déserts.
 
      Nous ne savons pas trop sur quelles données historiques se fonde M. Taine pour fixer à cent ans la moyenne de l'enthousiasme dans chaque religion, comme la climatologie fixe la moyenne de chaleur dans chaque latitude. La mythologie grecque, la théocratie druidique, le brahmanisme, le bouddhisme, et bien d'autres cultes ont régné pendant plusieurs siècles par la foi. Le fanatisme religieux et conquérant des sectateurs de Mahomet a persisté chez les Arabes, puis chez les Turcs, du VIIe au XVe siècle. Aujourd'hui même, il brûle encore dans bien des cœurs ; les événements du Liban n'ont que trop démontré qu'il y a encore là de vrais musulmans, de même qu'il y a encore en Bretagne de vrais catholiques. Enfin, la religion qui, à toutes les époques, a retenu et concentré les plus vives parcelles de la vérité divine, le christianisme, dont notre foi est le complément suprême, a eu assurément plus d'un siècle de ferveur primitive. Elle a eu, dans ses évolutions ultérieures, des périodes de recrudescence, d'ardeur religieuse, qui se sont prolongées bien au delà de ce terme moyen de cent ans, imaginé par le rationalisme moderne.
 
      Ainsi, même en n'envisageant les choses qu'à un point de vue purement humain, les prévisions philosophiques sur la durée du mormonisme ne sont pas très inquiétantes. Il est un fait plus incroyable que notre révélation, que tous les miracles de la tradition chrétienne, c'est la persistance superbe de la raison humaine dans son infaillibilité en présence des rudes démentis qui lui sont infligés chaque jour. Il y a trente ans, lorsque Joseph fondait son Église dans la loghouse de David Whitmer, à Manchester (New York), avec un personnel de cinq membres, quel homme d'État, quel rationaliste des deux mondes aurait pu prévoir l'état actuel de cette Église ? Nous ne voulons pas opposer nos pronostics à ceux du rationalisme, on nous traiterait d'insensé, comme on eût fait à ceux qui auraient prédit, à l'époque de la naissance du roi de Rome, la restauration de la maison de Bourbon ; en 1814, les événements des Cent Jours, et ainsi de suite. Mais les progrès du mormonisme ont été assez prompts, assez inattendus pour que ceux qui n'ont pas su prévoir ce qui s'est déjà réalisé soient un peu plus circonspects dans leurs appréciations de l'avenir.
 
      Un autre critique de la nouvelle religion s'est occupé de nous sous ce titre : Le mormonisme et les États-Unis (Revue des Deux Mondes du 15 avril1861). Ce titre, pour le dire en passant, est un argument en notre faveur sous la plume de nos adversaires. Il implique une reconnaissance involontaire, forcée, de l'importance sociale conquise en si peu d'années par l'œuvre du prophète américain.
 
      Le critique dont il s'agit ici, M. Élisée Reclus, a visité les États-Unis, mais non le pays des mormons. Il ne les connaît que par des récits ou des écrits hostiles :

      « Je ne vois là, dit-il dédaigneusement, qu'un ramassis d'idiots de tout pays, de toute langue, au nombre de cent mille, qui, disséminés sur un plateau presque aussi vaste que la France, ne sont qu'une goutte d'eau an milieu de l'Océan. Trente millions d'hommes libres les enserrent de toutes parts. Du côté de la Californie, soixante mille colons s'avancent par Carson Valley vers les bords du lac Salé ; du côté du Kansas, cent mille citoyens marchent à pas de géant vers les montagnes Rocheuses. Dans dix ans, un chemin de fer reliera San Louis à San Francisco. Pris entre deux feux, les mormons n'auront qu'à choisir l'une de ces alternatives : se fondre parmi ces sociétés plus civilisées, ou bien aller peupler l'une des îles du Pacifique..... » J'ignore si M. Élisée Reclus, en tirant cet horoscope, a cru faire honneur au nom du prophète qu'il porte, mais je crains bien qu'il ne se soit étrangement fourvoyé. L'avenir, un avenir prochain, démontrera toute l'inanité des pronostics que tant d'écrivains se sont permis de faire sur l'œuvre de Joseph. Depuis le jour de sa fondation, les scribes et les pharisiens américains n'ont cessé de prophétiser périodiquement son anéantissement. À force de vouloir exterminer les mormons, ils en ont fait une véritable puissance.
 
      Dès le lendemain de mon retour à Paris (11 décembre 1859), je tins à mes nombreux amis ce langage : « Avant mon départ des États-Unis, j'ai soigneusement étudié l'esprit public du peuple américain. À la prochaine élection du président, la brûlante question de l'esclavage sera la pierre d'achoppement de cette jeune et puissante république. Le candidat républicain sera certainement élu. La rupture de l'Union en sera la conséquence immédiate. Dès lors, les tiers États américains marcheront à l'inconnu. L'œuvre de Washington périra dans un immense bain de sang. »
 
      Cette sombre prophétie, si bien vérifiée depuis, ne trouva partout que des incrédules. Il n'y avait là, chez moi, aucun mérite personnel de divination. Le cataclysme américain est pour nous, mormons, un article de foi depuis bien des années.
 
      Dès l'an 1832, c'est-à-dire à l'époque où les merveilleux progrès de la Jeune Amérique excitaient au plus haut degré l'admiration et l'envie de l'ancien monde, où les germes destructeurs qui se développent si rapidement et d'une manière si effrayante aujourd'hui étaient aussi bien cachés qu'en janvier les larves d'insectes nuisibles l'été ; - en 1832, dis-je, la révolution qui commence dans le Nouveau Monde, et le contrecoup violent qu'elle aura dans l'ancien, ont été solennellement prédits par l'humble fondateur du mormonisme.
 
      Dans l'intérêt de la vérité, je constate, dès à présent, qu'aucun publiciste européen n'avait su prévoir les graves événements qui, depuis près d'un an, ont éclaté de l'autre côté de l'Atlantique. Or, la guerre civile actuelle ne constitue que la première phase du bouleversement américain, qui nous a été annoncé, il y a près de trente ans, par l'étonnante prophétie qu'on va lire. Je ferai remarquer, et l'on va saisir l'importance de l'observation, que cette prophétie a été publiée par notre église, à Liverpool, dès l'année 1851, dans l'opuscule The Pearl of Great Price.  
 
      Révélation donnée à Joseph Smith, le 25 décembre 1832.  
 
      « En vérité, ainsi dit le Seigneur, touchant les guerres qui éclateront bientôt, en commençant par la rébellion de la Caroline du Sud, et qui occasionneront bien des morts et des calamités ; les jours viendront où la guerre se répandra sur toutes les nations, en commençant par cet endroit. Car, voici : les États du Sud se sépareront des États du Nord, et les premiers feront appel à d'autres nations, même à la Grande-Bretagne, ainsi qu'elle est nommée, et ces nations feront appel à leur tour à d'autres nations pour se défendre contre d'autres encore ; et ainsi la guerre se répandra sur tous les peuples. Et il arrivera qu'après un temps les esclaves se révolteront contre leurs maîtres, qui s'enrôleront et se disciplineront pour faire la guerre. Et il arrivera que ceux qui restent des anciens possesseurs du pays se coaliseront également ; ils deviendront extrêmement furieux, et infligeront aux gentils de rudes châtiments. C'est ainsi que par I’épée et l'effusion du sang seront frappés les habitants de la terre ; c'est ainsi que par la famine, la peste, des tremblements de terre, des éclairs fulgurants et la foudre du ciel, ils subiront les effets de l'indignation et de la main vengeresse d'un Dieu tout-puissant, jusqu'à ce que toutes les nations aient été complètement détruites, afin que les cris et le sang des saints cessent de monter de la terre vers le Dieu des armées pour lui demander vengeance contre leurs ennemis. C'est pourquoi, restez dans vos lieux saints sans vous troubler, jusqu'à ce que vienne le jour du Seigneur ; car, voici, il vient bientôt, dit l'Éternel. Amen. »
 
      Jamais divine prophétie plus claire ni plus précise ne fut donnée au genre humain. Nous engageons tout lecteur sérieux à en méditer le texte. Cette révélation deviendra célèbre dans l'histoire future de l'humanité. Nous allons assister à son accomplissement littéral sur les deux hémisphères.
 
      Vingt-huit ans moins un jour après cette révélation, c'est-à-dire le 24 décembre 1860, M. Pickens, gouverneur de la Caroline du Sud, annonçait par une proclamation que cet État, brisant le lien fédéral, se séparait de l'Union. À cette nouvelle, les Élie et les Élisée du rationalisme déclarèrent unanimement que cet acte révolutionnaire n'aurait aucune conséquence sérieuse. J'annonçai, moi, que les États cotonniers, puis les autres de l'extrême Sud, briseraient tous successivement le lien fédéral, pour constituer une nouvelle confédération, dont l'esclavage serait la base. Après l'impolitique pendaison de John Brown en Virginie, Dieu frappa les chefs du peuple américain d'une cécité morale complète. Le président Buchanan, par son inaction, ses ministres, par leur connivence avec les meneurs révolutionnaires, contribuèrent puissamment à propager dans tout le Sud la fièvre séparatiste. Les amis de la Constitution déployèrent les plus louables efforts pour maintenir intacte cette première grande charte des droits de l'homme. Tout fut inutile. En désespoir de cause, la Virginie, mère de Washington, fit un appel à tous les États pour former un Congrès de la paix. Environ deux cents vieillards, deux cents hommes fossiles, se réunirent en conférence à Washington pour délibérer, à huit clos, sur le sort de la république. Il ne sortit que de vaines paroles de ce cénacle conservateur.
 
      Cependant, les six États à esclaves de l'extrême Sud, ayant formé une nouvelle fédération, avaient mis à leur tête Jefferson Davis, un homme de guerre. Alors les yeux des amis de la Constitution se tournèrent avec anxiété vers l'élu des États libres du Nord. Le moment était solennel. Une seule chance restait pour sauver l'Union : c'était l'appel au peuple américain. Lui seul avait le droit de donner à une convention nationale le mandat de reconnaître ou non l'indépendance de la nouvelle fédération. Le 4 mars 1861, jour de son installation, M. Lincoln célébra, dans une effusion lyrique, les ineffables douceurs de la paix. Il nia la révolution, et attendit stoïquement le défi de son beau-frère Davis.
 
      Cet accomplissement littéral de la première partie de la prédiction de Joseph Smith nous dispense de tout commentaire. C'est à Charleston, ville principale de la Caroline du Sud, que s'est détraquée, puis à jamais brisée la puissante organisation du parti démocratique qui gouvernait l'Union depuis près d'un demi-siècle. C'est là que les deux principales fractions de ce parti, les partisans quand même de l'esclavage et les démocrates du Nord, s'étant réunis en convention le 23 avril 1860 pour nommer un candidat à la présidence, ne purent jamais s'entendre sur le choix à faire. Dès le début, les exaltés du Sud manœuvrèrent pour exclure le fameux sénateur Douglas, candidat favori de la majorité. Après les débats les plus orageux, après cinquante-sept tours de scrutin inutiles, la convention finit par se disloquer misérablement, sans pouvoir même nommer un candidat. C'est ainsi que commença le grand schisme national entre la démocratie du Nord et celle du Sud, ce qui rendit possible l'avènement de l'abolitionnisme au pouvoir. C'est encore dans cette ville qu'a été proclamée l'indépendance nationale de la Caroline du Sud. Enfin, le 12 avril 1861, cette même cité de Charleston a tiré sur le drapeau fédéral les premiers coups de canon qui ont commencé la guerre civile.
 
      Ici, au risque d'exciter encore quelques sourires d'incrédulité, nous ne pouvons nous dispenser de mentionner un autre document, non plus prophétique, mais historique, et qui émane directement du fondateur du mormonisme. En 1844, les disciples de Joseph Smith voulaient lui donner leurs voix pour la présidence, et l'annonce de sa candidature, stimulant la rage de ses ennemis, a sans doute hâté l'accomplissement de leurs abominables projets. Cédant aux vœux manifestés autour de lui, le prophète publia à Nauvoo, le 7 février 1844, moins de cinq mois avant sa mort, un manifeste électoral, sous ce titre : « Vues sur les pouvoirs et la politique du gouvernement des États-Unis. » Joseph ne se faisait assurément aucune illusion sur les chances de sa candidature ; et néanmoins, depuis Washington, jamais le peuple américain n'avait reçu de plus sages conseils. Il proposait, notamment, l'affranchissement général des esclaves, an moyen du rachat, proposition dont on ne méconnaîtra pas aujourd'hui, sans doute, la clairvoyante sagesse. Voici ce qu'il disait à cet égard aux planteurs du Sud :
 
      « Pétitionnez aussi, vous, gens de bien parmi les habitants des États à esclaves, pour que vos législateurs abolissent dès aujourd'hui, ou au plus tard vers 1850, la servitude des noirs, et pour que les abolitionnistes échappent à l'outrage et à la ruine, à l'infamie et à la honte. Priez le Congrès pour que l'on paye à chaque individu un prix raisonnable pour ses esclaves, et qu'on subvienne à cette dépense au moyen de l'excédant des ressources que produit la vente des terres publiques, et d'une réduction faite sur le traitement des membres du Congrès. Brisez Ies chaînes des pauvres noirs, et prenez-les à gage comme les autres humains, car une heure de vertueuse liber té sur la terre vaut toute une éternité d'esclavage..... Dans les États-Unis, le peuple est le gouvernement, il est le seul souverain qui doive régner, le seul pouvoir qui doive être obéi, le seul gentleman qui doive être honoré, à l'intérieur comme à l'extérieur, sur terre ou sur mer. Si donc je devenais président des États-Unis par les suffrages d'un peuple vertueux, j'honorerais les anciennes traces des pères vénérés de la liberté, je marcherais dans le sentier des illustres patriotes qui portèrent l'arche du gouvernement sur leurs épaules, en ne visant qu'à la gloire du peuple. Et si ce peuple pétitionnait pour abolir la servitude dans les États à esclaves, j'emploierais tous les moyens honorables pour faire exaucer ses prières, et donner la liberté aux captifs, en accordant aux gentlemen du Sud un équivalent raisonnable de leur propriété, afin que la nation entière pût être véritablement libre !.... »
 
      À ces avis salutaires, on répondit par l'assassinat de Joseph, puis par toutes les persécutions dont nous avons donné le détail ; et ces violences iniques, bien loin de nous nuire, n'ont fait que profiter à notre cause. Si les Américains nous laissent quelque repos, c'est qu'une épreuve décisive leur a démontré l'impossibilité de nous forcer dans notre dernier asile, et surtout d'ébranler notre foi. Enfin, leurs propres affaires, qui sont si déplorablement embrouillées, ne leur laissent plus le loisir de s'occuper des nôtres.
 
      L'histoire des États-Unis était une vivante preuve de la puissance des idées démocratiques. Jamais nation, ancienne ou moderne, n'avait progressé si rapidement que les fils des premiers colons. Il y a quelques mois à peine, le peuple américain disputait encore le sceptre commercial de l'univers aux plus puissantes nations de l'Europe. Ses produits figuraient avantageusement sur tous les marchés, son pavillon étoilé flottait sur toutes les mers. Après Londres, New York passait pour la cité la plus commerçante du globe ; les opprimés de l'ancien monde enviaient au nouveau les bienfaits de l'admirable constitution des États-Unis. Les yeux de tous les amis du progrès se tournaient avec amour vers ces rivages fortunés, où s'élevait majestueusement le plus magnifique temple que des mains humaines eussent jamais édifié à la liberté. Cette terre privilégiée devait réaliser l'idéal de l'égalité sur la terre, inaugurer le règne de la fraternité des peuples. À son exemple, l'ancien monde, brisant cette fois, en parcelles si impalpables qu'elles ne puissent se rejoindre ni se reforger jamais, les vieilles chaînes de la superstition et de la tyrannie dynastique, n'allait plus former à son tour qu'une seule république d'États-Unis. Quel revirement soudain et terrible ! En quel métal, plus vil que le plomb même, s'est changé ce diamant dont les reflets éblouissaient l'univers ! Nef de Washington, quel noir ouragan a d'un souffle éteint tes étoiles, et t'entraîne, à la seule lueur des éclairs, vers des tourbillons et des écueils impitoyables !
 
      Il existe dans le monde une grande diversité d'opinions sur les causes qui ont amené cette crise. Les hommes du passé, ravis de joie, impriment dans leurs journaux, disent dans leurs salons, en secouant la tête d'un air capable : « Vous le voyez, la république n'est qu'une chimère. La chute de l'œuvre de Washington va démontrer une fois de plus à nos ennemis que l'homme n'est pas fait pour l'exercice du self-government... » Dans les États libres du nouveau monde, ainsi qu'en Europe, les amis du progrès, tous les adversaires de l'esclavage, attribuent généralement l'état actuel de I’Union à cette lèpre sociale de la servitude des noirs, qu'ils considèrent comme la honte de l'Amérique. De leur côté, les planteurs du Sud mettent sur le compte des abolitionnistes négrophiles du Nord la discorde, l'agitation fébrile, ces sentiments de haine féroce qui se manifestent ouvertement entre les deux fédérations. Ils traitent leurs antagonistes de philanthropes hypocrites, et leur reprochent amèrement leurs empiétements successifs sur les droits imprescriptibles du Sud, leur intervention dans l'existence légale de « l'institution particulière. » Ces diverses opinions ne vont pas au delà de la surface des choses. Pour nous, nous ne voyons là que des causes purement accessoires ; un mal, bien autrement intime et puissant, a produit cette anarchie intellectuelle qui désole tout le pays. Nous voulons parler de cette décadence morale qui semble augmenter chaque jour en raison de la prospérité matérielle. Peu d'hommes savent, en France, à quel degré de corruption est déjà parvenu le peuple américain. Les péripéties de sa présente révolution nous la révéleront dans toute sa plénitude.
 
      D'un côté, l'aristocratie orgueilleuse des planteurs du Sud, de l'autre, l'aveugle hostilité des abolitionnistes du Nord, deux fanatismes inconciliables et irréconciliables ; puis, au Sud comme au Nord, l'anarchie religieuse, l'indifférence, le relâchement des liens de la famille, l'oppression et l'extermination systématiques de la race indigène, crime héréditaire qu'il faudra expier chèrement tôt ou tard ; le luxe inouï, la vénalité des hommes politiques, la corruption des mœurs en haut lieu et dans presque toutes les classes ; l'adoration exclusive du veau d'or, la prostitution de la justice, l'influence malfaisante de la liberté illimitée de la presse, telles sont les formes diverses de cette dépravation morale qui a fait déchoir graduellement le peuple des États-Unis. Enfin il a, suivant nous, comblé la mesure par le massacre de Joseph Smith, par les persécutions dirigées contre ses disciples, le tout au mépris de la foi jurée, et en foulant aux pieds les principes d'une Constitution qui proclame la tolérance universelle, la liberté religieuse et politique la plus illimitée.
 
      La révélation de Joseph, que nous avons produite, n'est pas l'unique lumière prophétique que possèdent les saints sur le sort lamentable qui attend l'œuvre de Washington. Le Livre de Mormon est bien autrement explicite là-dessus. On y trouve des détails d'une effrayante précision sur les causes qui devaient amener le grand cataclysme du Nord-Amérique ; et tout ce qui s'accomplit, tout ce qui se prépare visiblement dans cette immense région pour laquelle le nom d'États-Unis n'est plus qu'un sobriquet dérisoire, est strictement conforme à la révélation faite aux saints des derniers jours.
 
      Les premiers événements ont démontré qu'il existait une grande supériorité de moyens militaires du côté des États du Sud, ce qui a surpris bien des gens de ce côté de l'Atlantique. Toutefois, nous croyons qu'après des efforts prodigieux, le Nord finira par l'emporter, en ayant recours aux mesures les plus extrêmes, c'est-à-dire en appelant les noirs à la liberté. Une guerre servile sera la conséquence naturelle de la présente guerre civile. Les abolitionnistes de la Nouvelle-Angleterre travaillent depuis longtemps à préparer le terrain pour amener l'insurrection des esclaves. Il ne leur reste que cette alternative de vaincre le Sud. Ce grand crime de lèse nation sera certainement commis. Ce n'est là qu'une simple question de temps. Nous verrons alors des Spartacus africains renouveler sur une immense échelle toutes les horreurs de Saint-Domingue. Aujourd'hui ces sanglantes saturnales sont ouvertement provoquées par les puritains négrophiles des États du Nord. Tout récemment, dans un meeting du Nord, des applaudissements frénétiques ont accueilli ces féroces paroles : « Il faut faire entrer l'Afrique en ligne de bataille ! »
 
      Le président Lincoln sera lui-même contraint, par les événements, de déchaîner les esclaves contre leurs maîtres.
 
      Mais, selon toute apparence, de nouveaux germes d'anarchie et de dislocation naîtront, se développeront par suite même de cette victoire si chèrement achetée. Parmi ces germes de mort, on peut signaler le paupérisme introduit depuis trente ans par les millions d'émigrants de l'Europe. Ces enfants perdus de l'ancien monde ont importé dans le nouveau leurs préjugés religieux, politiques et sociaux, ainsi que toutes les théories modernes qui ont surgi dans leur mère patrie. Imbus des idées socialistes les plus subversives, les prolétaires américains réaliseront tôt ou tard ces sauvages théories. L'état déplorable du commerce dans les grandes cités de l'Atlantique, la suspension totale des travaux, le manque absolu d'occupation pour les classes ouvrières, y ont déjà produit une affreuse misère. La faim est une perfide conseillère ; et l'on peut sans être un grand prophète annoncer que d'ici à peu d'années New York, Boston, Philadelphie et d'autres villes encore, deviendront le théâtre d'émeutes sanglantes et réitérées.
 
      Nous l'avons indiqué, les Indiens ne resteront pas non plus des spectateurs impassibles du confit américain. Descendants des possesseurs légitimes du sol, ils ont un trop grand intérêt dans le dénoûment final de ce drame, qui se joue en leur présence, pour ne pas y prendre part. On verra bientôt quel rôle important ils auront à jouer dans ce grand cataclysme. Nous abstenant ici de toutes spéculations intempestives, de toutes vérités qui sembleraient encore par trop invraisemblables, nous répèterons simplement : « Attention ! la parole est aux événements. »
 
      Ce n'est pas tout. La Californie, qui n'attend qu'un moment favorable, proclamera plus tard son indépendance nationale, et, appelant à elle l'Oregon et le territoire de Washington, constituera la fédération du Pacifique. La fièvre de la sécession travaille les Américains d'une étrange façon. Avant cinq ans, les États-Unis formeront une douzaine de petites républiques fédératives acharnées à s'entre-détruire. Ainsi sera complétée la dissolution de l'œuvre de Washington. Puis, chaque État considérable, tel que celui de New York, la Pennsylvanie, l'Ohio, etc., finira par proclamer son autonomie politique. C'est alors que naîtra providentiellement, de la célèbre devise E pluribus unum, le plus épouvantable chaos social des temps modernes.
 
      Tel nous apparaît, dans son ensemble, l'enchaînement des scènes de ce drame, présentement commencé. Nos prévisions à cet égard ne se fondent plus seulement sur nos annales religieuses, sur la curieuse prophétie dont nous avons parlé, mais sur des éléments tout humains de certitude. Chaque correspondance d'Amérique affaiblit l'espoir d'un dénouement pacifique ; chaque journée nous montre plus distinct, plus saisissant, ce lugubre et prochain avenir. Nous n'inventons tien, nous n'exagérons rien, et la haine, quoi qu'on en dise, n'est nullement dans nos cœurs. Béni soit Dieu, si la présence de quelque juste parmi ce peuple retient encore son bras prêt à frapper ! Mais on dirait au contraire qu'il se hâte d'enlever tous ceux qui ont mérité de ne pas voir ces scènes de carnage et de deuil, ou qui auraient pu contribuer à les conjurer. Il y a quelques jours encore, la nation américaine a perdu un homme d'État, qui a été l'un de nos plus violents ennemis, mais auquel nous rendons néanmoins cette justice, que sa rare éloquence aurait pu exercer, dans la crise actuelle, une salutaire influence. La mort du sénateur Douglas enlève une chance de plus aux amis de la paix.
 
      Puisque le nom de Douglas se trouve sous notre plume, nous ne pouvons nous dispenser de rappeler un nouveau et irréfragable témoignage de la puissance divinatoire dont a joui Joseph Smith. Dans sa biographie, publiée il y a plusieurs années avec les plus minutieux détails par le Deseret News, notre Moniteur officiel, on trouve le récit d'une longue conversation, qui eut lieu en mai 1843, entre le prophète et M. Douglas. Ce dernier exerçait alors les fonctions de juge dans l'État d'Illinois. Joseph lui annonça de la façon la plus catégorique, la plus solennelle, « que si les États-Unis ne se hâtaient d'accorder aux saints une juste indemnité pour les spoliations dont ils avaient été victimes dans le Missouri, et de châtier les crimes commis contre eux dans cet État par des officiers civils et militaires, la vengeance divine ne tarderait pas à frapper la nation d'une manière terrible ; que l'Union américaine serait rompue, émiettée en mille débris, pour avoir iniquement permis que le meurtre de tant d'innocentes victimes et la honteuse spoliation de quinze mille de ces citoyens restassent impunis, ce qui serait une tache éternelle sur l'écusson de cette puissante république, tache dont la seule pensée eût fait rougir de honte le visage des illustres auteurs de la Constitution ! » Puis il ajouta ces remarquables paroles : « Monsieur le juge, vous aspirerez un jour vous-même à la présidence des États-Unis ; mais si jamais vous tournez votre main contre moi ou contre les saints des derniers jours, vous sentirez sur vous tout le poids de la main vengeresse du Tout-Puissant. Vous vivrez assez pour reconnaître que je dis la vérité, car notre conversation de ce jour ne sortira jamais de votre mémoire. » Cette curieuse prophétie, relatée dans une publication bien antérieure à la crise américaine et à la mort de M. Douglas, lui fut faite à la suite d'une consultation légale, dans cette même ville de Carthage, où Joseph devait périr assassiné un an après. M. Douglas n'avait alors que trente ans, et n'était pas encore très connu. On sait quel rôle considérable il a joué, durant les six dernières années, dans les luttes politiques des États-Unis. Après avoir puissamment contribué à l'élection de M. Buchanan, c'est lui qui conseilla de faire exterminer les mormons par l'armée fédérale. Puis, s'étant séparé de la politique de M. Buchanan sur la fameuse question du Kansas, il se mit à louvoyer à travers tous les partis, dans l'espoir de lui succéder à la présidence. Tacticien politique consommé, il remua ciel et terre sur toute l'étendue de l'Union pour atteindre ce but, et n'obtint néanmoins que les suffrages d'un seul État dans la dernière élection présidentielle. Avant de mourir, le petit géant de l'Ouest a vu de ses propres yeux commencer l'accomplissement de la prophétie de Joseph. 
 
 
 
CONCLUSION 
 
      Le « mormonisme, » nous ne saurions trop le redire, n'est autre chose que le christianisme complété par un supplément de révélation venu à son heure ; accomplissement littéral d'une foule d'antiques prophéties, c'est la restauration des grandes vérités révélées, des traditions et institutions apostoliques illégalement tombées en désuétude.
 
      À peine nés d'hier, les saints des derniers jours forment déjà l'unité religieuse, politique et sociale, la plus forte, la plus compacte qui ait jamais fonctionné sur ce globe. Empruntés à toutes les nationalités, véritable sel de la terre, les mormons sont la masse la plus croyante en Dieu qui existe présentement en ce monde. Par leur foi, les colons du Grand Bassin sont de force à soulever les montagnes Rocheuses pour les précipiter dans l'Atlantique. Défenseurs nés de la Constitution, conservateurs par excellence, amis sincères de la liberté, patriotes jusqu'à l'enthousiasme, ils ont pleinement conscience du rôle prodigieux que leur tient en réserve la Providence.
 
      En dehors des lumières de la révélation directe, il est de toute impossibilité de comprendre la cause réelle, et encore moins de savoir quel sera le dénouement final des grands événements qui s'accomplissent de l'autre côté de l'Océan.
 
      Quand je développe, dans certains salons de Paris, les diverses péripéties que va parcourir, selon nous, le drame américain, mais surtout lorsque j'affirme que la prééminence de cette jeune et puissante nation tombera finalement dans la main des mormons, je passe, aux yeux de nos esprits forts, pour une bête extrêmement curieuse. Mais c'est là mon moindre souci. On pourrait dresser un catalogue bien long, bien humiliant pour l'orgueil humain, de toutes les faussetés acclamées, de toutes les vérités honnies, seulement depuis soixante ans. Je crois et j'affirme que les Américains vont donner au monde un nouvel et mémorable exemple de l'instabilité des institutions humaines, et de l'inanité des plus profonds calculs politiques. Les deux fédérations du Nord et du Sud s'agitent l'une et l'autre avec une aveugle frénésie, mais c'est Dieu qui les mène précisément où elles ne veulent pas aller. Or, parmi les résultats les plus inattendus en Europe, et, dans notre conviction, les plus inévitables de ce grand bouleversement, il en est un qui, si étrange qu'il puisse paraître encore à cette heure, s'accomplira très prochainement. Nous voulons parler du retour des mormons dans leur terre promise du Missouri, de la reprise des magnifiques domaines dont ils ont été cruellement spoliés, de la construction du grand temple, cette merveille des merveilles architecturales qui constituera la Nouvelle Jérusalem, temple central dont Joseph a jeté les fondements, et dont le sol prédestiné n'a jamais été labouré ni ensemencé depuis, tant les usurpateurs mêmes de nos biens sont dominés, malgré eux, par le pressentiment dé notre retour.
 
      En attendant que le cours naturel des événements amène ces résultats, l’Utah forme le Champ d'asile par excellence des Américains. Ce vaste territoire, si merveilleusement colonisé par les mormons, est déjà devenu pour eux le point d'appui qu'Archimède réclamait pour soulever le monde. Dès à présent, Brigham et son peuple se préparent avec ardeur à recueillir, à sauver les épaves du grand naufrage des États ci-devant Unis. D'immenses approvisionnements de grains, de comestibles de toute espèce, sont tous les ans mis en réserve dans ce but.
 
      La ville du Lac Salé s'étend et s'embellit à vue d'œil ; la construction du temple avance rapidement. La dépense totale de ce troisième temple mormon dépassera le chiffre de sept millions de francs. De vastes magasins, d'importants édifices publics et particuliers s'élèvent partout, comme par enchantement, dans cette jeune capitale ; en peu d'années, elle sera l'une des merveilles de l'Occident. Une double ligne électrique, qui va relier New York à San Francisco, et qui traverse notre cité, fonctionnera prochainement : une distance de dix-huit cents lieues sera dévorée en quelques secondes. Sans la colonisation du Grand Bassin par les mormons, ce travail gigantesque n'eût pas été possible.
 
      Voici la première dépêche télégraphique que le successeur de Joseph a transmise aux États-Unis : 
                                                                      
      « Ville du Lac Salé, le 18 octobre 1861. 
 
      « À l'honorable J. H. Wade, directeur de la compagnie du télégraphe électrique à Cleveland (Ohio).
 
      « Monsieur,
 
      « Permettez-moi de vous féliciter sur l'achèvement de la ligne du télégraphe transcontinental jusqu'à l'ouest de cette ville, de louer l'énergie que vous et vos associés avez déployée dans l'heureux et rapide accomplissement d'un travail si utile, et d'exprimer le vœu que son emploi ne cesse jamais de favoriser les vrais intérêts des habitants des régions riveraines de l'Atlantique et du Pacifique.
 
      « L'Utah n'a point fait scission ; mais il est fermement attaché à la Constitution et aux lois de notre pays naguère fortuné, et il s'intéresse vivement à toutes les entreprises du genre de celle qui vient de si bien réussir.
 
      « BRIGHAM YOUNG. »
 
 
      Le lendemain, la réponse suivante lui fut expédiée :                                              
                                              
      « Cleveland, 19 octobre 1861. 
 
      « À l'honorable Brigham Young, président.
 
      « Monsieur,
 
      « J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre message d'hier soir, message très satisfaisant de toutes les façons, en ce qu'il annonce non seulement l'achèvement du télégraphe pacifique jusqu'à votre ville industrieuse et prospère, mais que cette dépêche, la première que nous transmet cette ligne, exprime si ouvertement votre patriotisme et vos sentiments pour le maintien de l'Union, ainsi que ceux de votre peuple.
 
      « J'espère, comme vous, que cette entreprise puisse contribuer à faire naître le bien-être et le bonheur entre tous, et que l'annihilation du temps dans nos moyens de communication puisse tendre à anéantir les préjugés, à cultiver l'amour paternel, à favoriser le commerce, à fortifier les liens de notre Union jadis heureuse et qui le sera encore.
 
      « En exprimant mes sentiments pour votre haute position, et mes respects pour vous personnellement,
 
      « Je suis votre obéissant serviteur,
 
      « J. H. WADE,
 
      « directeur de la compagnie du télégraphe pacifique. »
       
      Une importante colonie, composée en majorité de saints suisses, va s'établir prochainement dans le comté de Washington, à l'extrême Sud de l'Utah. Elle a pour mission d'y planter des vignobles, de cultiver l'oranger, l'olivier, le figuier, le coton et l'indigo. Nos autres cités de l'intérieur suivent l'impulsion de la métropole. Dans toutes les vallées surgissent de nouveaux établissements. L'immigration y devient tous les ans de plus en plus considérable. En 1861, le chiffre total de nos immigrants a dépassé 4,600 âmes. Les diverses industries se développent et marchent de pair avec l'agriculture. La charrue perfectionnée est l'arme de guerre favorite des saints ; la culture du sol constitue la base de leur organisation sociale. Tandis que les canons rayés accomplissent leur œuvre de destruction dans l'Amérique protestante, l'industrie mormone achève de métamorphoser nos vallées en greniers d'abondance, et toute l'étendue du Grand Bassin en une fertile oasis. Heureux les Américains que l'horreur de l'anarchie et des luttes fratricides, ainsi que le juste pressentiment du courroux divin, entraîneront à venir nous joindre ! Ils retrouveront, sous l'égide de notre théocratie libérale, la paix, l'ordre et la vraie liberté, dont ceux-là sont seuls dignes de jouir, qui joignent au sentiment du droit celui du devoir.
 
      Truth and liberty, la vérité et la liberté, deux mots sublimes, telle est notre devise nationale !
 
      Un véritable phénomène moral, impossible partout ailleurs, vient de se manifester encore chez ces étranges colons. Invités à élire un nouveau mandataire au Congrès fédéral, les citoyens d'Utah ont voté, comme un seul homme, le même bulletin politique. Le docteur Bernhisel a réuni l'unanimité des suffrages. Cet accord si touchant, si imposant, et dont on chercherait vainement un second exemple dans les États les plus civilisés de l'ancien monde, forme surtout un contraste saisissant avec ce qui se passe dans le nouveau, où il n'existe en réalité, dans aucun des deux camps, d'autre unanimité que celle de la haine pour le parti opposé.
 
      Les dernières nouvelles reçues de l'Utah commencent à vérifier nos pressentiments en ce qui concerne l'immigration américaine. Déjà de riches familles des deux partis, fuyant les désastres de la guerre civile, sont venues chercher parmi nous un refuge ; d'autres sont prochainement attendues. En Amérique, les courants sociaux sont aussi rapides que ceux des fleuves. De ce qui se passe en ce moment à la plénitude d'importance qu'un avenir prochain réserve au mormonisme sur les rives du Missouri, il y a moins loin que de ses débuts à sa situation actuelle.
 
      Quand la première partie de notre œuvre sera accomplie, quand, en fidèles disciples du Christ, nous aurons secouru, sauvé nos anciens persécuteurs, notre champ d'asile, agrandi et glorifié, sera pleinement digne d'une destination ultérieure plus importante encore : celle de recueillir, à une époque dont nous implorons tous l'ajournement, les débris des futurs naufrages sociaux de l'Europe.
 
      C'est ainsi que la terre promise de Joseph sauvera sans doute tôt ou tard des milliers de Français de tout rang, de toutes classes, qui certes n'y pensent guère.
 
 
  FIN 
 
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
 
 
      PRINCIPAUX OUVRAGES PUBLIÉS PAR LES MORMONS
 
 
      THE BOOK OF MORMON. La première édition fut imprimée à Palmyra, dans l'État de New York, et tirée à 5,000 exemplaires. Il a été déjà traduit en huit langues. La traduction française a été imprimée à Paris, en 1852, chez Marc Ducloux, 7, rue Saint-Benoît. 519 pages.
 
      A VOICE OF WARNING (Une voix d'avertissement), par Parley P. Pratt. La septième édition, publiée à Liverpool en 1852, contient 166 pages in-18. Cet ouvrage a été traduit en français.
 
      NEW-JERUSALEM, or the fulfilment of modern prophecy, par O. Pratt. Liverpool. 24 pages.
 
      THE KINGDOM OF GOD, par O. Pratt. 40 pages in-8°.
 
      ABSURDITlES OF IMMATERIALISM, par O. Pratt. 32 pages.
 
      SACRED HYMNS and spiritual songs. Liverpool. 380 pages in-18.
 
      THE PEARL OF GREAT PRICE. Liverpool. 56 pages. Choix de révélations précieuses. On y trouve la traduction de dix pages des papyrus d'Abraham, ainsi que le fac-simile de trois de ces papyrus.
 
      DIVINE AUTHENTICITY of the Book of Mormon, par O. Pratt. Liverpool. 96 pages in-8°.
 
      GREAT FIRST CAUSE, par O. Pratt. 16 pages.
 
      THE BOOK OF DOCTRINE AND COVENANTS. Liverpool. 336 pages. Toutes les révélations promulguées par le prophète se trouvent dans ce livre.
 
      BIOGRAPHICAL SKETCHES of Joseph Smith the Prophet, par Lucy Mack. Liverpool. 297 pages in-18. Écrit par la mère de Joseph, ce livre contient des détails précieux sur l'histoire du prophète.
 
      THE HARP OF ZION, par John Lyon. Liverpool. 223 pages in-8°. C'est un recueil de cantiques et de poésies religieuses.
 
      DEFENSE OF POLYGAMY, by a lady of Utah (Belinda Marden Pratt). Great Salk Lake City. 11 pages.
 
      JOURNAL OF DISCOURSES, par Brigham Young et autres. Liverpool. ln-8°. Il paraît un volume par an.
 
      ACTS, RESOLUTIONS AND MEMORIALS of the Legislative Assembly of Utah. Great Salt Lake City. 160 pages in-12. C'est le code territorial du Grand-Bassin.
 
      KEY TO THE SCIENCE OF THEOLOGY, par Parley P. Pratt. Liverpool. 173 pages.
 
      ROUTE FROM LIVERPOOL TO GREAT SALT-LAKE VALLEY, illustré par Frédéric Percy. Liverpool. 120 pages in-4°, avec de nombreuses et belles gravures. Ouvrage de luxe.
 
      COMPENDIUM OF THE FAITH and doctrines of the Latter-day Saints. Liverpool, 243 pages grand in-18.
 
      THE GOVERNMENT OF GOD, par John Taylor. Liverpool. 118 pages in-8°. 
 
 
 
 PRINCIPAUX JOURNAUX PUBLIÉS PAR LES MORMONS 
 
 
      LATTER-DAY SAINTS MESSENGER AND ADVOCATE. Publié à Kirtland du temps de Joseph Smith.
 
      EVENING AND MORNING STAR. Publié à Indépendance (Missouri) par W. W. Phelps.
 
      THE NAUVOO NEIGHBOURG. A cessé de paraître depuis l'exode.
 
      THE TIMES AND SEASONS. Nauvoo, 1839-1843. Publié par John Taylor, sous la direction de Joseph Smith, ce journal a donné quatre volumes in-8° remplis de matières curieuses.
 
      THE FRONTIER GUARDIAN. Publié à Council Blulfs par Orson Hyde.
 
      LE RÉFLECTEUR. Journal français publié à Genève par T. B. H. Stenhouse. Un volume de 172 pages.
 
      ÉTOILE DU DÉSÉRET. Publié par John Taylor. Paris, mai 1851 à avril 1852. Il n'en a paru qu'un volume de 192 pages grand in-8°.
 
      THE WESTERN STANDARD. Journal hebdomadaire publié à San Francisco en 1856 et 1857. L'expédition fédérale contre l'Utah a tué cette feuille.
 
      THE MORMON. Publié à New York par John Taylor. Cette feuille a cessé de paraître.
 
      THE LATTER-DAY SAINTS MILLENIAL STAR. Commencé en 1839 à Manchester, ce journal se publie aujourd'hui à Liverpool. Il parait tous les samedis par numéro de 1 6 pages. La collection jusqu'à ce jour forme 23 gros volumes.
 
      THE SEER. Publié par Orson Pratt à Washington. Il n'en a paru que deux volumes.
 
      DESERET NEWS. Imprimé à Great Salt Lake City. C'est le journal officiel de l'Église. A fait son apparition le 15 juin 1850 ; parait tous les jeudis ; format in-4°, 8 pages à quatre colonnes. A publié la biographie du prophète. 
 
 
 
 
TABLE DE MATIÈRES
 
 
     Avant propos
 
     I. - Naissance du prophète. - Ses premières visions racontées par lui-même. - Son mariage. - Martin Harris et le professeur Anthon. - Oliver Cowdery. - Analyse du Livre de Mormon. - L’Amérique, problème insoluble pour la science contemporaine.
 
     II. - Fondation de l’Église. - Importantes conquêtes. - Kirtland. - Persécution contre les saints dans le Missouri. - Fondation de Nauvoo. - Progrès du mormonisme. - Assassinat du prophète. - Nouvelle persécution dans l’Illinois. - Expulsion des mormons des États-Unis. - Prise et sac de Nauvoo. - Réquisition d’un bataillon mormon. - Le colonel Kane. - Fondation de Kanesville. - Départ des pionniers. - État du Deseret transformé en territoire d’Utah. - Progrès rapide de la colonisation. - Nomination de Brigham Young aux fonctions de gouverneur d’Utah. - Le colonel Stepoe refuse de le remplacer.
 
     III. - Coup d’œil général sur le territoire d’Utah. - Ses ressources naturelles. - Great Salt Lake City. - Le lac Salé. - Rapport du juge Drummond. - Expédition militaire contre l’Utah. - Les troupes militaires fédérales son vaincues sans combat.
 
     IV. - Rareté du sel dans le camp fédéral. - Mission secrète du colonel Kane. - Envoi de deux commissaires fédéraux. - Conclusion de la paix. - Entrée des troupes fédérales. - Le juge Cradlebaugh. - Carson Valley proclame son indépendance. - Départ des troupes d’Utah. - Le gouverneur Cumming.
 
     V. - Caractère éclectique de la nouvelle religion. - Théogonie des mormons. - La terre soumise aux mêmes purifications que l’homme. - Age d’or de mille ans. - Doctrine des mormons sur le jugement universel et les degrés divers de rémunération. - Hiérarchie religieuse. - Unanimité des suffrages religieux et politiques. - Initiation de l’Endowment House. Réfutation des calomnies débitées à ce sujet.
 
     VI. - De la polygamie ou mariage patriarcal. - Véritable caractère de cette institution. - Formalités de ce mariage. - Ménages polygames. - Promulgation de la loi sur la polygamie. - MM. de Gasparin et Remy.
 
     VII. - L’immigration. - Caisse du fonds perpétuel. - Organisation des compagnies. - Corral. - Aspect des prairies. - Bisons. - Rencontre avec les Sioux. - Détails sur les Indiens. - Miracle de courage.
 
     VIII. - Utopies socialistes. Notions sociales des mormons. - Loi de la consécration. Loi de la dîme. - Lois civiles et criminelles. - Toute-puissance morale de Brigham Young.
 
     IX. - Épisodes de mon séjour à la ville du Lac Salé. - Je suis appelé à la direction de la mission française. Principaux incidents de mon retour en Europe. - Situation des succursales de Suisse et de France.
 
     X. - Conjectures des principaux publicistes français sur l’avenir politiques des mormons. - Cataclysme américain. - Résumé. - Conclusion.  
 
 
   FIN DE LA TABLE 
 
 
 Paris. – Imprimerie A. Wittersheim, 8, rue Montmorency.