MÉMOIRES D'UN MORMON
Louis
Auguste Bertrand (1808-1875)
MÉMOIRES
D’UN
MORMON
[1862]
PAR
L.
A. BERTRAND
[Roquevaire,
Bouches-du-Rhône, 1808 - Salt Lake City, 1875]
PARIS
COLLECTION
HETZEL
E.
DENTU, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL
GALERIE
D’ORLÉANS. 13 ET 17
PRÉFACE
de l’Éditeur
Il
s’est produit depuis quelques années, en Amérique,
un phénomène assez étrange pour notre époque.
Une réaction extrême contre l’anarchie religieuse,
qui avait atteint dans ce pays des proportions vraiment effrayantes,
y a fait naître une secte nouvelle, basée sur le
despotisme théocratique le plus absolu. Cette secte, ou plutôt
cette religion, si bizarres que puissent nous paraître ses
doctrines, a pris une importance qu’il serait puéril de
méconnaître. Le mormonisme compte aujourd’hui plus
de deux cent mille adhérents ; ses missionnaires ont fait
des prosélytes dans toutes les parties du nouveau monde, et
même dans certaines contrées de la vieille Europe.
Conformément aux lois immuables de l’histoire, la
persécution n’a fait que multiplier et fortifier ces
sectaires, qui s’intitulent fièrement « les
saints des derniers jours. » Ils ont soutenu contre le
gouvernement fédéral du Nord-Amérique des luttes
où la victoire leur est toujours demeurée sans combat,
et ils occupent dans la partie septentrionale de ce continent un pays
aussi grand que la France. Ce peuple, car il mérite désormais
ce nom, a déployé une rare intelligence dans le choix
de ce territoire ; il en développe les ressources avec
une énergie et une habileté incontestables. Ses mœurs
sont plus que singulières, et, toutefois, il se défend
du reproche d’immoralité. Son culte se rattache
étroitement au christianisme, et pourtant il se prétend
en possession d’une révélation complémentaire
appropriée aux besoins des derniers âges de l’humanité ;
enfin, il est peu connu, bien qu’on ait beaucoup écrit
sur lui.
Plusieurs
expositions ou apologies du mormonisme ont déjà paru en
Amérique, en Angleterre et dans d’autres pays. Mais
l’ouvrage que nous publions aujourd’hui est le premier
livre français, émanant d’un de nos compatriotes,
adepte fervent de la foi nouvelle. Aucun des écrivains qui ont
parlé chez nous des mormons n’était placé
dans une condition semblable pour rendre compte de ce qui se passe
chez eux ; presque tous avaient emprunté leurs
renseignements à des transfuges, ou à des ennemis
déclarés des disciples de Joseph Smith. Il peut donc
être intéressant et même utile d’entendre
sur ce sujet la voix d’un homme convaincu, et d’admettre,
ne fût-ce qu’à titre de curiosité, le
témoignage naïf d’un croyant. L’auteur de ces
Mémoires a vécu plusieurs années parmi ses
coreligionnaires ; il a été le témoin
oculaire d’une partie des événements qu’il
raconte, et quelque jugement qu’on porte sur ses convictions
religieuses et politiques, on ne saurait refuser à son récit
un caractère marqué de candeur et de loyauté.
Nous faisons donc appel en sa faveur à l’attention
impartiale du public français. C’est ici le cas
d’appliquer le principe sacré de la libre défense
des accusés, et d’accorder au moins une fois la parole à
un mormon, pour qu’il nous expose à son point de vue des
faits qui ne nous étaient connus jusqu’ici que par des
appréciations railleuses et hostiles.
[PARIS, 1862]
AVANT-PROPOS
Ma
vie a été passablement agitée et féconde
en incidents romanesques. Je suis né à Marseille. Mon
père, le meilleur des pères, croyant deviner en moi une
vocation pour l’état ecclésiastique, m’avait
placé sous la direction du fameux père Loriquet. C’est
sous sa férule que j’ai appris le peu de grec et de
latin que j’aie jamais su. Mais bientôt cette vocation
donna des signes non équivoques d’indépendance.
L’amour des lointains voyages me fit quitter de bonne heure le
toit paternel. Dès l’âge de vingt ans, j’avais
parcouru tous les coins et recoins de la mer Méditerranée.
Après avoir résidé dans plusieurs des Antilles,
ma destinée me poussa sur le continent voisin. Un premier
séjour de sept ans aux États-Unis m’initia au
mécanisme politique de l’œuvre de Washington, aux
tendances sociales des fils des premiers colons, à la pratique
de la liberté la plus absolue et aux gigantesques progrès
de la race anglo-saxonne sur ce nouvel hémisphère. Une
excursion à Rio me fit assister au couronnement de Don Pedro
II, empereur actuel du Brésil, et je résidai plus d’un
an dans ce pays. Dans ma pensée, l’inépuisable
fécondité du sol et l’extrême variété
de ses produits promettent à l’Amérique du sud un
avenir plus brillant encore que celui de sa rivale du Nord. Je vins à
Paris pour la première fois en 1842, et j’arrivai
justement pour assister aux funérailles du duc d’Orléans.
Parti de Bordeaux bientôt après pour un voyage
commercial de quatre ans dans les mers de l’Inde, je poussai
jusqu’en Chine, où je demeurai quatre mois. À mon
retour à Paris, je publiai quelques pages de mon
autobiographie sous ce titre : Épisodes
de chasse au cap de Bonne-Espérance. S’il
suffit de beaucoup voir pour beaucoup savoir, je dois donc avoir une
certaine expérience des hommes et des choses. J’ai
étudié de près plusieurs peuples, et il m’a
été donné de contempler les plus grandes
merveilles de la nature.
Après
ces lointains voyages, l’amour de l’étude m’avait
fixé à Paris. À cette époque les
brûlantes questions posées par le socialisme attiraient
mon attention, et je fréquentais le cercle catholique radical
des disciples de M. Buchez. Le gouvernement de juillet, il faut lui
rendre cette justice, laissait alors toutes les opinions, même
les plus avancées, se manifester librement dans Paris. M.
Cabet tenait régulièrement, dans les bureaux du
Populaire,
des séances publiques où il initiait ses disciples aux
merveilles futures de l’Icarie. L’égalité
la plus absolue devant la gamelle, tel était l’idéal
que prêchait le souverain pontife du communisme. Dans le monde
moral comme dans le monde physique, le semblable attire toujours le
semblable. Fille de la Réforme, la philosophie matérialiste
du XVIIIe siècle,
cette implacable négation du dogme catholique, ne pouvait
avoir d’attrait pour moi. Je rêvais une alliance entre
l’autorité du dogme et la liberté politique,
entre le catholicisme et la révolution. Dans le monde des
idées philosophiques, j’avais fini par me rallier au
système de M. Hoëné Wronski, connu sous le nom de
Messianisme, que je considérais alors comme étant la
plus haute manifestation scientifique du siècle. Épris
de sa philosophie de l’absolu, j’ai longtemps déploré
la cécité morale de nos contemporains, qui les privait
de pouvoir apprécier les sublimes spéculations de M.
Wronski. À cette époque, l’illustre géomètre
était pour moi le flambeau de l’humanité. J’en
étais là quand la révolution de 1848, que
j’avais prévue longtemps d’avance, me jeta dans
les rangs de la démocratie militante. Je rédigeais la
revue politique du Populaire
au moment où les premiers
missionnaires mormons arrivèrent à Paris. C’est
au centre même de cette brillante métropole, et dans les
bureaux de ce journal qu’ils vinrent me trouver. Dès mes
premiers entretiens avec eux, je fus frappé par la portée
extraordinaire de l’œuvre qu’ils étaient
chargés d’introduire en France. Ma connaissance de
l’anglais me permettant de m’initier moi-même aux
doctrines de la nouvelle Église, je trouvai dans leurs écrits,
mais surtout dans l’ouvrage intitulé Divine
Authenticity of the Book of Mormon,
par Orson Pratt, la démonstration complète de la
divinité de cette œuvre. Ces deux premiers apôtres
qui touchèrent le sol de France étaient MM. John Taylor
et Curtis Bolton. Toutes les questions, toutes les objections que je
leur posai furent éclaircies ou réfutées à
mon entière satisfaction. Après trois mois d’étude
et de sérieuses réflexions, j’acceptai le
baptême.
Le
1er décembre
1850, John Taylor baptisa cinq personnes de Paris, par rang d’âge,
à l’île Saint-Ouen. J’étais le
deuxième de ces néophytes. Le même jour, nous
fûmes confirmés sous l’imposition des mains de
trois elders [anciens, ndlr], et nous prîmes la cène
sous les deux espèces. C’est ainsi que fut fondée
à Paris une nouvelle succursale de l’Église des
saints des derniers jours.
Le
2 décembre me trouva occupé à terminer la
traduction française du Livre
de Mormon, sous la direction
de M. Curtis E. Bolton. Après avoir traduit et publié
dans l’île de Jersey Une
voix d’avertissement,
par Parley P. Pratt, et terminé la traduction du livre
Doctrine and Covenants
et celle du Mariage
céleste ou patriarcal,
par Orson Pratt, je partis pour l’Utah, afin d’y
compléter mon initiation. Mon séjour dans la cité
du Grand Lac Salé a été de quatre ans. Les pages
qu’on va lire sont mes impressions de voyage et l’exposé
des doctrines auxquelles j’adhère. Le lecteur y trouvera
la vérité, telle que je la comprends, la vérité
simple et nue sur toutes choses et le récit des faits dans
l’ordre où ils se sont présentés à
moi. Je n’écris ni une apologie, ni un catéchisme,
je veux seulement essayer de donner aux gens du monde quelque idée
de cette œuvre étrange dont on parle tant, et que l’on
connaît si peu.
Qu’est-ce
que le mormonisme ? Question à laquelle nul jusqu’ici
en Europe n’a bien répondu. Je pose en principe qu’il
est impossible à tout autre qu’à un mormon de
juger correctement, ni même de comprendre le but et la portée
de cette œuvre. Tâchons d’expliquer notre pensée.
Quand
Jésus-Christ vint sur la terre, il trouva les Juifs, la nation
élue, divisés en plusieurs sectes. On sait qu’il
y avait à Jérusalem des scribes et des pharisiens, des
sadducéens, des hérodiens, des esséniens, etc.
Tout en admettant la divinité des livres de Moïse et des
prophètes, ces sectes différaient entre elles sur
l’interprétation de certains passages des Écritures.
Mais aveuglées par les fausses traditions de leurs pères,
elles n’attendaient le Messie que comme un principe temporel,
qui devait exalter la maison d’Israël et la mettre à
la tête des nations. Or Jésus, l’humble fils du
charpentier, ne répondait nullement à un tel idéal :
il fut généralement considéré par ces
sectes comme un vil imposteur, digne du dernier supplice. Il fut
crucifié par les marchands du Temple, par les prêtres de
Jérusalem. Pourquoi les plus savants docteurs de la loi ne
purent-ils comprendre la divine mission de Jésus-Christ ?
C’est parce qu’ils interprétaient faussement les
Écritures. Après sa résurrection, pourquoi
l’immense majorité des Israélites rejeta-t-elle
le témoignage des apôtres ? Par la même
raison, parce qu’elle ne comprenait pas le véritable
sens des écrits des prophètes. Or, ce qu’on
appelle le « mormonisme » étant purement
et simplement la restauration et le complément du
christianisme, le rétablissement de l’autorité
divine sur la terre par une nouvelle révélation, son
fondateur, lui non plus, n’a pas été compris par
les innombrables sectes chrétiennes de l’Amérique
du Nord. Les ministres protestants le persécutèrent
sans relâche et finirent par le faire mourir, précisément
par la même raison que les prêtres de Jérusalem
ont rejeté et crucifié le Christ. Ces derniers ne
purent comprendre Jésus, bien que tous crussent à la
divinité des prophéties. Le Fils de l’homme
parlait aux docteurs de la loi une langue divine qu’ils étaient
incapables d’entendre. De même les ministres américains,
croyant tous à la Bible, mais l’interprétant
chacun à sa manière, n’ont pu comprendre la
mission de Joseph Smith.
Poursuivons
notre comparaison. Le jour de la Pentecôte, lorsque les apôtres
eurent été visités par l’Esprit-Saint,
Pierre, ayant pris la parole, déclara solennellement que Dieu
avait ressuscité Christ des morts, et qu’ils en étaient
les témoins. Il cita dans son discours les prophètes
David et Joël à l’appui de sa déclaration.
Ce discours nous initie complètement au système de
prosélytisme adopté dès ce jour, et constamment
pratiqué depuis par les témoins de Jésus. Le
christianisme s’établit sur l’ancien continent par
la voie du témoignage. Le mormonisme, qui est la restauration
virtuelle du christianisme primitif, s’est établi dans
le Nouveau Monde précisément par la même voie.
Cette
analogie est de la plus haute importance. Saint Pierre, tout en
invoquant des textes de l’Ancien Testament, possédait
une autorité bien autrement puissante que celle de la parole
écrite : il était l’instrument dont Dieu se
servait pour inaugurer solennellement son Évangile sur
l’hémisphère oriental. Prophète et
révélateur, il parlait à la maison d’Israël
au nom de Jéhovah. Le Nouveau Testament n’existait pas
encore, quand le christianisme s’établit par l’unique
autorité de la parole,
c’est-à-dire par la puissance de la révélation
directe. Or, les docteurs de la loi, et ceux qui avaient une foi
sincère, mais aveugle, dans les livres de l’Ancien
Testament, ne pouvant comprendre cette langue divine de l’inspiration
directe, rejetèrent presque tous le témoignage des
apôtres. Et voilà pourquoi les chrétiens
modernes, qui ont une foi sincère, mais aveugle dans la Bible,
ne peuvent comprendre davantage les apôtres de la nouvelle
Église. Pour toutes les Églises chrétiennes, la
révélation, c’est la Bible, et chacun l’explique
à sa manière : de là le babélisme du
monde chrétien contemporain, et principalement des
innombrables sectes protestantes. Leur situation vis-à-vis du
mormonisme est identiquement la même que celle des sectes
juives de Jérusalem vis-à-vis de l’Église
primitive apostolique. Nous recommandons ces prémisses à
l’attention des hommes sérieux qui méritent
encore en Europe le nom de chrétiens.
Si,
laissant de côté les idées purement religieuses,
nous abordons le domaine de la science moderne, nous retrouvons la
même similitude entre ce qui s’est passé à
l’avènement du christianisme primitif et à celui
du mormonisme. Lorsque Paul, le grand apôtre des gentils, alla
prêcher l’Évangile à l’aréopage,
quel accueil reçut-il des lettrés d’Athènes ?
« Les uns se moquèrent de lui ouvertement, les
autres lui dirent : Nous t’entendrons une autre fois
là-dessus. » Sauf un petit nombre d’adeptes,
les savants d’Alexandrie, d’Athènes et de Rome,
rejetèrent avec mépris le christianisme apostolique.
Pourquoi cela ? Parce que la science humaine ne saurait
comprendre les choses de Dieu. La philosophie n’a su que
fabriquer des livres, entasser systèmes sur systèmes,
sans pouvoir créer une formule populaire et commune pour
définir Dieu. De là son impuissance radicale. En dehors
du Christ, il est impossible de connaître Dieu. La mission
providentielle de la philosophie n’est qu’une œuvre
de démolition : elle ne saura jamais que détruire,
sans pouvoir fonder rien de viable. Je ne crois plus à
l’homme.
Depuis
un demi-siècle, la science a fait des progrès vraiment
gigantesques. Mais, malgré ces brillantes découvertes,
il est certains problèmes insolubles à jamais pour
l’érudition et la sagacité purement humaines.
L’Amérique, par exemple, demeure un mystère
impénétrable pour les plus savants de l’Europe.
Quel Bossuet vivant pourrait nous dire pourquoi Jésus-Christ
n’a jamais mentionné l’existence de l’hémisphère
occidental ? Faut-il en conclure qu’il avait besoin
lui-même, comme ses adorateurs européens, de la
découverte de Christophe Colomb pour être introduit à
la connaissance de ce Nouveau Monde ? Quel théologien
catholique ou protestant se chargera de nous dire pourquoi les quatre
évangélistes et saint Paul n’ont pas écrit
le plus petit mot là-dessus dans leurs livres sacrés ?
Quel Hérodote moderne pourrait nous apprendre quand et comment
ce vaste continent a été primitivement colonisé ?
Quel écrivain pourra jamais nous initier à l’histoire
des puissantes nations qui ont laissé ces innombrables tumuli
qu’on trouve à chaque pas
dans la vallée du Mississipi, et tant de cités
désolées, enfouies dans les solitudes des Amériques ?
Qui nous dira le nom, le nom seulement, des constructeurs de ces
gigantesques monuments ? Quel savant pourrait écrire une
seule page authentique sur l’origine mystérieuse de
l’homme rouge ? Quel Œdipe, quel Champollion saura
déchiffrer ces monuments glyphiques du Nouveau Monde, dont la
tradition était déjà perdue lors de l’invasion
espagnole ? Après une exploration scientifique de cinq
ans en Amérique, l’illustre Humboldt lui-même n’a
pu nous fournir sur cette énigme du passé que de
simples hypothèses. Réduit à son propre savoir,
l’homme moderne le plus éclairé ne connaît
rien du passé de cet immense continent, peu de chose de son
présent, et absolument rien de son avenir.
Or,
depuis 1830, l’humanité possède un livre qui
répond pleinement à toutes les questions que nous avons
posées, et à bien d’autres encore. Il est déjà
traduit en sept langues. Nous voulons parler du Livre de Mormon. Ses
récits éclairent les profondes ténèbres
qui couvrent encore l’histoire du passé de l’Amérique,
et le rattachent à la grande source primordiale, - la
distributrice des nations, des tribus et des langues, - la Tour de
Babel. La vision prophétique de ce livre, se détachant
de sa partie historique au point que ses écrivains pouvaient
appeler le présent,
découvre les événements futurs et fait un
tableau des choses à venir, qui a toute la clarté de
l’histoire. Nous y voyons figurer les dix tribus d’Israël,
les Juifs, les blancs européens, les tribus rouges de
l’Amérique, même les fiers États de l’Union
américaine. Le sort des nations ; la chute des Églises et
des institutions religieuses corrompues ; la fin de la
superstition et de la tyrannie des Gentils ; le règne
universel de la paix, de la vérité, de la lumière
et de la science ; les guerres et les afflictions qui
précèderont ces temps heureux ; la venue glorieuse
de Jésus-Christ comme roi de toute la terre ; la
résurrection des saints pour régner ici-bas avec lui,
toutes ces choses se trouvent dans ce livre. Le temps et le mode de
leur établissement y sont clairement marqués, et nous
présagent, pour l’époque où nous sommes,
des merveilles supérieures à toutes celles des temps
écoulés.
Nous
allons maintenant, sans autre préambule, essayer de donner à
nos lecteurs quelques notions exactes sur le mormonisme, en exposant
l’origine, les progrès, l’état de la
nouvelle Église, et finalement nos conjectures sur son avenir.
Notre récit a pour base des renseignements pris sur les lieux
mêmes et des documents authentiques.
MÉMOIRES
D’UN MORMON
OU
COUP D’ŒIL GÉNÉRAL SUR L’ŒUVRE
DE JOSEPH SMITH
Chapitre
I
JOSEPH
SMITH ET LE LIVRE DE MORMON
Le
fondateur du mormonisme naquit le 23 décembre 1805, à
Sharon, dans le Comté de Windsor, État de Vermont. Son
père, Joseph Smith, dont il était le quatrième
enfant, se ruina de bonne heure dans une spéculation de
ginseng (sorte de thé) cristallisé, dont il avait
envoyé en Chine un chargement, qu’un consignataire
infidèle ne lui paya jamais. Sa mère, Lucy Mack, femme
des plus pieuses, avait eu neuf enfants. Réduite à la
gêne, cette famille se retira bientôt à Palmyra,
dans l’État de New York, où elle fit
l’acquisition de cent acres de terre, et, à force de
labeurs, elle finit par reconquérir quelque aisance. Lucy
Mack, qui a publié ses mémoires, déclare que
rien de remarquable ne signala l’enfance de Joseph, sauf le
trait suivant. Vers l’âge de huit ans, il supporta
stoïquement, sans jamais vouloir se laisser attacher, une
opération des plus douloureuses, l’extraction d’un
os de la jambe, qui s’était carié après de
longues souffrances. Il apprit aux écoles primaires à
lire assez couramment, à écrire médiocrement, et
à faire tant bien que mal les quatre opérations de
l’arithmétique. Là se borna l’éducation
qu’il reçut du fait de ses parents. À l’âge
de quinze ans, il montrait, d’après le rapport de sa
mère, les dispositions morales les plus heureuses. En 1820, un
grand revival eut
lieu à Manchester, dans le comté d’Ontario, État
de New York, qu’habitait alors sa famille. Un revival
(réveil) est une
conférence générale religieuse, souvent fort
tumultueuse, à laquelle prennent part des membres de tous les
cultes dissidents. Comme cette conférence fut le point de
départ de sa mission, nous allons laisser la parole au
prophète pour nous apprendre lui-même comment il fut
appelé à fonder l’Église nouvelle.
« …J'avais
alors quinze ans. La famille de mon père embrassa la foi de
l’Église presbytérienne, et quatre de ses membres
s’y joignirent, savoir : ma mère, mes frères
Hyrum et Samuel Harrison, et ma sœur Sophronia.
« Durant
ces temps d’effervescence et de controverses, je fis de
sérieuses réflexions, et j’éprouvai de
grandes perplexités. Mais, malgré les impressions vives
et poignantes que je ressentais souvent, je ne m’attachai à
aucun de ces partis, bien que j’assistasse à leurs
réunions, toutes les fois que je le pouvais. Plus tard je fus
un peu prévenu en faveur de la secte des méthodistes,
et je me sentais quelque penchant à m’y réunir.
Mais il y avait tant de confusion et de contestations entre les
différentes églises, qu’il devenait impossible à
un individu aussi jeune que l’étais, et avec aussi peu
d’expérience des hommes et des choses, de déterminer
avec certitude de quel côté se trouvait la vérité.
Plus d’une fois je me sentis bouleversé, tant les
clameurs étaient grandes et le tumulte incessant. Les
presbytériens s’acharnaient contre les baptistes et les
méthodistes, pour démontrer ou du moins faire croire
que ces derniers étaient dans l’erreur. En revanche, les
baptistes et les méthodistes n’étaient pas moins
jaloux de soutenir leurs idées, en condamnant tous les autres
cultes.
« Au
milieu de ces luttes de paroles, de ce tumulte d’opinions, je
m’étais souvent dit à moi-même : Qu’y
a-t-il à faire ? Quel est celui de ces partis qui a
raison ? Ne sont-ils pas tous également dans l’erreur ?
Si l’un d’eux a raison, quel est-il ? Comment
pourrai-je le connaître ?
« Pendant
que mon esprit souffrait si cruellement des contestations de ces
partis religieux, je vins à lire un jour le cinquième
verset du premier chapitre de l’épître de saint
Jacques qui est ainsi conçu : « Si quelqu’un
de vous manque de sagesse, qu’il la demande à Dieu, qui
la donne à tous libéralement, et qui ne la reproche
point, et elle lui sera donnée. » Jamais passage
des Écritures n’alla au cœur d’un homme avec
plus de force que celui-ci au mien. Il me remua jusqu’au fond
de l’âme. J’y revins coup sur coup, sachant que si
quelqu’un avait besoin de la sagesse de Dieu, c’était
moi ; car je ne savais et n’aurais jamais su que faire, si
je n’avais reçu plus de sagesse que je n’en avais
eu jusqu’alors. Les docteurs des différentes sectes
variaient tellement entre eux sur la manière d’entendre
un même passage, qu’ils faisaient douter de toute
solution quand ils en appelaient à la Bible. J’en vins à
conclure que je devais rester dans l’obscurité et le
chaos, ou faire ce que Jacques ordonne, demander à Dieu la
sagesse. Je résolus donc de m’adresser directement à
lui ; car s’il était vrai qu’il la donnât
libéralement et sans la reprocher, je pouvais bien en faire
l’expérience. Ayant pris cette détermination, je
me retirai dans un bois pour essayer de m’adresser à
Dieu. C’était un matin par un beau jour, au printemps de
l’an 1820. Jamais jusque-là, au milieu de toutes mes
préoccupations, je n’avais essayé de prier seul à
haute voix.
« Arrivé
dans l’endroit que j’avais choisi pour me recueillir, je
regardai autour de moi, et me voyant seul, je m’agenouillai et
adressai à Dieu les désirs de mon cœur. À
peine eus-je fait cela, qu’un certain pouvoir s’empara de
moi, me tint subjugué, et fit sur mon être un effet si
extraordinaire que ma langue en demeura comme paralysée.
D’épaisses ténèbres m’enveloppaient
comme un voile, et il me sembla que j’allais périr tout
d’un coup. Mais comme je m’efforçais de crier à
Dieu qu’il me délivrât de cet ennemi qui s’était
emparé de moi, et au moment même où j’allais
désespérer, - m’abandonnant non à une
perdition imaginaire, mais au pouvoir d’un être réel
du monde invisible, doué d’une force telle que je n’en
avais senti de semblable chez personne ; - dans ce moment de
suprême détresse, je vis, directement au-dessus de ma
tête, une colonne de lumière, dont l’éclat
surpassait celui du soleil, et qui descendit jusque sur moi, où
elle s’arrêta. En ce moment, je me trouvai subitement
délivré de l’ennemi qui me tenait lié.
Tandis que la lumière reposait sur moi, je vis deux
personnages dont la splendeur et le gloire étaient au-dessus
de toute description ; ils se tenaient debout en l’air
au-dessus de moi. L’un d’eux me parla, m’appelant
par mon nom, et me dit (en montrant l’autre) : C’est
mon Fils bien-aimé, écoute-le.
« Ce
que j’avais désiré, quand je m’étais
proposé d’adresser ma requête au Seigneur, c’était
de savoir laquelle de toutes les sectes était la bonne, afin
de me joindre à elle. C’est pourquoi, aussitôt que
je retrouvai le libre usage de mes sens de manière à
pouvoir parler, je demandai aux personnages qui étaient debout
au-dessus de moi dans la lumière, laquelle de toutes ces
sectes était la vraie (car, à cette époque, il
n’était jamais entré dans ma pensée que
toutes fussent
dans l’erreur), et à laquelle je devais me joindre. Il
me fut répondu que je ne devais me joindre à aucune
d’elles, parce qu’elles étaient toutes erronées,
que leurs doctrines n’étaient autre chose que des
préceptes humains, faussement revêtus d’une forme
divine…
« Il
me réitéra sa défense de me joindre à
aucune de ces sectes, et me dit beaucoup d’autres choses que je
ne puis écrire maintenant. Quand je revins à mon état
ordinaire, je me trouvai couché sur le dos, les yeux fixés
au ciel.
« Peu
de jours après cette vision, je me rencontrai avec un des
prédicateurs méthodistes, qui prenait une part très
active à la conférence dont j’ai parlé ;
et comme je conversais avec lui sur la religion, je lui racontai la
vision que j’avais eue. Sa manière d’agir me
surprit fort ; il traita ma communication non seulement avec
légèreté, mais avec un grand mépris,
disant que tout cela venait du diable ; que de nos jours il n’y
avait rien de pareil à des visions ou à des
révélations ; que toutes les choses de ce genre
avaient cessé avec les apôtres, et qu’il n’y
en aurait jamais de nouvelles.
« Cependant
je vis bientôt que mon récit excitait beaucoup de
préventions contre moi parmi les divers ministres, et devenait
la cause de contrariétés qui ne firent qu’augmenter.
Quoique j’eusse à peine quinze ans, et que les
circonstances de ma vie ne fussent nullement de nature à faire
de moi un personnage de quelque importance dans ce monde, des hommes
respectables ne laissèrent pas de me remarquer assez pour
indisposer les gens et provoquer contre moi de vives persécutions,
et toutes les sectes se mirent d’accord pour me poursuivre. Une
chose qui m’a souvent fait faire de sérieuses
réflexions, alors aussi bien que plus tard, c’est qu’un
jeune garçon, inconnu, à peine âgé de
quinze ans, et réduit à gagner par un travail
journalier une maigre pitance, fût digne d’attirer
l’attention des principaux chefs des sectes les plus populaires
du jour, au point d’exciter chez eux un esprit de persécution
et d’injure. Mais, étrange ou non, la chose était
ainsi, et cela me causa souvent de bien vives peines. Cependant ce
fait ne restait pas moins établi pour moi ; j’avais
eu une vision, et la persécution ne pouvait me faire nier ce
que j’avais vu…
« J’avais
donc obtenu la satisfaction d’apprendre que je ne devais me
joindre à aucune église, mais rester dans l’état
où j’étais, jusqu’à ce que je
reçusse d’autres instructions. Je continuai de
travailler à la terre, constamment tourmenté par des
gens de toutes classes, tant religieux qu’irréligieux,
parce que je continuai à affirmer que j’avais eu une
vision.
« Il
m’avait été défendu de me joindre aux
églises officielles ; et, jeune comme j’étais,
persécuté par ceux qui auraient dû, s’ils
me supposaient dans l’erreur, chercher plutôt à
m’en tirer par des procédés affectueux, je fus,
dans l’intervalle qui s’écoula depuis ma première
vision jusqu’à l’année mil huit cent
vingt-trois, exposé à tous les genres de séduction.
Entraîné par mes passions, je commis, hélas !
bien des fautes, et fis des choses désagréables à
Dieu. Je m’étais senti souvent condamné pour ma
faiblesse et mes imperfections, lorsqu’enfin, le 21 septembre
1823, après m’être mis au lit comme à
l’ordinaire, je suppliai le Tout-Puissant de me pardonner
toutes mes folies, et de vouloir bien se manifester à moi pour
me faire connaître quelle était la situation de mon âme
en sa présence.
« Pendant
que je priais avec ardeur, je vis apparaître dans la chambre
une lumière, qui éclaira la pièce plus
brillamment qu’en plein midi ; et une figure apparut
subitement à côté de mon lit, se tenant debout en
l’air, car ses pieds ne touchaient pas le plancher. Elle était
revêtue d’une robe flottante de la plus éclatante
blancheur, et telle que je n’ai rien vu de pareil ici-bas. Elle
n’avait pas d’autre vêtement que cette robe,
ouverte de manière que je pouvais voir sa poitrine. Cette
apparition était glorieuse au-delà de toute expression,
et son visage resplendissait comme un éclair.
« Au
premier moment, j’eus peur ; mais bientôt ma crainte
s’évanouit. Le bienheureux m’appela par mon nom,
en m’annonçant que Dieu l’avait envoyé vers
moi, et qu’il se nommait Néphi [Moroni, ndlr] ; que
Dieu avait une œuvre à me faire accomplir, et que mon
nom serait béni et maudit par toutes les nations. Il m’apprit
qu’en un certain lieu était déposé un
livre, écrit sur des lames d’or, et révélant
l’origine et l’histoire des anciens habitants de ce
continent. Il me dit que ce livre contenait l’Évangile
éternel, tel que Jésus le leur avait lui-même
annoncé. Il ajouta qu’il existait deux pierres encadrées
dans des baguettes d’argent, qui constituaient ce qu’on
appelle l’Urim et
Thummim, et qu’elles
étaient déposées avec les annales ; que la
possession et l’usage de ces pierres établissaient
anciennement les voyants, et que Dieu les avait préparées
pour la traduction du livre… » (mentionné
plusieurs fois dans les Écritures, l’Urim
Thummim, instrument céleste,
figurait sur le pectoral du grand-prêtre Aaron, et servait aux
souverains sacrificateurs d’Israël pour obtenir des
révélations divines).
Le
jeune prophète nous apprend ensuite qu’une vision lui
montra clairement l’endroit où ces annales se trouvaient
déposées, et que le messager céleste renouvela
deux autres fois sa visite dans la nuit pour lui répéter
ses instructions. Le coq ayant chanté, Smith se levait pour
travailler avec ses parents, quand l’envoyé divin lui
apparut une quatrième fois et lui redit les mêmes
choses, lui enjoignant de communiquer le tout à son père.
Celui-ci lui dit que cette vision venait de Dieu et qu’il
fallait faire tout ce qui lui avait été ordonné.
S’étant immédiatement rendu au lieu indiqué,
Joseph reconnut sans peine la colline qui renfermait le dépôt
sacré.
Près
du village de Manchester, dans le comté d’Ontario, État
de New York, se trouve une éminence plus considérable
que celles des environs, et qui est devenue célèbre
dans les fastes de la nouvelle Église sous le nom de Cumorah.
Sur le flanc occidental de cette colline, non loin de son sommet, et
sous une pierre d’une grande dimension, des lames d’or se
trouvaient déposées dans un coffre de pierre. Le
couvercle en était aminci vers ses bords, et relevé au
milieu en forme de boule. Après avoir dégagé la
terre, Joseph souleva le couvercle à l’aide d’un
levier, et trouva les plaques, l’Urim Thummim et le pectoral.
Le coffre était formé de pierres reliées entre
elles aux angles par du ciment. Au fond se trouvaient deux pierres
plates placées en croix, et sur ces pierres les lames d’or
et les autres objets. Joseph voulait les enlever, mais il fut empêché
par l’envoyé divin, qui l’informa que le temps
n’était pas encore venu, et qu’il fallait attendre
quatre ans à partir de cette époque. D’après
ses instructions, Joseph se rendit tous les ans le même jour au
lieu du dépôt, pour recevoir de la bouche du messager
céleste des instructions sur la manière dont le royaume
de Dieu devait être fondé et gouverné dans les
derniers jours.
À
cette époque, la famille de Joseph était pauvre. Son
père, ses frères et sœurs étaient obligés,
comme lui, de travailler de leurs mains et souvent de louer leur
travail à la journée. En octobre 1825, Joseph se mit au
service d’un riche vieillard du nom de Josiah Stoal, qui vivait
dans le comté de Chenango (New York). Il fut employé
par M. Stoal avec d’autres ouvriers aux travaux d’une
mine d’argent qui avait été ouverte par les
Espagnols à Harmony (Pennsylvanie). Après un mois
d’infructueuses tentatives, Joseph engagea le vieillard à
abandonner sa mine. « C’est ce fait, dit Joseph, qui
a donné naissance à l’opinion communément
répandue que j’étais un chercheur de trésors
(a money digger). »
Il fut
alors demeurer chez Isaac Hale, fit la connaissance de sa fille Emma,
qu’il épousa le 18 janvier 1827 à South
Bainbridge (N.-Y.) avec le consentement de ses parents à lui,
mais contre la volonté de ceux de la jeune fille, très
opposés à ce mariage à cause des vexations sans
nombre que les visions avaient attirées au jeune homme.
Le 22
septembre 1827, le messager des cieux lui laissa prendre les plaques,
l’Urim Thummim et le pectoral, à condition qu’il
en serait responsable, et en l’avertissant qu’il serait
retranché,
s’il venait à perdre ces
objets par sa négligence, mais qu’il serait protégé
s’il faisait tous ses efforts pour les conserver. Ces objets
lui furent repris après qu’ils eurent servi à
accomplir les desseins de Dieu. Ils n’étaient plus en la
possession de Joseph dès le mois de mai 1828. « L’Urim
Thummim consistait, dit la mère de Joseph qui l’a vu, en
deux diamants triangulaires, enchâssés dans du verre et
montés en argent, de façon à ressembler à
d’anciennes lunettes. » Les plaques avaient
l’apparence de l’or. Leurs dimensions étaient à
peu près de sept pouces de large sur huit de long, et leur
épaisseur n’était pas tout à fait aussi
forte que celle d’une feuille de fer-blanc ordinaire. Des
caractères égyptiens étaient gravés sur
les deux pages de chaque plaque, et la totalité était
reliée en un volume comme les feuilles d’un livre, avec
trois anneaux pour le fermer. Le volume avait six pouces d’épaisseur.
Une partie des plaques était scellée, et leur contenu
sera traduit plus tard pour être révélé
aux membres de l’Église. Les caractères ou
lettres des plaques qui n’étaient point scellées
étaient petits et admirablement gravés.
Cependant
le bruit s’étant répandu dans les environs que
Joseph avait trouvé des lames d’or, ses ennemis firent
les violents efforts, et eurent recours à tous les stratagèmes
imaginables pour les lui ravir. Ces persécutions devinrent
tellement intolérables, qu’il fut obligé de
quitter Manchester pour se rendre avec sa femme dans le comté
de Susquehanna, État de Pennsylvanie. Un fermier respectable
de Palmyra, du nom de Martin Harris, défraya généreusement
le jeune couple des frais du voyage.
Dès
qu’il fut établi dans sa nouvelle résidence,
auprès de son beau-père, Joseph se mit à copier
les caractères des plaques. De décembre 1827 à
février 1828, il en copia et traduisit une partie au moyen de
l’Urim Thummim. Il confia cette copie et la traduction à
Martin Harris, pour les montrer au professeur Anthon, de New York,
très célèbre alors dans la science
hiéroglyphique et le linguistique. Voici, d’après
le rapport d’Harris, l’accueil que leur fit le savant
professeur :
« A
mon arrivée à New York, ayant présenté la
copie et la traduction au professeur Anthon, il dit que
l’interprétation en était correcte, plus correcte
qu’aucune autre traduction de l’égyptien qu’il
eût vue. Alors je lui montrai les caractères qui
n’étaient pas encore traduits. Il me dit qu’ils
étaient bien véritablement égyptiens,
chaldaïques, assyriaques, arabes. Il me donna une déclaration
certifiant aux habitants de Palmyra que ces caractères étaient
véritables, et que ceux qui avaient été traduits
l’avaient été fidèlement. Je pris son
attestation et la mis dans ma poche ; puis, comme j’allais
sortir, le professeur, m’ayant rappelé, me demanda
comment le jeune homme avait effectué sa découverte. Je
répondis qu’un ange de Dieu lui en avait révélé
le dépôt.
« Il
me dit alors : Permettez que je revoie cette déclaration.
Je la sortis de ma poche, suivant son désir, et la lui donnai.
Il la prit et la déchira, en ajoutant que des apparitions
d’anges n’étaient plus de notre temps, et que, si
je voulais lui apporter les plaques, il en ferait la traduction. Je
l’informai qu’une partie des plaques était
scellée, et qu’il m’était défendu de
les apporter. Il me répliqua : « Je ne puis
pas lire dans un livre scellé. » Je me rendis alors
chez le docteur Mitchell, qui confirma ce que le professeur Anthon
avait dit des caractères et de leur traduction. »
Le 15
avril 1829, Oliver Cowdery, maître d’école dans le
village qu’habitait le père de Joseph, ayant appris de
ce dernier de quelle façon son fils avait obtenu les lames
d’or, offrit ses services à Joseph. Deux jours après,
le nouveau prophète commença l’œuvre de
traduction du Livre de Mormon,
et Cowdery lui servit de secrétaire.
Le 15
mai, ils se rendirent tous les deux dans les bois pour prier et
demander au Seigneur des instructions touchant le baptême pour
la rémission des péchés, mode de baptême
qu’ils avaient trouvé mentionné dans la
traduction des antiques annales. Tandis qu’ils imploraient
ainsi le Tout-Puissant, un messager descendit du ciel dans une
brillante colonne de lumière, et, ayant posé ses mains
sur eux, il les ordonna, leur disant : À
vous, mes compagnons de service, au nom du Messie, je confère
la prêtrise d’Aaron, qui tient les clefs du ministère
des anges et de l’Évangile du repentir, et du baptême
par immersion pour la rémission des péchés ;
et cette prêtrise ne sera plus ôtée de la terre,
jusqu’à ce que les fils de Lévi aient présenté
de nouveau une offrande au Seigneur selon la justice.
Alors ils se conférèrent
réciproquement le baptême, en vertu des pouvoirs dont
ils étaient désormais investis. Dès qu’ils
furent baptisés, le Saint-Esprit descendit sur eux, et
l’esprit de prophétie leur fut donné. Joseph
annonça les progrès de l’Église, et
beaucoup d’autres choses concernant cette œuvre et les
générations actuelles. Leurs esprits étant alors
éclairés, les Écritures s’ouvrirent à
leur intelligence, et le sens véritable des plus mystérieux
passages leur fut révélé.
C’est
ainsi que la prêtrise d’Aaron a été
restaurée sur la terre. Le messager qui la leur confia leur
dit que son nom était Jean, appelé Jean-Baptiste dans
le Nouveau Testament, et qu’il agissait sous la direction de
Pierre, Jacques et Jean. Il ajouta que le sacerdoce de Melchisédech
leur serait plus tard conféré. Joseph reçut
effectivement des mains de Pierre, Jacques et Jean l’autorité
de l’apostolat.
C’est
ainsi que l’Église de Jésus-Christ a été
rétablie ici-bas sur des bases inébranlables.
La
traduction du Livre de Mormon
étant achevée, le prophète
eut une révélation qui désignait Oliver Cowdery,
David Whitmer et Martin Harris pour être les principaux témoins
de l’authenticité divine de ce livre. Sur la foi de
cette promesse, ces trois hommes se rendirent avec Joseph dans un
bois voisin, où ils se livrèrent pendant un long temps
aux plus ferventes prières. Un ange resplendissant de gloire
leur apparut, tenant les lames d’or dans ses mains, et tournant
les feuilles une à une de façon à en laisser
voir distinctement les caractères. Un témoignage écrit
de ce fait fut rédigé. Le voici, tel qu’on peut
le lire en tête du Livre
de Mormon.
TÉMOIGNAGE
DES TROIS TÉMOINS.
« Qu’il
soit connu de toutes nations, familles, et en toutes langues, partout
où cette œuvre arrivera, que nous avons vu, par la grâce
de Dieu le Père et de notre Seigneur Jésus-Christ, les
plaques contenant ces annales, qui sont l’histoire du peuple de
Néphi et des Lamanites, leurs frères, et aussi que ces
annales ont été traduites par le don et le pouvoir de
Dieu, car sa voix nous l’a déclaré ; c’est
pourquoi nous savons, avec certitude, que ces choses sont vraies. Et
nous témoignons aussi avoir vu les caractères gravés
sur ces plaques, et que nous les avons vus par le pouvoir de Dieu, et
non par celui de l’homme. Et nous déclarons, en toute
sincérité, qu’un ange de Dieu vint du ciel, et
qu’il apporta et plaça les plaques devant nos yeux, de
sorte que nous les pûmes distinctement voir, ainsi que les
caractères qui y étaient gravés. Et nous savons
que c’est par la grâce de Dieu le père, et de
notre Seigneur Jésus-Christ, que nous vîmes et que nous
rendons témoignage que ces choses sont vraies, et quoiqu’elles
soient un miracle à nos yeux, cependant la voix du Seigneur
nous a ordonné d’en rendre témoignage :
voilà pourquoi, voulant obéir au commandement de Dieu,
nous rendons témoignage de ces choses. Car nous savons que si
nous sommes fidèles au Christ, nous serons trouvés sans
tache devant le siège du jugement du Christ, et nous
demeurerons éternellement avec lui dans les cieux. Et gloire
en soit au Père, au Fils et au Saint-Esprit, qui sont un seul
Dieu. Amen.
« OLIVER
COWDERY, DAVID WHITMER, MARTIN HARRIS. »
Joseph,
ayant montré les plaques à huit autres témoins,
alors qu’elles étaient encore en sa possession, ces
hommes signèrent la déclaration suivante, qui figure
pareillement en tête du volume.
« Qu’il
soit connu partout où cette œuvre ira que Joseph Smith,
junior, l’interprète de ces annales, nous a fait voir
les plaques dont il a été parlé, lesquelles ont
l’apparence de l’or ; et que nous avons tenu et
touché de nos mains chacune des feuilles que ledit Smith a
traduites, et que nous avons vu aussi les caractères gravés,
ayant l’apparence d’un travail très ancien et
d’une exécution exquise. Et nous rendons témoignage,
en toute sincérité, que ledit Smith nous a montré
ces plaques, car nous les avons vues et pesées, et nous savons
avec certitude qu’il les avait en sa possession. Et nous
donnons nos noms au monde, pour témoigner à toute la
terre de ce que nous avons vu ; et nous ne mentons pas, Dieu en
rend le témoignage.
« CHRISTIAN WHITMER, JACOB
WITHMER, PETER WHITMER junior, JOHN WHITMER, HIRAM PAGE, JOSEPH SMITH
senior, HIRAM SMITH, SAMUEL H. SMITH. »
Au
printemps de l’année 1830, une première édition
de la nouvelle Bible fut faite à Palmyra (N.-Y.), et tirée
à cinq mille exemplaires, avec le titre qu’on va lire,
qui n’est que la traduction littérale de la dernière
page de l’original :
LIVRE DE MORMON,
RÉCIT ÉCRIT DE LA MAIN DE
MORMON, SUR DES PLAQUES, D'APRÈS CELLES DE NÉPHI.
« Ce
livre est un abrégé des annales du peuple de Néphi
et des Lamanites, adressé aux Lamanites, reste de la maison
d’Israël, et aussi aux Juifs et aux Gentils, par voie de
commandement et par l’esprit de prophétie et de
révélation ; écrit, scellé et tenu
secret pour le Seigneur, afin qu’il ne fût point détruit,
et qu’il revînt à la lumière par le don et
le pouvoir de Dieu, pour être interprété ;
scellé de la main de Moroni, pour reparaître, dans les
temps voulus, par l’organe des Gentils. L’interprétation
de ces choses a été faite par le don de Dieu.
« Il
renferme, en outre, un abrégé du Livre
d’Éther, qui
contient les annales du peuple de Jared, qui fut dispersé dans
les temps où le Seigneur confondit le langage des nations,
lorsqu’elles bâtissaient une tour pour monter au ciel ;
annales qui sont destinées à montrer à ceux qui
restent de la maison d’Israël les grandes choses que le
Seigneur a faites en faveur de leurs pères, afin qu’ils
puissent connaître les alliances du Seigneur, et où il
leur a promis qu’ils ne seront pas rejetés à
jamais ; et aussi pour convaincre Juifs et Gentils que Jésus
est le Christ, le Dieu éternel, se manifestant à toutes
les nations.
« Et
maintenant, s’il s’y trouve des fautes, elles sont des
hommes. C’est pourquoi ne condamnez pas les choses de Dieu,
afin de paraître sans tache au jugement du Christ.
« TRADUIT EN ANGLAIS PAR
JOSEPH SMITH, JUNIOR. »
Tel est
le titre du Livre de Mormon,
qui se partage en quinze livres, et dont nous allons faire rapidement
l’analyse.
Ce
livre comble une immense lacune dans la sphère des
connaissances humaines : il nous révèle l’histoire
ancienne de l’Amérique, depuis la première
colonie qui lui vint de la tour de Babel, jusqu’au commencement
du Ve siècle
de l’ère chrétienne. Après la confusion
des langues, quand les hommes se dispersèrent par toute la
terre, les Jarédites, peuple juste, ayant trouvé grâce
aux yeux de l’Éternel, traversèrent
miraculeusement l’Océan sur huit vaisseaux, abordèrent
dans le Nord-Amérique, où ils bâtirent de grandes
cités, et formèrent une nation très civilisée,
florissante par le commerce et l’industrie. Mais leurs
descendants se corrompirent, et furent frappés de terribles
jugements. Des prophètes s’élevèrent au
milieu d’eux, de génération en génération,
pour leur reprocher leur perversité et annoncer le châtiment
final qui les attendait. Enfin, après avoir duré quinze
siècles, ils furent anéantis pour leur méchanceté,
environ six cents ans avant Jésus-Christ.
Ces
premiers habitants de l’Amérique furent remplacés
par une émigration d’Israélites, miraculeusement
amenés de Jérusalem dans la première année
de Zedekiah, roi de Juda. Ils suivirent quelque temps les côtes
de la mer Rouge, dans la direction du sud-est, ensuite ils prirent
plus à l’est, et atteignirent enfin le grand Océan.
Alors Dieu leur commanda de construire un vaisseau qui les porta
sains et saufs à travers l’Océan Pacifique,
jusque dans l’Amérique du Sud, où ils
débarquèrent sur la côte occidentale.
Dans la
onzième année du règne de ce même
Zedekiah, alors que les Juifs étaient emmenés captifs à
Babylone, quelques descendants de Juda vinrent de Jérusalem
dans l’Amérique du Nord, d’où ils
émigrèrent vers les parties septentrionales de
l’Amérique du Sud. Leurs descendants furent découverts
par ceux des premiers émigrants, environ quatre cents ans
après.
Les
premiers émigrants se séparèrent presque
aussitôt en deux nations distinctes. L’une d’elles
s'appela la nation des Néphites, du nom du prophète
Néphi qui la conduisait. Celle-là était
persécutée, à cause de sa droiture, par celle
qui portait le nom de Lamanites, du nom de Laman, son chef, homme
très corrompu et méchant. Les Néphites se
retirèrent vers le nord de l’Amérique
méridionale, tandis que les Lamanites occupèrent le
centre et le sud de cette région. Les Néphites
possédaient une copie des saintes Écritures,
c’est-à-dire les cinq livres de Moïse, et les
prophètes jusqu’à Jérémie, ou
jusqu’à l’époque où ils avaient
quitté Jérusalem. Ces Écritures étaient
gravées sur des plaques d’airain. Les Néphites,
après leur arrivée en Amérique, fabriquèrent
des plaques semblables, sur lesquelles ils gravèrent leur
histoire, leurs prophéties, leurs visions et révélations.
Toutes ces annales, tenues par des hommes justes et inspirés
de l’Esprit-Saint, étaient soigneusement conservées
et transmises de génération en génération.
Dieu
leur donna tout ce continent comme terre promise, en leur déclarant
que ce serait là leur héritage et celui de leurs
enfants, à condition qu’ils garderaient ses
commandements ; sinon, qu’ils seraient retranchés
de sa présence. Les Néphites, que Dieu bénissait,
prospérèrent et se répandirent à l’est,
à l’ouest et au nord. Ils habitèrent d’immenses
cités, des temples, des forteresses, cultivèrent la
terre, élevèrent des animaux domestiques, exploitèrent
des mines d’or, d’argent, de cuivre et de fer. Les arts
et les sciences fleurirent parmi eux ; et aussi longtemps qu’ils
furent justes, ils jouirent des bienfaits de la civilisation et d’une
grande prospérité nationale.
Les
Lamanites, au contraire, à cause de la dureté de leur
cœur, furent tout d’abord abandonnés de Dieu.
Avant leur rébellion, ils étaient blancs et beaux comme
les Néphites ; mais, par suite de la malédiction
divine, ils tombèrent dans une profonde barbarie. Ennemis
implacables des Néphites, ils s’efforcèrent, par
tous les moyens, de les détruire, et leur livrèrent à
cet effet de nombreuses batailles. Mais ils furent longtemps
repoussés avec perte, et les innombrables tumuli,
qu’on rencontre partout dans les deux Amériques,
recouvrent des amas de guerriers tués dans ces sanglants
combats.
La
seconde colonie d’Hébreux, déjà
mentionnée, portait le nom de peuple de Zarahemla. Ces colons
avaient eu entre eux plusieurs guerres civiles. Et comme ils
n’avaient apporté de Jérusalem aucunes annales,
leur langue s’était corrompue, et ils étaient
tombés dans l’athéisme. À l’époque
où ils furent découverts par les Néphites, ils
étaient devenus fort nombreux, mais se trouvaient dans un état
de demi-barbarie. Les Néphites, s’étant unis à
eux, les initièrent aux saintes Écritures, les
rendirent à la civilisation et les deux nations n’en
firent bientôt qu’une seule. Dans la suite des temps, les
Néphites se mirent à construire des vaisseaux vers
l’isthme de Darién. Ils naviguèrent dans la mer
des Antilles, ainsi que dans le Pacifique, et envoyèrent de
nombreuses colonies vers le nord. D’autres émigrèrent
par terre, et, en peu de siècles, tout le continent
septentrional se trouva peuplé. À cette époque,
l’Amérique du Nord était entièrement
dépourvue de bois. Les forêts avaient été
détruites par les Jarédites, premiers colons venus de
la tour de Babel. Mais les Néphites devinrent habiles à
construire des maisons en ciment, et ils transportèrent par
mer beaucoup de bois de construction du sud au nord. Ils firent aussi
des plantations immenses. D’importantes cités
s’élevèrent en divers lieux du continent, soit
parmi les Lamanites, soit parmi les Néphites. Ces derniers
pratiquaient toujours la loi de Moïse. De nombreux prophètes
parurent parmi eux. Ils écrivirent leurs annales historiques
et prophétiques sur des lames d’or, ou sur d’autre
métal, ou sur d’autres matières. Ils retrouvèrent
aussi les annales sacrées des Jarédites, gravées
sur des plaques d'or, et les traduisirent en leur propre langue, par
le don et le pouvoir de Dieu, au moyen de l’Urim
Thummim. Ces annales
contenaient l’histoire des hommes, depuis la création du
monde jusqu’à la tour de Babel, et depuis cette époque
jusqu’à l’entière destruction de ce
peuple : ce qui comprenait une période de trente-quatre à
trente-cinq siècles. Elles contenaient aussi de grandes et
merveilleuses prophéties, ayant trait à l’avenir
du monde jusqu’à la consommation de toutes choses, et
jusqu’à la création du nouveau ciel et de la
nouvelle terre.
Les
Néphites eurent connaissance de la naissance et de la mort du
Christ par certains phénomènes célestes et
terrestres, annoncés longtemps auparavant par leurs prophètes.
Malgré les nombreuses bénédictions qu’il
avait reçues, ce peuple était tombé alors dans
une profonde corruption, et fut visité par de terribles
châtiments. D’épaisses ténèbres
couvrirent tout le continent. Des tremblements de terre mirent des
montagnes à la place des vallées et engloutirent
plusieurs villes ; d’autres furent consumées par le
feu du ciel. Ainsi périrent les plus pervers parmi les
Néphites aussi bien que parmi les Lamanites, afin que le sang
des saints et des prophètes ne criât plus de la terre
contre eux. Ceux qui survécurent à ces grands jugements
reçurent la visite du Christ, qui, après son ascension,
apparut au milieu des Néphites, dans la partie septentrionale
de l’Amérique du Sud. Ses instructions, fondement de la
loi nouvelle, furent gravées sur des plaques d’or, et
quelques-unes se trouvent dans le Livre
de Mormon ; mais la plus
grande partie ne sera révélée que plus tard, et
aux saints exclusivement.
Quant
le Christ eut terminé sa mission chez les Néphites, il
remonta au ciel, et les apôtres désignés par lui
allèrent prêcher son Évangile sur tout le
continent américain. De toutes parts, les Néphites et
les Lamanites se convertirent au Seigneur, et vécurent pendant
plus de trois cents ans dans la voie de la justice. Mais vers la fin
du IVe siècle
de l’ère chrétienne, ils s’en écartèrent,
et le bras de Dieu s’appesantit sur eux de nouveau.
Bientôt
une guerre terrible, acharnée, éclata entre les deux
nations, guerre qui, après de longues années, finit par
amener l’anéantissement des Néphites, plus
rudement châtiés parce qu’ils avaient été
les plus ingrats. Refoulés vers le nord et le nord-est par
leurs ennemis, ils livrèrent et perdirent une dernière
bataille autour de la colline de Cumorah (dans l’État de
New-York), où les plaques ont été trouvées,
à environ 200 milles à l’ouest de la cité
d’Albany. Des centaines de mille guerriers des deux côtés
restèrent sur le champ de bataille. La nation des Néphites
fut entièrement détruite, à l’exception de
quelques individus qui passèrent à l’ennemi, lui
échappèrent par la fuite ou furent laissés pour
morts. Parmi ces derniers se trouvèrent Mormon et son fils
Moroni, qui étaient tous deux hommes justes devant Dieu.
Mormon
avait écrit sur des plaques un abrégé des
annales de ses ancêtres, abrégé qu’il avait
intitulé Livre de
Mormon. Et (suivant le
commandement qu’il en avait reçu de Dieu) il enfouit
dans la colline de Cumorah toutes les annales originales qu’il
avait en sa possession, à l’exception de son livre
particulier qu’il laissa à son fils Moroni pour le
continuer. Moroni vécut encore quelques années. Il nous
apprend dans son écrit que les Lamanites finirent par
exterminer les quelques Néphites qui avaient échappé
à la terrible bataille de Cumorah, sauf les transfuges. II
survécut à ce grand désastre en se tenant caché,
car les ennemis cherchaient à tuer tous les Néphites
qui ne voulaient pas renier le Christ. Il nous dit encore que les
Lamanites se faisaient entre eux des guerres cruelles, et que le pays
tout entier n’offrait qu’une scène continuelle de
meurtres, de vols et de brigandages. Il ajouta dans ces annales
l’histoire de ce qui se passa jusqu’à l’an
420 de l’ère chrétienne, époque à
laquelle, par ordre de Dieu, il les enfouit dans la colline de
Cumorah, où elles restèrent jusqu’au 22 septembre
1827, comme nous l’avons dit précédemment.
Telles
sont les principales données historiques du Livre
de Mormon. Notre conversion,
fruit d’une conviction sincère et persistante, exprime
mieux que tout ce que nous pourrions dire, notre opinion sur
l’authenticité, l’importance sociale et religieuse
de ce livre. Aucun autre, depuis le Coran, n’a donné
naissance à un peuple. Nous avons lu attentivement presque
tous les écrits qui ont été publiés
contre le Livre de Mormon.
Tout ce que nous avons lu peut se résumer dans l’argument
que voici : Ce livre est une imposture, parce que c’est
une imposture.
Sans
chercher à établir ici l’authenticité
divine du Livre de Mormon,
voici des preuves externes qu’on pourrait invoquer en sa
faveur. En 1830, sa publication excita un concert unanime de
sarcasmes. Les savants en général se récrièrent
contre cette hypothèse que les Indiens de l’Amérique
descendaient des enfants d’Israël, et l’ouvrage fut
même considéré comme peu propre à faire
des dupes, tant l’imposture semblait grossière. Tel est
le sort de toutes les vérités qui parviennent à
se faire jour çà et là à travers le chaos
des productions de l’esprit humain. Accueillies d’abord
par l’incrédulité et le mépris, elles
finissent par ébranler les certitudes acquises ; quelques
esprits droits veulent voir le fond des choses, s’assurer si
l’invraisemblable ne serait pas par hasard la vérité ;
ils se mettent à l’œuvre. C’est ce qui
arriva, non pas en vue de vérifier les données du Livre
de Mormon, mais par suite
d’investigations scientifiques sur l’histoire de ces
intéressantes contrées.
Dès
l’année 1833, M. C. Colton publiait à Londres un
ouvrage dans lequel on lit au sujet des Indiens : « Ils
affirment qu’ils possédaient autrefois un livre, et ils
savent par tradition que le Grand-Esprit prédisait
habituellement à leurs pères les événements,
et qu’il dirigeait la nature en leur faveur ; qu’à
une certaine époque, les anges leur parlaient ; que
toutes les tribus indiennes descendaient d’un seul homme qui
avait eu douze fils ; que cet homme était un prince
célèbre, possesseur de vastes contrées, et que
les Indiens, qui sont sa postérité, recouvreront un
jour le même pouvoir et la même influence. Ils croient,
par tradition, que l’esprit de prophétie et le privilége
d’intervention dont leurs ancêtres ont joui leur sera
rendu, et qu’ils retrouveront le livre perdu depuis si
longtemps. » Il y a dans ce passage, ce me semble, des
analogies assez frappantes avec l’apparition du Livre
de Mormon et avec les faits
qu’il rapporte. Mais poursuivons.
L’ouvrage
de M. Boudinot sur l’origine des aborigènes de
l’Amérique confirme pleinement tout ce qui précède.
Les principales tribus indiennes ont pieusement conservé ces
traditions de leurs nobles ancêtres. Parmi ces tribus, celle
des Stockbridges se distingue par la pureté de ses souvenirs.
Une tradition existe encore parmi ces Indiens, que « leurs
pères avaient autrefois en leur possession un
livre sacré, qui leur
était transmis de génération en génération ;
qu’à la fin ce livre fut caché dans la terre, et
que depuis cette époque, ils sont foulés aux pieds de
leurs ennemis. Mais ces divins oracles doivent revenir encore dans
leurs mains, et alors
ils triompheront de leurs ennemis en
reconquérant tous leurs droits et privilèges. »
Dans
son docte ouvrage, M. Boudinot fait cette remarque sur la langue des
Indiens : « Leur langue, en ses racines, idiomes et
construction particulière, paraît avoir tout
le génie de l’hébreu ;
et, chose remarquable et bien digne d’attirer la sérieuse
attention des savants, elle a la plupart des particularités de
cette langue, et spécialement celles par lesquelles elle
diffère de presque toutes les langues. »
Tout le
monde, jusqu’à ces derniers temps, considérait
les Indiens comme une race sauvage restée en dehors du
mouvement civilisateur, et qui avait traversé les siècles
sans jamais avoir connu les sciences ni les arts, sans avoir eu
d’autre moyen que la tradition pour transmettre à la
postérité son histoire. Quand le Livre
de Mormon vint révéler
au monde que ces peuplades errantes étaient un reste d’Israël,
que ces sauvages avaient été jadis une nation
civilisée, qu’ils avaient connu le vrai Dieu, bâti
de grandes villes, qu’ils avaient l’habitude de graver
leurs annales sur des tablettes d’or ou de cuivre pour les
léguer à la postérité, et que la langue
dans laquelle ils écrivaient s’appelait l’égyptien
réformé, les sages rirent beaucoup de ces absurdités,
s’étonnant qu’il y eût des gens assez
stupides pour y croire. Et tout d’un coup, en 1839 M. Stephens
surprit le monde (Incidents of
Travel in Central America, Chiapas and Yucatan,
2 vol., in-8°) en annonçant qu’il avait découvert
les ruines de quarante-quatre puissantes cités, de temples
magnifiques, de monuments gigantesques, de statues couvertes de
caractères glyphiques, et cela dans les lieux mêmes où
le Livre de Mormon,
publié huit années auparavant, avait indiqué que
s’élevaient jadis de grandes et superbes villes. Depuis
cette époque, d’autres importantes découvertes
ont été faites sur divers points du territoire des
États-Unis. Mais il s’en faut de beaucoup que les ruines
de ces cités antiques, qui sont généralement
ensevelies dans des forêts impénétrables, et
disséminées sur un si vaste continent, soient
aujourd’hui toutes connues. L’avenir nous garde de très
importantes révélations du même genre.
M.
Garnay, explorateur français, a présenté
récemment à l'empereur Napoléon, et ensuite à
la Société de géographie de Paris, cinquante
épreuves photographiques d'une grande valeur sur les
antiquités de l'Amérique centrale. Il serait à
désirer que le gouvernement français le chargeât
officiellement d'une nouvelle exploration dans cette intéressante
région.
Parmi
les dernières découvertes, nous devons mentionner
celles que fit un voyageur américain, il y a onze ans, vers le
confluent du Gila et du Colorado dans le Nouveau-Mexique, découvertes
de la plus haute importance, mais qui, faute de publicité,
sont presque inconnues en Europe. Publiée dans le New
York Herald et traduite par
nous en partie dans l’Étoile
du Deseret (cette feuille a
été publiée à Paris, par John Taylor, de
mai 1851 à avril 1852. Sa collection forme un volume de 192
pages), la relation de l’explorateur place les ruines en
question parmi les plus remarquables antiquités américaines.
Pyramides colossales, temples, obélisques, colonnes, tablettes
de marbre, etc., monuments précieux, tous plus ou moins
couverts de caractères glyphiques, il y a là de quoi
fournir aux recherches des antiquaires de l’Europe un champ
d’étude presque inépuisable. La grande pyramide
de Chéops ne serait, à côté du principal
monument de la vallée Nahago, qu’un véritable
jouet d’enfant (a boy's
toy). Le vandalisme des
conquérants espagnols a détruit dans le Mexique et dans
le Pérou des trésors archéologiques d’une
richesse inappréciable. Les forêts encore inexplorées
du Brésil nous révèleront tôt ou tard des
antiquités non moins importantes. Ces découvertes, au
fur et à mesure qu’elles se produiront, seront autant de
nouveaux témoignages muets, mais très éloquents,
en faveur de l’authenticité divine du Livre
de Mormon.
Une
considération que nous avons déjà indiquée
plus haut nous semble capitale, et l’on nous pardonnera d’y
insister. Depuis le Coran, aucun livre profane ou sacré n’a
servi de base à une nationalité nouvelle sur l’ancien
continent. Le Livre de Mormon,
au milieu des éclatantes lumières du XIXe
siècle, a servi de fondement à
un peuple en Amérique. Qui nous expliquera cet étrange
phénomène social d’un roman religieux pouvant, en
présence des progrès inouïs de notre âge,
accomplir un tel prodige ? L’enfantement d’un peuple
n’est pas chose si commune. Depuis Luther, les interprètes
de la Bible dans les deux mondes n’ont su créer que des
sectes, et les philosophes des écoles ; Joseph Smith est
le seul qui ait jeté les bases d’une société
nouvelle. Au milieu de l’anarchie des opinions, les hommes
sérieux de tous les partis ne devront juger son œuvre
que par ses résultats. En dehors des lumières
historiques et apocalyptiques du Livre
de Mormon, l’Amérique
a été, est et restera un problème insoluble pour
les savants de l’Europe.
Nous
venons d’assister à l’enfantement du mormonisme.
Nous allons voir maintenant comment il a pu s’établir et
se développer avec une rapidité qui n’a pas de
précédent dans l’histoire.
Chapitre
II
DE
LA FONDATION DE L'ÉGLISE À LA NOMINATION DE BRIGHAM
YOUNG AUX FONCTIONS DE GOUVERNEUR D'UTAH
Le 6
avril 1830 est une date solennelle dans les fastes de la nouvelle
Église. C’est en ce jour, et dans une maisonnette du
village de Manchester (N.-Y.) qu’elle reçut sa première
organisation sous ce titre : Church
of Jesus Christ of Latter-day Saints,
Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours
(mentionné près de cent fois dans les Écritures
le mot de saint est
pour nous synonyme d’initié ou de fidèle. Il est
à peine nécessaire d’ajouter que le terme mormon
n’est qu’un sobriquet inventé
par nos ennemis). Son personnel était alors de six membres.
Dès le mois d’août de cette même année
1830, Joseph faisait par la puissance de sa parole l’importante
conquête de Parley P. Pratt, ministre protestant d’une
rare éloquence. Le mois suivant, cet ardent prosélyte
baptisa son frère Orson Pratt, qui n’avait que dix-neuf
ans, mais qui devint bientôt le Descartes et le Bossuet de la
nouvelle Église. Envoyés dans l’Ouest et jusqu’au
Missouri pour prêcher l’Évangile aux Gentils et
aux Lamanites, Parley P. Pratt et Oliver Cowdery convertirent à
Kirtland (Ohio) Sidney Rigdon, ministre campbellite des plus
éloquents et très versé dans les Écritures.
Cette conversion entraîna celle de la plupart de ses ouailles,
ce qui valut au mormonisme un pied à terre dans l’Ohio.
Joseph ne comptait encore qu’une trentaine de disciples, quand
une révélation lui ordonna de bâtir un temple.
C’est à Kirtland, non loin des bords du lac Érié,
que s’éleva sous sa direction ce premier édifice
sacré, dont la construction coûta quarante mille
dollars.
En juin
1831, le prophète, accompagné de quelques disciples
dévoués, se rendit dans l’État du Missouri
pour y choisir l’emplacement où devait s’élever
la cité de Sion, future capitale du Nouveau Monde. C’est
là qu’il reçut une importante révélation
qui faisait un devoir aux saints d’acheter toutes les terres
disponibles dans le comté de Jackson, pour y bâtir un
temple à l’endroit désigné par Jéhovah.
Le 2 août, les premiers fondements de la nouvelle colonie
furent jetés à quelques milles d’Indépendance,
non loin des bords fertiles du Missouri. C’est à ce
point central entre l’Atlantique et le Pacifique, que fut
solennellement consacré par la prière le terrain
destiné au Grand Temple, et que la pierre angulaire en fut
posée. L’esprit de centralisation a été en
effet, dès le principe, le caractère distinctif de
notre Église. À partir de cette époque, ses
progrès furent de plus en plus rapides. L’œuvre du
rassemblement des saints commença sérieusement dans le
comté de Jackson. Des centaines, puis des milliers de
prosélytes, s’y rendirent successivement de toutes les
parties des États-Unis. L’église de Kirtland,
devenue stake ou
succursale de Sion, continua de prospérer sous la direction du
prophète.
Dès
le mois de juin 1833, les habitants du Missouri, effrayés de
voir arriver tous les ans dans leur État un nombre si
considérable de mormons, et poussés par les ministres
des sectes rivales, à qui le mormonisme enlevait partout leurs
sujets d’élite, se coalisèrent ouvertement pour
les chasser du comté de Jackson. Aidés par les
autorités locales, ils ne réussirent que trop bien. La
guerre commença par le sac de l’imprimerie des mormons,
et par la destruction d’une vingtaine de leurs maisons.
Attaqués ouvertement par les Missouriens, les mormons prirent
les armes pour se défendre. La lutte allait commencer, quand
le colonel Pitcher, à la tête de la milice, se présenta
par l’ordre du lieutenant-gouverneur Boggs, pour faire cesser
les hostilités. À peine les mormons, déçus
par de fausses assurances pacifiques, eurent-ils déposé
et livré leurs armes, qu’ils se virent exposés à
toutes les violences d’une populace en furie. Pendant les
néfastes journées des 5 et 6 novembre, hommes et femmes
eurent à essuyer tous les outrages que le fanatisme religieux
est capable d’inspirer. Cette première persécution
détruisit l’établissement des mormons dans le
comté de Jackson. C’est alors qu’ils se
réfugièrent dans le comté de Clay, puis dans
celui de Caldwell, et enfin à Far West, importante colonie, la
dernière qu’ils aient fondée dans le Missouri.
Pendant
que la persécution chassait et pourchassait les mormons de
comté en comté dans cet État, la même
cause, c’est-à-dire le fanatisme intéressé
des sectes rivales, produisait les mêmes effets dans l’Ohio.
Joseph n’eut pas un seul instant de repos durant les treize ans
de sa vie publique. En 1837, il eut à subir à Kirtland
l’une des plus rudes épreuves de sa courte carrière.
Trente apostats, hommes des plus instruits parmi ses premiers
adeptes, l’abandonnèrent à la fois pour
constituer une Église nouvelle. Le 12 janvier 1838, la
persécution, fomentée par ces apostats, força le
prophète à s’éloigner de Kirtland avec sa
famille. Il se rendit à Far West, où des milliers de
saints l’accueillirent avec enthousiasme.
La
persécution éclata de nouveau contre lui dans le
Missouri. Une question politique en devint le prétexte. Le
premier dimanche d’août 1838, il devait y avoir des
élections à Gallatin, chef-lieu du comté de
Davie. Le candidat du parti opposé aux mormons, William
Peniston, harangua les électeurs et proposa d’exclure
les mormons du scrutin, « auquel ils n’avaient pas
plus de droit que les nègres
eux-mêmes. »
Les saints, dont le nombre dépassait quinze mille, usèrent
de leur droit et firent passer leur candidat. Cette victoire exaspéra
leurs adversaires. Une ligue se forma pour prêcher et accomplir
l’extermination de la race des Mormons. La conduite des
Pouvoirs publics en cette circonstance fut déplorable. Au lieu
de résister à l’émeute, de maintenir
l’autorité de la loi, et de protéger les mormons
dans leurs droits politiques, le gouverneur L. W. Boggs, levant
entièrement le masque, se rangea du côté du plus
fort. Le 27 octobre 1838, dans un ordre au général
Clark, il écrivit cette phrase révoltante pour tout
homme impartial et humain : « Les mormons doivent
être traités comme ennemis et exterminés ou
chassés de l’État, si cela est nécessaire
pour le bien public. » Ces paroles légitimant tous
les crimes, l’audace des séditieux ne connut plus de
frein.
Joseph
Smith, invité à se rendre à une entrevue avec
les officiers de la milice, fut arrêté (31 octobre
1838), ainsi que Parley Pratt, Sidney Rigdon, Lyman Wight, George
Robinson, Hyrum Smith et Amasa Lyman, et retenu prisonnier dans le
camp du général Lucas. Il fut condamné à
mort le lendemain par une cour martiale, et la sentence aurait été
exécutée immédiatement sans l’opposition
du général Doniphan, qui déclara ne pas vouloir
prendre la responsabilité d’un pareil acte. On
remarquera que, parmi les officiers qui prononcèrent cette
sentence, il se trouvait dix-sept ministres protestants (on lit dans
l’ouvrage intitulé Prophet
of the nineteenth century, le
Prophète du dix-neuvième siècle, par Caswall,
prédicateur anglican, ce qui suit : « Une cour
martiale fut tenue pour juger les prisonniers, sous la présidence
du général Lucas. La commission militaire se composait
de dix-neuf officiers de la milice et de dix-sept
prédicateurs de différentes sectes qui avaient servi
comme volontaires contre les mormons.
Cette singulière cour décida que le prophète et
ses disciples seraient conduits sur la place publique de Far West, et
là, fusillés en
présence de leurs familles. »
Un pareil trait peut se passer de tout commentaire. Les protestants
qui se permettent ou qui approuvent de tels actes ont-ils encore le
droit de réprouver l’intervention du clergé
catholique au moyen âge dans les guerres d’extermination
des Albigeois ?) Si nous racontions en détail tous les
actes criminels qui signalèrent cette persécution, on
ne voudrait pas croire que de telles atrocités aient pu se
commettre en plein XIXe
siècle, et sous l’empire
d’une constitution qui consacre la tolérance universelle
et la liberté la plus illimitée des cultes. La
législature du Missouri, sourde à tous les appels des
mormons, vota deux cent mille dollars pour subvenir aux dépenses
des troupes levées pour les chasser du pays. La ville de Far
West fut entièrement saccagée ; des enfants et des
vieillards furent massacrés, nombre de femmes et de filles
violées. Joseph et les saints déployèrent dans
cette persécution un zèle et une constance dignes des
plus beaux jours de l’Église primitive. Enfin, une nuit,
après six mois de la plus affreuse captivité, ils
profitèrent de l’ivresse de leurs gardiens pour
s’évader, et passèrent dans l’Illinois
(avril 1839).
Cet
État devint l’asile des mormons, qui venaient de perdre
plus de cinq cents victimes, hommes, femmes et enfants, dans cette
persécution. Tous leurs biens avaient été pillés
ou confisqués, et les riches et fertiles terres qu’ils
avaient achetées sur divers points du Missouri furent à
jamais perdues pour eux. Touchés de compassion à la vue
de tant de créatures humaines réduites au plus affreux
dénuement, les habitants de la ville de Quincy et des comtés
voisins accueillirent à bras ouverts les fugitifs. Sur la rive
gauche du Mississipi, en face même de Montrose, ancien village
français, le grand talisman des saints des derniers jours, le
travail opéra bientôt un de ses prodiges habituels. Là,
sur un emplacement magnifique, la ville de Nauvoo surgit soudain,
comme par enchantement, du sein de la terre.
L’un
des premiers soins de Joseph Smith fut de s’adresser au
gouvernement fédéral pour lui demander justice. À
cet effet, il se rendit à Washington avec trois de ses amis.
Le président Martin Van Buren reçut les représentants
des mormons avec assez de hauteur. Après avoir écouté
avec une impatience visible le récit de leurs griefs, il leur
dit : « Messieurs, votre cause est juste, mais je ne
puis rien faire pour vous. Si je prenais votre parti, je perdrais les
voix du Missouri. » Le Congrès, auquel ils
s’adressèrent, reconnut également la justice de
la cause, mais il déclara que le Missouri étant un État
indépendant, c’était à ses tribunaux qu’il
fallait en appeler, et que l’affaire ne regardait pas le
Gouvernement fédéral. De retour à Nauvoo, Joseph
et son peuple firent leurs dépositions légales sur les
affaires du Missouri, pour être envoyées à
Washington, et on présenta au Congrès une demande
d’indemnité de 1,381,044 dollars. Cette réclamation,
comme toutes les autres qui la suivirent, n’amena aucun
résultat.
Cependant
les missionnaires que le prophète avait envoyés sur
divers points des États-Unis, dans les deux Canadas, et
jusqu’en Angleterre, avaient fait partout de nombreuses
conquêtes. Les trois premiers mormons qui débarquèrent
à Liverpool en 1887, avec un seul dollar pour toute fortune,
conquirent en cinq ans dix mille prosélytes en Angleterre et
en Écosse. Le Millenial
Star, publication
hebdomadaire, organe du mormonisme, fut fondé en mai 1840, et
a paru depuis sans interruption à Liverpool. Sa collection
forme déjà vingt-trois gros volumes.
La cité
naissante de Nauvoo grandissait chaque jour. L’affluence
toujours croissante des émigrants exigeait de son fondateur la
plus active surveillance. Déjà des malfaiteurs
s’étaient glissés parmi les habitants de la cité
nouvelle. Joseph profita de cette circonstance pour solliciter de la
législature de l’Illinois une charte d’incorporation
au profit de Nauvoo. Vers la fin de 1840, les législateurs de
Springfield accordèrent aux mormons une charte
constitutionnelle avec de tels privilèges de juridiction,
qu’ils formaient un État indépendant au milieu de
l’État d'Illinois. Citoyens d’une petite
république, ils faisaient leurs lois, élisaient leurs
magistrats, et se gouvernaient à leur guise. Enfin,
l’autorisation de former une milice particulière sous le
nom de Légion de Nauvoo, fit de la jeune cité comme une
sorte de ville libre.
Le 6
avril 1841, après une revue de la légion, qui était
déjà forte de quatorze cents hommes, les quatre
premières pierres angulaires du temple furent solennellement
posées. La florissante ville de Nauvoo comptait près de
deux mille maisons. Mais les fanatiques Missouriens ne s’endormaient
pas. Le 5 juin, le gouverneur Carlin fit arrêter le prophète
sur la demande du gouverneur du Missouri. Il devait répondre à
l’accusation de meurtre, de trahison, de pillage et
d’incendiarisme,
qui pesait toujours sur lui. Il en fut quitte pour une détention
préventive de cinq jours. Les Missouriens firent encore deux
autres tentatives pour s’emparer de sa personne, mais toujours
inutilement.
Nous
arrivons à l’année 1844. Le temple s’élevait
rapidement. Des milliers de fidèles accouraient de tous les
pays pour se rallier au prophète. Joseph Smith avait atteint
l’apogée de sa gloire. En treize ans, et sur un champ de
prosélytisme bien plus étendu que celui des premiers
apôtres du Christ, il avait conquis cent cinquante mille
adeptes dans les différentes parties du globe. Mais bientôt
la persécution recommença. Les habitants de l’Illinois,
excités par les apostats d’une part, de l’autre
par les Missouriens, alarmés surtout des progrès que le
prosélytisme des missionnaires de Joseph faisait sur tous les
points des États-Unis et jusqu’en Angleterre,
s’agitèrent d’abord sourdement, puis se
prononcèrent avec la plus grande violence. Nauvoo, la
belle, comptait déjà
seize mille habitants, et le nombre total des saints dans le comté
de Hancock dépassait le chiffre de trente mille âmes. Ce
qui exaspérait nos adversaires, c’était la
prospérité de plus en plus grande de ce peuple
éminemment industrieux ; c’était surtout
l’esprit d’union et de subordination, qui, animant tous
les membres de l’Église, les faisait voter comme un seul
homme dans toutes les élections locales. Ils craignaient que
les mormons ne finissent par conquérir le pouvoir politique de
l’État de l’Illinois. Il n’en fallait pas
tant pour leur inspirer une haine mortelle contre le prophète,
et pour les encourager à user, vis-à-vis de ses
disciples, des mêmes procédés de violence et de
déprédation que les gens du Missouri.
Depuis
treize ans Joseph n’avait pas eu un seul instant de repos :
il était sorti blanc comme neige de trente-neuf procès,
que lui avaient successivement intentés ses ennemis sous les
prétextes les plus frivoles. L’heure de sa mort allait
sonner. L’exaspération de ses adversaires guettait un
prétexte pour éclater ; bientôt elle le
rencontra.
Des
apostats et des ennemis personnels du prophète avaient fondé
le journal The Expositor,
à Nauvoo. Son titre seul indiquait clairement qu’il
s’agissait d’une machine de guerre, qu’on voulait
irriter les mormons, et les porter à des excès qui
donnassent prise contre eux. Ce plan machiavélique obtint un
succès complet. Le premier numéro de l’Expositor,
qui parut le 10 juin, contenait un article incendiaire, et les
dépositions de seize femmes contre les prétendues
immoralités du prophète et des principaux dignitaires
de l’Église. Le même jour, le conseil municipal de
Nauvoo, ayant été convoqué par Joseph Smith en
sa qualité de maire, déclara ce journal a
public nuisance, un fléau
public, qui méritait la peine d’extinction. Un arrêt
de suppression fut prononcé contre lui et immédiatement
exécuté : l’imprimerie de l’Expositor
fut détruite le jour même
par le marshall. Les autres événements ne furent que la
conséquence naturelle de cette exécution sommaire. Nos
ennemis crièrent plus fort que jamais, et la petite ville de
Carthage, située à peu de distance de Nauvoo, devint
leur quartier général. On y décida qu’il
fallait prendre les armes pour expulser les saints de l’Illinois.
Le gouverneur, Thomas Ford, ayant mis les milices sur pied, se rendit
à Carthage. Après avoir pris connaissance des faits, il
déclara que le conseil de Nauvoo avait excédé
ses pouvoirs en supprimant le journal l’Expositor,
et il écrivit à Joseph pour lui conseiller de se livrer
à la justice du pays avec tous les membres de la municipalité.
Le prophète, comprenant parfaitement toute la gravité
de sa situation, et sûr que son peuple le suivrait jusqu’aux
extrémités de la terre, traversa le Mississipi pour
aller se réfugier dans les profondeurs de l’ouest. Mais
sa femme Emma et ses principaux amis le supplièrent de revenir
à Nauvoo, et de se confier à la justice !... Il
repassa le fleuve. Le même jour, il reçut du gouverneur
l’ordre de désarmer la légion de Nauvoo ;
les armes furent immédiatement rendues. Le gouverneur lui
promit alors solennellement sur l’honneur, et au nom de l’État
de l’Illinois, que sa vie et celle de ses coaccusés
seraient efficacement protégées. Sur cette assurance,
il partit le même soir, pour se rendre en prison, avec son
frère Hyrum, John Taylor et Richards. Il dit à ses
compagnons pendant la route : « Je m’en vais
comme un agneau à la boucherie, mais je suis calme comme un
beau soir d’été. Ma conscience ne me reproche
rien devant Dieu ni devant les hommes. Je mourrai innocent, et l’on
dira de moi : Il fut immolé de sang-froid. »
Tels étaient ses sentiments de résignation clairvoyante
et stoïque, quand il vint se constituer prisonnier dans la geôle
de Carthage.
Les
journées des 25 et 26 juin furent employées à
l’accomplissement des formalités légales ;
précaution hypocrite qui n’avait d'autre but que de
sauver les apparences. Le 27, dès le matin, le gouverneur
congédia la plus grande partie de la milice, et se rendit à
Nauvoo, ne laissant à la geôle de Carthage que huit
hommes pour garder les
prisonniers. Cinq heures et demie du soir sonnent : deux cents
tigres à face humaine, armés jusqu’aux dents,
déguisés et masqués, se ruent sur la geôle
et forcent l’entrée, en tirant à poudre sur la
garde, qui riposte de même ! La porte de la chambre où
sont les détenus n’a pas de serrure. Les émeutiers
l’entrouvrent et déchargent des armes chargées à
balle cette fois ! Frappé à la tête, Hyrum
tombe le premier en s’écriant : « Je
suis un homme mort, » et au même instant trois
autres balles l’achèvent. John Taylor reçoit cinq
blessures. Joseph tire un coup de revolver, et blesse à son
tour l’un des meurtriers de son frère. Mais il voit que
toute défense est impossible, et veut essayer de sauver ses
deux compagnons en détournant tous les coups sur lui-même.
Il s’élance par la fenêtre ; dans ce moment,
on fait feu sur lui. Atteint de deux balles, il tombe au milieu des
assassins, en s’écriant : « Seigneur,
mon Dieu ! »
Ce furent ses dernières paroles. Il était mort !
On traîne son corps, on le relève et on l’adosse
contre la margelle d’un puits ; et le colonel Williams le
fait fusiller par quatre hommes, à bout portant. Le cadavre
s’affaisse de nouveau, criblé de blessures inutiles.
Ainsi
périt, à la fleur de l’âge, le fondateur du
mormonisme. John Taylor survécut à ses blessures. Il
avait reçu quatre balles dans les jambes, une cinquième
était venue s’aplatir sur sa montre, qui lui sauva la
vie. Le docteur W. Richards, l’autre compagnon de Smith, ne
reçut pas une égratignure. Aucunes recherches sérieuses
ne furent faites pour découvrir et punir les meurtriers.
On a
dit (et celui qui l’a dit est un témoin oculaire et qui
n’est pas des nôtres) que l’individu qui venait de
traîner le cadavre deux fois assassiné, avait tiré
son coutelas et s’approchait pour lui trancher la tête,
quand soudain il recula, frappé en plein visage par un éclair.
On dit encore que les assassins s’enfuirent, et que leur
contenance n’indiquait plus que de l’épouvante.
Joseph
périssait victime du fanatisme des sectes religieuses. De même
que les Juifs de Jérusalem ont rejeté et crucifié
Jésus leur Messie, s’en tenant à la révélation
primitive du Sinaï, les six cent soixante-dix sectes
protestantes des États-Unis, s’en tenant à la
Bible, diversement et faussement interprétée, ont
rejeté et mis à mort l’humble envoyé du
Christ dans les derniers temps. La ruine et la longue dispersion du
peuple juif ont vengé le supplice du Christ : la crise
redoutable qui désole en ce moment les États-Unis ne
serait-elle pas également une première étape du
châtiment réservé à cette autre Jérusalem
qui, elle aussi, tue ses prophètes ?
Nous
avons dit que le gouverneur Ford s’était rendu à
Nauvoo le jour même du meurtre. Les assassins et leurs
instigateurs espéraient que la mort de Smith provoquerait une
explosion parmi les mormons de Nauvoo, et qu’ils vengeraient
immédiatement cette mort sur le gouverneur lui-même, ce
qui fournirait un prétexte tout naturel pour exterminer la
secte abhorrée. Les chefs du mormonisme étaient trop
intelligents pour donner dans un tel piège. La mort de Joseph
fut considérée par les saints comme une confirmation de
sa mission divine. Le calme et l’ordre le plus parfait ne
cessèrent de régner parmi les 30.000 mormons de
l’Illinois. Ils laissèrent à Dieu le soin de la
vengeance.
Il
n’était pas facile de trouver un digne successeur au
prophète. Quatre prétendants principaux briguaient cet
honneur. Les douze apôtres de l’Église, sauf deux,
se trouvaient en mission dans les divers États de l’Union.
Vers le commencement d’août, Brigham Young, leur
président, et les autres apôtres, étant de retour
à Nauvoo, se chargèrent aussitôt de l’autorité
intérimaire. Après de longs et pénibles débats,
tous les prétendants furent non seulement écartés,
mais même excommuniés. Le 14 octobre 1844, le collège
des Douze, auquel Joseph avait remis les pleins pouvoirs et ses
instructions quelque temps avant sa mort, déclara qu’il
prenait en mains le gouvernement de l’Église, en
conservant Brigham Young, le Lion
du Seigneur, comme son
président. Cette décision fut reconnue et sanctionnée
par l’immense majorité des saints. Dès le jour de
leur première entrevue, Joseph Smith avait lui-même
annoncé que Brigham Young, quoique son aîné, lui
succéderait un jour.
Le chef
actuel des mormons est né à Whitingham (comté de
Windham), dans l’État de Vermont, le 1er juin 1801, de
John Young et de Naby Howe. Son père était fermier, et
avait embrassé le mormonisme avec ses onze enfants. D’après
son autobiographie, Brigham n’avait été que onze
jours à l’école. Il était charpentier,
menuisier, peintre, vitrier de profession, et méthodiste de
religion. Converti par la lecture du Livre
de Mormon, il fut baptisé
le 14 avril 1832. L’administration de Brigham Young révéla
tout d’abord une haute capacité. Sous son impulsion, le
temple s’éleva rapidement. Le palais des Septante,
Masonic Hall, et une vaste salle de concert, complétèrent
les embellissements de la ville. En janvier 1845, la législature
de l’Illinois abrogea définitivement la charte de
Nauvoo. Ce fut le commencement d’un nouvel orage. Les
anti-mormons se mirent à brûler des meules, et même
plusieurs fermes isolées ; ensuite ils organisèrent
des meetings et créèrent plusieurs journaux dirigés
contre nous. Des sénateurs, des représentants, des
officiers civils et militaires entrèrent dans cette croisade
et prêchèrent publiquement l’expulsion des mormons
de l’Illinois. Il est inutile d’ajouter que les ministres
protestants étaient l’âme de ce mouvement. Le 22
septembre 1845, un meeting général eut lieu à
Quincy. Il y fut décidé que les mormons seraient mis en
demeure d’évacuer le pays, et y seraient contraints au
besoin par la force. Dès le lendemain, des délégués
apportèrent cette décision aux chefs de l’Église.
Brigham Young, comprenant que toute résistance était
impossible contre ce despotisme brutal de la majorité,
répondit que son intention était d’abandonner
l’Illinois au printemps prochain.
Le 6
octobre, jour de conférence générale, la
question de l’émigration fut longuement débattue.
Plusieurs orateurs proposèrent leurs plans, et indiquèrent
différents lieux d’asile. Après un mûr
examen, il fut résolu qu’on irait se fixer dans quelques
vallées des montagnes Rocheuses. Une épître
apostolique, adressée à tous les saints de la terre par
Brigham Young, ayant fait connaître cette décision, on
vit accourir de toutes parts des spéculateurs affamés
qui venaient à Nauvoo pour s’enrichir des dépouilles
des saints, en se coalisant pour acquérir leurs terres à
vil prix. Le 21 janvier 1846, le grand conseil de l’Église
publia une circulaire adressée à tous les journaux de
l’Union, à l’effet d'annoncer qu’une
compagnie de jeunes pionniers inaugurerait l’émigration,
dès le commencement de mars. Il fallut encore avancer ce
départ, tant était grande l’animosité des
anti-mormons. Les pionniers se mirent donc en route dès le 3
février, et huit jours après, les douze apôtres
et les membres du Grand conseil, suivis de seize cents émigrants,
hommes, femmes et enfants, traversèrent le Mississipi sur la
glace. L’inclémence de la saison, le défaut de
chemins frayés, l’incertitude du lendemain, la
certitude, au contraire, de difficultés innombrables,
inconnues, tout enfin imprimait à la marche de ces pionniers
un cachet d’héroïsme extraordinaire. À
mesure que la belle saison approchait, d’autres détachements
quittaient la ville sainte et s’élançaient dans
la prairie sur les traces de l’avant-garde. Ainsi commença
l’exode des mormons.
Cependant
ceux qui n’avaient pas encore quitté Nauvoo avaient
terminé la construction du temple. Cet édifice sacré
avait coûté plus d’un million de dollars.
Construit en pierre calcaire d’un blanc grisâtre, presque
aussi dure que le marbre, ce monument, qui passait pour le plus beau
du Nord-Amérique, avait 128 pieds de long sur 88 de large. Son
fronton occidental portait cette inscription en lettres d’or :
« Maison de l’Éternel, bâtie par
l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers
jours. La sainteté est au Seigneur. »
Le 1er
et le 2 mai 1846, la dédicace du
temple se fit avec grande pompe, en présence de nombreuses
députations des pèlerins de la prairie et des diverses
colonies répandues dans les États-Unis. Ce dernier
devoir accompli, le temple fut dépouillé de ses
ornements de fête, et toutes les députations se
dispersèrent. Ce premier monument de notre foi ne devait pas
survivre longtemps à l’émigration. Le 10 novembre
1848, il fut incendié par des mains inconnues. En 1850, les
Icariens, qui s’étaient fixés à Nauvoo,
sous la conduite de M. Cabet, avaient entrepris d’en utiliser
les murs pour de nouvelles constructions, quand, le 27 mai, un
violent ouragan le renversa de fond en comble, ne laissant debout
qu’une partie de la façade occidentale.
Une
centaine de pauvres familles restaient à Nauvoo. Ces
retardataires n’attendaient que des acquéreurs de leurs
biens pour prendre le chemin de l’exil. Au mépris de
toutes les conventions jurées, le 10 septembre, un
rassemblement de mille hommes avec six pièces d’artillerie
vint attaquer la ville, sous la direction du révérend
Brockman. Nauvoo n’avait que trois cents hommes à
opposer à ces forces, et seulement cinq méchants canons
fabriqués à la hâte avec la ferraille d’un
vieux steamer. Commencé dans l’après-midi du 10,
le feu continua les 11, 12 et 13 septembre. Les défenseurs de
Nauvoo déployèrent durant ce siège un courage
admirable. Ils avaient à leur tête Daniel H. Wells, le
même qui est aujourd’hui commandant en chef des milices
d’Utah. Ébahis de voir cette poignée d’hommes
repousser leurs attaques, les assiégeants firent eux-mêmes
des propositions pacifiques. Les mormons n’avaient perdu que
trois hommes dans toute l’affaire, et les pertes de leurs
ennemis avaient été bien autrement graves. Il fut
convenu que les assiégeants déposeraient les armes, à
condition que les assiégés évacueraient l’État
de l’Illinois au bout de cinq jours. Le 17 septembre, tandis
que les défenseurs de Nauvoo traversaient le Mississipi pour
suivre dans l’ouest les traces de leurs frères, leurs
ennemis, au nombre de seize cent vingt-cinq, entraient dans la ville
pour la livrer au pillage. Ils célébrèrent leur
facile triomphe par des orgies et par la profanation du temple. Ainsi
fut consommée l’expulsion définitive des mormons
du sein des États-Unis.
Brigham
Young, à la tête des premiers émigrants, frayait
péniblement la voie à son peuple. En traversant l’État
d’Iowa, il fit la rencontre du colonel F. L. Kane, qui
accompagna les pèlerins jusqu’au delà des
montagnes Rocheuses. Lors de son retour à Philadelphie, sur
l’invitation de la Société historique de la
Pennsylvanie, M. Kane écrivit une relation de son voyage (The
Mormons, Historical Society of Pennsylvania,
March 26 th. 1850), extrêmement intéressante même
pour les hommes les plus sceptiques. La région au delà
des montagnes Rocheuses, où les mormons avaient résolu
d’aller s’établir, était alors aussi peu
connue que l’intérieur de l’Afrique l’est
encore aujourd’hui. Les premières colonnes des émigrants
s’étaient mises en marche, précédées
d’éclaireurs chargés de reconnaître le pays
et de signaler les passages les moins difficiles. D’immenses
convois de chariots les suivaient, traînés par des mules
et des bœufs, et chargés d’instruments aratoires,
de tentes et de provisions. L’ordre le plus admirable présidait
à tous leurs mouvements ; jamais troupe disciplinée
ne se garda mieux, ne campa, ne bivouaqua avec plus de régularité.
Ils avaient amené de Nauvoo une musique militaire, qui se
faisait entendre dans toutes les haltes. En même temps que
l’émigration apprenait, dans le désert, la
nouvelle du sac de Nauvoo, et recevait cette dernière preuve
de la coupable indifférence du gouvernement à faire
respecter les promesses les plus sacrées, un message du
président des États-Unis (M. Polk) venait sommer les
bannis, comme citoyens de l’Union, de fournir leur contingent à
l’armée fédérale, qui se disposait alors à
attaquer la République du Mexique. Il n’y eut pas un
moment d’hésitation. La loi commande, il faut obéir.
– « Vous aurez votre bataillon, s'écria
Brigham Young, quand même il faudrait le composer de nos
principaux dignitaires. » - Au même instant, le
pavillon étoilé de l’Union fut arboré à
la cime d’un arbre ; et trois jours après, à
la suite d’un grand bal donné en leur honneur, cinq cent
vingt hommes partaient pour la Basse-Californie, prêts à
aller verser leur sang sous ce même drapeau fédéral
qui ne les avait jamais protégés. Ce sont là les
hommes que certains journaux américains ne cessent de
représenter comme d’intraitables démagogues, de
farouches jacobins, en état de rébellion permanente
contre les lois et la constitution de leur pays ! Après
une marche des plus laborieuses à travers des régions
entièrement inconnues, le contingent mormon, dirigé par
le lieutenant-colonel Cooke, parvint au lieu de sa destination sans
perdre un seul homme. Et tandis qu’à la tête de
quelques milliers de soldats le général Scott entrait,
tambour battant et mèche allumée, dans l’antique
cité de Montezuma, les volontaires mormons coopéraient
vaillamment à la conquête de l’Utah, de la
Californie et du Nouveau-Mexique. La guerre terminée, le
bataillon fut licencié, et, peu de temps après, des
hommes qui en avaient fait partie, travaillant aux fondations d’un
moulin sur l’immense domaine de M. Sutter, le plus ancien colon
européen du pays, découvrirent les fameuses mines d’or
de la Californie (ancien officier suisse au service du roi Charles X,
M. Sutter ayant émigré en Californie après la
révolution de 1830, avait obtenu du gouvernement colonial une
concession de terre d’environ trente lieues carrées).
Le
bataillon mormon était parti de Kanesville, ville fondée
par les saints en l’honneur du colonel Kane, sur la rive gauche
du Missouri, un peu au-dessus de son confluent, avec la Platte ;
on la nomme aujourd’hui Council Bluffs. C’est là
que se trouvait le quartier général de l’émigration.
En face de Kanesville, était un autre grand poste nommé
Winter Quarters (aujourd’hui Omaha City), capitale du
territoire de Nebraska. De là, leurs campements
s’échelonnaient sur une ligne de quatre-vingts lieues,
dans le pays des Indiens Omahas et Pawnees. Un journal fut fondé
à Kanesville sous le nom de Frontier
Guardian, pour porter à
ces divers campements, avec les nouvelles d’intérêt
local, les consolations et les encouragements des apôtres.
L’hiver
que les mormons passèrent dans ces parages fut la plus
terrible de leurs épreuves. Jetés au nombre de vingt
mille hommes, femmes, enfants, vieillards, sur les neiges de la
prairie, n’ayant rien pour s’abriter que leurs chariots
ou des cabanes construites à la hâte, rien à
manger que les rares provisions qu’ils avalent emportées,
exposés à toutes les horreurs du froid, de la
souffrance et des maladies, plusieurs succombèrent; mais les
autres furent soutenus, sauvés par la foi religieuse, cette
foi qui transporte les montagnes. Pendant que la plupart des mormons
émigraient par la voie de terre, d’autres s’embarquaient
à New York pour se rendre par le cap Horn en Californie.
Le
printemps de 1847, en ramenant les fleurs dans la prairie, ouvrit une
ère nouvelle à nos pauvres exilés. À
Kanesville, d’immenses ateliers s’organisèrent,
pour reforger les vieux fers, construire des wagons, et faire tous
les préparatifs d’une lointaine émigration. Les
jeunes gens louèrent avantageusement leurs bras dans les
fermes voisines pour se procurer des vivres. Un bac fut organisé
sur le Missouri pour le transport du bétail et des chariots,
et pour servir de communication entre les divers camps jetés
le long des deux rives. Le 14 avril, Brigham Young et ses deux
conseillers, avec huit apôtres, se mirent à la tête
de cent quarante-trois hommes et de soixante-dix chariots chargés
de graines et d’instruments agricoles, pour aller chercher
l’Eden dans les profondeurs de l’ouest. En partant de
Kanesville ces hardis explorateurs s’engagèrent dans la
riche et fertile vallée de la Platte. Ainsi baptisée
jadis par les Franco-Canadiens à cause de l’étendue
extraordinaire de son lit peu profond, cette rivière est le
Nebraska des Indiens. Ils traversèrent ces immenses prairies
décrites par Cooper, qui s’étendent jusqu’au
fort Laramie, terrain de chasse des Pawnees, des Crows et des Sioux.
Ces plaines nourrissent un nombre prodigieux de bisons (bos
americanus). Il n’est
pas rare d’y rencontrer des masses compactes de ces puissants
quadrupèdes occupant dix et même quinze lieues
d’étendue. La chair de ce buffle est excellente, celle
de la femelle principalement : elle sert de pain quotidien aux
Peaux-Rouges. Nos pionniers côtoyèrent la rive gauche de
la Platte, sur une longueur d’environ 200 lieues, c’est-à-dire
jusqu’au fort Laramie, où ils la traversèrent à
gué ; puis, tirant, vers le nord, ils traversèrent
les montagnes Rocheuses en contournant Fremont’s Peak et en
franchissant la passe du Sud (South Pass), célèbre
défilé qui débouche dans cette région que
les Américains appellent le Grand Bassin, et qui s’étend
jusqu’à la Californie. Ils se frayèrent ainsi un
chemin à travers les vastes solitudes de l’Utah,
incessamment aux prises avec des difficultés dont les plus
sérieuses étaient le passage des rivières, et
parfois le manque de pâturages. Des éclaireurs
indiquaient les ressources naturelles des diverses contrées
qu’ils avaient à parcourir, ainsi que les stationnements
les plus avantageux. Trois conditions sont indispensables pour
constituer un bon campement : de l’eau, du bois et des
herbages pour les animaux. La science était dignement
représentée dans cette curieuse expédition. Un
ingénieux automètre était attaché à
l’un des chariots ; toutes les distances étaient
soigneusement mesurées et notées, et au fur et à
mesure on rédigeait un livret-guide pour les grands
détachements qui devaient suivre. Orson Pratt, l’apôtre
astronome et ingénieur, tenait le journal de la caravane.
C’est lui qui déterminait les longitudes et les
latitudes, et observait les variations de la température. La
relation scientifique de ce voyage est un modèle en ce genre.
Rien n’échappait à la sagacité de
l’observateur : les plus minces événements,
les moindres accidents géologiques, comme les phénomènes
les plus extraordinaires ou les plus importantes curiosités
naturelles étaient soigneusement enregistrés, jour par
jour, dans son compte rendu. D'importantes découvertes furent
faites par nos explorateurs. Les principales sont celles de mines de
charbon bitumeux sur divers points du bassin de la Platte, et sur le
Green River. On signala aussi près le Sweet Water, dans le
plateau d’Utah, un lac dans lequel se trouvait un dépôt
de borax. Enfin, on constata la nature vénéneuse de
certaines fontaines, et l’on en prit note pour la préservation
des voyageurs futurs.
Le 23
juillet, après avoir franchi le labyrinthe affreux des monts
Wasatch, Orson Pratt arriva l’un des premiers sur les bords du
Grand Lac Salé. Il explora le même jour tous les
environs. II fut rejoint le lendemain par Brigham Young et par le
corps principal de notre avant-garde. Ce jour-là, 24 juillet,
sera longtemps célébré par les saints comme
l’anniversaire de leur délivrance. Après un
voyage de près de quatre cents lieues à travers un pays
inconnu, nos courageux pionniers arrivaient au but, épuisés,
mais fiers de n’avoir pas perdu un seul homme. Brigham Young
déclara, par l’inspiration divine, que la colonie
s’établirait dans la belle et fertile vallée du
lac Salé. Un vaste terrain fut réservé tout
d’abord pour l’érection d’un temple, et
consacré par la prière. Bientôt, et, dans toutes
les directions, des charrues tracèrent leurs premiers sillons
sur cette terre vierge. Le président désigna
l’emplacement de la nouvelle cité, partagea le terrain
en lots de dix acres chacun, détermina la largeur et la
direction des rues, et assigna la position que devaient occuper le
temple, d’autres édifices et les places publiques. Après
avoir jeté les premiers fondements de ce nouvel État,
Brigham reprit immédiatement le chemin de Kanesville, pour
aller diriger la masse des émigrants dans ce long pèlerinage,
dont l’Avant-garde avait exploré et jalonné la
route. Pendant l’été, un convoi de cinq cent
soixante-six chariots, chargés de toute sorte de grains, avait
quitté les bords du Missouri, et s’était engagé
sur les traces des pionniers. Ce corps principal d’émigrants
s’avançait dans un ordre parfait, d’après
un type d’organisation particulière que reproduisent
toutes nos caravanes.
Le 23
décembre 1847, les douze apôtres adressèrent de
Kanesville une longue et chaleureuse épître à
tous les saints répandus sur la terre, pour leur annoncer que
les bords du lac Salé avaient été choisis pour
être l’emplacement provisoire de la nouvelle Sion. Nous
citerons une phrase de ce document qui prouve bien que, dès
cette époque, les mormons ne pensaient nullement à se
rendre indépendants des États-Unis : « Nous
adresserons une pétition au gouvernement fédéral,
dès que les circonstances nous le permettront, pour la
formation d’un gouvernement territorial dans le Grand Bassin
(c’est le nom que portait alors le vaste plateau d’Utah). »
Le
lendemain, Brigham Young fut, dans une conférence générale,
proclamé de nouveau premier président de l’Église.
Il s’adjoignit comme conseillers, Heber, C. Kimball et William
Richards. Ces nominations furent unanimement confirmées par le
peuple. Dans l’automne de 1848, le corps principal des
émigrants, dirigé par Brigham, atteignit les bords du
lac Salé. Le début y fut malheureux : des myriades
de sauterelles dévorèrent la totalité des
récoltes, et la famine s’ensuivit. La rareté des
subsistances devint telle, que les plus riches colons furent réduits
à vivre de fruits et de racines sauvages. La récolte de
1849 vint réparer ce désastre, et une partie du
bataillon mormon revint de Californie avec une importante quantité
de poudre d’or. Brigham Young battit monnaie avec ce précieux
métal. Des pièces de cinq et de dix dollars furent
frappées sans alliage, et avec cette exergue : Holiness
to the Lord (la sainteté
est au Seigneur). La fièvre d’or, qui agitait l’univers
tout entier, menaça d’une ruine totale la colonie
naissante. À l’arrivée de ceux qui avaient
exploité les premiers placers californiens, toute la
population fascinée voulait émigrer de nouveau vers les
mines ! Brigham sut conjurer cette terrible épreuve.
Quelques-uns partirent, en effet ; mais ils furent invités
à ne plus reparaître. « L’or, disait-il
ironiquement et par allusion à une prophétie, qui nous
annonce une abondance extrême des métaux précieux
dans les derniers temps, l’or ne doit servir qu’à
paver les rues, à couvrir les maisons, et à fabriquer
de la vaisselle. Les vrais trésors de la terre sont dans les
magasins du Seigneur : produisez du grain, bâtissez des
cités, et Dieu fera le reste. » Ces paroles furent
généralement écoutées, et la jeune
société échappa au danger d’une
dissolution. Depuis cette époque, tout prospéra parmi
les saints, et leur nouvelle capitale s’accrut très
rapidement.
Cependant
ils venaient d’apprendre que le traité Guadalupe
Hidalgo, fait en 1848, entre le Mexique et les États-Unis,
cédait au gouvernement de l’Union toute la Nouvelle
Californie, dans laquelle se trouvait compris l’Utah. Les chefs
de l’Église, prévoyant que la découverte
des riches placers californiens allait attirer sur les terres de leur
colonie un passage considérable de chercheurs d’or,
jugèrent que le temps était venu de constituer un
gouvernement civil. À cet effet, tous les citoyens résidant
dans la Haute Californie, à l’est de la Sierra Nevada,
furent convoqués à Great Salt Lake City, le 5 mars
1849, pour délibérer sur l’opportunité
d’organiser le pays en territoire ou en État. Or, comme
la plupart de ces citoyens étaient mormons, ceux-ci eurent
naturellement la haute main dans toutes les délibérations,
ainsi que dans l’élection du comité chargé
d’élaborer un projet de constitution. Dès le 15
mars, cette constitution était rédigée et
adoptée. On y déclarait qu'il était établi
un État sous le nom de Deseret (ce mot, tiré des
annales d’Éther dans le Livre
de Mormon, signifie abeille,
et par extension cité des abeilles. La ruche est l’emblème
national des saints des derniers jours), avec des pouvoirs
législatifs, exécutifs et judiciaires. Brigham Young
fut élu gouverneur, et en cette qualité il prêta
serment de fidélité à la Constitution des
États-Unis. le 15 juin 1850, le nouvel État publia le
premier numéro de son journal officiel sous le nom de Deseret
News.
Le
Congrès de Washington ne ratifia ni la formation du nouvel
État, ni l’immense attribution de terrain qu’il
s’était permise. Le 9 décembre 1850, le président
Fillmore signa l’acte par lequel l’État de Deseret
descendait au rang de simple territoire, sous le nom d’Utah.
Après de longues hésitations, et sur l’invitation
du colonel Kane, il nomma Brigham Young gouverneur du nouveau
territoire, et surintendant des affaires indiennes. Le Congrès
avait alloué vingt mille dollars pour la construction d’une
maison d’État, et cinq mille pour la fondation d'une
bibliothèque publique. Le président Fillmore n’eut
pas la main heureuse dans le choix des premiers officiers fédéraux
qu’il envoya dans l’Utah. Un incident imprévu
faillit amener la guerre entre les saints et le gouvernement de
Washington. Le juge Perry. A. Brocchus, dans la conférence
solennelle du 8 octobre 1851, et devant un nombreux auditoire, oublia
sa mission et les convenances jusqu’à insulter les
citoyens d’Utah et calomnier la conduite de leurs femmes. Il
osa même approuver publiquement les cruelles persécutions
que les mormons avaient endurées ; ce qui prouve qu’il
leur supposait au moins une vertu, la patience. Son discours donna
lieu à une correspondance publique entre lui et le gouverneur
Young, dans laquelle l’ignorance et la méchanceté
du juge parurent dans tout leur jour. Cet incident, il faut en
convenir, n’était pas fait pour rendre les juges
fédéraux très populaires dans la nouvelle cité.
Ils s’en aperçurent bientôt et déguerpirent
à la hâte, emportant, comme fiche de consolation, les
vingt-quatre mille dollars que le Congrès fédéral
avait alloués pour l'indemnité des membres de notre
législature. Arrivés à Washington, ils ne
manquèrent pas, pour pallier leur conduite, d’adresser
au président des rapports hostiles contre l’administration
du gouverneur Young. Avant de saisir le Congrès de cette
affaire, M. Fillmore demanda sagement et obtint des explications de
Brigham Young. Il lui donna raison, et envoya, en qualité de
premier juge d’Utah, l’honorable L. H. Read, qui, dans sa
correspondance, rendit loyalement justice à la moralité
des saints et à l'intégrité de leur gouverneur
pontife.
Les
missionnaires mormons faisaient de grands progrès en
Angleterre. La présidence de Liverpool comptait 33,000 saints
sur ses registres. Joë Smith, le patriarche, oncle de Joseph,
écrivait dans une épître : « Notre
œuvre, il y a vingt ans, n’était que le grain de
sénevé ; aujourd’hui, c’est une
puissante forêt sous laquelle les oiseaux du ciel peuvent se
reposer. » En 1852, la population d’Utah dépassait
le chiffre de 30,000 âmes. L’affluence des émigrants
fut considérable : environ 10,000 saints, la plupart
Européens, vinrent se réunir à leurs frères
de Sion. Dès l’année 1850, une caisse de secours,
sous le nom de Perpetual
Emigrating Fund Company, avait
été créée pour subvenir aux frais de
voyage des émigrants nécessiteux. Alimentée par
des dons volontaires et sans cesse enrichie par le remboursement des
avances, cette compagnie deviendra par la suite une institution
financière de premier ordre. Les Indiens de l’intérieur,
après deux défaites, reconnurent la supériorité
des Visages Pâles.
Un assez bon nombre, évangélisés par nos
missionnaires, se réunirent à l’Église.
L’année
suivante, une machine à sucre du prix de 100,000 dollars
arriva de Saint-Louis, et fut sur le champ mise en activité.
La Société agricole et manufacturière du Deseret
fut régularisée. On jeta les fondements du bâtiment
de l’Université. Un système d’écoles
primaires, à bases larges et libérales, fut adopté
pour tout le territoire. En même temps, on s’occupait de
la création d’un arsenal et des autres détails
d’organisation militaire, et on achevait l’établissement
de bains thermaux, commencé l’année précédent.
Enfin, on joignait l’agréable à l’utile, en
donnant à Social Hall des représentations dramatiques,
et en s’occupant même de l’acclimatation des
homards et des huîtres dans le lac Salé.
L’activité
de ce peuple, si remarquable dans la colonisation d’Utah, se
déployait avec une égale ardeur au dehors, dans
l’intérêt de sa foi. À peine les premières
récoltes l’eurent-elles mis â l’abri des
besoins, que des centaines de missionnaires furent envoyés
dans divers États de l’Union et de l’Amérique
du Sud, dans la Grande-Bretagne, la France, la Suède et
d’autres contrées de l’Europe, de l’ancien
continent et de l’Océanie, enfin sur presque tous les
points du globe. À l’exemple des premiers apôtres,
tous ces hommes étaient envoyés without
purse or scrip, c’est-à-dire
sans obole et sans bagage. Comme on a souvent contesté ce
fait, nous attestons formellement que jamais cette Église n’a
eu de fonds spécial pour ses missionnaires (dans son Voyage
au pays des mormons, M. Jules
Remy, dont nous parlerons plus loin, donne des détails curieux
et parfaitement authentiques sur ce point).
La
législature d’Utah ouvrit sa première session le
22 septembre 1851. Elle ratifia et admit comme territoriales les lois
décrétées par l’État provisoire du
Deseret, et décida que Fillmore, petit bourg situé dans
le sud, sur la route de la Californie, deviendrait la capitale du
nouveau territoire. Sous l’impulsion des législateurs
mormons, de nombreux établissements agricoles rayonnèrent
autour du point central. Mille industries nouvelles s’établirent
comme par enchantement en ville et dans les campagnes. Vers la fin de
l’année, une importante colonie fut fondée dans
la basse Californie. On acheta, dans la région des Orangers et
à 90 milles du Pacifique, 100,000 acres d’excellentes
terres, qui furent immédiatement mises en culture. C’était
le point de rassemblement destiné aux saints de la Polynésie.
Une
levée de boucliers des Indiens Utes, excitée par les
Mexicains, mit encore le gouverneur Young dans la nécessité
de recourir aux armes ; il le fit avec sa résolution et
sa vigueur ordinaires, et contraignit bientôt les Indiens à
demander la paix. Les mormons ne perdirent que douze hommes dans
cette guerre. Ce fut dans ce temps (octobre 1856) que périt,
avec huit de ses compagnons, le capitaine Gunnison, ingénieur
topographe, que le Gouvernement fédéral avait chargé
de faire l’un des tracés du chemin de fer du Pacifique.
On verra ci-après que ce meurtre nous fut calomnieusement
imputé.
Les
années 1854 et 1855 apportèrent de nouveaux éléments
à la prospérité d’Utah. On répandit
le goût de l’étude ; une bibliothèque
publique fournit librement à tous les amateurs les principaux
ouvrages de la langue anglaise. On publia la grammaire de plusieurs
idiomes indiens. Les principales langues vivantes furent enseignées
par des professeurs instruits. Une société
philharmonique se fonda, ainsi que la Polysophical
Society, l’Universal
Scientific Society, et le
Deseret Theological Institute.
Le président Pierce, exactement renseigné par
l’honorable Read, chef de la justice d’Utah, se montra
constamment impartial envers les mormons. Le Congrès, en
retour des services reçus, et principalement des dépenses
faites dans la guerre contre les Indiens, allouait au territoire
d’Utah une somme de cent cinquante-quatre mille cinq cent
soixante-huit dollars.
En
1854, le colonel Steptoe, envoyé dans la Californie avec des
troupes, puis nommé gouverneur à la place de Brigham
Young, dont les fonctions étaient expirées, ne crut pas
devoir accepter cette charge. Dans un document signé par
toutes les notabilités judiciaires, militaires et commerciales
du pays, il s’exprimait en ces termes sur celui dont il
refusait de prendre la place : « Le gouverneur Young
possède à un degré éminent toutes les
qualités nécessaires pour remplir les devoirs de la
charge qui lui est confiée ; il a une intégrité
et une capacité qu’on ne saurait révoquer en
doute. » D’après cette déclaration, le
président Pierce laissa l’exercice du pouvoir civil au
pontife des mormons. Nous dirons plus loin dans quel état nous
trouvâmes ce territoire le 29 octobre 1855, jour de notre
arrivée à Great Salt Lake City.
Chapitre
III
COUP
D'ŒIL GÉNÉRAL SUR LE TERRITOIRE D'UTAH -
EXPÉDITION MILITAIRE CONTRE L'UTAH
« Voir,
dans l’espace de trois ans, se former une nation nouvelle sur
un point si complètement séparé, par les
barrières de la nature, du reste du monde, sans communication
par voies navigables avec l’un ou l’autre Océan
-dans une région cernée par de vastes déserts,
qu’on ne peut atteindre qu’au prix d’un voyage par
terre, long, pénible et souvent périlleux- un tel
tableau mérite assurément autre chose qu’une
mention fugitive. Dans cette jeune et progressive république
du Nord, où les cités naissent en un jour et les États
en une année, l’établissement de colonies là
où la nature ce montre au premier abord attrayante et riche de
promesses n’a rien de surprenant. Mais le succès d’une
entreprise comme celle d’Utah, nonobstant toutes les
difficultés et toutes les prévisions, est, en vérité,
l’un des incidents les plus remarquables de notre siècle. »
C’est en ces termes que le capitaine Stansbury, envoyé
de Washington en 1849, pour étudier la topographie de la
vallée du Grand Lac Salé, commença son rapport
officiel sur cette expédition (An
expedition to the Valley of the Great Salt Lake of Utah, etc.
By Howard Stansbury, captain
topographical engineers, United States Army, 1 vol. in-8° de 487
pages, avec 58 planches et 2 grandes cartes géographiques.
Philadelphia, 1852), rapport qui lui fait le plus grand honneur.
Après le colonel Kane, le capitaine Stansbury est celui des
touristes américains qui a écrit le plus impartialement
sur les mormons.
Le
territoire d’Utah, tel qu’il fut admis dans l’Union
par acte du Congrès du 9 septembre 1850 est borné à
l’est par le Nébraska, à l’ouest par l’État
de la Californie, au nord par l’État de l’Oregon,
et au sud par le trente-septième parallèle de latitude
nord. Sa superficie, un peu moins considérable que celle de la
France, est de 187,000 milles carrés (environ 62,335 lieues
carrées). L’Utah forme une agrégation de grandes
vallées plus ou moins fertiles, coupées par plusieurs
chaînes de montagnes, mais surtout par les ramifications des
monts Wasatch, et communiquant ensemble par des cols ou canyons.
Les plus riches de ses vallées sont celles de San Pete, vers
le sud, le pittoresque bassin du lac Utah, et Cache Valley dans le
Nord. Cette dernière surtout, nouvellement colonisée,
deviendra d’ici à peu de temps le grenier d’abondance
des mormons. À l’arrivée des pionniers, les rares
trappeurs qui avaient parcouru ce pays leur en avaient fait un
rapport très défavorable : « Nous vous
donnerons, disaient-ils, mille dollars du premier boisseau de maïs
ou de froment que vous y récolterez. » Ces gens-là
ne connaissaient guère les mormons. Les plus grands obstacles
naturels devaient céder aux efforts de ces robustes et habiles
cultivateurs.
L’Utah
tire son nom d’une des nombreuses tribus nomades qui vivent
encore dans les environs du lac Salé. Le centre de cette vaste
région se compose d’un immense plateau qui a reçu
des géographes le nom de Grand Bassin. Le climat général
du plateau est le plus salubre qui se puisse rencontrer, sous cette
latitude, dans le monde entier. L’absence de brumes, l’air
vivifiant des montagnes, l’incomparable pureté de
l’atmosphère, la qualité supérieure des
eaux, y favorisent à l’envi le rapide accroissement de
la population.
Un
voyageur français, dont nous reparlerons bientôt, fait
de ce pays une description éloquente et fidèle :
« Si le sol, dit-il, présentait peu d’avantages,
le climat, en revanche, se montrait sous un jour plus aimable et plus
consolant. Le ciel, presque toujours serein et d’azur, y offre
des profondeurs inconnues de ceux qui n’ont vu que l’Italie.
On respire à l’aise au milieu de cette nature ingrate,
et si l’œil n’y est jamais réjoui par une
végétation vigoureuse, il éprouve un charme d’un
autre genre à suivre les jeux continuels de la lumière
du jour, qui colore de mille teintes variées les sévères
horizons des plaines et des collines. Dans cette atmosphère
ravissante, dans ces plaines prolongées à l’infini,
les mirages se renouvellent éternellement et offrent aux
regards des tableaux inimitables, indescriptibles, enivrants, qui
vous enchantent, vous transportent, vous terrassent d’admiration.
L’âme reçoit de la fréquente répétition
de ce spectacle des effets durables et singulier : elle en reste
inondée d’impressions vaporeuses comme les images qui
les ont produites, et elle prend une teinte de mélancolie
voluptueuse qui l’attache à ces contrées
magiques. »
L’industrie
des mormons a su métamorphoser le sol aride du Grand Bassin,
d’un aspect si sévère et si mélancolique,
en une vaste oasis, qui devient de plus en plus productive. Les
hivers y sont froids comme dans le nord de la France, mais les étés
y sont incomparablement plus chauds. Le sol est susceptible de
produire tous les fruits et légumes, toutes les denrées
agricoles de la zone tempérée, y compris le coton dans
le sud. Les pommiers et les pêchers y sont déjà
innombrables ; la vigne de Californie y produit de magnifiques
raisins. La culture des arbres fruitiers est tellement encouragée,
que dans dix ans le pays tout entier présentera, l’aspect
d’un immense verger. Comme chaque émigrant apporte
quelque chose de son pays natal, toutes les productions du globe
finiront par s’y rencontrer. Un émigrant, venu de
Londres, a déjà naturalisé le thé de la
Chine. Nos amandiers de France, le sorgho imphy et la canne à
sucre chinoise, introduits par moi-même, ont donné
partout les meilleurs résultats. Le principal produit est le
froment, puis le maïs. Les pommes de terre d’Utah, et
notamment l’espèce appelée meshanik,
sont sans rivales dans le monde. Les semailles se font en avril, et
la moisson commence vers le 5 juillet. La culture du chanvre et du
lin a parfaitement réussi. Le bois de charpente et le bois à
brûler existent à profusion dans le sein des montagnes.
Les principales essences sont des conifères, des érables,
des chênes et des sumacs. Le cèdre, bois précieux
pour l’ébénisterie, et le maple ou érable
à sucre, sont les deux arbres indigènes les plus
estimés. La flore d’Utah, sans être riche,
présente une assez grande variété de plantes et
de fleurs remarquables. Parmi les premières, nous devons
mentionner le milkweed,
ou herbe à lait, qui est extraordinairement prolifique. Elle
fournit un duvet précieux, aussi moelleux que celui de la
soie, et dont les mormons savent se faire des matelas et des édredons
à très bon marché.
Le
minerai de fer abonde dans Iron County. Il donne de 40 à 75 p.
100 de fer pur. Une société par actions, sous le nom de
Deseret Iron Company,
exploite ces riches mines avec un privilége pour cinquante
ans. Elle a construit à Cedar City des hauts fourneaux qui
rendent environ mille cinq cents kilogrammes de fer par jour. Des
indices de mines d’or ont été remarqués
sur divers points. Il y a de l’argent et du plomb aux environs
de Las Vegas, et des mines de houille dans plusieurs comtés.
On trouve également dans diverses parties du pays le soufre,
l’alun, le borax, le carbonate de soude et des couches de
salpêtre. On a même observé sur le Humboldt River
des rubis et des grenats en abondance. Mais il s’en faut de
beaucoup que les richesses minérales et métalliques du
Grand Bassin soient déjà toutes connues.
Plusieurs
espèces du règne animal ont été
cruellement décimées par les trappeurs et les Indiens.
Le buffalo n’existe plus à l’ouest des montagnes
Rocheuses. Poursuivi jusque dans ce dernier asile, le castor y
devient rare. Dans les montagnes vivent diverses antilopes, l’élan,
deux espèces de cerf, l’ours noir et l’ours gris,
le mouton sauvage, une sorte de chamois et une panthère de
petite taille. Les loups, les renards, les chamois, le rat musqué,
le raccoon, l’écureuil, les lièvres surtout, sont
très nombreux dans certains parages. Parmi les oiseaux, on
remarque plusieurs variétés de grouses, de perdrix, de
pigeons, des courlis, des aigles et de grands corbeaux. Les oiseaux
aquatiques foisonnent sur les bords de tous les lacs salés.
Les
mormons ont introduit dans l’Utah le bœuf, le cheval, le
mulet, l’âne, le mouton, les porcs, et tous les oiseaux
de basse-cour. L’abondance et la richesse des pâturages
sont telles dans certains comtés, qu’on peut y élever
un nombre infini de bêtes à cornes et à laine. Le
bétail forme déjà une branche importante
d’exportation pour la basse Californie. Bref, sans être
un pays exceptionnel ni privilégié, l’Utah
contient tous les éléments de bien-être matériel
nécessaires à une population de plusieurs millions
d’âmes. Recrutés parmi l’élite des
émigrants des contrées les plus civilisées, les
mormons surpassent en aptitude agricole et industrielle tous les
peuples contemporains. Le plus illustre de nos apostats, John Hyde,
dit dans son fameux libelle : « les
mormons sont les plus industrieux des hommes. »
Quel aveu sous la plume d’un renégat ! Parmi leurs
maximes de prédilection, celle-ci mérite d’être
mentionnée : « Je
ne puis le faire n’a
jamais rien produit ; j’essayerai
a opéré des merveilles ;
et je le ferai a
accompli des miracles. (I can’t
do it never did any thing ;
I will try has
worked wonders ; and I
will do it has performed
miracles.) »
Les
progrès accomplis en si peu de temps dans la fabrication de
certains articles tiennent vraiment du prodige. La colonie possède
plusieurs moulins pour la fabrication du sucre de betterave et de
canne, des tanneries, des machines à carder, des fonderies de
fer, de bronze et de plomb, dans lesquelles on fabrique, entre autres
choses, des poêles de chauffage, des fourneaux de cuisine et
des caractères d’imprimerie. Les mormons ont de
nombreuses scieries mécaniques et d’excellents moulins à
farine. Ils font du papier, du carton, de la poudre, de l’huile
et de la poterie. Ils confectionnent des draps, de la flanelle, des
couvertures, des châles, des tapis, et quantité d’autres
produits. Ils ont des ateliers où l’on fait toute sorte
de coutellerie, des épées, des revolvers, des fusils,
des carabines, des clous, des scies, etc. Ils en ont aussi pour les
peignes, les chapeaux, les chaussures de cuir, les articles de
sellerie, la bijouterie, l’horlogerie et l’ébénisterie.
On trouve parmi nous des boulangers, des pâtissiers, des
bouchers. Nos charrons, forgerons, charpentiers et maçons,
sont en général d’habiles ouvriers. Les
beaux-arts, la musique vocale et instrumentale, la peinture, la
gravure et le dessin, ont là de dignes représentants.
Les femmes font des chapeaux de paille, s’adonnent au tissage,
à divers ouvrages de broderie, et à tous les travaux de
l’intérieur.
Ce qui
frappe le plus les étrangers au sortir de nos féeriques
montagnes, c’est l’aspect grandiose de la métropole
des saints. Assise à la base occidentale des monts Wasatch, et
située au 40° 46’ de latitude nord et au 112° 6’
de longitude ouest, Great Salt Lake City s’étend
pittoresquement de l’est à l’ouest, sur une
longueur de cinq milles et sur une largeur de trois milles. Les rues,
qui se coupent à angles droits, ont toutes quarante mètres
de largeur. La ville se compose de vingt et un wards ou quartiers,
chacun de douze blocks
ou carrés réguliers. Les
rues sont arrosées de chaque côté par des
ruisseaux d’une eau limpide, amenée des montagnes
voisines. Une double allée de saules arborescents (cotton
wood) orne chacun de ces
ruisseaux. Chaque habitation, éloignée de la rue d’au
moins vingt pieds, est entourée d’un terrain planté
plus ou moins vaste. Orné de fleurs et d’arbustes
d’agrément, le devant des maisons est un jardin, et le
reste du terrain est planté d’arbres fruitiers ou
consacré à diverses cultures.
Au
couchant, la ville est baignée par les eaux du Jourdain,
tandis qu’au midi s’étend une vaste plaine unie,
fertilisée par de nombreux ruisseaux qui descendent des
collines de l’est. Autrefois, de juin à octobre, les
pluies étaient inconnues dans l’Utah. Mais peu à
peu le climat a tellement changé sous ce rapport, que, l’année
dernière, des pluies bienfaisantes et périodiques ont
entièrement dispensé les mormons des travaux
d’irrigation artificielle. Nos nombreuses et florissantes
plantations sont sans doute pour quelque chose dans cet heureux
changement. À l’est et au nord, les pentes adoucies des
montagnes forment de spacieuses terrasses, d’où l’on
peut contempler toute la vallée du Jourdain jusqu’aux
sommets abruptes qui la terminent, encadrant d’une ceinture de
rochers le gracieux lac d’Utah. À l’extrémité
nord, on voit sourdre du pied de la montagne une source d’eau
chaude, que des conduits amènent dans un établissement
de bains aussi vaste que commode. Deux milles plus loin, une autre
source jaillit à gros bouillons d’un rocher
perpendiculaire, mais à une température si élevée
(128 degrés Fahrenheit), qu’il est impossible d’y
tenir la main. À la base de la colline, elle forme un petit
lac où viennent s’ébattre en hiver d’innombrables
oiseaux aquatiques. Enfin, au delà du Jourdain, de nombreux
troupeaux trouvent d’excellents pâturages dans de vastes
terrains couverts d’une herbe dure, mais très
nourrissante (bunch grass
ou herbe à bouquet), particulière
à ces régions ; tandis que les parties basses
qu’arrose la rivière donnent chaque année une
ample moisson de fourrages.
Au nord
de la cité s’élèvera majestueusement le
temple. À en juger par le plan et les explications de
l’architecte, M. Angel Truman, ce monument sera bien supérieur
à celui de Nauvoo. Un carré tout entier, nommé
Temple Block, a été mis en réserve pour sa
construction. Entouré d’un mur de clôture de 3
mètres 70 centimètres de hauteur, ce block aura quatre
entrées principales, vers les quatre points cardinaux. Dans
l’angle sud-ouest de cette enceinte se trouve le Tabernacle,
édifice long de 38 mètres 60 centimètres, large
de 19 mètres 55 centimètres, où peuvent
s’asseoir à l’aise trois mille personnes, et où
les règles de l’acoustique ont été si bien
observées, qu’aucune parole des orateurs n’y est
perdue. En 1861, cet édifice a été
considérablement agrandi. En avant du Tabernacle est le Bowry,
immense construction en bois, pouvant abriter douze mille personnes,
et où se tiennent en été les réunions du
culte. Vers l’angle nord et sur la même ligne s’élève
l’Endowment House où se confèrent provisoirement
les rites sacrés de l’Église. Le temple, dont les
fondations sont terminées, aura 46 mètres 25
centimètres de long sur une largeur de 36 mètres 65
centimètres. Il se construit avec un granit admirable qu’on
tire d’une montagne voisine. Selon toute probabilité, le
plan primitif sera profondément modifié. Quoi qu’il
en soit, nous pensons qu’une fois fini, ce monument sera l’un
des plus beaux édifices du Nouveau Monde. Mais, disent les
mormons, il ne sera guère que l’ombre du Grand Temple
qui sera construit par eux sur les bords du Missouri, à
Indépendance, dans le comté de Jackson, temple dont le
plan sera révélé d’en haut, et qui
éclipsera, par la grandeur du dessin et la magnificence des
décorations, tous les édifices que le monde a jamais
vus, et constituera le point central d’où la vérité
et la vraie religion rayonneront jusqu’aux extrémités
de la terre.
À
l’est du Temple Block est un autre carré particulier,
ceint d’un mur orné de tourelles. Il renferme les
Bureaux et le magasin général des dîmes (Tithing
office), et le Deseret Store,
l’un des plus vastes magasins de la ville. À l’extrémité
orientale du même carré se trouve le bel hôtel de
la Ruche, ainsi nommé à cause d’une énorme
ruche d’abeilles qui en surmonte le dôme : c’est
l’habitation particulière de Brigham et de la famille de
sa première femme. À côté sont les bureaux
de la Présidence, et ensuite Lion’s Mansion, le palais
du Lion, ainsi désigné à cause d’un lion
sculpté en pierre qui en décore l’entrée
principale. Cet édifice, long de 30 mètres sur 12 de
large, et l’un des plus beaux de la ville, a coûté
plus de 45,000 dollars. Les longues ogives des fenêtres de
l’étage supérieur donnent au toit, qu’elles
découpent, l’apparence d’un diadème
crénelé. Presque en face, on voit un joli bâtiment
avec cette inscription en lettres d’or : Historian
and Recorder’s Office.
Ce sont les bureaux des historiographes chargés d’écrire
l’histoire générale et de tenir en ordre les
archives de l’Église.
Non
loin de là s’élève Social Hall, vaste
construction où notre législature tient habituellement
ses sessions. La salle principale sert de théâtre ;
en hiver seulement, des amateurs y jouent très convenablement
des drames et des comédies. Notre orchestre est bien supérieur
à ceux des villes américaines de troisième
ordre. Il serait difficile de croire, à moins de l’avoir
vu, qu’il se trouve là de si dignes interprètes
des chefs-d’œuvre de Haydn, de Mozart, de Rossini, de
Meyerbeer, etc. Les mormons ont un goût très prononcé
pour la musique. C’est encore à Social Hall que se
donnent les bals publics. Il n’est rien de moins triste que la
religion des saints des derniers jours. Brigham Young est lui même
encore l’un des plus habiles danseurs du pays.
Council
House, la maison du conseil, est une autre construction considérable,
de forme carrée. Elle contient notre jolie bibliothèque
publique, où des centaines d’amateurs trouvent
constamment à emprunter les principaux ouvrages de la langue
anglaise. Un y voit aussi les bureaux et les imprimeries du Deseret
News et du Mountaineer.
Ces deux feuilles sont hebdomadaires. La première paraît
tous les mercredis et contient huit pages grand in-quarto, à
quatre colonnes très compactes. Cette feuille, qui a eu
l’honneur d’être le premier journal qui ait paru
dans la Californie, est le Moniteur
universel de l’Église.
Il est remarquable par l’abondance et la variété
de ses matières. Le Mountaineer,
ayant pour propriétaire et rédacteur en chef James
Ferguson, s’est donné la mission de défendre la
ligne politique des mormons en leur qualité de citoyens
américains. Seventies Hall, le palais des Septante, qui a été
bâti par actions, est encore un édifice digne d’être
mentionné. Dans le quinzième ward se trouve une
imposante construction ; c’est le nouveau palais de la
Cour de justice. Enfin, à deux milles de la cité, on
voit la Sucrerie avec ses vastes dépendances. Cette belle
usine appartient à l’Église. Non loin de là
s’élève le pénitencier territorial, dont
le directeur est le plus souvent l’unique habitant.
Ville-campagne
et bâtie avec toute la régularité d’un
immense damier, la jeune capitale du Grand Bassin compte un nombre
considérable de jolies maisons particulières. On en
rencontre ça et, là d’extrêmement
coquettes, ainsi que des jardins parfaitement cultivés. Il est
vrai de dire que ces maisons ne sont bâties qu’en adobes,
sorte de grosse brique séchée au soleil. Néanmoins,
une fois qu’elles ont été recrépies et
enduites partout d’une bonne couche de plâtre, elles ont
toutes plus ou moins une apparence confortable. Les édifices
publics sont généralement construits en diverses
pierres ou en superbe granit, que fournissent abondamment les
montagnes voisines, où l’on trouve aussi des marbres
précieux. Chacun bâtit sa maison selon ses moyens, et en
ne consultant que son propre goût. Les uns, imitant le style
des constructions américaines, se font de petits palais
bourgeois très élégants ; le plus grand
nombre, c’est-à-dire les derniers arrivés, se
contentent, d’une maisonnette à un seul étage.
Depuis deux ans, de nouveaux édifices publics ont embelli
divers quartiers de la cité. Un théâtre, qui
pourra contenir trois mille spectateurs, est en voie de construction.
Bâti par souscription et en granit superbe, cet édifice
s’élève sur le plan général de
Drury Lane, l’un des plus beaux théâtres de
Londres. La ville peut encore être l’objet d’une
foule d’embellissements de toute nature. En bien des endroits,
il n’y a qu’à gratter le sol pour en faire jaillir
des puits artésiens. Sa situation géographique au
centre de l’immense désert américain en fait le
trait d’union entre le Mississipi et l’Océan
Pacifique, et la destine à devenir l’un des grands
entrepôts du futur rail road qui doit relier ces deux
extrémités. Sa population, y compris celle de la
banlieue, est d’environ 20,000 âmes. Les autres villes,
qui sont toutes bâties sur un plan semblable mais moins
gigantesque, sont Ogden avec une population de 4,000 âmes,
Provo avec 3,000 habitants, Fillmore, Cedar, Parowan, Farmington,
Lehi, Brigham, Box Eider, Nephi, Springville, et une foule d’autres
florissants villages, trop nombreux pour figurer ici.
Au
milieu de tous leurs efforts pour assurer et développer la
prospérité matérielle, les mormons n’ont
point perdu de vue les progrès de l’intelligence. Des
fonds considérables en terre et en argent ont été
consacrés à la fondation d’une université.
Mais, paralysée par les préoccupations que fit naître
la dernière expédition des troupes fédérales
contre l’Utah, cette institution n’a pas encore peut se
développer. Néanmoins, elle a fait un premier pas dans
la bonne voie, en créant récemment une école
normale sous le nom d’Académie des sciences et des arts.
On y enseigne les hautes mathématiques et les éléments
des autres branches des connaissances humaines. En trente années
de temps, le mormonisme a conquis environ cent lettrés sur les
nations les plus civilisées de la terre. En hiver, des
professeurs instruits font des cours publics sur les principales
langues vivantes. Pour faciliter l’usage de la langue anglaise
aux prosélytes étrangers, notre université a
inventé un nouvel alphabet composé de quarante-deux
lettres. L’expérience a déjà montré
que cette innovation graphique, qui anéantit tout désaccord
entre la parole et la lettre écrite, atteint parfaitement son
but. Chaque village et chaque quartier dans les villes sont pourvus
d’une école primaire, que fréquentent les enfants
des deux sexes. Rien d’essentiel, en un mot, n’est
négligé pour répandre partout l’instruction
et le goût de l’étude, et pour favoriser la vie
intellectuelle au peuple.
Je veux
dire ici quelques mots sur le lac Salé, la plus grande
curiosité naturelle de ces contrées. Le baron Lahontan
est le premier qui, dès l’année 1689, en ait
signalé l’existence. Située entre les 40 et les
42° de latitude nord et les 114 et 116° de longitude ouest,
cette mer Caspienne de l’Amérique n’a pas moins de
cent quinze lieues de pourtour. Sa profondeur ne dépasse pas
seize mètres, et n’est en moyenne que de cinq mètres.
Ses bords s’élèvent à plus de mille mètres
au-dessus du niveau de Ia mer, et elle forme le fond d’un vaste
bassin tout entouré de hautes et pittoresques montagnes. La
nature saline du sol et l’aspect géologique du plateau
d’Utah semblent indiquer que, dans les siècles passés,
ses eaux occupaient une superficie bien autrement considérable.
Un petit steamer et quelques barques sillonnent déjà
cette mer du désert. Vers le milieu du lac, plusieurs îles
et îlots s’élancent du sein de ses eaux. Les
principales sont Antelope, Stansbury, Castle Island, Gunnison,
Carrington et Dolphin. Elles servent de retraite à des
myriades de pélicans, de mouettes, de canards, et autres
oiseaux aquatiques. La première, qui a seize milles de long
sur cinq de large, est la plus grande ; elle s’élève
à plus de mille mètres de hauteur au-dessus du niveau
du lac ; on y nourrit du bétail. Stansbury a vingt-sept
milles de circonférence. Castle Island est la plus
pittoresque. C’est un immense rocher à base de verdure,
et dont les découpures fantastiques offrent l’aspect
d’un vieux château. On jouit de son sommet d’un
magnifique panorama. Les eaux de ce lac forment la saumure naturelle
la plus concentrée de notre globe. Leur densité est
telle que le corps d’un homme ne peut y sombrer : ni
poissons, ni mollusques ne sauraient y vivre. L’analyse du sel
rapporté par le colonel Frémont donna les chiffres
suivants :
Chlorure de sodium . . . . . . . 97,80
Chlorure de calcium . . . . . . .
.0,61
Chlorure de magnésium . . .
..0,24
Sulfate de soude . . . . . . . . . .
0,23
Sulfate de chaux . . . . . . . . . .
1,12
---------------
100,00
Les
mormons retirent habituellement par l’évaporation de
trois gallons d’eau un peu plus d’un gallon de sel de
première qualité. En septembre 1849, un voyageur a
obtenu de vingt gallons la proportion de sept gallons de sel pur. La
densité de l’eau varie tous les ans suivant la quantité
de neige et de pluie qui tombe dans le pays et que les rivières
portent dans le lac Salé.
Quelle
a été dans son origine la nature de cette mer
intérieure ? On a supposé que c’était
le reste d’un océan qui se serait retiré à
la suite d’un grand cataclysme. Telle n’est pas notre
opinion. Nous croyons que la composition des eaux de ce lac tient à
la présence de rochers de sel gemme, qui en tapissent le fond.
Nous l’avons dit, les dépôts salins qui se
trouvent dans toutes les vallées du Grand Bassin, l’existence
de plusieurs autres petits lacs salés et l’aspect
géologique du pays, sont des preuves évidentes que
cette mer remplissait autrefois presque toute l’étendue
du plateau d’Utah. Alimenté sans cesse par l’eau
du lac Timpanogos, dont nous allons parler, et par nombre de petites
rivières, le Grand Lac Salé n’est qu’une
sorte de mer Caspienne, sans communication avec l’Océan,
et qui abandonne à l’évaporation toutes les eaux
qu’il reçoit. Le lac Timpanogos, que les anciennes
cartes confondent avec le lac Salé, et qui est indiqué
seulement comme douteux dans
la carte française de Vaugondy et d’autres même
plus récentes, prend le nom d’Utah, de la tribu
d’Indiens qui vivaient sur ses bords avant l’arrivée
des mormons. Il a trente milles de longueur sur une largeur de quinze
milles. Sa profondeur varie de douze à vingt pieds. Plus élevé
que le lac Salé, Il se déverse dans ce dernier par le
Jourdain, petite rivière non navigable, mais dont les rives se
couvriront un jour d’usines. Le lac Utah se distingue par son
eau particulièrement fraîche et limpide, mais surtout
par l’abondance prodigieuse de perches, de chabrots et de
brochets qu’il produit. Ses truites, à chair jaune et
d’une saveur exquise, pèsent jusqu’à trente
livres. Salmon River fournit aux habitants de nos comtés du
Nord des quantités de saumon incroyables. On en sale beaucoup,
ainsi que du poisson pris dans les eaux du lac Utah. L’un et
l’autre lac sont navigables, et seront un jour sillonnés
par de nombreux bâtiments à vapeur et à voiles.
La grande vallée d’Utah, qui forme le comté de ce
nom, est l’une des plus fertiles et des plus pittoresques du
territoire. Sur certains points, elle rappelle les plus beaux sites
de la Suisse....
Après
avoir jeté ce rapide coup d’œil sur le pays des
Mormons, nous allons reprendre leur histoire. Nous avons vu que trois
officiers fédéraux avaient précipitamment quitté
notre territoire. Le rapport qu’ils adressèrent au
gouvernement de Washington contenait un curieux passage. Le voici
littéralement traduit : « Nous regardons comme
un devoir de consigner dans ce rapport officiel que la polygamie ou
pluralité des femmes est ouvertement pratiquée dans le
territoire d’Utah, avec la sanction et l’autorisation de
l’Église. Cette coutume est si générale,
qu’on trouverait très peu de dignitaires, et peut-être
n’en est-il pas un seul, qui n’aient plusieurs femmes. Il
en résulte un monopole
extrêmement préjudiciable aux fonctionnaires qu’on
envoie résider dans ce pays. »
À coup sûr, cet hommage n’était pas
suspect. Oui, il est positif que la polygamie constitue, dans l’Utah,
un monopole extrêmement préjudiciable aux fonctionnaires
libertins qu’on
y envoie résider. Quand ce rapport fut publié pour la
première fois, la presse américaine fut unanime pour
flétrir cette dernière phrase, qui trahissait chez ses
auteurs, dont deux étaient mariés, une moralité
suspecte. Aussi leurs amis, dès la seconde édition du
rapport, firent-ils disparaître ce passage, qui d’ailleurs
prouvait directement le contraire de ce qu’ils voulaient
prouver.
Les
clameurs furieuses que ce rapport et d’autres publications
excitèrent alors de la part des fanatiques Américains
contre les mormons inspirèrent aux chefs de l’Église
la résolution de publier une apologie de la pluralité
des femmes. En conséquence, Orson Pratt, l’un des Douze,
fut envoyé à Washington pour défendre oralement
et par écrit le principe de la polygamie. Le 21 décembre
1852, il y commença, dans ce but, la publication d’une
revue mensuelle, The Seer
(le
Voyant). Vers la même
époque, et pour contrecarrer un peu le dévergondage de
la presse politique à l’endroit des mormons, l’un
de nos meilleurs écrivains, George Q. Cannon, un tout jeune
homme, fondait à San Francisco le Western
Standard, journal hebdomadaire
à grand format ; tandis que John Taylor faisait paraître
à New York, sous le titre significatif du Mormon,
une autre feuille hebdomadaire d’un immense format. Pendant
près de trois ans, ces deux ardents jouteurs soutinrent
vaillamment contre les innombrables organes du journalisme américain
une lutte à jamais mémorable. Nous citons ces faits
pour montrer que, bien qu’à peine né d’hier,
le mormonisme compte déjà dans ses rangs des écrivains
capables de le défendre.
De tous
les documents ou écrits qui ont été publiés
dans le but d’égarer l’opinion publique sur les
mormons, nous n’en connaissons pas de plus coupable que le
rapport officiel du juge Drummond. Depuis l’existence politique
d’Utah, ce territoire a eu tour à tour pour officiers
judiciaires des hommes intègres et vertueux, et d’autres
d’un caractère tout opposé. Parmi ces derniers,
M. Drummond tient le rang le plus illustre.
Avocat
sans cause dans l’Illinois, mais démagogue exalté,
M. Drummond avait obtenu de l’administration du président
Pierce les fonctions de juge en chef du premier district d’Utah,
vacantes par la mort du juge L. Shaver. Ce dernier, justement estimé
de tous ceux qui l’avaient connu, était mort victime de
l’usage immodéré de l’opium. La vie
publique et privée de M. Drummond dans l’Utah fut un
scandale perpétuel. C’est lui qui disait à qui
voulait l’entendre, qu’il
ne connaissait d’autre Dieu que l’argent.
Après avoir abandonné sa femme dans un état
précaire, il avait emmené de Washington une concubine,
la belle Ada, qu’il avait présentée dans tous nos
salons comme sa femme légitime ; et, chose incroyable, il
avait poussé le cynisme jusqu’à la faire siéger
à ses côtés sur le tribunal, où il rendait
la justice au nom de la République ! Il est vrai de dire
que peu d’années auparavant les mormons avaient déjà
vu un autre juge aux prises, en plein tribunal, avec une squaw
(femme indienne), qui lui réclamait
une couverture et deux pots de
vermillon, prix convenu de ses
faveurs. Les déclamations continuelles de M. Drummond contre
nos lois lui avaient aliéné l’esprit de ses
justiciables. D’autres incidents bien autrement graves avaient
comblé la mesure. Il fut accusé d’avoir voulu
faire assassiner par son nègre un juif établi parmi
nous. Ce nègre s’appelait Caton,
et jamais nom de philosophe ne fut plus outrageusement profané.
L’enquête commencée à ce sujet ne put
prouver juridiquement le crime, mais n’en atténua
aucunement le soupçon. M. Drummond se vit donc dans la
nécessité de résigner ses fonctions et de
quitter le pays. Nous verrons ce qu’il fit à Washington
pour se venger des mormons.
Retournons
un peu en arrière pour prendre à son point de départ
la fameuse expédition des Américains contre les
mormons. Il y a quatre ans, une convention nationale, élue par
le suffrage universel, se réunit dans la ville du Lac Salé
pour formuler une nouvelle constitution et nommer un comité
chargé d’aller la présenter au Congrès,
dans le but d’obtenir l’admission de ce territoire dans
l’Union comme État souverain. L’accroissement de
la population lui donnait cette fois des droits incontestables à
ce titre. Le comité se composait de trois membres, et le
docteur Bernhisel, notre délégué au Congrès,
en faisait partie. Les deux autres membres, John Taylor et Georges A.
Smith, s’étant rendus à Washington pour
s’entendre avec le docteur, en reçurent les plus
décourageantes nouvelles. Ceci se passait en janvier 1857. Le
mormonisme était alors, et sera pendant quelques années
encore, aussi peu populaire dans toute l’Union que l’était
le christianisme à Rome, à Athènes et à
Alexandrie, durant les deux premiers siècles. Les membres des
deux Chambres américaines, animés par leurs propres
passions, surexcités par les divagations de la presse, en
étaient arrivés à ce degré de fanatisme
où l’homme perd l’usage de sa raison. Après
diverses entrevues avec M. S.-A. Douglas, président du comité
du Sénat, et avec celui du comité de la Chambre des
représentants, chargés l’un et l’autre des
affaires territoriales, nos délégués jugèrent
qu’il était prudent de s’abstenir de présenter
au Congrès leur demande pendant cette session. Mais quelle
était donc la cause de cette malveillance dont se trouvait
animée la nation tout entière ? La même qui
avait amené les expulsions précédentes de quatre
États différents : le fanatisme religieux.
Le
peuple américain se divise aujourd’hui en deux grands
partis sociaux, les républicains et les démocrates. Les
premiers postulent l’abolition graduelle ou immédiate de
l’esclavage des noirs ; les démocrates veulent le
maintien de la servitude, et même son extension dans les
territoires nouveaux. À la campagne présidentielle de
1856, le parti républicain, qui n’est qu’un débris
de l’ancien parti whig ou bourgeois, avait adopté comme
l’un des articles principaux de son programme politique la
double formule que voici : « Opposition
à l’esclavage et à la polygamie, ces deux restes
des temps de barbarie. »
Durant la lutte qui précéda cette élection, les
républicains avaient beaucoup déclamé dans leurs
journaux contre le mormonisme. Accusant leurs adversaires de le
favoriser en secret, ils leur reprochaient amèrement de
vouloir le maintien de l’esclavage, sans daigner se prononcer
ouvertement contre la polygamie. Après des efforts inouïs,
les démocrates étant parvenus à faire passer
leur candidat, l’un de leurs chefs les plus éminents, M.
Stephen Douglas, sénateur de l’Illinois, donna le signal
de l’attaque générale contre les mormons.
Aussitôt, les deux mille feuilles démocratiques, ouvrant
simultanément contre nous le feu de leur artillerie, se mirent
à discuter sérieusement quelles étaient les
mesures les plus propres à extirper du sol américain
cette engeance diabolique. Touchante unanimité nationale !
Il ne s’agissait plus que de savoir comment il fallait s’y
prendre pour accomplir cette œuvre pieuse d’extermination.
Bien des projets furent mis en avant, mais tous impraticables. En
voici un échantillon. M. Jacob Collamer, du Vermont, membre du
comité du Sénat pour les affaires territoriales, avait
imaginé le bill le plus ingénieux pour ruiner
l’influence de Brigham Young et détruire à jamais
la puissante organisation de l’Église. Il s’agissait
de démembrer l’Utah, en partageant notre territoire
entre l’Oregon, le Nebraska, le Nouveau Mexique et la
Californie. Mais l’élu de la nation en décida
tout autrement. Cédant aux clameurs de plus en plus furieuses
des adversaires du mormonisme, et voulant illustrer sa présidence
par un coup d’éclat, M. Buchanan décida que
l’armée régulière des États-Unis
serait chargée de trancher la question. De là cette
curieuse expédition militaire dont on a tant parlé,
même en Europe. Nous ne devons ni ne voulons tenir dans l’ombre
le document qui servit de prétexte à cette ridicule
croisade. Voici donc le résumé du rapport officiel que
M. Drummond , dont nous avons raconté les prouesses, avait
fait à l’attorney général, pour expliquer
et justifier sa démission. « Les mormons,
disait-il, n’obéissent qu’à Brigham Young,
les lois de l’Union ne sont pour eux que des toiles d’araignée.
Il existe parmi eux une société secrète, dont
les membres, liés par un serment, ne doivent reconnaître
d’autres lois que celles reçues directement de Dieu par
Brigham. Je me suis pleinement assuré que les hommes qui en
font partie sont désignés par ordre spécial,
pour attenter aux biens et à la vie même de quiconque
mettrait en question l’autorité de l’Église.
Les archives, les papiers de la cour suprême ont été
détruits par ordre de l’Église, au su et avec
l’approbation de Brigham et les officiers fédéraux
qui ont voulu faire quelques questions au sujet de cet acte de
félonie ont été grossièrement insultés.
Les officiers sont d’ailleurs constamment ennuyés, vexés
par les mormons, et tout cela reste impuni. Ils sont forcés
chaque jour d’entendre des paroles de mépris, des propos
grossiers à l’adresse du gouvernement de l’Union
et des principaux fonctionnaires du pays. Le gouverneur Brigham
Young, abusant du privilège de faire grâce accordé
aux gouverneurs a pardonné à deux criminels qui avaient
été condamnés au pénitencier. En
revanche, les cours civiles et légales d’Utah ont
condamné au pénitencier cinq ou six jeunes gens qui
n’avaient commis aucun crime. Brigham intervient sans cesse
auprès des cours fédérales ; il désigne
au grand jury les gens qu’il faut ou non poursuivre ;
parmi les jurés, il y a toujours quelque homme à lui,
et sa volonté est l’arbitre immuable des verdicts de
tous les grands jurys des cours fédérales d’Utah.
J’ai été forcément amené à
croire, après un mûr examen, que le capitaine Gunnison
et ses compagnons n’ont été assassinés que
sur l’ordre ou d’après l’avis des mormons ;
que le juge L. Shaver est mort (juin 1855) empoisonné par les
liqueurs qui lui avaient été données sur l’ordre
des autorités mormones ; que Babbit a été
tué par des mormons, sur l’ordre spécial à
eux donné par Brigham, Kimball et Grant, lequel ordre ils
étaient tenus, à titre de membres de la Société
des Danites, d’exécuter sous peine de mort. »
(Le nom de Danite
est devenu fameux dans la presse
américaine. Il n’est pas un grand crime, pas un seul
acte répréhensible commis dans le grand désert
par des blancs ou des Indiens qui ne soit mis sur le compte des
féroces Danites. Est-il besoin de le dire ? cette société
n’a jamais existé que dans l’imagination de nos
ennemis). Telles furent les terribles accusations qui, commentées
et publiées par tous les journaux américains, servirent
de prétexte au président Buchanan pour diriger contre
l’Utah l’expédition militaire. Ajoutons que M.
Drummond évaluait dans son rapport la population de notre
territoire à cent mille âmes.
Le 24
juillet 1857, les mormons célébraient, dans l’un
des plus admirables vallons des monts Wasatch, le dixième
anniversaire de l’entrée des pionniers dans la vallée
du Lac Salé. Il y avait là des représentants de
presque toutes les nations de l’ancien et du nouveau monde.
Pendant la cérémonie, on vit arriver à fond de
train deux cavaliers couverts de poussière, porteurs
d’importantes nouvelles. Ces deux hommes avaient franchi, dans
l’espace de treize jours, les quatre cents lieues qui séparent
le Missouri des bords du lac Salé. La première de ces
nouvelles nous apprenait le départ du fort Leavenworth, dans
le Kansas, d’une division de troupes fédérales
destinées à châtier les mormons, et l’autre
nous annonçait que toutes nos communications postales à
travers les montagnes Rocheuses avaient été suspendues
par le cabinet de Washington. Cette dernière mesure fut
considérée par nous comme une véritable
déclaration de guerre. La colonie expéditionnaire
comprenait le 5e
et le 10e
régiment d’infanterie et
deux batteries d’artillerie légère, avec un
effectif de deux mille cinq cents hommes sous le commandement
provisoire du colonel Alexander. C’était pour elle une
rude campagne que de traverser l’immense désert qui
sépare le Kansas du Grand Bassin. Or, comme il lui fallait
emporter des vivres pour dix-huit mois, elle se trouvait encombrée
d’une énorme quantité de bagages. À son
approche, le gouverneur Young publia cette vigoureuse proclamation :
« Citoyens
d’Utah,
« Nous
sommes menacés par des forces hostiles, qui marchent
évidemment contre nous pour accomplir notre ruine et notre
destruction. Pendant les vingt-cinq dernières années,
nous n’avons donné notre confiance aux officiers du
gouvernement, depuis les constables jusqu’aux juges,
gouverneurs et présidents, que pour nous voir bafoués,
tournés en dérision, insultés et trahis. Nos
maisons ont été pillées, ensuite brûlées ;
nos champs ont été ravagés, nos principaux
chefs, massacrés pendant qu’ils étaient sous la
sauvegarde et la foi jurée du gouvernement ; nos familles
ont été forcées d’abandonner leurs foyers
pour aller chercher un asile dans le désert, et demander à
des sauvages hostiles la protection qui leur était refusée
dans le séjour si vanté de la chrétienté
et de la civilisation.
« La
constitution de notre commune patrie nous garantit la jouissance de
tous les droits que nous demandons ou que nous avons toujours
réclamés.
« Nos
ennemis, mettant à profit les préjugés qui
existent contre nous à cause de notre foi religieuse, ont
envoyé une armée formidable chargée d’opérer
notre anéantissement. On ne nous a point donné le
privilège, ni l’occasion de nous défendre, devant
la nation, des folles et injustes calomnies répandues contre
nous. Le gouvernement n’a pas même daigné envoyer
une commission d’enquête ou nommer quelqu’un pour
s’assurer de la vérité, comme c’est l’usage
en pareil cas. Nous savons que toutes ces accusations sont fausses,
mais cela ne nous sert à rien. On nous a condamnés sans
nous entendre, et l’on nous force d’en venir aux mains
avec des émeutiers mercenaires et armés (armed
mercenary mob), qui ont été
envoyés contre nous à l’instigation d’auteurs
de lettres anonymes, trop honteux pour avouer les ignobles faussetés
qu’ils ont publiées ; à l’instigation
de fonctionnaires corrompus, qui ont porté de fausses
accusations contre nous dans l’espoir de cacher leur propre
infamie, à l’instigation de prêtres à gages
et de journalistes aboyeurs, qui prostituent la vérité
pour le vil appât de l’or.
« L’alternative
qu’on nous impose nous oblige à recourir à la
première de toutes les lois, à la grande loi de la
conservation personnelle et à nous tenir sur la défensive :
c’est un droit qui nous est garanti par le génie des
institutions de notre pays, et qui sert de base au gouvernement.
« Nous
devons à nous-mêmes, nous devons à nos familles
de ne point nous laisser lâchement chasser et massacrer sans
essayer de nous défendre. Nos devoirs envers notre patrie,
notre sainte religion, notre Dieu, envers la liberté, exigent
que nous ne restions pas dans l’inaction en attendant ces fers
qu’on va forger autour de nous, et qui sont destinés à
nous rendre esclaves et à nous traîner sous la
dépendance d’un despotisme militaire illégal, qui
ne peut émaner, dans un pays constitutionnel, que de
l’usurpation, de la tyrannie et de l’oppression.
« En
conséquence, moi, Brigham Young, gouverneur et surintendant
des affaires indiennes pour le territoire d’Utah, ai décrété
ce qui suit : 1° Défense est faite à toute
force armée, de quelque nature que ce soit, d’entrer
dans ce territoire sous aucun prétexte. 2° Toutes les
forces qui sont dans ledit territoire se tiendront prêtes à
marcher à la première réquisition pour repousser
toute invasion. 3° La loi martiale est proclamée dans ce
territoire à dater de la publication de cette proclamation, et
il ne sera permis à personne d’y circuler, d’y
entrer ou d’en sortir, sans un laisser-passer des autorités.
Donné de ma main et sous mon sceau, à Great Salt Lake
City, territoire d’Utah, le quinzième jour de septembre
1857, et de l’Indépendance des États-Unis de
l’Amérique, le quatre-vingt-deuxième.
« BRIGHAM
YOUNG. »
À
cet appel énergique, tous coururent aux armes. L’élite
de la jeunesse se dirigea vers les frontières menacées,
et la capitale des saints, cité bucolique par excellence,
présenta tout d’un coup l’aspect d’un vaste
camp. Les milices d’Utah, comprenant tous les hommes valides
depuis l’âge de dix-huit jusqu’à
quarante-cinq ans, forment, sous le nom de légion
de Nauvoo, une organisation
militaire spéciale et offrent un effectif d’environ
seize mille combattants. Nous possédons déjà les
éléments d’une armée respectable. Nous
avons de l’artillerie et même un corps d’ingénieurs
topographes. L’excellence de nos chevaux et l’aptitude
singulière des mormons à monter à cheval
constituent la principale force de nos milices. Le trait le plus
curieux de nos arrangements militaires, c’est que les officiers
et soldats sont tenus de s’armer, de s’équiper, de
se procurer leurs munitions, et même de se nourrir à
leurs propres frais, de telle sorte que l’entretien de nos
milices, en temps de paix comme en temps de guerre, ne coûte
pas un centime au budget de l’Église. Mais que les amis
des institutions américaines se rassurent. La constitution des
États-Unis n’a rien à craindre de nos innocents
bataillons. Aucune nationalité dans les deux mondes n’a
pu se fonder et se développer que par les armes. Négation
vivante de la force brutale, le mormonisme ne reconnaît pour
légitime que l’emploi de la force morale. Or l’avenir,
un avenir prochain, nous fera voir lequel de ces deux principes
opposés est le plus puissant désormais.
Cependant
nos meilleures troupes disponibles avaient été dirigées
vers l’Echo Kanyon, le défilé aux échos.
Et là, sous les ordres de Daniel Wells, commandant en chef la
légion de Nauvoo, elles furent échelonnées le
long de ce vallon, dont elles occupèrent les plus fortes
positions pendant tout l’hiver. Des travaux importants de
défense furent immédiatement commencés sur
divers points, de manière à en rendre les abords
inexpugnables. Un écrivain français a dit que les
Thermopyles de la Grèce ressemblent exactement aux
Vaux-d’Ollioules, près de Toulon. Nous avons traversé
plusieurs fois les Vaux d’Ollioules, qu’un bon marcheur
peut franchir en moins d’une heure. Nous sommes donc en mesure
d’affirmer, si la comparaison de l’écrivain en
question est exacte, que les Thermopyles de la Mormonie sont
infiniment supérieurs à ceux de Léonidas. L’Echo
Kanyon est la route ordinaire des émigrants qui nous arrivent
à travers le contrefort des monts Wasatch. Qu’on se
figure un sombre et pittoresque vallon, n’ayant pas moins de
cinquante-six milles de longueur, ceint de toutes parts et
profondément encaissé dans une masse de montagnes
abruptes, baigné par les eaux glaciales d’une petite
rivière qu’il faut traverser je ne sais plus combien de
fois, tellement étroit sur plusieurs points qu’un seul
chariot peut passer de front, offrant à chaque pas des
positions stratégiques de premier ordre, où cent hommes
embusqués peuvent arrêter et foudroyer une armée
entière. Qu’on se représente cet interminable
défilé, militairement occupé par sept mille
montagnards mormons, et çà et là fortifié
par des défenses artificielles. Tout corps de miliciens
américains, toute division même de troupes régulières,
si nombreuse, si vaillante qu’elle fût, aurait péri
jusqu’au dernier homme dans ce terrible trajet.
Le 27
septembre, le colonel Alexander, après deux mois de marche,
était sur le point d’atteindre Green River, l’un
des affluents du Rio Colorado, quand il reçut par un exprès
une lettre du gouverneur Young, à laquelle étaient
joints des exemplaires de la proclamation que nous avons précédemment
citée. À cette sommation, le colonel répondit
officiellement par écrit que « les troupes sous son
commandement avaient été dirigées sur l’Utah
par les ordres du président des États-Unis, et que
leurs opérations et mouvements ultérieurs dépendraient
entièrement des ordres donnés par une autorité
militaire compétente. » Cette réponse étant
prévue d’avance, notre général Wells prit
aussitôt des mesures efficaces pour empêcher les troupes
fédérales de pénétrer dans la vallée
du Lac Salé. Voici quelles étaient les principales
dispositions, consignées dans un ordre du jour : réduire
en cendres le fort Bridger et le fort Supply, ainsi que toutes les
habitations particulières du comté de Green River,
détruire tous les ponts , enlever les convois et tous les
moyens de transport de l’expédition, harceler sa marche
par des attaques simulées pendant le jour, et par des
surprises de nuit dans ses campements, sans jamais en venir aux
mains, ni même riposter au feu de l’ennemi sous aucun
prétexte ; brûler toutes les meules, les foins, la
paille, les herbages des prairies ; en un mot, affamer la petite
armée d’invasion. C’était le système
russe de 1812 perfectionné.
On le
voit , il s’agissait de sacrifier tout le comté de Green
River pour sauver le reste du territoire. Ce plan réussit
admirablement. Quelques jours suffirent à nos troupes pour
mettre sur les dents la colonne expéditionnaire, et l’empêcher
pendant tout l’hiver de prendre l’offensive. Tout fut
réduit en cendres. Les pertes s’élevèrent
à près de deux millions de francs. Déjà
trois convois pesamment chargés de vivres, de munitions et
d’objets de campement, avaient franchi la rivière. Nos
hommes s’en saisirent et les brûlèrent sur place.
Cependant une correspondance extrêmement curieuse continuait
entre notre gouverneur et le colonel Alexander. Au moyen d’un
service d’estafettes, nous connaissions en ville, jour par
jour, les moindres mouvements de ce dernier.
Le 10,
le colonel Alexander et ses officiers tinrent un conseil de guerre.
Campé depuis quelques jours sur les bords de Ham’s Fork,
l’un des tributaires de la Rivière Verte, il nous
intriguait beaucoup par son immobilité. Une distance d’environ
quarante lieues le séparait de notre capitale. Il fut décidé
dans ce conseil que, laissant de côté l’imprenable
Echo Kanyon, route la plus directe pour gagner la vallée du
Lac Salé, l’expédition ferait un long détour
vers le nord, par la voie de Soda Spring. C’est une fontaine
remarquable, distante d’environ quatre-vingt-trois lieues de la
cité. L’intention de nos ennemis était de nous
attaquer dans ces parages, avec l’espoir qu’après
nous avoir battus dans un premier combat, ils pourraient s’emparer
d’Ogden, florissante ville qui commande nos comtés du
nord-ouest, y passer l’hiver, et, au printemps suivant, marcher
sur notre capitale. Dès le lendemain, les troupes fédérales
s’ébranlèrent. C’est alors que le manque
absolu de cavalerie s’y fit le plus vivement sentir.
Constamment menacées par des nuées de nos ardents
cavaliers, elles ne pouvaient faire le moindre mouvement sans perdre
nombre de chevaux et de mulets. Elles se virent dans la nécessité
de leur mettre des entraves pendant la nuit, sans quoi pas un seul
animal ne leur serait resté ; déjà, par
d’heureux coups de main, nous leur avions enlevé plus de
trois mille bêtes. Cette singulière campagne fut de
courte durée. Un seul mot du gouverneur Young aurait suffi
pour que les mormons exterminassent entièrement leurs
exterminateurs.
La
marche des troupes fédérales devenait de jour en jour
plus laborieuse. La neige se mit de la partie. Élevée
de trois mille pieds au-dessus du niveau du lac Salé, la
région qu’avaient à franchir nos envahisseurs est
bien autrement froide et exposée aux rafales de vent et aux
tourmentes de neige, que notre vallée. Ils se trouvèrent
bientôt ensevelis dans quatre pieds de neige. Les bêtes
de trait, n’ayant plus rien à manger, périrent
par centaines. Alors le découragement, les murmures,
l’insubordination, le manque d’eau et de vivres, les
maladies, tous les fléaux éclatèrent à la
fois dans l’armée d’invasion. Un bon nombre de
soldats trouvèrent, en désertant dans nos rangs, des
quartiers d’hiver confortables. Mais la chance de pouvoir
déserter leur était même interdite, tant les
officiers veillaient pour l’empêcher. Dans toute armée
européenne, ce sont les soldats qui gardent leurs officiers ;
c’est l’inverse dans l’armée des
États-Unis ; là, ce sont les sous-officiers et
même les officiers qui, la nuit comme le jour, montent la garde
pour empêcher la désertion de leurs soldats.
Cette
malencontreuse expédition aurait fini par s’évanouir
entièrement, si le colonel Johnston, qui venait remplacer le
général Harney dans le commandement en chef, n’eût
fait parvenir à Alexander l’ordre de revenir au fort
Bridger. Son retour fut un véritable désastre, tant le
froid était intense et la neige épaisse. Après
des souffrances inouïes et inutiles, la colonne se retrouva
enfin à son point de départ. Dès lors, notre
campagne était finie. Sans brûler une amorce, et en leur
laissant assez de vivres pour qu’ils ne mourussent pas de faim,
nous avions mis nos envahisseurs dans l’impossibilité de
nous nuire. Une colonne de mille hommes, renforcée de
détachements fournis par les villages menacés, avait
déjà pris position sur la Weber, pour surveiller les
mouvements de l’ennemi et s’opposer à toute
tentative d’invasion du côté du nord. Ces hommes
furent tous congédiés. Le gros de notre armée
active, forte d’environ six mille fantassins et de trois cents
cavaliers, reprit ses cantonnements dans l’inexpugnable défilé
des Échos.
Pour
donner au lecteur une idée de l’importance stratégique
de la ville et de toute la vallée du Lac Salé, nous
dirons ici que cet asile est défendu, du côté de
l’est et du nord, par une triple chaîne de montagnes
nues, et de toutes parts par des citadelles de granit inaccessibles.
Une distance de trois à quatre cents lieues sépare
cette région de tout pays habité. Elle est entourée
de toutes parts par des déserts arides, désolés,
impraticables en hiver, et dépourvus en été des
ressources naturelles indispensables au trajet de grandes caravanes.
La mortalité, qui fit de si considérables ravages parmi
les émigrants en Californie, de 1849 à 1853, en est la
preuve irrécusable. Notre opinion est que la conquête de
la vallée du Lac Salé sur les mormons par les
Américains exigerait l’emploi d’une armée
de cinquante mille hommes aguerris, et pour frais de guerre, quelque
chose comme deux milliards de francs.
Avis
aux fanatiques religieux ou politiques des deux mondes, qui rêvent
l’anéantissement de ce peuple !
Chapitre
IV
SUITE
DE L'EXPÉDITION MILITAIRE - DÉPART DES TROUPES D'UTAH
L’expédition
contre les saints avait reçu, pour instructions secrètes,
les ordres les plus impitoyables du cabinet de Washington. En voici
le résumé : pendre le président Brigham
Young, ses deux conseillers, les douze apôtres, et nos hommes
les plus éminents, aux premiers arbres venus, sans forme ou
sous forme de procès ; puis exterminer en masse leurs
adhérents, mettre tout à feu et à sang dans
notre territoire, et, par ces terribles exécutions, extirper
du sol des États-Unis la lèpre du mormonisme.
En arrivant au fort
Bridger, la première mesure du colonel Johnston fut de mettre
ses soldats à la demi ration, mesure qui fut maintenue pendant
sept mois. Certains journaux américains ayant amèrement
reproché au président Buchanan d’avoir récompensé
l’inactivité de cet officier par les épaulettes
de général, nous dirons à sa décharge
que, quelles que fussent ses instructions, étant privé
de tous moyens de transport et surveillé de près par
nos avant-postes, il lui était réellement impossible de
prendre l’offensive. Dès la fin de novembre, il fut
obligé d’envoyer le capitaine Marcy au Nouveau-Mexique
pour en ramener des chevaux et des mulets. Peu de jours après,
le colonel Cooke arriva du Kansas avec le 2e
régiment de dragons, qui avait
servi d’escorte à M. Albert Cumming, le nouveau
gouverneur désigné pour l’Utah par le
gouvernement fédéral. Ce régiment se trouvait
dans un état pitoyable. Il avait franchi les montagnes
Rocheuses à travers les neiges, avait perdu plus d’un
tiers de ses chevaux et une bonne partie de ses bagages. Le juge en
chef Eckels, deux autres juges fédéraux et M. Morel,
maître de poste, avaient rejoint directement l’armée.
M. Cumming nous annonça son arrivée par une
proclamation manuscrite, en date du 21 novembre. Ce singulier
document, tout en nous révélant la politique de
conciliation et les tendances pacifiques du nouveau gouverneur, était
une amère critique de la conduite du président
Buchanan, qui n’avait notifié ni l’envoi des
troupes fédérales ni la nomination de M. Cumming au
chef des mormons. L’armée d’invasion, se berçant
de l’espoir d’emporter sans coup férir la place du
Grand Lac Salé, avait dédaigné d’emporter
du sel dans ses fourgons de guerre. Elle s’était sans
doute flattée d’en trouver abondamment sur les bords de
notre lac, dont le nom semblait lui offrir à ce sujet toute
garantie. Donc, le sel, objet de première nécessité,
manquait totalement au campement du fort Bridger, à telles
enseignes qu’une livre de ce condiment primitif s’y
vendait jusqu’à dix dollars (cinquante francs) !
Que fit alors Brigham ? Touché de compassion, il envoya
un chariot chargé de sel au général Johnston,
avec une note ainsi conçue :
« Général,
« Sachant
que vous êtes entièrement dépourvu de sel, je
vous en adresse une charretée, que je vous prie d’accepter
à titre de cadeau. Si vous préférez la payer,
fixez-en vous-même le prix. Ce sel est tel que nous le
ramassons sur les bords du lac. Mais si vous craignez qu’il ne
contienne des substances nuisibles, vous n’avez qu’à
le faire analyser par vos médecins.
« J’ai
l’honneur, etc.
« Brigham
Young. »
« Dites
à votre Brigham, répondit fièrement le général,
que je n’accepte pas les présents d’un rebelle. Et
si nous avons à nous rencontrer, ce ne sera que sur le champ
de bataille. » - Cette réponse, même au sein
de l’Union, n’eut pas tout le succès imaginable.-
« Je voudrais, dit le brave Samuel Houston, après
avoir raconté cette anecdote dans un remarquable discours
qu’il prononça au Sénat sur les affaires d’Utah,
je voudrais que ce misérable fût ignominieusement battu
par Brigham ! »
Cependant,
M. le juge en chef Eckels, sorte de Perrin Dandin politique, avait dû
recruter, pour organiser son grand jury, des gens qui marchaient à
la suite de l’armée, attendu que tous les citoyens
domiciliés dans le comté de Green River avaient pris la
fuite. Ayant composé son tribunal de cette façon
imposante il se mit à lancer une avalanche de mandats d’arrêt
contre les hommes les plus éminents de notre territoire, comme
prévenus du crime de rébellion envers les États-Unis,
crime qui implique la peine de la pendaison, ni plus ni moins. Nul ne
fut oublié ; il y eut quelque chose comme trois cents
mandats de signés. Bien entendu, le nom de Brigham Young était
le premier sur la liste. On en conviendra, la perspective d’être
pendu n’était pas gaie. Les mormons ont une mortelle
aversion pour ce genre de supplice ; et l’un de leurs
premiers actes en arrivant au pouvoir sera certainement d’abolir
le gibet. Il fallait donc songer à prendre des mesures
énergiques pour éviter la corde et frapper d’un
ridicule éternel les mandats couleur de chanvre du juge
Eckels.
Les
mois de janvier et de février 1858 avaient été
consacrés à faire nos derniers préparatifs de
guerre. Il ne restait plus qu’à organiser un corps
militaire assez important, pour prendre l’offensive au
printemps. Douze escadrons de chasseurs à cheval, chacun de
cent hommes, furent levés et équipés en peu de
jours. Munis chacun de deux chevaux et de vivres pour six mois, armés
d’un revolver et d’une carabine, ces douze cents
cavaliers, fleur de notre jeunesse, formaient un corps d’élite
imposant. Voici quel était notre plan de campagne :
s’emparer de la Passe du Sud et l’occuper militairement,
dans le but d’intercepter tous les renforts de troupes et de
vivres qui viendraient des États-Unis par cette voie ;
détacher deux escadrons pour enlever les quatre mille chevaux
et mulets que le capitaine Marcy devait amener du Nouveau-Mexique ;
puis se replier sur Devil’s Gate (les Barrières du
Diable), chaînon de montagnes coupées à pic qui,
jetées sur la route en avant du Sweet Water, forment une série
de points stratégiques des plus redoutables. Ce plan, aussi
simple que judicieux, eût été sans doute couronné
d’un plein succès. Et nous, historien français de
cette singulière épopée militaire, nous aurions
eu à vous raconter comment le général Johnston
avec ses seize pièces de canon et ses trois mille héros
campés au fort Bridger, M. le gouverneur Cumming, le juge en
chef Eckels et les autres officiers fédéraux, serrés
de près par les mormons et réduits aux dernières
extrémités de la famine, auraient souffert la dure
nécessité de se rendre à discrétion, sans
même pouvoir brûler une amorce. Heureusement pour
l’honneur des armes américaines, l’intervention
des adversaires politiques du président Buchanan vint
renverser de fond en comble tous nos projets belliqueux.
Quand
la nouvelle des désastres de la colonne expéditionnaire
parvint aux États-Unis, aussitôt qu’on y sut
positivement qu’à l’appel de Brigham Young, ces
diaboliques mormons, ayant pris bravement les armes, avaient mis en
quelques jours, et comme en se jouant, les troupes fédérales
dans l’impossibilité de prendre l’offensive avant
sept mois au moins , il s’éleva de New York à
Saint-Louis un tel concert de sifflets, on vit pleuvoir un tel déluge
de caricatures politiques à l’adresse de M. Buchanan,
que ce terrible exterminateur des mormons s’empressa de
rengainer son grand sabre, comprenant enfin que cette expédition
était la bévue capitale de sa présidence.
Mais
comment sortir de là ! Le cas était assez
difficile. M. Buchanan, nous nous plaisons à lui rendre cette
justice, s’en tira d’une admirable façon. Dès
qu’il sut d’une manière positive que la conquête
du territoire d’Utah exigerait un supplément de forces
bien autrement considérable que les quatre régiments
qu’il avait demandés au Congrès, sans parler des
frais incalculables d’une telle guerre, il comprit que la voie
moins dispendieuse de la diplomatie était pour lui l’unique
chance de se tirer honorablement d’affaire.
Le 28
février, le colonel Kane, sous le nom du docteur Osborne, nous
arriva de Washington, par la voie de Panama et de San Francisco. Il
était chargé de sonder les dispositions du gouverneur
Young et de préparer un accommodement. Après avoir
exposé l’objet de sa mission secrète à
notre gouverneur et s’être assuré de ses
intentions, il se rendit immédiatement au fort Bridger, où
il tomba littéralement comme une bombe au milieu des officiers
fédéraux. Laissons-le aux prises avec nos intraitables
conquérants, et voyons quelle avait été
l’impression produite par son entrevue sur l’esprit de
Brigham Young.
Quelques
jours après le départ de l’envoyé de
Washington, au grand mécontentement de nos traîneurs de
sabre, nos douze escadrons de chasseurs à cheval, alors prêts
à entrer en campagne, furent licenciés, et des mesures
d’une nature toute différente furent adoptées. Le
21 mars, une conférence spéciale de l’Église
ayant été convoquée au Tabernacle, Brigham nous
révéla, dans un discours d’une admirable
lucidité, son nouveau plan de campagne. Ce plan gigantesque
comprenait une série de dispositions applicables à tout
le territoire d’Utah. Toutes les éventualités
étaient prévues, toutes les mesures indiquées
d’avance. En voici le résumé. Il s’agissait
d’évacuer tous nos établissements du nord et de
la vallée du Lac Salé pour se porter en masse vers le
sud, puis se diriger par fortes colonnes vers la province mexicaine
de Sonora. Pivot et point central de cette nouvelle émigration,
Provo, notre principale ville du midi, était le lieu du
rendez-vous général. Mais ce n’était rien
que d’abandonner ainsi le fruit de douze ans de travaux. Il fut
solennellement décidé, par un vote unanime, que palais,
maisons, édifices publics, chaumières, arbres
fruitiers, arbustes d’agrément, palissades, bois,
meules, herbes, fourrages de toute espèce, en un mot, que tous
les objets combustibles seraient réduits en cendres à
ce nouveau départ. Le Moniteur
du Deseret annonça,
dans sa partie officielle, cette détermination par quelques
lignes que nous reproduisons ici.
« Dans
une conférence générale tenue au Tabernacle dans
cette ville, le 21 de ce mois, il a été unanimement
convenu d’abandonner Sébastopol à nos ennemis,
s’ils persistent à vouloir mettre en pratique la
politique inconstitutionnelle de la présente administration. »
Il
devenait moralement difficile, on en conviendra, d’aller
guerroyer contre un peuple qui annonce à l’univers sa
résolution de brûler pour trente à quarante
millions de propriétés, fruit de douze ans de
privations surhumaines et d’incroyables travaux, avec un tel
laconisme et une si stoïque indifférence. Vouloir dompter
des hommes capables de concevoir et d’exécuter une
semblable résolution, c’est essayer d’éteindre
le Vésuve avec un verre d’eau.
Après
un court séjour au camp fédéral, l’envoyé
du président dit un beau jour au gouverneur Cumming :
« Laissez-là tout cet appareil de guerre, ces
canons, ces carabines Sharp et Minié, ces revolvers, prenez
simplement votre cure-dent. Je me flatte de vous faire conquérir
avec cela l’imprenable territoire d’Utah, Brigham Young,
les douze apôtres, la double prêtrise et tous les mormons
polygames et non polygames. » Et les voilà partis
seuls à cheval. Arrivés à nos premiers
avant-postes, une garde d’honneur de vingt cavaliers leur fut
donnée pour les escorter jusqu’à notre quartier
général, établi dans une grotte, vers le centre
de nos Thermopyles. Ils y arrivèrent à la tombée
de la nuit, presque mourants de faim. Mais un excellent dîner
les attendait : toutes les délicatesses imaginables,
indigènes et exotiques, leur furent prodiguées, et ce
repas venait d’autant plus à propos, que depuis cinq
mois Leurs Excellences se trouvaient réduites à la plus
maigre pitance.
Après
ce banquet, un grand concert vocal et instrumental fut improvisé
pour fêter l’arrivée du nouveau gouverneur. Le
Deseret a aussi ses poètes, parmi lesquels nous devons citer
miss Eliza Snow, la perle de nos bardes indigènes, et William
G. Mills, qui nous avait fait une admirable traduction de la
Marseillaise,
et un chant de guerre devenu populaire dans toute l’armée.
On fit les honneurs à Son Excellence de toutes les
inspirations de la muse mormone depuis notre levée de
boucliers. Un curieux épisode termina dignement cette fête.
Vers les dix heures du soir, des feux allumés simultanément
sur les pics élevés de ces féeriques montagnes
inondèrent soudain d’une éblouissante clarté
toute l’étendue de nos Thermopyles. Alors des décharges
militaires suivies de hourras assourdissants, puis des fanfares
multipliées par les échos, vinrent successivement
égayer cette fête alpestre. À un signal donné,
semblable à dix volcans qui vomiraient à la fois leurs
laves embrasées, une avalanche de charbons ardents fut tout à
coup précipitée des plus hautes cimes qui dominent le
défilé, et forma ainsi une double cascade de flammes.
Enfin, de partiel, l’incendie devint général, et
ce fut là le bouquet de ce grand feu d’artifice, dont
les reflets sur ces pentes abruptes et sauvages produisaient un effet
indescriptible.
A
Farmington, chef-lieu du comté de Davis, le maire de la cité
du Lac Salé et notre conseil municipal vinrent complimenter le
nouveau gouverneur, et l’accompagnèrent jusqu’à
la ville sainte. Il fut logé dans la maison de M. Staines, où
de beaux appartements lui avaient été préparés,
ainsi qu’au colonel Kane. Trois jours après, le
gouverneur Young fit prêter serment à M. Cumming, et lui
remit le sceau territorial, les archives et tous les papiers de son
office.
Le
dimanche 26 avril, le nouveau gouverneur fut solennellement présenté
à la congrégation du Tabernacle par le prophète.
Dans un premier speech,
M. Cumming déclara modestement que, n’étant pas
orateur et n’ayant pas l’habitude de parler en public, il
se bornait à affirmer que le but du président Buchanan,
en dirigeant une expédition militaire sur l’Utah,
n’avait été nullement de molester les mormons,
mais d’établir des postes sur le territoire pour en
protéger les habitants contre les Indiens. Cette étrange
déclaration ayant provoqué de toutes parts une
explosion d’éclats de rire, M. le gouverneur invita les
citoyens présents à prendre la parole et à
exprimer librement leurs opinions devant lui. Aussitôt, l’un
de nos commerçants, M. G. Cléments, originaire
d’Irlande, s’étant levé, se fit
l’interprète des sentiments de l’assemblée
sur nos difficultés avec le gouvernement fédéral.
Son discours, qui exprimait fidèlement l’opinion
universelle des citoyens présents, fut souvent interrompu par
des bravos enthousiastes. M. Cumming ayant essayé d’en
atténuer la portée, John Taylor, l’un de nos
meilleurs orateurs, combattit les assertions de Son Excellence. Mais,
bientôt envahi par l’enthousiasme général
qui régnait dans l’assemblée, et dominé
par ses propres impressions, il ne put continuer son discours.
Dernier témoin oculaire et survivant de l’assassinat de
Joseph Smith, et victime lui-même des atroces persécutions
subies par les mormons dans le Missouri et l’Illinois, il
n’avait pu sans une émotion profonde faire allusion à
ces tristes souvenirs. Le Tabernacle n’était plus une
assemblée calme et paisible, écoutant religieusement
les graves enseignements de nos prophètes. La maladresse du
gouverneur en avait fait momentanément un club politique en
délire. Mais Brigham Young paraît à la tribune,
il prononce quelques phrases, et cette mer orageuse se calme à
l’instant.
Alors
M. Cumming fit lire un écrit par lequel il invitait tous les
mécontents qui voudraient quitter notre territoire à
s’adresser à lui, pour en obtenir les moyens de
transport nécessaires à leur retour aux États-Unis.
Cinquante-trois personnes, dont trente enfants, réclamèrent
sa protection et reprirent le chemin de l’Union.
Je
désirais vivement faire connaissance avec le colonel Kane. Je
le trouvai plongé dans une profonde et juste affliction,
causée par la mort de son père, jadis l’un des
magistrats les plus éclairés de Philadelphie. Le
colonel était désolé de cette perte inattendue,
qui venait s’ajouter à celle encore récente du
docteur Kane, son frère, célèbre par ses voyages
aux régions arctiques. Je fus frappé de sa petite
taille : c’était celle de Louis Blanc. Écrivain
politique distingué, M. Kane a fait ses premières armes
diplomatiques dans l’ambassade américaine du général
Cass, à Paris. Il a été pendant longtemps le
correspondant du journal le
National. C’est assez
dire que la langue française lui est très familière.
Au bout d’un quart d’heure d’entretien, nous étions
déjà d’anciennes connaissances. Il se montra
plein de bienveillance pour les saints en général. Dans
nos entretiens particuliers, il fut expansif au delà de toute
expression. Envoyé par le président Buchanan, sa
mission dans l’Utah, me dit-il formellement, n’avait été
qu’officieuse. Les instructions secrètes, primitivement
données aux troupes fédérales, étaient
bien réellement d’une nature impitoyable. Mais le temps
n’est pas venu d’en dire davantage à ce sujet. Le
jour suivant, j’eus l’honneur de déjeuner avec le
colonel et le gouverneur Cumming. J’étais pour l’un
et pour l’autre l’objet d’une vive curiosité.
Né dans l’État de la Géorgie, et l’un
des chefs influents du parti démocratique, M. Cumming, par
l’inaltérable douceur de son caractère et son
intégrité, sut promptement gagner les cœurs de
ses nouveaux administrés.
Dans la
soirée, je leur présentai l’une de mes voisines,
veuve d’un officier général russe, et
présentement la douzième femme de M….. C’était
une superbe brune, aux yeux ardents, à la démarche
altière, habillée à la française, mais
sans crinoline, parlant quatre langues, et chantant la
Marseillaise avec une verve
capable de soulever les Peaux-Rouges des trois Amériques. Le
colonel Kane lui fit mille questions sur les circonstances qui
avaient amené sa conversion au mormonisme, sur ses antécédents
dans le monde, sur ses voyages en Europe, etc. La belle mormone se
mit à lui raconter en anglais les principaux incidents de sa
vie. Puis, arrivant au curieux chapitre de sa conversion et à
celui de son voyage à travers le grand désert, elle lui
raconta que, faisant partie d’une handcart
company, ou convoi de petites
voitures à bras, elle avait traîné elle-même
sa brouette et traversé les rivières en portant son
enfant dans ses bras. Ébloui, fasciné, transporté
d’entendre l’enchanteresse rendre un si puissant
témoignage en faveur de l’œuvre de Joseph, le
jeune diplomate s’écriait à chaque instant :
« Awful !
tremendous ! surpassing belief ! »
« C’est prodigieux, extraordinaire, cela passe toute
croyance ! » Plus d’une de nos sœurs
aurait pu lui fournir de pareils sujets d’admiration. J’ai
vu de mes yeux des femmes délicates, élégantes,
dignes de briller dans les salons de l’Europe, supporter les
épreuves les plus pénibles de l’émigration,
du travail, notre loi commune, avec cette patience, cette allégresse
héroïque qu’une conviction ardente peut seule
inspirer.
La
première dépêche que M. Buchanan reçut de
son envoyé lui fit prendre une résolution décisive.
Aussitôt qu’il eut appris que les saints étaient
réellement décidés à détruire par
le feu tout ce qui portait un nom dans la Mormonie, et qu’ils
se disposaient très activement à évacuer de
nouveau le territoire des États-Unis, il refusa, comme l’avait
prévu notre ex-gouverneur, d’accepter la responsabilité
morale de cette catastrophe, qui eût été une
tache éternelle pour sa présidence, et s’avisa de
finir précisément par où il aurait dû
commencer. Il nous envoya deux commissaires, le sénateur Powel
et le major Mac Culloch, avec une longue proclamation. Il nous offrit
magnanimement une amnistie pleine et entière. Cette
proclamation restera dans l’histoire comme la plus étrange
mystification que, depuis l’immortel Washington, un président
des États-Unis ait osé se permettre vis-à-vis du
peuple américain. Elle ne contenait qu’une seule vérité.
La voici traduite littéralement : « Pendant la
marche des troupes des États-Unis, un convoi de chariots, qui
se trouvait sans protection, fut attaqué et détruit par
un corps de mormons et les vivres et les munitions dont le convoi
était chargé furent brûlés. »
Pour
donner plus de poids à sa menace d’émigration
générale, Brigham en avait fait commencer l’exécution.
Les commissaires du président trouvèrent la ville du
Lac Salé presque entièrement déserte. À
l’exception des quatre cents hommes chargés d’en
arroser les jardins, tous ses habitants, ainsi que ceux de nos comtés
du nord, avaient tout abandonné pour aller se grouper autour
des chefs de l’Église, à Provo. Une population de
plus de quatre-vingt mille âmes se trouvait là
concentrée avec ses troupeaux, prête à émigrer
vers la province de Sonora. Parmi ces âmes d’élite,
il y en avait bon nombre qui avaient déjà sacrifié
quatre ou cinq fois leur bien-être et tout ce qu’ils
possédaient à leurs convictions religieuses. Nous
comprenons que, dans ce siècle d’égoïsme, où
l’adoration du veau d’or est devenue universelle, on ait
flétri de tels actes du nom de fanatisme. Mais ce spectacle de
tout un peuple prêt à quitter de nouveau ses foyers, à
réduire ses commodes habitations, toutes ses propriétés
en cendres, pour s’enfoncer dans de vastes solitudes désolées
et aller fonder, à quatre cents lieues plus loin, une nouvelle
patrie, où il pourrait adorer et servir Dieu selon les
inspirations de sa conscience, un tel spectacle en plein XIXe
siècle vaut bien qu’on s’y
arrête un moment.
Heureusement,
les dispositions enfin plus conciliantes du gouvernement nous
dispensèrent de ce sacrifice. Le 11 juin, nos hommes les plus
éminents revinrent à la ville du Lac Salé. Le
lendemain, une première séance se tint à
Council-House entre les commissaires fédéraux, les
membres de notre législature et les principaux chefs de
l’Église. La séance fut longue et orageuse ;
on s’y exprima avec une liberté extrême sur le
compte du président Buchanan. Les envoyés de Washington
étaient sur des charbons ardents d’entendre ainsi
pérorer nos fiers paysans du Danube. On ne put s’entendre
sur rien ; mais à l’issue même de la séance,
les commissaires ayant sollicité une entrevue particulière
avec Brigham Young, celui-ci se rendit avec ses deux conseillers à
l’hôtel du Globe, où les préliminaires de
la paix furent signés à huis clos dans la soirée
même. Il fut convenu que, pour mettre à couvert
l’honneur du gouvernement fédéral et sauver les
apparences, nos troupes évacueraient l’Echo Kanyon, que
l’armée américaine traverserait la ville sans s’y
arrêter, et irait camper en dehors de son enceinte.
Le jour
suivant, la conférence du matin à Council House fut
publique. Quatre orateurs mormons y prirent successivement la parole.
Un curieux incident vint égayer cette séance. M. John
Taylor, speaker de
notre Chambre des représentants, ayant produit un certain
journal fraîchement arrivé de Paris, se mit à
citer un article fort remarquable qu’il contenait. M. Taylor se
fit un malin plaisir de commenter longuement les appréciations
de cette feuille sur l’attitude des mormons vis-à-vis du
président Buchanan, et « sur la politique immorale
de ces casuistes de Washington, qui, ayant deux poids et deux
mesures, employaient d’une main un corps d’armée
pour introniser l’esclavage dans le Kansas, et de l’autre
un corps de la même armée pour écraser la
souveraineté populaire dans l’Utah. »
N’est-ce pas vraiment un curieux spectacle d’entendre,
sur les bords du Grand Lac Salé, une feuille de Paris, un
journal de l’Empire, donner, par la bouche d’un orateur
mormon, des leçons de légalité aux cerveaux
brûlés de la Jeune
Amérique ?
Brigham
Young termina cette séance par une admirable improvisation.
Pendant une heure et demie, il tint ses auditeurs suspendus à
ses lèvres. Il s’écria en terminant : « Il
y a vingt ans que l’on veut ma tête ; elle est plus
solide sur mes épaules que celle d’aucun homme vivant.
Avant de mourir, je verrai l’univers tout entier vainement
ligué contre le mormonisme ; cela m’a été
révélé d’en haut. »
Un mot
ici sur ce « premier pape des mormons. » Digne
successeur de Joseph, quoique plus illettré que lui, il exerce
sur son peuple une dictature morale dont on chercherait vainement un
second exemple de notre temps. S’il vit encore quinze ans, il
fera certains miracles politiques auxquels les nations de l’Europe
ne s’attendent guère. Au physique, c’est un homme
de taille moyenne. Âgé de soixante et un ans, à
peine lui en donnerait-on cinquante, tant il est blond, frais,
robuste et dispos. Son régime est exactement celui des
premiers anachorètes chrétiens ; et, avec cela,
c’est un parfait gentleman, très distingué dans
la conversation et dans les manières. Il a tous les dons
naturels, toutes les perfections de l’éloquence ;
ses gestes ont une grâce particulière ; son
élocution est distincte, sa voix sonore, son débit des
plus agréables. Il manie avec habileté l’arme de
l’ironie. Sa charité ne connaît pas de bornes, sa
tolérance pour les opinions politiques et même envers
les autres cultes dépasse toute croyance. Aucun homme n’a
jamais eu sur la terre des amis plus profondément dévoués
que les siens. L’autorité divine de Moïse était,
de son vivant, sans cesse contestée par les descendants de
Jacob ; celle de Brigham sur le moderne Israël est
souveraine et sans limites. Dans ces derniers temps, on a beaucoup
parlé de son ambition effrénée, de son
despotisme politique et religieux. Ce sont là des déclamations
sans fondement. Dans l’une de nos dernières conférences
semi annuelles, il a publiquement déclaré qu’il
ne considérait les désignations de prophète,
révélateur et voyant, que comme des titres purement
honorifiques. Il est parfaitement vrai que, bien que sa parole soit
pour tous les saints comme la parole de Dieu, il n’a jamais
émis de prophéties ayant force de loi dans l’Église.
Il répète souvent que les mormons ont assez de
révélations pour se damner tous, à moins qu’ils
ne les mettent en pratique. Quant à sa prétendue
ambition politique, l’avenir seul peut confirmer ce soupçon
ou en faire justice.
Le 24
juin, le gouverneur Cumming nous annonça, par une
proclamation, que les citoyens d’Utah ayant accepté les
conditions du président des États-Unis, il nous
accordait en son nom amnistie pleine et entière. Le 26, les
troupes fédérales firent solennellement leur entrée
dans la ville sainte, presque déserte encore. Témoin
oculaire de leurs mouvements, je déclaré qu’elles
se comportèrent paisiblement. Après avoir défilé,
musique en tête, à travers les plus beaux quartiers de
la cité, elles traversèrent le Jourdain et campèrent
sur ses bords. Cette promenade militaire, autorisée par le
traité, s’accomplit avec discipline, au milieu du calme
le plus parfait. Un poste fut immédiatement établi sur
le pont pour empêcher les soldats d’aller en ville. Le
lendemain matin, qui était un dimanche, je fus présenter
une lettre d’introduction au général Johnston,
que venait de m’écrire M. Cumming. Il me reçut
dans sa tente le plus gracieusement du monde. C’était un
homme d’environ cinquante ans, de taille moyenne, d’une
figure noble, d’une tournure svelte, élégante et
martiale. Ce jour-là, j’étais loin de songer que
je me trouvais en présence du futur général en
chef de la grande armée des confédérés du
Potomac. Je lui demandai quelle était la force numérique
de sa division. « Elle se compose, me dit-il, de
vingt-cinq compagnies de toutes armes, formant un effectif de 3,200
combattants, non compris un millier de voituriers et d’ouvriers
militaires armés et embrigadés.
–
Comptez-vous rester longtemps dans votre campement actuel ?
– Deux
ou trois jours seulement. Nous sommes à la recherche d’une
position convenable pour établir un poste militaire
permanent. »
Sauf
quelques autres phrases insignifiantes, là se borna notre
entretien. Quand je pris congé de lui, il m’autorisa et
m’engagea même avec une urbanité parfaite à
visiter son camp. J’y remarquai que la France était
représentée dans cette expédition par deux
artilleurs d’Afrique, un cavalier, trois fantassins et cinq
voituriers, en tout onze individus. Les divers camps se trouvaient
disséminés le long du cours sinueux du Jourdain. En
face se déployait, de l’ouest à l’est, la
ville sainte, semblable à un immense damier. D’un coup
d’œil on pouvait en embrasser toute l’étendue,
tant le soleil de juin était resplendissant et inondait d’une
éblouissante clarté tout le paysage. Dans ces hautes
latitudes, le soleil produit, surtout en été, certains
effets de lumière d’une transparence sans égale,
et colore les sommets et les flancs de nos montagnes des teintes les
plus riches et les plus variées. La chaleur eût été
suffocante sans la brise régulière qui souffle chaque
jour du Lac-Salé. Des bords du Jourdain jusqu’au premier
plan des collines de l’est, les blanches et coquettes maisons
des saints, entrevues parmi la luxuriante verdure de leurs jardins,
présentaient un tableau des plus gracieux.
Après
le départ de l’armée, Brigham, le collège
des Douze, les autres dignitaires et tous les saints quittèrent
Provo pour regagner leurs résidences respectives. Dès
lors, il devint évident pour tous que l’évacuation
de la capitale et de nos comtés du nord, ainsi que la
concentration de tout le peuple aux environs de Provo et le projet
d’émigrer en masse vers la province de Sonora, avaient
été très habilement concertés par Brigham
dans le double but de produire une révolution salutaire dans
la politique du gouvernement fédéral et d’empêcher
tout contact entre le peuple mormon et les troupes fédérales.
II est indubitable que, sans cette évacuation momentanée,
il eût été totalement impossible d’éviter
les scènes scandaleuses qui avaient signalé le séjour
des troupes du colonel Steptoe dans l’Utah. À cette
époque, des militaires libertins avaient débauché
et entraîné avec eux en Californie un assez grand nombre
de femmes et de jeunes filles appartenant à d’honnêtes
familles.
Après
le retour de ses habitants, la ville du Lac Salé devint le
rendez-vous d’une foule d’avides spéculateurs de
haut et bas étage qui, croyant sur la foi des journaux, que
nous allions abandonner le territoire d’Utah, accouraient de
tous les États de l’Union pour s’enrichir de nos
dépouilles. Des centaines de voituriers, congédiés
par l’armée, vinrent grossir cette turbulente population
d’étrangers. Avant l’arrivée des troupes
fédérales, les mormons étaient incontestablement
le plus paisible, le plus pur, le plus moral de tous les peuples.
Nous n’avions alors, sur toute l’étendue de notre
territoire, ni guillotine, ni potence, ni prison, ni bourse, ni
mont-de-piété, ni casernes, ni mouchards, ni gendarmes,
ni filles publiques, ni maison de jeu, ni café, ni cabaret, ni
taverne, pas même de billard ou de tabagie : sages
institutions qui toutes fleurissent plus ou moins dans les sociétés
civilisées. En un mot, je le dis à notre honte, nous
étions de véritables sauvages. Mais, lorsqu’à
la suite des troupes régulières des États-Unis,
cette horde d’étrangers eut fait irruption sur notre
territoire, les choses changèrent promptement de face. Nous
commençâmes à nous civiliser. Nos rues
marchandes, naguère si calmes, présentèrent
chaque jour l’édifiant spectacle d’hommes couchés
par terre ivres-morts ; armés de revolvers et brandissant
leurs bowie-knives,
d’autres parcouraient la ville en hurlant des chansons
obscènes. Des cafés, des cabarets, des tavernes
surgirent comme par enchantement dans certaines rues ; puis des
billards, des maisons de jeu vinrent y étaler leurs fastueuses
enseignes. Disons tout, car nos initiateurs à la civilisation
ne pouvaient s’arrêter en si beau chemin :
l’établissement de maisons de prostitution fut tenté
clandestinement dans la ville sainte. C’est par ces appâts
grossiers que des hommes immondes s’efforcèrent de
séduire les saints. Un jour, après s’être
gorgés de whisky, quelques-uns, devenus insolents jusqu’à
la frénésie, déclarèrent ouvertement
qu’il leur fallait la tête de Brigham Young et celles des
principaux chefs de l’Église. Des mesures vigoureuses
furent immédiatement prises contre ces furieux. Un corps de
cinquante policemen, armés et payés, fut organisé
pour circuler nuit et jour dans les rues ; et chaque quartier
improvisa sa garde particulière pour la nuit. Nous crûmes
un instant qu’il nous serait impossible d’éviter
d’en venir aux mains avec ces hôtes dangereux. Mais,
grâce à l’attitude énergique des mormons,
tout symptôme d’émeute sérieuse disparut
bientôt.
Vers
cette époque, une manœuvre, naguère pratiquée
par les anti-mormons de l’Illinois, fut réitérée
sur les bords du lac Salé. Nous voulons parler de la fondation
d’une feuille hebdomadaire sous le titre de Valley
Tan, qu’on peut traduire
ainsi : journal indigène. Cette publication nous
rappelait le Journal de la
Canaille, organe des plus
basses passions anarchiques que nous vîmes, en juin 1848,
tristement végéter quelques jours à Paris. Le
Valley Tan était
tout bonnement une machine de guerre pour allumer la guerre civile
entre notre population et les troupes fédérales. Mais
le piège était trop grossier. Nos journaux ne
daignèrent pas même mentionner son existence dans leurs
colonnes.
Les 3,
4 et 5 octobre, la Société
agricole et manufacturière du Deseret fit
à Social Hall sa troisième exposition annuelle. Les
visiteurs étrangers (et il y avait là des représentants
de tous les États de l’Union) parurent émerveillés
des prodiges de notre industrie nationale. Ils ne pouvaient concevoir
que ce même peuple, qui, trois mois auparavant , était
prêt à faire le sacrifice de tous ses biens pour ne pas
verser du sang, eût pu exhiber, dans des circonstances si
critiques, tant de témoignages divers de sa haute vocation
industrielle. Les produits agricoles et horticoles exposés,
tels que superbes pêches, pommes, raisins, légumes
rares, fleurs, chevaux, mulets, taureaux, porcs, vaches laitières,
etc. , étaient tous des plus remarquables, et les nombreux
articles sortis de nos manufactures ou ateliers auraient pu dignement
figurer aux expositions des États les plus anciens. Les tapis,
les couvertures, et autres objets exposés par les femmes,
étaient aussi nombreux que variés. Le département
des beaux-arts offrait une profusion de portraits à l’huile,
de plans, de dessins de toute nature. La richesse des reliures de nos
livres attirait tous les regards. Les visiteurs se pressaient en
foule autour d’une table couverte de divers objets ayant
appartenu au prophète Joseph. Enfin je vis certaines
physionomies se rembrunir devant l’exposition de nos belles et
bonnes armes de guerre et de chasse. Des revolvers mormons, certaines
carabines simples et doubles, d’une admirable précision
et d’une portée sans égale, étaient
également remarquables par le fini précieux de leur
travail. Mais ce ne sont pas les canons rayés ni les carabines
des mormons, qui feront jamais la conquête des États-Unis.
La charrue et l’Évangile du royaume, voilà, dans
la main de nos missionnaires, des armes bien autrement puissantes et
expéditives. Le mensonge et la force sont les rois de la
terre : le mormonisme est la vivante négation de l’un
et de l’autre.
En
terminant ce chapitre, nous devons rendre justice à la sage
administration du gouverneur Cumming. Dès son arrivée,
il constata et déclara que, contrairement aux allégations
calomnieuses du juge Drummond, les archives de la cour suprême
étaient parfaitement intactes. Sa politique de conciliation,
ses rapports publics ou privés avec les chefs de l’Église,
tous ses actes, empreints de justice et de modération, lui
gagnèrent promptement l’estime générale de
ses administrés. Les troupes fédérales furent
cantonnées à Cedar Valley, à 42 milles de Great
Salt Lake City. L’entrée de notre capitale demeura
interdite absolument aux soldats, et ne fut permise aux officiers
qu’avec une extrême réserve. Un grave incident
vint pourtant nous menacer d’une conflagration générale.
En mars
1859, le juge Cradlebaugh tint sa cour à Provo pour examiner
les nombreuses charges portées contre les mormons pendant les
années précédentes. Il s’agissait
notamment des fameux mandats d’arrêt, lancés à
tort et à travers par le chef de la justice Eckels, contre les
principaux citoyens d’Utah. Cette mise en scène n’avait
qu’un seul but, celui de faire naître un sanglant conflit
entre les mormons et les troupes fédérales. Rien ne fut
omis pour amener ce résultat. Le juge Cradlebaugh, sous
prétexte qu’il n’y avait pas de prison à
Provo, demanda cent soldats au général Johnston pour
garder les prévenus. Cette garde fut bientôt portée
à neuf cents hommes. La conduite du gouverneur Cumming en
cette occasion fut digne de tous les éloges. Il publia une
proclamation dans laquelle, après avoir cité les
instructions de son gouvernement qui l’investissaient du droit
exclusif de disposer des troupes, il invitait le général
à rappeler immédiatement ses soldats. Celui-ci s’y
refusa formellement. Heureusement l’honorable M. Wilson, avocat
général du gouvernement, démontra sans peine que
la proclamation du président des États-Unis ayant
gracié tous les prévenus, il n’y avait plus lieu
de les poursuivre pour ce prétendu crime de rébellion.
Le cabinet de Washington, mieux éclairé, donna
pleinement raison au gouverneur Cumming, et désapprouva
officiellement la conduite de Cradlebaugh.
Un fait
d’un autre genre mérite une mention particulière.
Nous voulons parler de l’acte révolutionnaire que les
anti-mormons de Carson Valley accomplirent eu août 1859. Située
sur la frontière de la Californie et de l’Utah, cette
région, où les mormons se trouvaient en majorité,
avait été par eux abandonnée, ainsi que leur
colonie de San Bernardino, dès le début de l’expédition
des troupes fédérales. Après plusieurs appels
inutiles au gouvernement de Washington, les autres habitants, par une
déclaration solennelle, proclamèrent leur indépendance
et leur volonté de constituer un nouveau territoire. Dans
cette fière déclaration, les Carsoniens reprochaient
aux mormons une foule de crimes plus odieux les uns que les autres.
« Ils les accusaient d’avoir pillé et même
égorgé des compatriotes, émigrant paisiblement à
travers le continent; d’avoir perverti les Indiens en leur
inspirant une haine furieuse contre les Américains, etc. »
Nous
citons ces calomnies absurdes pour montrer à quel point le
fanatisme religieux ou politique peut égarer les hommes. Nous
avons vu que l’administration du président Buchanan,
prenant pour prétexte le rapport officiel du juge Drummond,
n’avait entrepris l’expédition d’Utah que
pour laver dans le sang de Brigham et de son peuple des crimes tout à
fait imaginaires. Or, le gouverneur Cumming, en trouvant intactes les
archives de la cour suprême, comprit aussitôt l’inanité
de toutes les autres accusations. Ses correspondances contribuèrent
beaucoup à détromper le cabinet de Washington. Émules
du juge Drummond, les dissidents de Carson Valley nous calomniaient
sans scrupule, dans le double but de pousser le gouvernement fédéral
à sévir contre nous, et de légitimer l’acte
révolutionnaire de leur séparation. II est parfaitement
vrai qu’en septembre 1857 cent quarante émigrants
américains avaient été massacrés
impitoyablement près de Mountain Meadows, dans le sud d’Utah,
par des Indiens. Ce convoi se rendait aux États-Unis en
Californie. Les Peaux-Rouges n’épargnèrent que
les enfants à la mamelle. Cette affreuse boucherie, comme tous
les crimes antérieurs imaginables, fut naturellement mise sur
le compte des mormons. Mais le docteur Fourney, surintendant des
affaires indiennes de notre territoire, ayant fait, en 1859 et sur
les lieux même, une minutieuse enquête, publia dans le
Deseret News une
longue déclaration, qui ne laissait pas l’ombre d’un
doute sur les vrais coupables. Ainsi s’évanouit la
dernière calomnie de nos ennemis. Sans l’hospitalité
et les secours de toute nature qu’ils trouvèrent
constamment chez les mormons, sur deux cent cinquante mille émigrants
qui ont déjà traversé l’Utah pour se
rendre en Californie, les neuf dixièmes auraient péri
en chemin.
Au
printemps de 1860, l’armée américaine quitta le
territoire d’Utah, sauf deux ou trois compagnies.
En mai
1861, cette faible garnison reprit la route de l’Union. Avant
de partir, elle vendit à l’encan toutes les
constructions du campement, son matériel, le surplus de ses
vivres, tout ce qu’elle avait, sauf ses munitions de guerre et
25,000 fusils qu’elle enfouit sous terre par ordre du
gouvernement. De mauvaises langues ont dit qu’après le
départ de la garnison, les mormons avaient su retrouver la
totalité de ces armes. Certes, ils en sont bien capables.
Cette vente publique fut désastreuse pour les intérêts
du gouvernement central. Les objets offerts, qu’on évaluait
ensemble à la somme de vingt millions de francs, s’y
vendirent presque pour rien. Pour ne citer qu’un seul article,
les sacs de farine de première qualité, du poids de
cent livres, n’obtinrent qu’un demi-dollar pièce.
Ce jour-là, certains petits capitalistes mormons firent
chacun, en deux heures de temps, une fortune considérable.
Ainsi,
cette fameuse expédition, que tant de fanatiques des deux
hémisphères croyaient destinée à
exterminer les saints, ne put faire tomber un seul cheveu de leurs
têtes. Le calme le plus profond n’a cessé de
régner dans le pays. Le séjour de l’armée
a laissé des capitaux considérables dans le pays, a
procuré aux habitants nombre d’articles à bas
prix dont ils avaient grand besoin, et a éliminé de
leurs rangs tous les hommes faibles dans la foi. Les journaux
américains, qui depuis quatre ans sonnaient le tocsin contre
nous, ont fini par comprendre leur erreur et par adopter un langage
plus modéré ! Aujourd’hui, la brûlante
question de l’esclavage les absorbe exclusivement. Tandis que
les hommes d’État de l’Union démontrent
superbement leur impuissance à résoudre ce terrible
problème social, Brigham Young, le prophète, le génie
illettré, poursuit résolument son œuvre. En avril
et mai 1861, environ deux mille saints européens de diverses
nationalités, mais parmi lesquels dominait la race scandinave,
sont partis de Liverpool pour aller rejoindre leurs frères
d’Amérique. Un seul navire, le Monarch
of the Sea en a transporté
960 à la fois. C’est ainsi qu’en dépit du
scepticisme universel du siècle, nos apôtres recrutent
des adeptes partout où ils peuvent se faire entendre. Tous les
ans, la vieille Europe fournit un contingent plus considérable
d’âmes d’élite à cette œuvre
étrange, incomprise et incompréhensible qui a nom
« mormonisme. » N’est-ce point là
un signe que les temps approchent ?
Chapitre
V
PRINCIPAUX
DOGMES
D’après
les détails historiques qui précèdent, on doit
commencer à se faire une idée un peu plus exacte de
notre Église si calomniée. Nous allons maintenant en
exposer les dogmes principaux.
Ce
qu’on appelle vulgairement le « mormonisme, »
c’est, nous le répétons, la restauration et le
complément du christianisme. Corollaire des révélations
antérieures, la communication céleste faite à
Joseph Smith a rétabli les rapports entre le ciel et la terre,
et prépare pour les derniers temps un peuple nouveau, dont
elle recrute les éléments parmi toutes les nations
actuelles.
Le
premier caractère qui frappe l’esprit en étudiant
cette religion, c’est l’universalité. Rien de
moins exclusif que son symbole : elle embrasse toutes les
vérités morales, scientifiques, artistiques,
industrielles, de quelque part qu’elles viennent. Sagement
éclectique, elle reconnaît que toutes les religions
positives, toutes les sectes chrétiennes, toutes les sociétés
humaines, possèdent des vérités mêlées
à l’erreur. Elle invite ainsi à l’unité
tous les cultes, tous les peuples de la terre. Extraire toutes ces
parcelles de vérité, recueillir tous les bons et vrais
principes qui existent dans l’univers, pour les coordonner dans
un symbole général, tel est le trait caractéristique
de sa mission. L’entière fusion des races, l’unité
complète de la famille humaine, tel est son but, telle est sa
raison d’être.
Essayons
maintenant de donner une idée de la théogonie des
mormons, au risque de faire sourire plus d’un incrédule.
« Dieu le père , a dit Joseph Smith , réside
sur un grand Urim Thummim, globe immense situé au centre de
toutes les créations, semblable à une mer de verre et
de feu, où toutes choses passées, présentes et
futures, se reflètent incessamment sous ses yeux... S’il
se montrait à nos regards, nous le verrions semblable a nous
par sa forme, semblable à nous dans toute sa personne et sa
figure, puisqu’Adam a été créé à
son image et ressemblance, a reçu de lui des instructions, a
marché, conversé avec lui, comme un homme parle et
s’entretient avec un autre. »
Le
début de la Genèse est ainsi traduit par Joseph Smith :
« Au commencement, la tête des dieux convoqua un
conseil des dieux, et ils se réunirent et méditèrent
un plan pour organiser le monde et le peupler. » « Les
purs principes des éléments, dit encore notre Moïse,
peuvent être organisés et réorganisés,
mais non anéantis. Ce n’est donc pas : Dieu
a créé le monde,
qu’il fallait traduire, mais : Dieu a organisé le
monde avec les éléments qui existaient. Le mot baurau
ne veut pas dire créer
de rien, mais bien organiser.
Dieu n’a pas créé l’âme de l’homme,
mais il a fait le corps avec de la terre, et il a placé dedans
l’esprit de l’homme, dont l’existence est coégale
[coéternelle, ndlr] à la sienne. J’insiste sur
l’immortalité de l’esprit de l’homme. Est-il
logique de dire que l’intelligence des esprits est immortelle,
quand elle a eu un commencement ? L’intelligence des
esprits n’a pas eu de commencement, elle n’aura pas de
fin ; il n’y a jamais eu de temps où les esprits
n’aient pas existé. Je prends un anneau de mon doigt, et
je le compare à l’âme de l’homme, -la partie
immortelle, -parce qu’il n’a pas de commencement.
Supposons que vous le coupiez en deux, alors il a un commencement et
une fin ; mais réunissez-les, faites-en un tout, il
continue de nouveau à être un cercle éternel. Il
en est de même de l’esprit de l’homme : aussi
vrai que le Seigneur existe, s’il a un commencement, il aura
une fin. Tous les fous, les savants et les sages, depuis le
commencement de la création, qui disent que l’esprit de
l’homme a eu un commencement, prouvent qu’il doit avoir
une fin ; si cette doctrine est vraie, il s’ensuit que la
doctrine de l’annihilation devrait être vraie aussi. Mais
si j’ai raison, je puis avec hardiesse proclamer que Dieu n’a
jamais eu le moins du monde le pouvoir de créer l’esprit
de l’homme. Dieu lui-même ne pouvait pas se créer...
Dieu, se trouvant placé au milieu des esprits et au milieu de
la gloire, reconnut qu’il convenait à lui, le plus
intelligent de tous, d’instituer des lois par lesquelles les
autres esprits pourraient se perfectionner comme lui... »
Avant,
pendant et après cette vie, chaque homme fait sa propre
destinée. Cet article
suprême de notre foi résume toute notre théologie.
Des
ides précédemment exposées sur la nature de
l’Être suprême, dérivent logiquement des
explications spéculatives sur les mystères de la
Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption,
lesquelles diffèrent en plus d’un point de celles
présentement admises dans les diverses communions chrétiennes.
Ne pouvant donner ici un traité complet de notre théologie,
nous nous bornerons à en indiquer quelques traits principaux,
capables de provoquer l’attention des esprits sérieux,
par leur analogie avec les révélations primitives et
les mystérieux instincts de l’âme.
Nous
admettons une infinité d’êtres d’une nature
supérieure aux hommes et aux anges mêmes. Ces êtres
supérieurs ou dieux ont à leur tête un chef
suprême, notre Père céleste. Il y a des dieux
femelles de toute éternité, ce sont les reines du ciel.
Mais, avant d’aller plus loin, il importe de bien définir
ce mot de dieu, et les trois catégories hiérarchiques
d’êtres intelligents qui, selon nous, peuplent l’univers.
On verra que nos croyances sont moins opposées au sens commun
qu’on ne nous fait généralement l’honneur
de le croire, et qu’elles rappellent même d’une
manière frappante certaines conjectures des Pères de
l’Église grecque et latine, fondées sur
d’antiques traditions, injustement négligées.
Un être
immortel, possédant une organisation parfaite d’esprit
et de matière unie à l’esprit et complet dans ses
attributs, jouissant en conséquence de toute la plénitude
de la gloire céleste, est appelé un dieu. Un être
immortel, en progrès de perfection et doué d’un
moindre degré de gloire, est appelé un ange. Un esprit
immortel d’homme, qui n’est pas uni à un corps de
chair, s’appelle un esprit. Un esprit immortel, revêtu
d’un corps mortel, s’appelle un homme.
Toute
cette organisation hiérarchique est dominée par un
président ou un chef suprême, qui est le Père de
tous. Après lui vient immédiatement Jésus-Christ,
le premier-né d’entre toutes les créatures, et le
premier héritier de tous les mondes éternels.
Au-dessous d’eux, les anges et les hommes sont répandus
parmi les divers systèmes planétaires comme des
colonies, des royaumes, des nations. Toutefois, il s’est
accompli, relativement à notre planète, la terre,
quelque chose d’exceptionnel, de considérable, qui a
produit une émotion profonde dans le monde des intelligences.
Ici,
nous rentrons, à certaines variantes près, dans les
traditions de la chute du premier homme et des mauvais anges, cause
active et permanente de tous les maux qui affligent d’âge
en âge l’humanité, et dans celles du mystère
de la Rédemption. Un de nos dogmes fondamentaux, l’intime
solidarité de la terre avec ses habitants, existait à
l’état d’embryon dans les anciennes Églises
chrétiennes d’Occident. Notre théologie définit
d’une façon lucide et complète cette association
providentielle des destinées de la terre à celles de
l’humanité, ce mystérieux parallélisme qui
a existé dès l’origine, et se maintient entre
notre globe et ses habitants. Organisée primitivement pour
servir de demeure à des êtres parfaits, immortels, la
terre a connu le mal et la mort, par la désobéissance
de l’homme et en même temps que lui. Souillée par
les abominations antédiluviennes, elle fut purifiée en
partie par le déluge, qui fut pour elle un baptême. Une
nouvelle humanité sortit de l’arche de Noé.
Depuis cette époque, la terre a eu, tantôt dans son
universalité, tantôt dans certaines fractions habitées
par des races plus particulièrement bénies ou maudites,
des phases de prospérité ou de décadence,
correspondant aux prédominances alternatives du bien ou du mal
parmi les hommes. L’ingratitude plus odieuse des peuples
spécialement visités de Dieu laisse en quelque sorte
une ombre plus profonde sur le théâtre contristé
de leurs égarements. Voilà pourquoi nulle région
n’étale, même aux regards imparfaits des hommes
mortels, des traces plus visibles de désolation que la Judée.
Elle doit toutefois être consolée et vivifiée,
dans le dernier âge du monde, par la conversion des derniers
descendants du peuple déicide. Cette renaissance de la Judée,
indiquée déjà par le christianisme, est
reproduite avec de grands détails dans nos révélations.
La
solidarité de la terre et de l’homme, vaguement aperçue
par quelques poètes et quelques philosophes de l’ancien
monde, est érigée en article de foi dans le mormonisme.
Nous croyons ce dogme susceptible de jeter une grande lumière
sur des problèmes sociaux regardés jusqu’ici
comme insolubles, et notamment sur ces mystérieuses affinités
qui sollicitent l’âme humaine à la contemplation
de la nature. Mais voici un avantage nullement métaphysique,
tout positif, qui découle immédiatement de ce dogme. Il
implique virtuellement que la région habitée par les
saints est appelée à devenir une terre riche et fertile
entre toutes, la plus semblable possible à la terre
complètement purifiée et glorifiée, qui sera, à
la fin des temps, l’apanage exclusif des saints de tous les
âges du monde ; c’est la consécration la plus
énergique du travail agricole qui ait jamais figuré
dans aucun code religieux. Aussi les mormons, au début de leur
œuvre, sont-ils déjà les plus intrépides,
les plus habiles cultivateurs du monde. La fondation de ce pacifique
sanctuaire du travail n’est-elle pas de nature à
provoquer de sérieuses réflexions de la part des hommes
les plus clairvoyants de l’ancien monde, de ceux qui déjà
voient monter à l’horizon des civilisations usées,
le météore sanglant des guerres sociales ! Hélas !
le plus cruel châtiment de ceux qui nous raillent, sans nous
comprendre, sera peut-être, dans quelque cataclysme prochain,
de ne pouvoir aller jusqu’à nous. Parmi ceux qui
s’étaient moqués de la construction de l’arche,
combien ont sombré avec désespoir dans les eaux du
déluge, en s’efforçant vainement de la
rejoindre ! La plus grande crainte que nous inspire l’avenir,
c’est celle d’être trop bien vengés.
Les
saints des derniers jours admettent trois résurrections
parfaitement distinctes. L’une est passée, les deux
autres sont à venir. La première résurrection a
eu lieu en même temps que celle du Christ. Elle a compris les
Saints et les prophètes des deux hémisphères,
depuis Adam jusqu’à Jean-Baptiste. La deuxième
aura lieu prochainement. Elle comprendra les saints des premiers
siècles de notre ère, les saints des derniers jours, et
tous ceux qui auront embrassé l’Évangile et vécu
conformément à ses lois, depuis la première
résurrection. Elle sera immédiatement suivie du
deuxième avénement de Jésus-Christ, de la
conversion et de la réhabilitation des Juifs. Sur ces deux
points très importants, nos doctrines, parfaitement conformes
à la foi chrétienne primitive, diffèrent
beaucoup des croyances imposées par les Églises
officielles de l’ancien monde. Suivant nos révélations
complémentaires, à la voix du Christ, les deux
hémisphères, si longtemps inconnus, puis ennemis l’un
de l’autre, se fondront de nouveau ensemble. L’Océan
sera refoulé dans ses anciennes limites du nord. Les cimes
inhabitables seront abaissées, les précipices
inaccessibles exhaussés ; les marais et les endroits
pestilentiels disparaîtront ; les solitudes arides et les
régions polaires seront bénies et redeviendront
tempérées et fertiles. La terre, rajeunie, reprendra
son ancienne forme et sa pureté providentielle.
Ici,
nous rétablissons, avec toute l’autorité d’une
révélation formelle, l’une des plus célèbres
traditions du christianisme primitif, celle de l’âge
d’or de mille ans,
connue et célébrée par les prophètes et
les poètes d’Israël ; et que les Églises
grecque et latine ont eu le tort grave de rejeter, puisque ce dogme,
établi par Jésus-Christ lui-même, a été
formellement enseigné par ses apôtres, et clairement
révélé par saint Jean dans son Apocalypse.
Le
déluge de Noé fut pour la terre entière un
véritable baptême. C’est le Sauveur, à
l’époque de son deuxième avènement, date à
jamais solennelle, qui se prépare ; c’est le Messie
toujours attendu par les descendants d’Israël ; c’est
Jésus-Christ lui-même qui, en purifiant la terre par un
déluge de feu et d’esprit, y intronisera personnellement
le règne de la justice et de la vérité absolue.
C’est à Jérusalem, du Haut de la montagne des
Oliviers, qu’il se révélera, dans tout l’éclat
de sa gloire et de sa puissance, à toutes les nations. C’est
alors que commencera l’âge d’or de mille ans.
Dans
cette ère sabbatique du genre humain, l’oppression et la
tyrannie n’existeront plus ici-bas, sous aucune forme ;
les ténèbres et l’ignorance disparaîtront ;
la guerre cessera, et à la place du péché, de la
douleur et de la mort, régneront la paix, la justice et la
vérité ; le lion, le tigre et le léopard
paîtront l’herbe des champs en compagnie des agneaux et
de leurs mères ; l’homme vivra presque autant que
les arbres les plus vivaces, et tous connaîtront Dieu depuis le
premier jusqu’au dernier ; les nations, qui jusque-là
repoussaient ou ne comprenaient qu’imparfaitement l’Évangile,
seront alors rachetées et admises au privilège de
servir les saints du Très-Haut. Ces élus de la dernière
heure deviendront laboureurs, vignerons, jardiniers, maçons,
etc. ; mais les saints seront les propriétaires du sol,
les rois, les gouverneurs, les juges de la terre. Comme les enfants
de l’homme se multiplieront rapidement à cette époque
de paix, on développera un système nouveau
d’agriculture qui s’étendra sur le globe entier,
dont la surface se transformera en un vaste Éden, ou croîtront
les arbres de vie, dont on pourra désormais manger les fruits.
Les sciences, les arts, l’industrie feront de nouveaux
progrès ; les chemins de fer et les télégraphes
électriques seront établis partout, et tous les moyens
de locomotions seront perfectionnés ; toutes les nations
seront associées dans une grande fraternité. Une
théocratie universelle régira tout le corps politique.
Bref, il n’y aura pour tout l’univers qu’un
Seigneur, une foi, un baptême, un esprit. Un intérêt
commercial équitable, fondé sur la nécessité
et l’opportunité d’un mutuel échange de
produits, formera d’un autre coté un important mobile
d’union. L’or, l’argent, les pierres précieuses,
deviendront des matériaux ordinaires de constructions. Telle
sera l’ère heureuse qui doit remplacer le présent
état des nations.
Enfin,
cet âge de félicité sera couronné par la
troisième et dernière résurrection, laquelle
comprendra tous les membres de la famille humaine qui n’auront
pas eu part aux deux premières. À cette époque
de la suprême plénitude des temps, notre révélation
rapporte le jugement universel, puis l’accomplissement d’une
prophétie, dont on retrouve des traces nombreuses dans les
traditions du christianisme et même dans celles de l’Inde,
la purification pleine et entière, la complète
transformation de notre planète par le feu. C’est alors
que Jésus-Christ viendra et dira : Voici,
je vais faire toutes choses nouvelles.
C’est alors que notre globe deviendra séjour céleste.
Cette terre glorifiée, dont aucune langue humaine ne saurait
exprimer dignement les splendeurs et les félicités,
demeurera sous le sceptre souverain de l’ancien
des jours, Adam, notre Grand
Patriarche, l’apanage exclusif des élus qui, au jugement
universel, seront reconnus avoir atteint, dans leur vie antérieure,
le comble de la perfection, avoir connu dans toute sa pureté
la révélation évangélique, et n’avoir
jamais dévié de ses préceptes. Après
ceux-ci, mais à un degré de béatitude et de
dignité bien inférieur, seront admis tous les hommes
qui auront vécu honorablement mais en dehors de la loi
révélée, depuis l’origine de l’humanité.
Cette catégorie, plus nombreuse que la première,
comprendra, avec les idolâtres vertueux, les gens de bien qui
ont appartenu aux diverses communions chrétiennes où
les vraies traditions se trouvent altérées. Le 16
février 1832, Joseph Smith eut une sublime vision dans
laquelle les trois cieux lui furent successivement montrés
avec leurs trois béatitudes distinctes, savoir : la
gloire céleste dont le soleil est le type ; la terrestre,
dont la lune nous offre un symbole ; enfin la gloire téleste,
la moindre de toutes. Cette dernière catégorie, la plus
nombreuse des trois, comprendra tous ceux qui n’auront suivi,
durant leur vie mortelle, que les inspirations de leurs propres
passions. La dispensation suprême des œuvres humaines
leur assignera une situation de dépendance, de sujétion
paisible, mais absolue. Leur infériorité, toutefois, ne
sera pas irrévocable ; ils pourront être appelés,
dans d’autres mondes, à de nouvelles épreuves, et
remonter au second, même au premier rang, s’ils en
sortent vainqueurs.
Cette
répartition dans la vie future n’est que le
développement de la doctrine des trois
cieux, dont le germe se trouve
dans les Épîtres de saint Paul. Enfin, dans cet enfer
dont la tradition chrétienne atteste l’existence, et
dont les sombres descriptions du Dante n’offrent encore qu’une
image très affaiblie, gémiront à jamais les
hommes coupables des crimes dont le Christ a lui-même proclamé
l’irrémissibilité et les esprits rebelles qui se
sont volontairement placés, comme eux, en dehors de toute
rédemption.
On voit
que l’éclectisme préside à l’ensemble
de ces croyances. À ce titre, ne semblent-elles pas mériter
au moins quelque indulgence de la part des esprits impartiaux ?
Nous ne renvoyons pas, nous, l’anathème ou l’injure
qu’on nous prodigue. Tout en attribuant, d’après
l’autorité de notre foi, une plénitude de gloire
et de félicité à ceux qui auront connu la vérité
tout entière et conformé leur vie mortelle à ses
préceptes, nous ne contestons ni le repos, ni même un
certain degré de béatitude aux fidèles des
Églises dissidentes. Nous ne rejetons aucune vertu, même
imparfaite ; nous ne damnons aucune faiblesse, pour peu qu’elle
mérite quelque pitié. Notre théologie reproduit
fidèlement la saine doctrine chrétienne, dégagée
de l’intolérance fougueuse des temps de fanatisme,
intolérance qui a pu avoir humainement sa raison d’être,
mais que la révélation divine ne sanctionne pas. Quant
à la doctrine des différents degrés de
rémunération dans la vie future, elle s’appuie
sur les lumières de l’équité naturelle, et
mieux encore sur l’affirmation de Celui qui a dit : « Il
y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. »
L’Église
des saints des derniers jours a trois livres sacrés, la Bible,
le Livre de Mormon
et celui des Doctrine
et Alliances. L’Ancien
et le Nouveau Testament ont été traduits en entier par
Joseph Smith. Cette traduction, remarquable à plus d’un
titre, sera publiée ultérieurement en entier.
À
en juger par ce qui a paru, cette nouvelle version, ayant été
donnée par inspiration, jettera le plus grand jour sur une
foule de passages obscurs, et aura sur toutes les Bibles connues des
avantages inappréciables.
D’après
nos théologiens, la révélation chrétienne
est indéfiniment progressive. Exemple : le Livre
de Mormon, corollaire et
complément indispensable de la Bible, nous révèle
que les Indiens de l’Amérique
sont des descendants de la maison d’Israël. On lit dans la
Genèse, qu’avant sa mort, le patriarche Jacob bénit
tous ses enfants et qu’il conféra solennellement à
Éphraïm, fils de Joseph, le sauveur de l’Égypte,
tout l’hémisphère occidental pour son héritage
éternel. Avant de mourir, et en bénissant les douze
tribus d’Israël, Moïse confirma lui-même sur la
tête de Joseph cette promesse divine. L’Amérique
est la Terre Promise de Joseph. Or, sans une révélation
spéciale, l’homme moderne n’eût jamais pu
découvrir, par son propre savoir, l’origine des anciens
habitants du nouveau monde. Tout homme vraiment religieux doit voir
que ce seul fait relie, dans l’ordre divin, le Livre
de Mormon à la Bible
d’une manière indissoluble.
En
théologie, le premier de ces deux livres sacrés nous
révèle
deux autres faits dont l’importance
est inappréciable. Il nous apprend qu’après son
ascension au ciel, Jésus-Christ, en sa qualité de
Rédempteur des hommes, alla fonder son Église en
Amérique et initier lui-même ses anciens habitants aux
sublimes vérités de l’Évangile, et
qu’ensuite il alla remplir la même mission auprès
des dix tribus perdues d’Israël. Annoncé
formellement par l’Ancien et le Nouveau Testament, le Livre
de Mormon doit être
considéré comme un deuxième témoignage en
faveur de la divinité du Christ. De là l’importance
extrême de ce message divin. Une révélation ne
pouvant se prouver que par les révélations antérieures,
toute dissertation là-dessus serait ici hors de place.
Un seul
mot sur les tribus perdues d’Israël. Que sont devenues ces
dix tribus ? Cette question a soulevé, de siècle
en siècle, des polémiques sans fin chez les
commentateurs de la Bible. Le plus profond mystère règne
encore sur le pays qu’habitent ces enfants d’Israël.
Nous savons, par le Livre de
mormon, que le Christ a fondé
parmi eux son Église. Mais dans quelle partie du monde sont
donc ces tribus perdues ? Cette importante question mérite
les honneurs d’une digression.
Le
prophète Joseph, dans une de ses plus précieuses
révélations, nous apprend qu’elles habitent
ensemble les pays du Nord.
Quand Jésus-Christ viendra, dans toute la splendeur de sa
gloire, mettre tous ses ennemis sous ses pieds et introniser lui-même
le règne de la justice ici-bas, les prophètes de ces
dix tribus d’Israël entendront sa puissante voix. Alors
ces saints hommes frapperont les rochers, et les glaces se fondront
en leur présence. Un chemin sera jeté au milieu de
l’Océan. Leurs ennemis tomberont sous leurs coups ;
des sources d’eau vive jailliront devant eux et arroseront de
vastes solitudes arides. Ils apporteront leurs riches trésors
aux enfants d’Éphraïm, sur la terre de Sion
(d’après les mormons, Sion sera le nom futur du Nouveau
Monde c’est-à-dire des trois Amériques). Pendant
leur marche, les montagnes trembleront en leur présence. Ils
se rendront à Sion en chantant des hymnes d’une joie
éternelle, pour y être couronnés de gloire par
les serviteurs du Très-Haut, les enfants d’Éphraïm.
Telles sont les faveurs que Jéhovah répandra sur les
dix tribus d’Israël, et telles sont les plus grandes
bénédictions que recevront les enfants d’Éphraïm
et leurs compagnons.
C’est
en ces termes que Joseph à décrit quand et comment les
dix tribus perdues d’Israël seront révélées
au reste du monde, ainsi que leur marche triomphale à travers
les solitudes de l’Amérique pour se rendre en Palestine,
lieu de leur héritage. D’après ce qui précède,
notre globe aurait quelque part des régions qui nous seraient
encore totalement inconnues.
Un
nouveau continent gît quelque part dans l’Océan
arctique. On sait que le pôle boréal constitue la partie
la plus mystérieuse de notre planète. En 1854, le
docteur Kane réussit à pénétrer dans le
détroit de Smith, par l’extrémité même
de la mer de Baffin. Avant lui, dix navires anglais ou américains
avaient péri dans ces climats horribles. L’intrépide
docteur, glissant avec son navire entre les récifs et les
glaces amoncelées, parvint à s’élever, au
milieu des écueils, jusqu’à la hauteur du
soixante-dix-neuvième degré de latitude nord. Pendant
deux ans, il affronta en ce point les rigueurs de ces formidables
hivers, où la nuit dure cent vingt jours, et où la
température s’abaisse jusqu’à la
congélation du mercure et de l’alcool.
Poursuivant
la très laborieusement ses savantes recherches, il constate
que la mer de Baffin court directement au nord, entre le Groenland et
les nouvelles terres qui ont reçu le nom de Louis Napoléon.
Après des privations sans nombre et des souffrances dont le
récit seul épouvante, il arrive, en se traînant,
au pied d’une infranchissable barrière hérissée
d’aiguilles menaçantes et de glaçons amoncelés.
C’est le cercle de l’Enfer
du Dante. Mais, sur la droite,
s’entrouvre une brèche étroite, profonde,
tortueuse. Il pénètre, il la franchit. Étrange
et merveilleux fut alors le tableau qui s’offrit a ses yeux !
En un instant, il touche à la réalisation de ses rêves.
La mer, la mer libre et sans bornes s’étend enfin tout à
coup devant lui ! Pas une terre en face, pas un glaçon à
l’horizon ! Les bords resserrés du long détroit
de Smith, qu’il a suivi pendant quatre-vingts milles,
s’élargissent subitement et limitent, en fuyant à
l’est et à l’ouest, l’immense nappe à
reflets verdâtres, dont les flots, soulevés par la
brise, viennent rouler jusqu’à ses pieds. Des phoques,
des loups marins, des nuées d’oiseaux de mer, couvrent
le rivage. Partout la vie, partout l’influence d’une
bienfaisante chaleur rayonnent du sein de cet océan inconnu.
Tel est le nouveau champ d’exploration que le docteur Kane, en
mourant victime de son amour pour la science, a légué
naguère à nos contemporains. Quel navigateur ira
maintenant nous dévoiler les mystères de cette mer
inconnue ?...
Mon
humble opinion est que les dix tribus perdues d’Israël se
trouvent là, dans un continent, que Dieu s’est réservé
de nous révéler lui-même. Alors toute la terre
sera connue ; alors trois témoignages différents,
la Bible, le Livre de Mormon
et les annales sacrées des dix
tribus perdues d’Israël annonceront à ses habitants
que le Christ est bien le Messie promis aux fils déchus
d’Adam, et qu’il a racheté tous les hommes sur le
Calvaire.
Notre
Livre des Doctrine et Alliances
contient didactiquement les doctrines
officielles de l’Église et les révélations
particulières données au prophète Joseph. Ces
révélations, qui règlent tout ce qui concerne
les sacrements, la hiérarchie, le mariage, le divorce, la
question de propriété, et jusqu’à
l’hygiène, sont considérées par les saints
comme étant aussi sacrées que celles de la Bible et du
Livre de Mormon.
Le
baptême et la confirmation, fondement de l’Église
chrétienne primitive, sont les deux sacrements d’initiation
à notre Église. Le baptême ne s’administre
que par immersion, pour la rémission des péchés,
et aux adultes seulement. La confirmation se confère en
imposant les mains sur la tête des catéchumènes.
Nous admettons aussi, en principe, un baptême pour
les morts : il pourra
être administré, par représentation, aux vivants,
au profit de leurs parents ou amis décédés, qui
n’ont pas eu le privilège de connaître l’Évangile
ici-bas. Mais ce genre d’initiation ne pourra commencer à
être pratiqué que dans le temple, aussitôt que la
construction en sera terminée. Nos autres sacrements sont
l’Ordre, le Mariage et l’Onction oléagineuse. Les
saints n’ont en général qu’une confiance
très limitée dans l’efficacité de la
médecine proprement dite. Il y a cependant des médecins
dans l’Utah. Mais tous ou presque tous se trouvent réduits,
faute de malades, à s’occuper de chimie. Pour guérir
les maladies internes, les saints se bornent le plus souvent à
l’application d’huile consacrée et à
l’imposition des mains ; puis on laisse agir la nature.
Seulement, dans les fractures ou autres lésions externes, ils
ont recours à la chirurgie.
Il est
une révélation célèbre dans l’Église
sous le nom de Parole de
sagesse ; elle forme tout
un code hygiénique. Elle conseille en ces termes l’abstinence
du tabac et des boissons : « Les liqueurs et les
boissons fortes ne sont pas destinées à l’intérieur
du corps, mais aux lotions externes. De même, le tabac n’est
point du tout bon pour l’homme ; c’est une herbe
susceptible de guérir les meurtrissures et les animaux
malades, mais dont l’emploi exige beaucoup de prudence et
d’habileté. » La même révélation
proscrit les boissons chaudes, et donne d’autres préceptes
intéressants sur l’usage modéré de la
viande et sur celui des diverses céréales. Elle semble
pronostiquer une loi plus parfaite, qui nous prescrira formellement
l’emploi d’un régime exclusivement végétal.
Il y a
dans l’Église deux ordres de prêtrise : le
sacerdoce de Melchisédech, et la prêtrise d’Aaron,
comprenant celle des Lévites. Le sacerdoce de Melchisédech
est supérieur à l’autre ; c’est celui
qui donne le droit de présidence, le pouvoir et l’autorité
suprême sur toutes les charges de l’Église, dans
tous les âges du monde, ce qui est parfaitement conforme aux
traditions hébraïques et chrétiennes. La
hiérarchie de l’ordre de Melchisédech est
constituée de la manière suivante dans la métropole
de Sion. Il y a d’abord trois grands prêtres présidents,
choisis par le corps entier pour former un quorum
(ce mot, littéralement
intraduisible, désigne un corps déterminé, un
certain nombre d’individus formant un corps spécial
distinct de tous les autres) de la présidence de l’Église.
Les titulaires actuels sont Brigham Young, Heber C. Kimball et Daniel
Wells. Viennent ensuite les douze apôtres ou témoins
spéciaux du nom de Jésus-Christ dans tout l’univers.
Ces douze forment un quorum
dont l’autorité et le
pouvoir égalent ceux de la première présidence.
Après les apôtres se placent immédiatement les
grands prêtres,
corps particulier très considérable ; leur nombre
est illimité. Vétérans de l’Église,
leur ministère est d’aller présider les
conférences et les branches qui sont établies dans les
deux mondes, et de siéger dans les grands conseils de Sion.
Les évêques sont généralement tirés
de ce quorum.
Après eux viennent les septante,
jeunes missionnaires appelés à prêcher
l’Évangile, et à être des témoins
spéciaux de la révélation par toute la terre.
Ils se fractionnent en plusieurs groupes de soixante-dix chaque, dont
l’ensemble forme un quorum
égal à celui des douze
apôtres. Les elders, ou ministres évangéliques,
dont le nombre est illimité, forment le dernier échelon
du sacerdoce de Melchisédech. Toute décision prise par
l’un des divers quorum
de l’Église doit être
prise à l’unanimité ; cependant, une
majorité peut constituer un quorum
quand les circonstances l’exigent.
Dans le cas où une décision de ces corps aurait été
prise contre le droit et le bien, il peut en être appelé
devant une assemblée générale des divers quorum
qui constituent l’autorité
spirituelle de l’Église, laquelle décide en
dernier ressort.
Les
douze constituent un grand conseil de voyageurs présidents,
dont le ministère est d’officier, au nom du Seigneur,
sous la direction de la première présidence, de prêcher
l’Évangile à toutes les nations, de régler
toutes les affaires de l’Église dans toutes les parties
du monde, d’abord chez les Gentils, ensuite chez les Juifs. Il
entre dans leurs attributions d’ordonner des grands prêtres,
des septante et des elders (anciens) partout ou l’intérêt
de la religion l’exige, et selon que les sujets leur sont
désignés par révélation.
Les
septante ont
pour mission d’agir au nom du Seigneur, pour travailler, sous
la direction des douze, à l’édification de
l’Église et au règlement de ses affaires parmi
toutes les nations. Leur principale fonction est l’apostolat.
Chaque groupe de septante est dirigé par un conseil de sept
membres. Le nombre total de ces groupes est aujourd’hui de
soixante-deux, et l’ordre entier est gouverné par un
conseil de sept présidents.
En
arrivant à Sion, tout membre de l’Église, suivant
ses aptitudes ou son âge, est agrégé à
l’un de ces divers grands corps. Il n’y a d’exception
due pour les gens de couleur. Les noirs sont simplement membres de
l’Église, sans pouvoir jamais exercer le sacerdoce.
En
dehors de ces quorum
il y a des patriarches et des évêques.
Il y a un évêque pour chacun des vingt et un quartiers
de la métropole, et un seul pour chaque ville et village de
quelque importance. Directeurs du peuple pour le spirituel et le
temporel, les évêques reçoivent la dîme de
leurs administrés, et la transmettent au presiding
bishop ou évêque
général. Ses fonctions spéciales consistent à
s’assurer chaque semaine de l’état matériel
des familles de son diocèse, pour venir en aide à
celles qui en ont besoin.
L’ordre
de Melchisédech se transmet de père en fils, et
appartient de plein droit aux descendants directs de la race choisie,
à laquelle les promesses divines avaient été
faites. De là l’importance extrême que mettent les
saints à rechercher et à perpétuer leur
généalogie. L’ordre d’Aaron n’a que
trois degrés : prêtres, catéchistes
(teachers)
et diacres. Leur ministère est de prêcher l’Évangile,
et de baptiser, mais non de confirmer, les néophytes. Les
mormons n’ont ni rituel, ni liturgie, ni uniforme religieux ou
autre. Tout le monde est libre de suivre pour son habillement la mode
ou sa fantaisie. Le seul titre en usage parmi eux est celui de frère
et de sœur.
Depuis le président jusqu’au dernier des fidèles,
tous, en parlant en public ou en se saluant, n’emploient
d’autre dénomination que celle-là.
Les
affaires générales de l’Église sont
réglées deux fois par an dans la métropole, en
avril et en octobre, dans ces conférences publiques dont la
durée est ordinairement de trois jours. C’est dans ces
assemblées œcuméniques que les principaux
fonctionnaires, à commencer par le président, sont
solennellement soumis à la réélection populaire.
Les femmes votent à ces élections. La conférence
du mois d’octobre 1860 a éclipsé toutes les
précédentes par l’affluence extraordinaire des
fidèles, et par l’importance et l’intérêt
des communications qui y ont été faites. On peut
consulter à ce sujet le compte rendu publié par le New
York Herald du 18 novembre
1860.
Ce qui
nous a le plus frappé dans ces grandes assemblées
populaires, c’est l’esprit de corps qui les anime et les
fait constamment voter comme un seul homme. Chose à peine
croyable, nous avons pris part à huit de ces élections
générales, et nous n’avons jamais vu qu’une
seule fois une main se lever pour protester contre cette unanimité
constante des suffrages. Il est vrai que, chaque printemps, l’on
voit un certain nombre de mécontents quitter l’Église
et le territoire ; mais ce sont là des exceptions, et
l’entente parfaite qui règne dans cette population de
plus de 100,000 âmes, empruntée à tous les
peuples des deux mondes, n’en offre pas moins un phénomène
social digne d’attirer l’attention de tout homme sérieux.
Le terme d’opposition n’existe pas, même dans notre
dictionnaire politique. Il se manifeste bien de temps en temps des
apostasies individuelles ; mais comme ces dissidents retournent
parmi les Gentils, un schisme national est moralement impossible chez
les mormons. Entrez à Social Hall, où les deux chambres
de notre législature tiennent leurs sessions, et là,
soit que vous assistiez à une séance du Grand Conseil
ou à une joute oratoire dans notre Chambre des représentants,
vous verrez toutes les propositions, tous les projets de loi mis sur
le tapis, constamment votés ou adoptés à
l’unanimité des suffrages ! Maintenant, qui pourra
nous dire pourquoi cette parfaite harmonie sociale, cette communauté
de pensée, de sentiment et de volonté, n’existent
que chez les mormons ? Comment expliquerez-vous ce miracle d’un
peuple, recruté parmi tous les autres, et animé d’un
même esprit religieux, politique et social ?
Attribuerez-vous un tel miracle, la négation vivante de
l’insubordination universelle qui désole les nations les
plus libres et les plus civilisées, à je ne sais quel
roman, à une grossière imposture religieuse ?
Comparez l’unité nationale des mormons à
l’anarchie religieuse et au babélisme politique qui
règnent aujourd’hui sur toute l’étendue des
États-Unis. Il n’est plus besoin d’être
prophète pour prédire le sort lamentable qui attend
très prochainement cette grande république.
L’administration
de la justice dans notre Église est chose si particulière,
qu’on nous saura gré d’en dire ici quelques mots.
Un cas élémentaire suffira pour initier le lecteur au
mécanisme judiciaire de nos tribunaux ecclésiastiques.
La vache d’un voisin a dévasté votre jardin :
vous portez plainte à votre évêque, qui envoie
deux experts pour estimer le dommage. D’après leur
rapport, votre voisin est sommairement condamné par l’évêque
à vous payer une somme déterminée. Il en appelle
au Grand-Conseil. Dans tout procès, les membres du Grand
Conseil, qui se compose de douze grands prêtres, se partagent
en deux camps égaux, dont l’un se déclare pour
l’accusé ou pour la miséricorde, et dont l’autre
se range contre l’accusé ou pour la justice. Il va sans
dire que ces désignations n’impliquent pas un parti
pris, mais seulement l’obligation d’une recherche ici des
causes d’excuse, là des motifs de punition. Les membres
des deux camps sont tirés au sort, et on ne les connaît
pas d’avance. La cour fixe par un vote spécial le nombre
des membres qui devront prendre la parole pour et contre l’accusé,
et ce nombre varie suivant la gravité des accusations. Le
président du Grand Conseil, qui est toujours le membre le plus
âgé, résume les débats et manifeste son
opinion ; et c’est sur son rapport que les autres sont
appelés à voter. Presque toujours la sentence du
président est confirmée à l’unanimité ;
dans le cas contraire, les membres opposants donnent leurs raisons,
et la majorité prononce. Aucune loi écrite n’est
invoquée devant ce jury : tout se décide d’après
l’évidence et le bon droit de la cause. Les parties
peuvent en appeler à la présidence, et, en dernier
ressort, à l’une des conférences semi annuelles,
devant le peuple assemblé. Mais, jusqu’à ce jour,
il n’y a jamais eu d’appel de ce genre. Ajoutons, pour
compléter ce tableau, que cette justice ecclésiastique
est essentiellement gratuite.
Le
temple, qui est en voie de construction, n’est nullement
destiné aux réunions ordinaires du culte. Quartier
général des saints, cet édifice contiendra des
salles pour la réunion des principales autorités de
l’Église, servira provisoirement à donner
l’initiation religieuse de l’Endowment,
et à administrer le baptême pour les morts. Aujourd’hui,
les réunions du culte se tiennent dans le Tabernacle. Rien de
plus primitif, de plus simple que tout ce qui s’y passe chaque
dimanche : on croirait contempler une célébration
des agapes des premiers saints de Jérusalem. Essayons de
décrire l’une de ces assemblées.
Il est
deux heures. La vaste enceinte est comble. Depuis l’expédition
des troupes fédérales, elle est divisée en deux
parties par une balustrade en bois : l’une est destinée
aux hommes, et l’autre aux femmes. La salle n’a d’autre
ornement que deux lustres. Le stand,
sorte de vaste banquette exhaussée et garnie de fauteuils,
occupe le centre du mur occidental. C’est la place des
principales autorités et des étrangers invités.
La Bible, le Livre de Mormon,
et le Livre des Doctrine et
Alliances, sont déposés
sur la chaire. À droite et à gauche, deux belles
corbeilles et deux coupes en argent, destinées à la
cène, sont symétriquement disposées sur une
nappe. Daniel Spencer, président du stake,
ou de cette succursale de Sion, se lève et dit : « A
l’ordre, mes frères ! » Aussitôt
la musique vocale et instrumentale exécute un morceau de
quelque grand maître, et d’une manière qui cause
toujours quelque surprise aux nouveaux arrivés dans un lieu si
éloigné des anciens centres de la civilisation et des
beaux-arts. Les mormons se sont donné récemment le luxe
d’un orgue, sorti de leurs ateliers. Ajoutons que cet
instrument est touché par une dame. Après la musique,
l’officiant improvise une prière, dans laquelle il rend
grâces à Dieu de ses faveurs, et lui expose les besoins
du peuple. La prière finie, tous les fidèles répondent
Amen !
puis le chœur chante un hymne. Il y a tels de nos cantiques
qui, soit pour la musique, soit pour les paroles, mériteraient
l’attention des connaisseurs. La cène est ensuite
administrée sous les deux espèces, comme
emblème du corps et du
sang de Jésus-Christ. Les corbeilles de pain circulent d’abord
de main en main dans toute la salle, puis les coupes. Ensuite vient
la prédication. Nos orateurs parlent d’abondance, et ne
prennent presque jamais de texte. Une nouvelle prière, plus
courte, et un hymne final, terminent le service divin.
Après
Brigham, dont la parole est considérée comme un oracle
divin, Orson Pratt est l’orateur favori des mormons. Ses
improvisations, toujours éloquentes, sont parfois d’une
hardiesse qui frise la témérité. Sachant par
cœur nos livres saints, il puise dans ce triple arsenal des
armes d’une trempe à toute épreuve. Père
de notre philosophie, géomètre distingué,
astronome éminent, écrivain de mérite, Orson
Pratt est l’un des plus beaux ornements de notre Église.
Il est entièrement le fils de ses œuvres. Nul saint n’a
gagné, par sa parole ou ses écrits, un si grand nombre
de prosélytes. Parmi les autres orateurs, nous citerons John
Taylor et G. A. Smith, l’un et l’autre du corps des
douze. Le premier est un orateur classique de premier ordre ;
l’autre, doué d’une mémoire prodigieuse et
d’une voix des plus sonores, assaisonne ses discours d’une
foule d’anecdotes piquantes. Citons encore David Candland,
Anglais ; James Ferguson, Irlandais ; puis Samuel Richards
et Joseph Young, président des Septante, ces deux derniers
doués d’une facilité d’élocution
sans égale. Deux sténographes assistent régulièrement
a toutes nos assemblées religieuses, et écrivent à
tour de rôle tous les principaux discours qui sont prononcés,
soit au Tabernacle, soit ailleurs. Ces discours sont ensuite livrés
à l’impression et paraissent dans une publication
spéciale.
En été,
il se tient deux réunions de culte chaque dimanche dans le
Tabernacle, et une seule en hiver. Mais alors les fidèles se
réunissent le soir dans chaque quartier, sous la présidence
de leur évêque. Dans ces meetings, hommes et femmes sont
invités à prendre la parole pour rendre leur
témoignage. C’est dans ces sortes d’assemblées
que se manifeste fréquemment le don des langues. Nous en avons
vu des exemples dans l’île de Jersey, à Liverpool,
à New York, un peu partout ; et nous déclarons que
ce phénomène spirituel est parfaitement conforme à
la description qu’en a faite saint Paul dans sa première
épître aux Corinthiens. Voici ce que nous avons
nous-même vu et entendu à cet égard.
En
juillet 1855 , campés au nombre de plus de trois mille à
Mormon Grove, dans le Kansas, nous étions sur le point de nous
lancer à travers l’océan des prairies. Un soir,
plusieurs Français se trouvant réunis dans une tente,
la sœur Malan, dame piémontaise et mère de
famille des plus respectables, se leva pour rendre son témoignage.
Elle parla dix minutes en français, puis elle se mit tout d’un
coup à prononcer naturellement, et sans aucune exaltation, des
sons inintelligibles en une langue inconnue, ce qui dura plusieurs
minutes. Nul des assistants ne l’ayant comprise, elle
interpréta de suite sa prophétie en français.
Elle nous promettait un voyage des plus prospères, et nous ne
pensons pas qu’aucune caravane ait jamais fait une traversée
plus heureuse que la nôtre, parmi ces vastes solitudes.
Ajoutons que le plus souvent c’est un des assistants qui reçoit
le don d’interpréter ce que prédit le prophète.
Le don des langues, le don de guérison, et bien d’autres
encore, que possédait l’Église primitive,
existent dans la nôtre pour l’aider à remplir le
but de sa création. Telle est du moins notre profonde
conviction.
Ce
qu’on appelle improprement « le mormonisme »
est purement et simplement la religion
chrétienne, la
restauration intégrale de l’autorité divine dans
le Nouveau Monde. Accomplissement littéral d’une foule
d’antiques prophéties, c’est le rétablissement
de l’Église du Christ avec les mêmes ministères,
les mêmes sacrements, les mêmes dogmes, les mêmes
dons spirituels. C’est là le fait capital du XIXe
siècle. Voilà ce qui va
renouveler la face de la terre. – « Oportet
vos nasci denuò, »
a dit le divin Maître. Ces paroles résument tout le
christianisme. « En vérité, en vérité
je te dis, que si un homme ne naît d’eau et d’esprit,
il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » La nouvelle
naissance, en d’autres mots, le
baptême des adultes pour la rémission des péchés,
et le baptême de feu par l’imposition des mains pour le
don du Saint-Esprit ; ces
deux ordonnances sacrées, unique voie du salut, et qui
servaient de fondement à l’Église primitive
apostolique, constituent la base éternelle de l’Évangile.
C’est pour avoir changé ses deux ordonnances divines et
d’autres encore, pour des institutions purement humaines, que
l’Église de Rome perdit graduellement le sens intime des
dogmes apostoliques. Les premiers témoins de Jésus
n’avaient établi sa religion que par la
parole, c’est-à-dire
par la puissance de la révélation directe. Du moment
que les successeurs des Apôtres eurent substitué les
Écritures à l’esprit de vérité, la
parole écrite à la parole du Dieu vivant, l’esprit
d’apostasie se manifesta visiblement dans l’Église.
La perte des dons spirituels devint la preuve évidente, le
signe sensible de cette apostasie. Dès lors, les prophètes
ayant cessé de guider l’Église, la tradition
devint l’unique règle de la foi. La science épiscopale
l’emporta sur la sagesse divine. De là, l’origine
de ces violentes protestations qui, sous le nom d’hérésies,
désolèrent, de siècle en siècle, toute la
chrétienté. Luther, par son audacieuse révolte
contre la papauté, lui enleva la moitié de l’Europe
et donna naissance aux sectes sans nombre du protestantisme. –
« Écrasons l’infâme, »
s’écria Voltaire. C’était là le
dernier mot de la réforme de Luther. Or, la Révolution
n’a qu’à peine commencé son œuvre. –
« La France continue Rome, » a dit Michelet. Ce
mot profond résume admirablement bien la mission
providentielle de notre illustre patrie. Revenons au mormonisme.
Voici
ce qui constitue la puissance mystérieuse de l’œuvre
de Joseph, au milieu de l’écroulement général
des systèmes religieux contemporains. Tout individu qui entre
dans notre Église avec les dispositions convenables, reçoit
bientôt l’évidence
que cette œuvre émane de
Dieu. Dès qu’il possède ce témoignage
intérieur, sa raison fait une alliance indissoluble avec sa
foi. Fondé sur le roc de la vérité, il progresse
sans cesse, ses passions se calment, son cœur se purifie, son
esprit s’illumine, sa foi s’éclaire, et il n’a
plus désormais que des sentiments de la plus profonde
commisération pour le reste des hommes. Il devient, dans toute
la- force du terme, un être
entièrement nouveau.
Dès lors, il est à l’abri de toutes les
séductions du monde. Son esprit, graduellement mais
constamment éclairé par l’Esprit-Saint, détruit
tous les sophismes, renverse toutes les objections. Un article de
journal, les calomnies d’un apostat, le plus violent libelle
contre les mormons, n’ont pas plus d’influence sur lui
que les vagissements d’un nouveau-né. Or ce phénomène,
étant purement surnaturel, ne peut être compris que par
les initiés ; il échappe au reste des hommes. Les
gens du monde, ne pouvant le juger qu’à travers le
prisme de leurs opinions, le confondent généralement
avec ce que l’on appelle mysticisme.
Nous
avons prononcé le mot d’Endowment ;
il exige quelques explications. D’après certaines
révélations faites par des apostats, nos ennemis ont
fondé d’étranges hypothèses sur cette
initiation purement religieuse, mais secrète. Les uns ont
prétendu que, dans un antre satanique et à travers une
série de terribles épreuves, les mormons étaient
initiés aux mystères d’une nouvelle et dangereuse
maçonnerie. D’autres ont gravement soutenu qu’ils
tramaient, sous les voûtes de l’Endowment
House, des crimes sans nombre
contre les individus, et de coupables machinations contre le
gouvernement central. C’est là que les Danites, ou anges
destructeurs, bande
d’assassins et d’incendiaires, cent fois plus fameuse
dans les colonnes des journaux américains que le grand serpent
de mer, c’est là, dis-je, que ces templiers modernes
viennent recevoir leurs instructions secrètes pour aller
exterminer nos ennemis dans les deux mondes. C’est de ce
repaire affreux que le vieux des montagnes Rocheuses lance ses
décrets d’extermination contre tous les gentils qui
l’ont offensé.
L’homme
est de glace pour la vérité, il est de feu pour le
mensonge. Si le mormonisme n’était pas une œuvre
éminemment sérieuse, nous trouverions ample matière
à rire de la crédulité sans égale avec
laquelle certains publicistes de Paris, même des plus
sceptiques, ont accueilli les yeux fermés toutes ces
absurdités. Comme nous ne voulons calomnier personne, nous
allons mettre sous les yeux du lecteur le fabuleux récit sur
lequel reposent toutes ces divagations des journaux américains
touchant notre initiation religieuse. C’est le plus illustre de
nos apostats qui va nous révéler le grand mystère
de Endowment House
(Mormonism :
Its leaders and designs, p.
97. By John Hyde).
« On
vous fait passer dans une chambre où se trouve un autel sur
lequel on voit la Bible, le Livre
de Mormon et le Livre
des Révélations de Joseph (Doctrine
and Covenants). Les initiés
à présent marchent sûrement dans la vraie voie du
salut, mais ils ont un grand devoir temporel à remplir, un
devoir positif, immédiat, qui ne consiste plus dans
l’obéissance à des abstractions. On leur fait
jurer d’entretenir une haine immortelle contre le gouvernement
des États-Unis, parce qu’il n’a pas vengé
la mort de Joseph Smith ni réparé les outrages et les
pertes subies par les saints dans les persécutions ; de
faire tous leurs efforts pour détruire, renverser et
contrarier ce gouvernement; de lui refuser toute soumission et
obéissance ; d’inspirer cette haine à leurs
enfants dès le berceau, et de la leur léguer comme un
héritage sacré ; de faire de cette haine l’idée
dominante et le devoir le plus saint de leur vie, afin que le royaume
de Dieu et de son Christ puisse soumettre tous les autres royaumes et
remplir toute la terre. Les malédictions les plus
épouvantables, les pénalités les plus barbares
sont réservées à celui qui ne tiendrait pas ce
serment ou qui oserait le révéler. On vous communique
alors un dernier signe, un dernier attouchement, un dernier mot de
passe, et vous avez reçu le second degré de l’ordre
de Melchisédech... »
Telle
est la source impure d’où sont sorties toutes les
imaginations des publicistes américains au sujet de
l’Endowment.
Nous commençons par déclarer qu’il n’y a
pas dans l’Utah l’ombre même d’une loge
maçonnique. Membre de la franc-maçonnerie française
et écossaise, notre opinion est que cette institution a fait
son temps, et l’on ne songe guère dans l’Utah à
fonder des loges d’aucun rite. Le 20 août 1859, nous
avons reçu, nous treizième, des mains d’Orson
Pratt, notre initiation aux rites sacrés de l’Église.
Brigham Young était absent, mais il était remplacé
par ses deux conseillers. Aucune épreuve physique ni morale ne
fut employée dans cette initiation, qui ne dura pas moins de
quatre heures. Autant que notre mémoire peut nous servir,
l’assassinat de Joseph Smith n’y fut nullement mentionné,
ni le nom même du gouvernement des États-Unis prononcé.
Exclusivement religieuse, cette initiation n’a pas le moindre
rapport avec les affaires politiques américaines. Il est
parfaitement vrai qu’elle est secrète ; mais, comme
tous les saints sont prêtres, et que tous indistinctement sont
appelés à la recevoir, il s’ensuit qu’elle
n’est interdite qu’aux personnes étrangères
à notre Église. Nous affirmons encore qu’il
n’existe pas davantage de tribunaux secrets, de serments
d’Annibal contre les États-Unis, dans les degrés
supérieurs de notre hiérarchie sacerdotale. Sans doute
l’assassinat de Smith et l’impunité de ses
meurtriers ont été un grand crime, une grande faute,
mais nous en laissons entièrement le châtiment à
Dieu et aux événements qu’il dirige. Quelle que
soit notre opinion sur l’avenir politique et social de l’ancien
comme du nouveau monde, nous avons la plus profonde horreur pour
toute violence et ne demandons à ceux qui rejettent notre foi
que la paix et la tolérance religieuse.
Chapitre
VI
LA
POLYGAMIE OU MARIAGE PATRIARCAL
De tous
les problèmes que le mormonisme a déjà posés
à notre siècle, il n'en est pas de plus important, ni
de moins compris, que celui de la pluralité des femmes. Nous
commençons par déclarer qu'ayant passé quatre
ans sur les bords du lac Salé, en gardant le célibat le
plus complet et vivant seul dans notre ermitage, nous sommes
parfaitement désintéressé dans cette question.
On conçoit que ce n'est pas ici le lieu de la traiter dans
toute son étendue. Néanmoins nous en dirons assez pour
réduire à la juste valeur plus d'une calomnie.
Nos
détracteurs ont beaucoup parlé de l'épouse
spirituelle. Cette expression
ne figure nulle part, ni dans nos doctrines, ni dans nos révélations.
Elle a eu pour parrain un certain John C. Bennet, qui, ayant été
retranché de l'Église pour cause d'immoralité,
devint l'un des ennemis les plus acharnés de Joseph Smith.
Notre prophète a établi par doctrines et révélations,
non pas l'épouse spirituelle ni tout autre synonyme de
concubine ou maîtresse, mais la polygamie ou pluralité
des femmes légitimes, ou mariage
patriarcal.
Beaucoup de
gens en France nous accusent d’une monstrueuse et systématique
immoralité. Cette incrimination passe de bouche en bouche, et
quand on veut remonter à sa source, on découvre qu'elle
repose uniquement sur les assertions d'un ouvrage intitulé :
les Harems du Nouveau-Monde,
par M. Révoil. Ce livre
est la traduction libre d'un roman célèbre en anglais
sous le titre de Female life
among the Mormons, œuvre
anonyme, mais qu'on sait être de Maria Ward, auteur de cet
autre libelle : The
husband in Utah. Nous
comprendrions que les rédacteurs du Punch
puisassent à cette
source ; mais nous ne comprenons pas que des publicistes, qui se
disent sérieux, aient adopté et propagé sans
examen de pareilles fables.
La
polygamie, qui a soulevé contre les mormons tant de
préventions et de clameurs, n'est pourtant pas, après
tout, quelque chose de si nouveau, de si inusité, dans les
annales du monde ancien, comme dans celles des peuples contemporains.
Nous la trouvons mentionnée, sans aucun blâme, dès
les premières pages de la Bible. Pratiquée par les
premiers patriarches, elle fut sanctionnée, réglementée
par les institutions mosaïques. Ce n'est pas le mariage de David
avec la femme d'Urie que le saint livre condamne, bien qu'à
cette époque il eût déjà plusieurs femmes
légitimes, mais bien le commerce adultère et le meurtre
du premier mari de cette femme. Bref, la polygamie a été
pratiquée légalement par les personnages les plus
saints de l'ancienne loi.
Sur ce
terrain encore, nous demeurerons calmes, et nous ne rendrons pas
injure pour injure. Nous n'irons pas emprunter des arguments à
la statistique contemporaine, en rappelant que sur une population
totale d'un milliard, 300 millions tout au plus d'habitants du globe
sont monogames à l'heure qu'il est. Nous admettrons
franchement qu'à certaines époques, et notamment à
l'avènement du christianisme et dans ses premiers siècles,
non seulement la monogamie, mais le célibat, ont eu leur
dignité, leur raison d'être au point de vue social et
religieux, à titre de réaction contre les monstrueux
déportements du paganisme. Nous pousserons même, si l'on
veut, l'optimisme jusqu'à la naïveté ; nous
admettrons que les littérateurs de l'ancien monde faussent ou
exagèrent les choses, quand ils nous représentent
l'adultère comme un des plus doux passe-temps des peuples
civilisés. Nous fermerons les yeux ; nous écarterons
de notre mémoire, comme un cauchemar horrible, les scènes
qui chaque soir s'étalent à la lueur du gaz dans les
grands centres de civilisation de l'Occident. Nous irons même
jusqu'à admettre, si on l'exige, une fidélité
réciproque et complète dans tous les ménages
parisiens. C'est seulement vis-à-vis des protestants du
nouveau monde que nous voulons ici poser la question de moralité.
Un
mormon a le droit d'épouser plusieurs femmes, qui toutes
portent honorablement son nom. Ses nombreux enfants sont élevés
religieusement ; il en fait d'excellents citoyens. Un bourgeois
de n'importe quelle cité de l'Union, grand persécuteur
et contempteur de ces infâmes polygames, n'épouse, lui,
qu'une femme. Pendant la durée de cette union, il n'attend pas
même souvent que des infirmités de cette femme viennent
fournir une excuse au parjure. Il entretient à la fois ou
successivement une ou plusieurs maîtresses, qui lui donnent
rarement des enfants. Ceux qu'elles ont le malheur d'avoir n'ont
presque jamais rien à attendre d'un père adultérin,
et deviennent trop souvent des recrues pour le pénitencier ou
le bagne. Lequel de ces deux individus est réellement le plus
moral ?
Nous ne saurions trop le redire, la
monogamie n'a jamais eu, comme institution sociale ou religieuse,
qu'un caractère transitoire, ou spécialement approprié
au tempérament de certains peuples. On trouve même dans
le Livre de Mormon l'exemple d'une nation qui reçut à
ce sujet un commandement spécial pour un temps limité.
Nous admettons donc parfaitement que la monogamie ait pu être
pratiquée comme remède temporaire à la
corruption charnelle. Mais n'est-il pas possible que ce remède
se tournant en poison par suite même du raffinement de la
civilisation, il doive être rejeté à son tour, et
faire place à un retour vers l'institution primitive ?
Ainsi réduite à ses termes véritables, la
question de la polygamie n'a plus rien de choquant, même au
point de vue d'une morale purement humaine.
Mais,
vont nous objecter les philosophes, qui puisent leurs inspirations
chez les saint-simoniens ou dans Fourier, pourquoi ne pas accorder
réciproquement à la femme le droit de prendre plusieurs
maris ? parce que cela produirait infailliblement l'inverse des
résultats de notre polygamie, dont le but est la
multiplication et la régénération de l'espèce,
par la prompte formation d'un peuple d'élite. L'égalité
physique des sexes, l'émancipation de la femme, en d'autres
termes, la théorie bestiale des amours
libres, que rêvent les
sectateurs de la philosophie matérialiste, si elle était
jamais adoptée et pratiquée par une nation, produirait
les fruits les plus monstrueux, les plus désastreux qu'il soit
possible de concevoir : elle aurait pour infaillible résultat
d'abâtardir et d'éteindre, en fort peu d'années,
cette nation tout entière.
Dans
ces derniers temps, on a beaucoup déclamé, en France,
sur l'émancipation de la femme. Depuis le pontificat du
premier et dernier pape de l'église saintsimonienne,
depuis le père Enfantin, ce célèbre inventeur de
la femme libre, jusqu'à
la publication du savant livre de madame Jenny d'Héricourt sur
l'affranchissement général des filles d'Ève, les
théories les plus contradictoires ont été mises
en avant pour résoudre cette grave question. La solution de ce
problème social marche à pas de tortue. Quand je pense
qu'après tant de sérieuses études là-dessus,
des femmes sont encore, en 1862, dans la dure nécessité
de balayer les rues de Paris, je désespère de les voir,
de mon vivant, affranchies du balai municipal. Un congrès de
bas-bleus européen, sous la présidence de mon aimable
ennemie, madame d'Héricourt, sera peut-être seul capable
d'émanciper le beau sexe. En attendant, voici comment le plus
populaire de nos philosophes humanitaires a défini l'amour,
tel qu'il existera lorsque l'heure de l'affranchissement aura sonné
pour les femmes : « L'amour, a dit le père de
la Triade, c'est l'idéalité de la réalité
d'une partie de la totalité de l'être infini réuni
à l'objection du moi et du non-moi ; car le moi et le
non-moi, c'est lui. » Et voilà. Comprenez-vous ce
charabia métaphysique ? Non. Et moi non plus. Laissons-là
ces fadaises, et abordons sérieusement le sujet de notre
mariage patriarcal.
C'est
le 29 avril 1852 que la révélation de Joseph Smith sur
la polygamie, révélation tenue jusque-là en
réserve, fut proclamée et adoptée dans une
conférence spéciale, comme loi de l'Église des
saints des derniers jours. Parmi les écrits que les saints ont
publiés sur l'importante question de la pluralité des
femmes, le compte rendu de cette conférence est le plus propre
à faire apprécier le véritable caractère
de cette institution. Cette conférence s'ouvrit par une
admirable improvisation d'Orson Pratt, le même que nous avons
vu glorieusement à l'œuvre dans l'odyssée des
héroïques pionniers mormons ; Orson Pratt, aussi
grand orateur, aussi habile théologien que savant ingénieur.
Après
avoir prouvé la légalité constitutionnelle de la
polygamie par l'article de la loi fédérale qui proclame
la liberté des cultes, il exposa le dogme de la préexistence
des âmes ; puis il entra dans des développements
curieux et fort longs que nous allons reproduire en partie.
« Les
esprits ne sont pas contemporains des corps. Il n'est pas raisonnable
de croire que Dieu crée un nouvel esprit chaque fois qu'on
nouveau tabernacle vient dans le monde, car alors la création
n'aurait pas fini au bout de sept jours, elle durerait encore, et
Dieu ne serait occupé qu'à créer des esprits
continuellement, un milliard par siècle au moins. Nous
admettons que l'esprit est beaucoup plus ancien que le tabernacle.
L'esprit qui vit maintenant dans chaque individu est vieux de
plusieurs milliers d'années. Nos esprits ont été
formés par génération, de même que le
corps. Lorsque Dieu jeta les fondements de la terre, les fils et les
filles de Dieu applaudirent de joie en voyant la belle habitation où
ils pourraient venir, à chacun leur tour, prendre un
tabernacle. Salomon dit que quand le corps retourne en poussière,
l'esprit retourne à Dieu : il est évident que si
l'esprit n'avait jamais été dans le ciel, il ne
pourrait y retourner. Je ne puis pas retourner en Californie, puisque
je n'y suis jamais allé. Dans la traduction inspirée
que Joseph a faite de la Genèse,
il est prouvé que les
esprits de tous les hommes et de toutes les femmes existaient avant
la création terrestre d'Adam et d'Ève. Dieu est le père
de nos esprits.
« Il
y a plusieurs dieux, l'Écriture le dit. Si un dieu peut
propager son espèce et engendrer des esprits à son
image et ressemblance, et les appeler ses fils et ses filles, de même
tous les autres dieux qui sont semblables à lui peuvent en
faire autant. En conséquence, il y aura de nombreux pères,
et ils seront les enfants de ces êtres glorifiés,
célestes, qui sont jugés dignes d'être dieux.
Dans le Livre d'Abraham,
traduit par Joseph, nous
voyons que dans la grande famille des esprits il y en a de plus
nobles et de plus grands que d'autres, de plus intelligents. Le
mariage a été établi par Élohim, comme
une loi par laquelle les esprits viendraient prendre des tabernacles
pour entrer dans le deuxième état de l'existence. Adam
et Ève furent mariés par le Très-Haut quand ils
étaient immortels, par conséquent pour l'éternité.
Les mormons ont donc raison de se marier pour le temps et pour
l'éternité, puisque le sacrement fut institué
pour des êtres immortels, avant que leur péché
n'eût condamné leurs corps à mourir. Leurs
descendants ont été rachetés des effets de la
chute par la rédemption, et la rédemption implique une
restauration complète de tous les privilèges perdus par
la chute ; par conséquent, le mariage éternel est
rétabli. Dieu a promis à Abraham que sa semence serait
aussi nombreuse que les grains de la mer. Mais quand la terre
continuerait encore à vivre huit mille ans, dix hectolitres de
sable contiendraient plus de grains que toute la population humaine,
depuis la création. Si l'homme cessait alors de multiplier, où
serait la promesse faite à Abraham ? Dieu a donc voulu
dire que la prospérité d'Abraham serait infinie, et
qu'il y aurait une infinité de mondes pour sa résidence.
Le prophète Énoch a dit que quand le sable de dix
millions de terres comme la nôtre serait épuisé,
ce ne serait pas encore le commencement de toutes les créations.
Nous lisons que ceux qui font les œuvres d'Abraham seront bénis
avec les bénédictions d'Abraham. Le sacerdoce des
derniers jours a prononcé sur nos têtes les bénédictions
d'Abraham. Et qu'a fait Abraham pour fonder son puissant royaume ?
Devait-il le fonder par une seule femme ? Non. Il eut Sarah,
Agar, Kéturah, une pluralité de femmes et de
concubines, avec lesquelles il engendra un nombre considérable
d'enfants. Il n'y a qu'un cinquième de la population du globe
qui croie au système de la monogamie, les quatre autres
cinquièmes croient à la polygamie. Les nations
chrétiennes, non contentes d'avoir renoncé aux
bénédictions d'Abraham, cherchent encore dans leur
système étroit de la monogamie à éviter
d'avoir beaucoup d'enfants. Elles ignorent que dans les mondes
éternels la postérité d'un homme doit constituer
sa gloire et son royaume. Nous voyons donc la nécessité
de faire les œuvres d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, si nous
voulons participer à leurs bénédictions. Les
chrétiens mariés légalement à une femme,
ne se font aucun scrupule d'aller rechercher dans les maisons de
débauche de coupables plaisirs ; mais ils regardent comme
un crime d'élever une postérité née de
plus d'une femme. Ils donnent des brevets à la prostitution,
et tout est fort bien ; mais de bons mariages légitimes,
c'est horrible ! Autrefois l'adultère était puni
de mort ; aujourd'hui on en rit. Mais le peuple de Dieu doit
fuir comme la peste toutes ces abominations, car le Livre
de Mormon dit : « Malheur
aux impudiques, ils seront précipités en enfer ! »
Comment faire pour lutter contre notre nature déchue ? Le
Seigneur des anciens temps a trouvé le moyen : la
pluralité des femmes.
« Il
y a deux raisons pour que la pluralité des femmes existe chez
les saints. La première, c'est pour qu'ils héritent des
bénédictions et des promesses faites à Abraham,
Isaac et Jacob ; c'est pour avoir une innombrable postérité.
La seconde, c'est pour que le peuple choisi de Jéhovah forme
une postérité fidèle, au moment où Dieu
dégaine son glaive pour détruire toutes les nations qui
se sont corrompues. Les saints sont le sel de la terre. C'est chez
eux que doivent venir prendre des tabernacles, par le moyen d’une
parenté légitime, ces nobles esprits qui attendent
encore dans le ciel le moment de passer sur la terre. Si Dieu les a
gardés si longtemps dans le ciel, ce n'était pas pour
les envoyer dans le corps des Hottentots, des nègres, des
idolâtres, des faux chrétiens : non, la bonté,
la justice de Dieu les réserve pour les faire venir chez les
saints du Dieu vivant. Il est donc raisonnable que Dieu dise à
ses serviteurs fidèles et choisis : « Prenez
plusieurs femmes, comme les patriarches. » Il n'y a qu'un
bomme à la fois sur la terre qui soit arbitre souverain en
cette matière.
« Quiconque
n'a pas été marié par cette loi ne peut pas
réclamer sa femme à la résurrection. Les anges
sont inférieurs aux saints, qui sont des rois en état
d'exaltation. Saint Paul dit que les anges seront jugés par
nous et deviendront les serviteurs des dieux. Élohim veut
faire de ce peuple un royaume de rois et prêtres, en d'autres
mots, un royaume de dieux, si nous écoutons sa loi... »
Après
ce discours préliminaire que je reproduirai plus tard en
entier, Brigham Young, ayant pris la parole, rappela l'excellence de
la doctrine de Joseph Smith dans toutes ses parties connues.
L'impuissance des gentils à y opposer un argument sérieux,
une raison substantielle, les cris de désapprobation que le
prophète rencontra dans les premières innovations qu'il
introduisit ; puis il aborda la question à l'ordre du
jour. « La doctrine dont vous a parlé frère Orson
Pratt a été l'objet d'une révélation
antérieure à la mort de Joseph Smith ; elle est en
opposition avec une faible minorité des habitants de la terre,
mais notre peuple y a cru depuis des années, bien qu'elle
n'ait pas été pratiquée par les eIders. La copie
originale de cette révélation a été
brûlée. W. Clayton l'avait écrite de la bouche du
prophète. Elle s'est trouvée en la possession de
l'évêque Whitney, qui obtint de Joseph le privilège
de la copier. Sœur Emma a brûlé l'original. Je
vous dis tout cela parce que ceux qui connaissent la révélation
supposent qu'elle n'existe plus... Je vous prophétise que le
principe de la polygamie fera son chemin, qu'il triomphera des
préjugés et de la prêtraille du jour ; il
sera embrassé par les hommes les plus intelligents du monde
comme une des meilleures doctrines qui ait jamais été
proclamée à aucun peuple. Vos cœurs n'ont pas
besoin de battre ; vous n'avez pas à craindre qu'une vile
plèbe vienne ici fouler aux pieds la liberté sacrée
que la constitution de notre pays nous garantit. Il y a longtemps que
le monde sait, et on l'a su même de son vivant, que Joseph
avait plus d'une femme. Un des sénateurs du Congrès
fédéral l'a parfaitement su et n'en a pas moins été
notre ami, au point qu'il disait que si ce principe n'était
pas adopté par les États-Unis, nous finirions par voir
les limites extrêmes de la vie humaine ne pas dépasser
trente ans. Il affirmait hautement que Joseph avait introduit le
meilleur plan pour restaurer la force et rétablir une longue
vie chez les hommes, et que les mormons sont des êtres
exemplaires... Nous ne pouvions pas proclamer ce principe il y a
quelques années ; il faut que chaque chose vienne en son
temps. Aujourd'hui, je suis prêt à le proclamer... Cette
révélation a été en mon pouvoir depuis
des années. Et qui l'a su ? Personne, si ce n'est ceux
qui devaient le savoir. J'ai une serrure brevetée à mon
secrétaire, et rien n'en sort de ce qui ne doit pas en
sortir... »
Immédiatement
après le discours de Brigham, l'eIder Thomas Bullock, alors
secrétaire de l'Église, fit, en présence des
principaux eIders d'Israël, dont le nombre dépassait deux
mille, la lecture d'une révélation que voici dans ses
principales dispositions :
RÉVÉLATION
SUR LA POLYGAMIE
Reçue par Joseph
Smith à Nauvoo, le 12 juillet 1843, proclamée le 20
août 1852, et publiée le 14 septembre 1852 dans le
Deseret News.
« En
vérité, en vérité, ainsi dit le Seigneur
à vous, Joseph, mon serviteur, puisque vous vous êtes
enquis pour savoir et comprendre comment moi, le Seigneur, ai
justifié mes serviteurs Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que
Moïse, David et Salomon, mes serviteurs, sur ce qu'ils avaient
plusieurs femmes et concubines. Voici, je suis l'Éternel ton
Dieu, et te répondrai sur cette matière. C'est pourquoi
préparez vos cœurs à recevoir et à suivre
les instructions que je vais vous donner, car tous ceux à qui
cette loi est révélée doivent y obéir.
Voici, je vous révèle une nouvelle et éternelle
alliance ; et si vous ne gardez pas cette alliance, vous serez
damnés, car quiconque rejette cette alliance ne peut entrer
dans ma gloire. Et tous ceux qui recevront une grâce de ma main
devront observer la loi qui a été faite à cet
effet, ainsi que les conditions de cette loi, telles qu'elles ont été
déterminées dès avant la création du
monde. Elles ont été instituées pour la
plénitude de ma gloire, et comme appartenant à la
nouvelle et éternelle alliance ; et celui qui en reçoit
la plénitude doit être et sera fidèle à la
loi, ou bien il sera damné, dit le Seigneur.
« En
vérité, je vous le dis, voici les conditions de cette
loi : Toutes les alliances, contrats, engagements, obligations,
serments, vœux, traités, liaisons, associations,
espérances, qui ne sont pas faits, enregistrés et
scellés par l'Esprit-Saint de promesse, par révélation
et commandement, pour le temps comme pour l'éternité,
de la main de mon oint que j'ai choisi sur la terre pour tenir cette
autorité (et j'ai désigné mon serviteur Joseph
pour tenir ce pouvoir dans les derniers jours, et il n'y a jamais sur
la terre qu'un seul homme à la fois à qui soient remis
ce pouvoir et les clefs du sacerdoce) sont de nulle efficacité,
vertu ou force dans et après la résurrection des
morts ; car tous les contrats qui ne sont pas faits à
cette fin sont anéantis, quand les hommes sont morts.
« Voici,
ma maison est une maison d'ordre, dit l'Éternel, et non une
maison de confusion. Accepterai-je une offrande, dit le Seigneur, qui
n'est pas faite en mon nom ? ou bien recevrai-je de vos mains ce
que je n'ai pas ordonné ? Et vous prescrirai-je, dit le
Seigneur, autrement que par la loi, comme moi et mon Père
l'avons établi pour vous, avant même la création
du monde ? Je suis le Seigneur ton Dieu, et je vous donne ce
commandement qu'aucun homme ne viendra au Père que par moi, ou
par ma parole qui est ma loi, dit l'Éternel. Et tout ce qui se
fait sur la terre, que ce soit décrété par des
rois, des princes, des puissances, toutes choses sans exception qui
n'ont pas été faites par moi ou par ma parole, dit le
Seigneur, seront abolies et d'aucun effet après la mort, dans
et après la résurrection, dit le Seigneur votre Dieu ;
car mes seules œuvres subsisteront, et tout ce qui ne sera pas
de moi sera renversé et détruit.
« C'est
pourquoi si un homme épouse une femme dans le monde, et qu'il
l'épouse non par moi ni par ma parole, ils contractent une
alliance pour aussi longtemps qu'ils vivront sur la terre ; mais
leur mariage perd son effet quand ils sont hors du monde. Aucune loi
ne les oblige plus, après leur mort. C'est pourquoi,
lorsqu'ils sont hors du monde, ils ne peuvent se marier ni être
donnés en mariage, mais ils deviennent des anges dans les
cieux, et leurs fonctions consistent à servir ceux qui sont
dignes d'une gloire plus grande et éternelle ; car ces
anges n'ont pas gardé ma loi ; c'est pourquoi, ne pouvant
plus s'élever, ils demeurent, dans leur condition de salut,
séparés et à part, sans exaltation et pour toute
l'éternité ; et dès lors ils ne peuvent
devenir des dieux, mais ils sont des anges de Dieu à jamais.
« Je
vous le dis en vérité, si un homme épouse une
femme et fait avec elle une alliance pour le temps et toute
l'éternité, si cette alliance n'est pas contractée
par moi ou par ma parole, qui est ma loi, et si elle n'est pas
scellée par le Saint-Esprit de promesse et des mains de mon
oint, que j'ai revêtu de cette autorité, une telle
alliance n'est point valide, elle est sans efficacité quand
ils sont hors du monde, parce qu'ils n'ont pas été unis
par moi ni par ma parole, dit le Seigneur. Quand ils sont hors du
monde, leur alliance n'est pas reconnue, parce que des anges et des
dieux sont placés là, et ils n'acceptent pas ces
mariages. C'est pourquoi, ils ne peuvent hériter ma gloire,
car ma maison est une maison d'ordre, dit le Seigneur.
« Et
je vous dis encore, si un homme épouse une femme par ma parole
qui est ma loi, et par la nouvelle et éternelle alliance, et
si cette alliance est scellée sur eux par le Saint-Esprit de
promesse, des mains de mon oint, à qui j'ai donné cette
autorité et les clefs de ce sacerdoce, il leur sera dit :
Vous aurez part à la première résurrection ;
et si c'est après la première résurrection, vous
aurez part à la prochaine résurrection ; et vous
hériterez des trônes, des royaumes, des principautés,
des puissances, des dominations, de toutes les hauteurs et de toutes
les profondeurs de la création ; alors ce sera écrit
dans le Livre de vie de l'Agneau. Et s'ils gardent mon alliance, et
qu'ils ne commettent point de meurtre pour verser le sang innocent,
toutes les promesses quelconques qui leur auront été
faites par mon serviteur seront accomplies ; elles seront en
pleine force quand ils seront hors du monde, et elles seront
acceptées par les dieux et les anges qui sont placés là
pour leur exaltation et leur gloire en toutes choses, comme elles ont
été scellées sur leurs têtes ; et
leur gloire sera la plénitude et une continuation de leur race
à toute éternité.
« Alors
ils seront des dieux, parce qu'ils n'auront pas de fin ; c'est
pourquoi, ils existeront d'éternité à toute
éternité, parce que leur postérité
continuera ; ils seront au-dessus de toutes choses, parce que
toutes choses leur seront assujetties. Alors ils seront des dieux,
parce qu'ils auront tout pouvoir, et que les anges leur seront
soumis.
« En
vérité, en vérité, je vous le dis, si
vous ne gardez ma loi, vous ne pouvez pas atteindre à cette
gloire ; car étroite est la porte et étroit est le
chemin qui conduit à l'exaltation et à la vie
éternelle ; et il y en a peu qui le trouvent, parce que
vous ne me recevez pas dans le monde et vous ne me connaissez pas.
Mais si vous me receviez dans le monde, alors vous me connaîtriez
et vous parviendriez à votre exaltation, afin que là où
je suis vous y soyez aussi. Connaître le seul vrai Dieu et
Jésus-Christ qu'il a envoyé, voilà la vie
éternelle. Je suis Jésus-Christ. Recevez donc ma loi.
Large est la porte et spacieux est le chemin qui mène à
la mort ; et beaucoup le suivent, parce qu'ils ne me reçoivent
pas ni ne gardent ma loi.
« En
vérité, en vérité, je vous le dis, si un
homme épouse une femme suivant ma parole, et que leur mariage
soit scellé par le Saint-Esprit de promesse conformément
à mon ordre, si lui ou elle se rend coupable de quelque péché
ou transgression quelconque envers la nouvelle et éternelle
alliance, et de toute sorte de blasphèmes, s'ils ne commettent
pas de meurtre pour verser le sang innocent, ils auront encore part à
la première résurrection et entreront dans leur
exaltation ; mais ils seront détruits dans la chair et
seront livrés entre les mains de Satan jusqu'au jour de la
rédemption, dit l'Éternel.
« Le
blasphème contre le Saint-Esprit, qui ne sera point pardonné
dans le monde ni hors du monde, consiste à commettre un
meurtre pour verser le sang innocent, et à consentir à
ma mort après avoir reçu ma nouvelle et éternelle
alliance, dit le Seigneur ; et celui qui ne garde point cette
loi ne peut en aucune manière entrer dans ma gloire, mais il
sera damné, dit l'Éternel.
« Je
suis le Seigneur ton Dieu, et te donnerai la loi de ma sainte
prêtrise, comme elle fut établie par mon Père et
par moi avant la création du monde. Abraham a reçu
toutes les choses quelconques qu'il a reçues, par révélation
et commandement, par ma parole, dit le Seigneur ; et il est
entré dans son exaltation, et il est assis sur son trône.
« Abraham
a reçu des promesses touchant sa postérité et le
fruit de ses reins - desquels reins vous êtes, mon serviteur
Joseph, - lesquelles promesses devaient continuer aussi longtemps
qu'ils seraient dans le monde. Pour ce qui concerne Abraham et sa
postérité, il lui fut promis qu'elle continuerait hors
du monde, et ils continueront dans le monde et hors du monde aussi
innombrables que les étoiles ; or, quand même vous
compteriez le sable sur le bord de la mer, vous ne pourriez jamais
les compter. Cette promesse vous appartient, parce que vous êtes
le fils d'Abraham et que la promesse a été faite à
Abraham ; et c'est par cette loi que se perpétuent les
œuvres de mon Père, dans lesquelles il se glorifie.
Allez donc, et faites les œuvres d'Abraham ; gardez ma
loi, et vous serez sauvés. Mais si vous ne gardez pas ma loi,
vous ne pouvez recevoir les promesses de mon Père, qu'il a
faites à Abraham.
« Dieu
l'ordonna à Abraham, et Sara donna Agar pour femme à
Abraham. Et pourquoi le fit-elle ? Parce que c'était la
loi, et d'Agar sortirent beaucoup de peuples. C'était là,
entre autres choses, l'accomplissement des promesses. Abraham
était-il donc pour cela sujet à condamnation ? En
vérité, je vous dis non ;
car moi, le Seigneur, je lui avais commandé. Il avait été
ordonné à Abraham de sacrifier son fils Isaac, et
pourtant c'était écrit : « Tu ne tueras
point. » Toutefois, Abraham ne refusa pas, et cela lui fut
imputé à justice.
« Abraham
reçut des concubines, et elles lui donnèrent des
enfants, et cela lui fut imputé à justice, parce
qu'elles lui avaient été données, et qu'il a été
fidèle à ma loi. Isaac et Jacob ne firent également
que ce qui leur avait été commandé ; et
parce qu'ils ne firent que ce qui leur avait été
commandé, ils sont entrés dans leur exaltation,
conformément aux promesses, et ils sont assis sur des trônes ;
ils ne sont pas des anges, mais des dieux. David reçut aussi
beaucoup de femmes et de concubines, ainsi que Salomon et Moïse,
mon serviteur, comme aussi plusieurs autres de mes serviteurs depuis
la création du monde jusqu'à ce jour ; et en rien
ils n'ont péché, si ce n'est dans les choses qu'ils
n'avaient pas reçues de moi.
« Les
femmes et les concubines de David lui furent données de ma
part par la main de Nathan, mon serviteur, et par les mains d'autres
prophètes qui avaient les clefs de cette autorité ;
et dans aucune de ces choses il n'a péché contre moi,
excepté dans le cas d'Uri et de sa femme. C'est pourquoi il
est tombé de son exaltation, et il a reçu sa part ;
et il n'héritera pas d'elles hors du monde, car je les ai
données à un autre, dit le Seigneur…
« Et
du plus, comme appartenant à la loi du sacerdoce, si un homme
épouse une vierge, et désire en épouser une
autre et que la première y donne son consentement ; et
s'il épouse la seconde et qu'elles soient vierges et qu'elles
n'aient pas été promises à un autre homme, alors
il est justifié : il ne peut pas commettre d'adultère,
puisqu'elles lui ont été données ; car il
ne peut commettre d'adultère avec ce qui lui appartient et à
personne autre ; et s'il a dix vierges qui lui sont données
par cette loi, il ne peut pas commettre d'adultère, car elles
lui ont été données et elles lui appartiennent.
Il est donc justifié. Mais si l'une ou l'autre des dix
vierges, après qu'elle est mariée, va avec un autre
homme, elle a commis l'adultère et sera détruite ;
car elles lui sont données pour multiplier et remplir la terre
selon mon commandement et pour accomplir la promesse qui fut faite
par mon Père avant la création du monde ; et pour
leur exaltation dans les mondes éternels, afin qu'elles
puissent enfanter des âmes d'hommes ; car là se
perpétue l'œuvre de mon Père pour sa propre
gloire.
« En
vérité, en vérité, je vous le dis, si un
homme ayant les clefs de cette autorité a une femme et lui
enseigne la loi de ma prêtrise qui a trait à ces choses,
alors elle devra croire et le servir, ou bien elle sera détruite,
dit le Seigneur votre Dieu ; car je la détruirai, car
j'exalterai mon nom sur tous ceux qui reçoivent ma loi et
l'observent. C'est pourquoi, si elle rejette cette loi, il pourra
légitimement devant moi recevoir toutes choses quelconques que
moi, le Seigneur son Dieu, lui donnerai, parce qu'elle n'a pas voulu
croire ni le servir selon ma parole ; et alors elle devient le
transgresseur ; et il est exempt de la loi de Sara, qui servit
Abraham d'après la loi, quand je commandai à Abraham de
prendre Agar pour femme. Maintenant, au sujet de cette loi, en
vérité, je vous le dis, je vous en révélerai
davantage plus tard. Que ceci vous suffise pour le présent.
Voici, je suis Alpha et Oméga. »
On voit
maintenant pourquoi les mormons pratiquent la polygamie. Cette
institution existe de fait parmi les nations les plus civilisées,
avec cette seule différence qu'elle n'y est pas réglementée.
Londres est la ville chrétienne polygame par excellence :
on y compte cent mille prostituées. Chez les mormons, le
simple cas d'adultère peut entraîner la peine de mort.
Ceux qui voudraient s'édifier sur la valeur du mariage
monogame, tel qu'il existe dans la république-modèle
des États-Unis, n'ont qu'à lire le curieux livre que M.
Auguste Carlier a publié sur ce sujet. L'adolescent américain
se marie fréquemment au sortir du collège, à
l'insu de ses parents, sur un steamer, en rail road, dans un hôtel,
un peu partout, et sans aucune publicité. Un officier
municipal, un ministre, le premier venu, et deux témoins, ont
le pouvoir de célébrer un mariage yankee. Dans certains
États, la simple notoriété publique de la
cohabitation suffit pour légaliser le mariage. Dans d'autres,
un mari peut établir légalement son divorce, en
publiant dans un journal qu'il n'est plus responsable des dettes de
sa femme. Le nombre des bigames est tellement innombrable dans
l'Union, que, lors des recensements décennaux opérés
par l'État, on n'ose plus faire figurer ce détail dans
les comptes rendus de la statistique générale. Le
phalanstère n'a pu s'établir nulle part dans ce pays
classique de la liberté ; mais il y a créé
ce socialisme féminin, qui tient périodiquement des
conventions réformistes dans lesquelles on agite bruyamment la
question de l'émancipation de la femme. Dans plusieurs villes,
la théorie des « amours libres » est
clandestinement pratiquée par des adeptes des deux sexes. Le
patricien de Rome n'avait qu'une femme pour perpétuer son nom
dans la cité, mais il avait le droit d'acheter un nombre
illimité des plus belles esclaves pour en faire ses
concubines. Dans les quinze États à esclaves de
l'Union, la même loi païenne existe de nos jours. Les
planteurs du Sud n'épousent qu'une seule femme ; mais ces
zélés protestants ne se font aucun scrupule de vendre à
beaux deniers comptants les enfants qu'ils ont eus de leurs esclaves.
Le système social américain a fait son temps. La
corruption des mœurs a envahi presque toutes les classes. De
l'aveu du New York Herald,
organe le plus important du
journalisme américain, la vénalité,
l'ivrognerie, la débauche, le concubinage, même parmi
les législateurs de Washington, dépassent toute
croyance. Mais à New York et dans toutes les grandes villes du
littoral de l'Atlantique la dépravation morale a atteint, dans
le peuple, des proportions effrayantes. Par suite de l'emploi d'un
nombre considérable de marins à la grande pêche,
notamment à celle de la baleine, et aux lointaines
expéditions, la quantité de jeunes filles vouées
au célibat dans certains États du Nord devient
incalculable. Nous le demandons à tout individu non aveuglé
par ses préjugés, si ces pauvres filles avaient le
droit de disposer de leur main en faveur de l'homme de leur choix, si
elles avaient toute la possibilité d'épouser
légitimement un homme honorable, droit dont elles sont
investies dans l'Utah, verrait-on aux États-Unis ce nombre
prodigieux de courtisanes ? Parcourez toutes les villes
américaines : sitôt que la nuit paraît, ces
misérables créatures inondent les rues ; elles
parcourent les promenades, se portent à tous les carrefours.
Quand on a vu ce déplorable spectacle, qu'on vienne encore
déclamer, si on l'ose, contre notre mariage patriarcal !
On ne
s'attend pas sans doute à nous voir entrer dans des détails
explicites sur les relations intimes des époux dans le
territoire d'Utah. Le trait suivant édifiera suffisamment les
lecteurs à cet égard : « J'ai
quarante-huit enfants, disait un jour publiquement en ma présence
l'un de nos prophètes, et j'ai lieu d'espérer que le
ciel m'en donnera bien d'autres encore. Aussitôt que l'une de
mes femmes est enceinte, elle devient pour moi sacrée, jusqu'à
ce que son enfant soit sevré. Et quand l'une d'elles a cessé
d'être féconde, sans discontinuer à l'entourer de
tous mes soins, je cesse à l'instant mes devoirs d'époux
envers elle. C'est ainsi que doit agir tout elder d'Israël, s'il
est véritablement serviteur de Dieu, et pour peu qu'il sache
apprécier correctement le but et l'économie de
l'institution du mariage patriarcal. « Avant cent ans, mes
descendants directs dépasseront en nombre la population de
l'État de New York, qui est de quatre millions d'âmes… »
Si,
avant un siècle, la postérité d'un seul de nos
patriarches dépasse le chiffre de quatre millions, quelle sera
donc vers cette époque la population totale de la Mormonie ?
La question de la pluralité des femmes est d'une extrême
gravité. Nous nous réservons de la traiter plus tard
sous toutes ses faces, religieuse, politique et sociale ;
aujourd'hui nous nous contentons d'en référer à
l'autorité de l'expérience. Un fait bien démontré
vaut mieux que dix mille pages de théorie. L'expérience
prouvera que, loin d'avilir la femme, notre polygamie lui assure des
avantages réels. Voici l'un des plus précieux :
toute fille nubile a le droit, dans l'Utah, de disposer librement de
sa main et de l'offrir à l'homme de son choix. Les filles
usent de ce droit avec une maturité de raison qui confondrait
bien des Parisiennes. La pratique régulière des devoirs
de prière et de charité, l'assiduité et
l'habileté au travail, sont en général les plus
sûrs moyens d'attirer leur attention. Je puis moi-même,
et sans nul amour-propre, me citer comme exemple à ce sujet.
Je n'étais déjà plus de la première
jeunesse lors de mon séjour en Utah, et je ne réclame
aucune parenté, même la plus éloignée,
avec l'Apollon du Belvédère ; eh bien ! si
j'avais accepté toutes les femmes jeunes et vieilles, laides
ou jolies, qui vinrent me poser la question dans mon ermitage,
j'aurais aujourd'hui plus de femmes que Brigham Young lui-même.
Ceci est dit pour l'édification des célibataires qui
n'ont, comme moi, de prétentions qu'à une beauté
purement morale.
Comme
c'est surtout au point de vue de la dignité de la femme que
nos adversaires attaquent la polygamie, l'extrait suivant d'une
lettre d'une dame d'Utah, nous paraît de nature à donner
une idée de la manière dont le principe est apprécié
par celles-là mêmes que l'on représente comme
avilies et démoralisées par la pratique de la
pluralité. Cette lettre, écrite de la ville du
Lac-Salé, le 12 janvier 1854, par madame Belinda Marden Pratt
à l'une de ses sœurs, est l'un de nos meilleurs traités
spéciaux sur cette matière. Après avoir démontré
par les Écritures que la polygamie, étant une
institution divine sous les trois dispensations patriarcale, mosaïque
et chrétienne, avait nécessairement dû reparaître
dans l'Église du Christ ici-bas, elle poursuit sa thèse
en ces termes :
... «
Chère sœur, mais laissons toute Écriture,
histoire ou usage ancien ; allons à la loi de la nature.
Quel est donc le grand but des relations de mariage ? Je
réponds : la multiplication de notre espèce, et,
pour nous autres femmes, d'élever convenablement les enfants.
Pour remplir ce but, la loi naturelle dicterait qu'un mari doit
rester séparé de sa femme à certaines époques,
d'après la constitution même de la femme. En d’autres
termes, leur union ne doit pas avoir pour but la satisfaction des
sens, mais la procréation.
« La
nature enseigne à la mère que pendant la formation et
le développement de l'homme à l'état d'embryon,
son cœur doit rester pur, ses pensées et ses affections
chastes, son esprit calme, en même temps que son corps doit
être fortifié par un exercice convenable, sans que rien
vienne la troubler, l'irriter et la fatiguer. Un bon mari doit
entourer sa femme de tous les soins affectueux que réclame sa
situation, mais en même temps il doit s'abstenir de toute
relation intempestive et prohibée par les lois mêmes de
la nature, lois qui sont strictement observées par tous les
animaux, sauf l’espèce
humaine.
« La
polygamie, comme elle est sagement pratiquée sous la loi
patriarcale de Dieu, tend donc directement à la chasteté
des femmes ; elle est le gage d'une parfaite santé pour
leurs enfants, et les préserve de tout mauvais penchant
héréditaire.
« Vous
pouvez lire dans la loi de Dieu, dans votre Bible, le temps et les
circonstances dans lesquelles une femme doit rester à part de
son mari. Pendant ce temps, elle est considérée comme
impure, et s'il venait alors à elle, il pècherait
grièvement, tant contre la loi de la nature que contre les
sages prescriptions de la loi de Dieu, révélées
par sa parole. En un mot, il commettrait une abomination ; il
pècherait contre son lui-même, contre sa femme et contre
les lois à l'accomplissement desquelles la santé, la
moralité de ses descendants sont directement intéressées.
« La
loi divine de la polygamie ouvre à toute femme saine et sage,
une porte par laquelle elle peut devenir l'épouse honorable
d'un homme vertueux et la mère d'enfants fidèles,
robustes et honnêtes.
« Dites-moi
maintenant, ma chère sœur, si l'alliance d'Abraham ou la
loi patriarcale de Dieu était répandue et tenue pour
sacrée et honorable dans l'État que vous habitez,
quelle femme, dans tout le New Hampshire, voudrait épouser un
ivrogne, un homme affligé de maladies héréditaires,
un débauché, un paresseux, un dissipateur ? Quelle
femme voudrait devenir une prostituée, ou vivre dans le
célibat, renonçant aux douces relations du mariage ?
« Chère
sœur, dans votre légèreté, vous me
demandez : « Pourquoi pas la pluralité des
maris aussi bien que celle des femmes ? » À
cela je réponds parfaitement : Dieu n'a jamais commandé
ou sanctionné la pluralité des maris ; en second
lieu, « le mari est le chef de la femme, comme Christ est
le chef de l'Église, et il est aussi le sauveur de son
corps. » (Éphés.
V, 23.) Nulle femme ne peut servir deux seigneurs. Troisièmement,
un tel ordre de choses tendrait à la mort et non à la
vie, ou, pour parler plus clairement, multiplierait les maladies
honteuses et non les enfants. En effet, la chose est activement
pratiquée, depuis des siècles, dans un monde où
elle est le mystère de la grande Babylone, mère des
impudicités et des abominations de la terre. En
d'autres termes, c'est le résultat du mépris des
saintes ordonnances de Dieu touchant le mariage. Cette loi laisse la
femme exposée à l'isolement, sans mari, sans enfants ni
amis, ou à une vie de pauvreté, de solitude, exposée
à la tentation, aux désirs déréglés,
aux jouissances illicites, ou à la nécessité de
faire de son honneur un honteux trafic. L'homme riche est tenté
d'entretenir en secret des maîtresses, tandis que la loi de
Dieu les lui aurait données comme des épouses
honorables. Ces circonstances engendrent le meurtre, l'infanticide,
le suicide, les maladies, les remords, la ruine, le désespoir,
la mort prématurée, avec tout le cortége des
jalousies, des misères poignantes, la défiance au sein
des familles, les maladies contagieuses, et enfin l'horrible système
de licence dans lequel des gouvernements accordent à de belles
filles une patente pour descendre, je ne dirai pas au rang de bêtes
brutes, mais à une dégradation bien inférieure
encore ; car toutes les espèces, dans la création
animale, excepté l'homme, s'abstiennent de ces abominables
excès, et observent généralement les lois de la
nature dans la procréation.
« Je
le répète, la nature a constitué la femme
autrement que l'homme et pour un but différent. La vigueur de
celle-ci est dans le fleuve de vie
qui coule en elle et nourrit
l'embryon, le fait naître et l'alimente sur le sein de sa mère.
Quand la nature n'est pas en fonction pour atteindre ce but céleste,
elle vient sagement à son secours, à des périodes
régulières, pour entretenir en elle la pureté et
la santé sans épuiser la source de vie, jusqu'à
un âge assez avancé, où il lui devient nécessaire
à elle-même de cesser d'être féconde, afin
de jouir d'une vie plus tranquille au sein du cercle de famille qui
lui est attaché par tant de liens, et qui, à cette
phase de sa vie, est dans l'âge viril et peut lui procurer les
soins et le confort qui lui conviennent, et où elle peut ainsi
se préparer à un changement
de monde.
« Il
n'en est pas ainsi de l'homme ; sa force a un autre emploi. Il
doit se mouvoir dans une sphère plus vaste. Si Dieu, dans
cette vie, le juge digne de la promesse du centuple (Matthieu
XIX, 29. Marc
X, 29, 30), il peut aspirer à
la souveraineté patriarcale, à l'empire et à la
domination ; il pourra devenir prince ou chef d'une ou plusieurs
tribus, et, comme Abraham, il pourra mettre sur pied, pour la défense
de sa patrie, des centaines et des milliers de ses propres guerriers,
nés « dans sa propre maison. »
« Un
noble homme du Seigneur, plein de l'esprit du Tout-Puissant, qui est
jugé digne de converser avec Jéhovah ou avec le fils de
Dieu, ou avec les esprits des justes sanctifiés ; un
homme qui enseignera à ses enfants la vérité
éternelle et les fera marcher purs dans cette voie, est plus
digne d'une centaine de femmes et d'enfants que l'ignorant esclave
des passions, des vices et des folies humaines, n'est digne de
posséder une seule femme et un seul enfant… »
De la
restauration du mariage patriarcal, de sa mise en pratique chez les
saints modernes, sortiront dans le nouvel hémisphère
les résultats politiques les plus inattendus. Comme on a
publié bien des absurdités sur le despotisme
théocratique du pape des mormons, nous croyons devoir donner
encore à ce sujet quelques renseignements recueillis par
nous-même sur les lieux. Il est parfaitement vrai qu'en sa
qualité de président de l'Église, Brigham Young,
Moïse vivant de ce peuple, a seul l'autorité de lier et
de délier les saints en tout ce qui concerne leurs relations
matrimoniales. Il peut donc, pour des cas d'une haute gravité,
prononcer le divorce. C'est lui qui célèbre
personnellement, ou par délégation, tous les mariages
polygames. C'est là ce qui a donné naissance à
cette croyance aussi générale qu'erronée, qu'il
est l'arbitre souverain, autocratique, de toutes les unions
conjugales des mormons.
Nous
avons deux formes de mariage. Le rite du mariage ordinaire est
semblable à celui qui est suivi dans la plupart de sectes
protestantes. Nul homme ne peut épouser une femme sans le
consentement formel et préalable des parents de celle-ci. Dans
les campagnes, c'est ordinairement l'évêque qui, en
présence des parents des conjoints et de deux témoins,
célèbre ces sortes de mariage. Ils sont inscrits sur un
registre spécial.
Voici
comment les choses se passent, en ce qui concerne les mariages
polygames. Un des nôtres est-il déjà marié,
et désire-t-il épouser une nouvelle femme ? Il va
trouver d'abord les parents ou tuteurs de la jeune fille. S'il a leur
agrément, il s'adresse alors directement à la future,
qui a toujours le droit d'accepter ou de refuser. A-t-il obtenu ce
double consentement ? Il va demander un certificat à son
évêque, constatant qu'il est membre fidèle de
l'Église. Il présente son certificat aux bureaux de la
présidence, où on lui indique le jour et l'heure
désignés pour la célébration de son
mariage. Au jour convenu, il se présente à la
présidence avec son
épouse, sa fiancée
et ses parents. Le greffier inscrit sur un registre ad
hoc le nom, l'âge et le
lieu de naissance des parties contractantes. Le président
interpelle le fiancé, son épouse et sa fiancée,
qui se tiennent debout en face de lui. Il dit à l'épouse :
« Consentez-vous à donner cette femme à
votre mari pour épouse légitime, dans le temps et dans
toute l'éternité ? Si vous y consentez,
témoignez-le en plaçant sa main droite dans la main de
votre mari. » Les mains droites du fiancé et de la
fiancée étant ainsi réunies, l'épouse
prend le bras gauche du mari. Puis le président, s'adressant à
l'homme, lui dit : « Frère untel, prenez-vous
sœur unetelle par la main droite pour la recevoir comme vôtre,
pour être votre épouse légitime, et vous pour
être son légitime mari, pour le temps et toute
l'éternité, avec promesse de votre part que vous
accomplirez toutes les lois, rites et ordonnances qui se rapportent à
ce saint mariage, dans la nouvelle et éternelle alliance ?
Agissez-vous ainsi en la présence de Dieu, des anges et de ces
témoins, de votre libre consentement et de votre libre
choix ? » Le fiancé répond :
« Oui. » Les mêmes paroles sont ensuite
adressées à la fiancée, qui répond
également : « Oui. » Alors le
président prononce ces paroles sacramentelles : « Au
nom du Seigneur Jésus-Christ, et par l'autorité de la
sainte prêtrise, je déclare que vous êtes
légalement et justement mari et femme pour le temps et
l'éternité ; et je scelle sur vous les
bénédictions de la sainte résurrection, avec le
pouvoir d'y paraître revêtus de gloire, d'immortalité,
et de vie éternelle ; et je scelle sur vous les
bénédictions des Trônes, des Dominations, des
Puissances, des Exaltations, ainsi que celles d'Abraham, d'Isaac et
de Jacob. Et je vous dis : Croissez et multipliez ; peuplez
la terre entière, afin que vous puissiez trouver dans votre
postérité réjouissance et félicité
au jour du Seigneur Jésus. Toutes ces bénédictions,
ainsi que toutes les autres qui découlent de la nouvelle et
éternelle alliance, je les répands sur vos têtes,
sous la condition que vous demeurerez fidèles jusqu'à
la fin, avec l'autorité de la prêtrise, au nom du Père,
du Fils et du Saint-Esprit. Amen. » Le greffier enregistre
alors sur le grand livre la date et le lieu du mariage, ainsi que les
noms des témoins. Tel est exactement le cérémonial
avec lequel des milliers de mariages ont été contractés
et célébrés dans l'Utah depuis quelques années.
Voilà comment les choses se passent ; j'en parle de
visu, et je demande où
l'on peut apercevoir dans tout ceci la trace d'une autocratie
quelconque de la part de Brigham.
Nous
l'avons dit, ce qui porte surtout les mormons à épouser
ainsi plusieurs femmes, c'est le devoir religieux de se créer
rapidement une nombreuse famille. Or, en faisant même
abstraction de toute révélation, de tout commandement
divin, nous croyons que la situation générale de
l'humanité, et les conditions spéciales dans lesquelles
se trouve le continent américain, font de la prompte
multiplication des habitants de ce continent l'une des nécessités
sociales les plus impérieuses qui aient jamais existé.
En France, nous sommes fiers de nos progrès en tout genre, de
notre littérature, de nos découvertes scientifiques, du
premier rang que nous avons reconquis dans le monde. Né en
France, j'aime ardemment ma patrie. Je me ferai toujours gloire
d'être originaire d'une nation à jamais illustre parmi
les plus illustres. Mais chaque peuple a sa mission providentielle à
remplir. L'Amérique a une superficie décuple de celle
de l'Europe ; elle s'étend d'un pôle à
l'autre, et, par conséquent, réunit les climats les
plus variés. La Tamise, la Seine, le Rhin, le Danube même,
ne sont que d'insignifiantes rigoles à côté de
ses fleuves ; ses havres et ses immenses golfes éclipsent
tous ceux de l'ancien continent. Ses richesses minérales et
métalliques sont inépuisables, ses forêts sans
rivales, ses terres vierges dépassent en fertilité
celles des plus riches pays du globe. Elles peuvent tout produire,
depuis la pomme de terre jusqu'à la vanille. En un mot,
l'Amérique est plus richement dotée et mieux favorisée
sous tous les rapports possibles, que les quatre autres parties du
monde, et pourtant sa population totale n'est guère que de
soixante millions d'âmes, quand elle serait capable d'en
nourrir à elle seule trois ou quatre milliards. L'Amérique
est la Terre Promise, dont l'autre était le symbole. Voilà
pourquoi nous avons reçu la mission et les ordonnances
nécessaires pour peupler rapidement, très rapidement la
Sion des derniers jours.
Combien
de femmes a le prophète? Les uns ont dit vingt, les autres
trente, quarante, soixante ; on lui en a attribué jusqu'à
quatre-vingts. La vérité est qu'il en a quinze ;
mais il est bon d'observer que plusieurs de ces femmes, compagnes de
sa jeunesse, et toujours traitées avec toute la déférence
et les égards imaginables, ne sont plus pour lui que des
amies. Ces quinze femmes vivent ensemble dans Lion's Mansion, où
chacune a sa chambre à coucher particulière. Elles
prennent leurs repas en commun ; Brigham y assiste, fait les
différentes prières de la journée, donne des
instructions à ses enfants, et visite chacune de ses femmes
chaque jour. La première, c'est-à-dire celle qui occupe
le premier rang par ancienneté de mariage, dirige les travaux
intérieurs de cette grande famille.
Quelques
autres patriarches, tels que Kimball, Orson Pratt, et autres chefs
éminents de l'Église, vivent également sous le
même toit avec toutes leurs femmes. La maison du premier réunit
l'élégance d'une habitation champêtre à
tout le confort d'une maison de ville. Chaque femme a sa chambre
particulière, et toutes s'entendent, sous la direction de la
plus ancienne, pour exécuter les divers travaux du ménage.
Les enfants jouent ensemble, en se traitant de frère et de
sœur, et tous portent le nom du père. Mais la plupart
des frères polygames tiennent leurs femmes dans des maisons
séparées, et peu éloignées les unes des
autres. Chacune alors élève et gouverne exclusivement
ses propres enfants. Nous avons déjà dit quelles sont
les règles strictes et austères que suivent nos
patriarches pour la mise en pratique de leur polygamie. Cette
institution est beaucoup trop récente pour qu'il soit déjà
possible d'en apprécier les résultats. Les règles
ordinaires de la statistique se trouveraient ici complètement
en défaut. Nous nous bornerons à donner, à titre
de renseignement historique, le produit d'un recensement fait à
la fin de 1858, pendant la dernière campagne des Américains
contre les mormons. Ce document porte à trois mille six cent
dix-sept le nombre des maris polygames en Utah. Ce chiffre se
décompose ainsi :
Maris ayant sept femmes et
davantage…………………..
387
Maris ayant cinq femmes…………………………………..
730
Maris ayant quatre femmes………………………………
1100
Maris ayant plus d'une femme et moins
de quatre…… 1400
----------
3617
Plaçons
ici une anecdote qui introduira le lecteur dans un ménage
mormon. La presse de Paris n'ayant guère servi jusqu'ici que
d'écho aux divagations des journaux américains, on
croit généralement en France que le plus dur esclavage,
la plus humiliante dégradation, pèsent sur le beau sexe
dans le territoire d'Utah. Voici l'anecdote :
Un
jour, ce qui nous arrivait assez fréquemment, nous nous
trouvions dans le salon de John Taylor, l'un des douze, et le seul
européen qui soit apôtre. Nous étions à
causer familièrement avec lui et sa première femme,
quand survinrent deux jeunes et belles dames, très bien mises,
ayant chacune un superbe enfant nouveau-né dans ses bras. Il
est bon de vous dire qu'il a sept femmes, toutes convenablement
logées à part dans les alentours de sa maison. Nous
vîmes ces dames présenter successivement leur enfant à
M. Taylor, leur mari, qui, après les avoir embrassés,
les remit lui-même sur les genoux de sa première femme.
Celle-ci, dame anglaise des plus respectables, se mit alors à
les choyer et à les dorloter absolument comme si ces deux
chérubins étaient sortis de ses propres flancs. Ensuite
une conversation des plus gaies s'engagea très naturellement
parmi ces dames.
Et
voilà comment nous avons vu, dans une foule d'autres maisons,
de jeunes et belles femmes déployer les unes pour les autres
des sentiments d'affection, impossibles dans aucune des sociétés
dites chrétiennes. La paix et l'harmonie règnent en
général dans nos ménages polygames. Nous
pourrions invoquer à cet égard de nombreux témoignages.
Il y a sur les bords du lac Salé des dames capables de briller
dans les premiers salons de l'Europe.
Il en
est de la polygamie comme de tous les autres problèmes qui ont
été si hardiment posés par le mormonisme. Toute
la question est de savoir si cette restauration du mariage patriarcal
vient de Dieu ou des hommes. En dehors des Écritures, l'une
des plus fortes preuves que l'on puisse produire en sa faveur, c'est
que les femmes, non pas seulement celles d'Utah, mais des milliers de
saintes répandues dans les États-Unis, en Angleterre,
en Suisse, en Scandinavie, enfin un peu partout, ont généralement
accepté cette loi. Laissons donc parler la voix puissante de
l'expérience. À en juger simplement par les fruits
merveilleux qu'elle a déjà produits dans l'Utah, je
considère la polygamie, entre les mains des mormons, comme la
massue d'Hercule. En effet, la mise en pratique des austères
enseignements de nos prophètes sur cette loi révélée
donnera naissance à une population saine, mâle et
robuste. Il sortira du sein de nos montagnes des hommes doués
d'une force extraordinaire ; notre mariage patriarcal enfantera
rapidement une race de véritables géants.
La
polygamie a été le prétexte des attaques les
plus vives qui aient été dirigées contre les
mormons, même par des publicistes sérieux. C'est donc
l'occasion de dire ici un mot de leurs travaux, et notamment de
l'ouvrage le plus considérable qui ait été
publié sur nous en France, le Voyage
au pays des mormons, de M.
Jules Remy. Trois choses nous ont frappé dans cet ouvrage :
les efforts louables, quoique souvent malheureux, de son auteur pour
demeurer impartial ; les pompeux éloges qu'il prodigue
partout aux mormons, mais surtout l'inanité des arguments
qu'il produit pour démontrer l'imposture du fondateur de cette
œuvre. Pour lui, Joseph Smith n'est qu'une « sorte
de Tartufe sauvage et gigantesque, plus curieux que l'autre, mais
qui, pour avoir fait plus de mal, est peut-être moins digne de
mépris. » Parti de Sacramento (Californie) en
compagnie de M. Brenchly, naturaliste anglais, M. Remy a bravement
dépensé quarante mille francs pour aller passer un mois
sur les bords du lac Salé. Dans quel but ? Pour avoir le
droit de dire qu'il avait étudié sur les lieux ce
phénomène si rare d'une nouvelle religion, d'une
puissante Église-nation, surgissant tout d'un coup au milieu
d'une grande société démocratique. A-t-il
surpris le secret de ce curieux phénomène social ?
Non. M. Remy part de cette supposition que le prophète
américain n'a été toute sa vie qu'un spéculateur
religieux, un habile
imposteur, et toute son argumentation repose entièrement sur
cette base. Or, en en élaguant simplement certaines pages, on
ferait de son livre même une véritable apologie.
L'histoire des mormons écrite par notre touriste est
généralement exacte, sauf un certain nombre
d'inventions apocryphes qu'il a eu le tort d'y joindre, sur la foi de
nos ennemis. Ainsi, la banqueroute du prophète Joseph, la
fameuse doctrine de la femme
spirituelle, la résurrection
de la calomnie usée qui fait du Livre
de Mormon un plagiat du roman
de Salomon Spaulding, les épreuves formidables de l'Endowment
House, la redoutable société secrète des Danites
ou anges destructeurs,
l'organisation de la
maçonnerie dans l'Utah, l'étude très sérieuse
qu'en feraient les mormons sous des chefs exercés, etc., sont
autant de fables qui déparent sa narration. Dernier écrivain
français qui ait parlé de nous, M. Remy insiste
tellement sur la prétendue contrefaçon commise par
Joseph Smith au préjudice de Salomon Spaulding, ancien
ministre protestant de l'Ohio, qu'il nous force à nous occuper
de cette accusation puérile. Quel homme sérieux
admettra jamais qu'un jeune paysan illettré ait su
métamorphoser un roman historique de quelques pages en une
Bible nouvelle, et qu'il ait pu, en treize ans de temps et en plein
XIXe siècle,
la faire accepter comme une révélation divine par des
hommes très éminents, et par plus de cent cinquante
mille prosélytes ? Fabriqué dès l'année
1834 par certains ministres américains, ce conte ridicule a
été si souvent et si victorieusement réfuté,
que, depuis près de vingt ans, nos ennemis n'osent plus le
mettre en avant aux États-Unis. Cela est tellement vrai, que
M. Agénor de Gasparin, c'est-à-dire l'un des plus
habiles écrivains du protestantisme en France, ayant publié
dans les Archives du
christianisme (années
1852 et 1853) un travail considérable contre les mormons, tout
en exhumant cette fable du roman de Spaulding, n'osait plus dès
lors y adhérer formellement. Il se tirait de ce mauvais pas
par un détour assez habile. « Nous ignorons,
dit-il, ce qui en est, et à vrai dire, nous nous en inquiétons
peu. Ceci est trop sérieux pour que nous nous préoccupions
de propriété littéraire. » C'est dans
le texte même du Livre de
Mormon que M. de Gasparin
s'est efforcé de trouver des preuves sérieuses
d'imposture. Il a noyé quelques rares objections dans six
longs articles. Ceux qui voudraient s'édifier sur la puissance
de ses arguments n'ont qu'à lire l'ouvrage intitulé :
Les
mormons et leurs ennemis, par
T. B. H. Stenhouse (Lausanne 1854), important écrit
apologétique, omis sans doute involontairement par M. Remy
dans sa liste des ouvrages de notre Église.
La
lecture de l'étude de M. de Gasparin a produit sur moi un
effet qui assurément n'était pas entré dans les
prévisions de son auteur. Elle contribua beaucoup à me
faire partir pour aller étudier sur les lieux la société
de ces « bandits
religieux (sic) »
dans leur affreux repaire du lac Salé. Grâce à M.
de Gasparin, je sais maintenant, mieux que jamais, à quoi m'en
tenir sur les assertions erronées qu'il a prodiguées
contre les mormons.
Je
saisis cette occasion pour remercier l'illustre publiciste d'avoir
conseillé, dans son pieux libelle, à ses
coreligionnaires d'Amérique, d'aller exterminer les colons
d'Utah. Pour avoir suivi ce sage conseil, M. Buchanan y a gagné
l'honneur d'avoir été le dernier des présidents
des États-Unis. Aujourd'hui, sous la présidence de son
successeur, la grande république de l'Occident tombe en
poussière. M. de Gasparin a récemment publié
sous ce titre : Un grand
peuple qui se relève, un
livre qui nous dévoile sa profonde sagacité politique.
Onze cent mille baïonnettes américaines travaillent
actuellement à la restauration pleine et entière de
l'œuvre de Washington, pour réaliser les prophétiques
conseils de M. de Gasparin. Nous verrons, dans le dernier chapitre,
quel sera le dénouement final des grands événements
qui s'accomplissent de l'autre côté de l'Océan.
Si nous
avions à relever toutes les erreurs qui déparent
l'étude de M. Remy, la liste en serait encore longue. « Les
écrits publiés sur les mormons, dit-il dans sa préface,
se trouvent entachés d'inexactitudes ou plutôt d'erreurs
si nombreuses, que j'ai vu là un sujet à traiter, un
sujet que je pouvais aborder avec d'autant plus de confiance que
j'avais eu le privilège d'étudier au cœur même
de leur empire ces nouveaux sectaires. » Il les a si bien
étudiés, qu'il n'a pas même compris ce principe
des plus élémentaires, que les mormons sont tous
indistinctement prêtres, tous attachés à l'un des
grands corps de leur hiérarchie. Pendant son séjour
d'un mois sur les bords du lac Salé, il n'a guère pu
voir que la surface des choses. L'entretien qu'il s'attribue avec une
dame mormone très intelligente sur la mise en pratique du
mariage patriarcal n'est qu'une paraphrase ingénieuse de
l'opuscule de madame Belinda Marden Pratt, que nous citions
précédemment : Delence
of polygamy, by a lady of Utah. Il
a étudié l'important problème de la pluralité
des lemmes dans le plus violent libelle qui ait été
publié contre les mormons, celui de John Hyde, cet illustre
renégat dont nous avons déjà parlé. C'est
là qu'il a pris ce qu'il raconte du prétendu mépris
de Brigham pour les livres et les savants. Avant de songer aux études
classiques, il fallait défricher l'immense désert,
cultiver la terre, se bâtir des maisons, se faire des habits,
en un mot, se créer le nécessaire. C'est ce que firent
héroïquement les mormons. M. Remy trouve étrange
« qu'au-dessus des écoles primaires il n'ait rien
vu chez les mormons qui puisse être assimilé à
nos collèges. » C'est absolument comme si l'on
reprochait à un enfant qui vient de naître de ne pas
porter de moustaches. Au moment de sa visite, la capitale des saints
comptait sept ans d'existence. Le plus grand des prodiges eût
été de trouver sur les bords du lac Salé des
établissements universitaires analogues à ceux de
Paris. C'est encore John Hyde qui a appris à notre voyageur
que Brigham a toujours fait une opposition systématique aux
tentatives de certains professeurs mormons pour ouvrir des écoles
supérieures sur les bords du lac Salé. Il est
parfaitement vrai que, dans l'unique but d'empêcher tout
schisme dans l'Église, il a constamment combattu la tendance
d'Orson Pratt à s'aventurer dans le sombre labyrinthe de la
métaphysique. Certaines spéculations philosophiques
devaient éveiller la sollicitude d'un tel pasteur du peuple.
M. Remy fait un éloge pompeux « d'Orson Pratt,
l'apôtre, le philosophe, le théologien, homme d'un vaste
savoir en toutes choses et surtout en mathématiques et en
astronomie, âme candide et pure, qu'on ne peut voir sans regret
plongée dans les ténèbres de la foi mormone. »
Il nous apprend gravement « qu'on est si convaincu du
danger de l'instruction acquise par l'étude qu'on entend
souvent les mormons les plus sincères dire très
sérieusement qu'Orson Pratt est trop savant pour rester
longtemps hors de la perdition ; aussi s'attend-on à le
voir apostasier un jour ou l'autre. » En attendant que
cette prophétie se vérifie, Orson Pratt a rétracté
publiquement, le 27 janvier 1860, certaines erreurs qu'il avait
avancées dans sa métaphysique, sur l'essence intime de
la divinité. Son amende honorable a été complète
et d'autant plus méritoire, quelle était entièrement
spontanée.
D'après M. Remy, l'immense
majorité des saints n'aurait été conquise à
l'œuvre de l'imposteur Joseph que par les magiques jongleries
de nos missionnaires, jongleries dont les détails fantastiques
remplissent plusieurs pages. Les appréciations psychologiques
qu'il consacre à expliquer les conversions à la
nouvelle religion, ainsi que les pratiques dont se servent les
thaumaturges mormons pour les opérer constituent, à
notre avis, la partie la plus amusante de son livre. D'après
cette interprétation, l'Utah ne serait qu'un immense
Charenton. Mais, chose étrange, il prodigue en même
temps de pompeux éloges aux habitants de ce Charenton. Ce sont
des mystiques, mais sages, des fanatiques, mais vertueux, des
polygames, mais d'une chasteté exemplaire. Il nous dépeint
le chef de ces pauvres fous, « le premier pape des
mormons, » sous les traits les plus aimables. C'est un
despote introuvable, un autocrate impossible.
Nos
observations personnelles, résultat d'un séjour plus
long, d'études plus approfondies que celles de M. Remy sur les
bords du lac Salé, nous autorisent à infirmer
complètement les récits des apostats qui ont abusé
de sa crédulité, ainsi que ses ridicules appréciations
psychologiques, en ce qui concerne cette fantasmagorie mystique dont
il fait honneur à nos missionnaires. Une expérience de
onze années nous a appris que les visionnaires finissaient
tous par quitter notre Église. De 1855 à 1859, nous
avons trouvé çà et là dans l'Utah
quelques jeunes têtes exaltées, mais aucun fanatique.
D'après
M. Remy, Joseph Smith n'a été toute sa vie qu’un
imposteur, mais sa fable des lames d'or a produit le plus grand
phénomène social du présent siècle. Ce
peuple, composé des éléments les moins
homogènes, est le peuple le plus moral qui existe sous le
soleil. Il réalise pleinement la fraternité chrétienne,
sous la houlette d'un pasteur tendrement chéri de ses
ouailles. Ceci nous démontre très clairement que le
bien peut naître du mal, le bonheur du mensonge, la vérité
de l'erreur, l'unité religieuse, politique et sociale d'un
peuple, du cerveau d'un faux prophète : ce qui revient à
dire que Satan est plus habile, plus puissant que Dieu même.
Voilà l'étrange paradoxe que nous développe en
deux volumes M. Jules Remy, naturaliste.
L'appel
chaleureux, qu'il adresse au congrès fédéral
pour l'engager à accorder aux mormons leur autonomie
politique, est une des pages les meilleures de son livre. Depuis
douze ans, le congrès nous repousse systématiquement de
l'Union, comme État souverain. Au milieu des circonstances si
critiques où se trouve le peuple américain, ce qui nous
surprendrait le plus, ce serait de voir les législateurs de
Washington faire droit aux instances honorables de notre compatriote.
Enfin son ouvrage contient une grave objection scientifique contre
l'œuvre de Joseph. Nous la reproduisons sans l'atténuer
en quoi que ce soit.
Le 5
juillet 1835, le fondateur du mormonisme acheta des momies
égyptiennes et des papyrus, dont il traduisit une dizaines de
pages dans le Times and Seasons
en 1842, sous ce titre :
Le Livre d'Abraham.
« Traduction
d'anciennes annales sur papyrus qui, des catacombes d'Égypte,
sont tombées dans nos mains, et qui paraissaient être
écrites d'Abraham quand il était en Égypte.
Traduit du papyrus par Joseph Smith. » On trouve dans le
The Pearl of Great
Price (Liverpool, 56 pages
in-8°), la traduction en anglais de ces écrits d'Abraham,
avec le fac-simile de
trois des papyrus. M. Remy ayant soumis ces fac-simile
à l'examen de M.
Théodule Devéria, jeune égyptologue du musée
du Louvre, celui-ci n'a trouvé dans ces papyrus que des
rituels funéraires d'Osiris. » Son interprétation
publiée en regard de celle de Joseph Smith, en diffère
complètement. Après cet appel à la science, M.
Remy conclut triomphalement par ces paroles : « Après
les révélations que nous venons de faire, si les
mormons persistent à croire que leur prophète ne savait
pas mentir, ils conviendront, au moins, que la puissance divinatoire
de l'Urim Thummin n'est pas infaillible. »
On le
voit, l'objection est des plus sérieuses. Mais maintenant que
la science a parlé, qui nous dira que son verdict est sans
appel ? Qui voudra se charger de nous prouver que les règles
posées par Champollion pour déchiffrer les glyphes
égyptiens sont immuables ? Nous ignorons par quel moyen
Joseph a étudié ces papyrus, dont il n'a, au surplus,
traduit que quelques pages. Il y a là, nous l'avouons sans
détour, une difficulté que l'avenir éclaircira
sans doute. Mais on va trop vite et trop loin en prétendant
faire de cet incident secondaire et assez obscur, un Waterloo
scientifique du mormonisme. Ce Waterloo ne sera accompli que le jour
où un nouvel Œdipe aura exploré, déchiffré
les monuments glyphiques disséminés des bords de la
baie d'Hudson à ceux de la Plata, et y aura trouvé
l'infirmation des faits attestés par le Livre
de Mormon. Nous attendons avec
pleine confiance cette épreuve, en souhaitant à la
civilisation et aux savants de l'ancien monde le temps et la
possibilité de l'accomplir.
Chapitre
VII
L’IMMIGRATION
L'immigration
ayant une grande importance dans la nouvelle religion, nous allons
initier le lecteur à la manière dont les saints
effectuent cette partie de leur œuvre. Les détails
suivants sont scrupuleusement conformes à nos souvenirs
personnels.
Les
prosélytes émigrent à leurs frais, mais on vient
en aide aux moins fortunés. Depuis dix ans, une caisse
spéciale a été créée sous le nom
de Fonds perpétuel, pour subvenir aux dépenses de
l'immigration de tous les saints indigents. Fondée sur des
bases larges et libérales, administrée par nos chefs
les plus éminents, et constamment alimentée par des
dons volontaires, cette caisse a déjà employé
plus d'un million de francs pour cet objet. Or, comme les individus
qui émigrent dans ces conditions sont tenus de rembourser peu
à peu les avances qui leur ont été faites, et
que les fonds de cette caisse, exclusivement consacrés à
l'immigration des pauvres, s'accroîtront ainsi sans cesse, un
jour notre « Fonds perpétuel » deviendra
une institution financière de premier ordre.
C'est
de Liverpool que partent nos émigrations européennes.
L'Église a, dans cette ville, une agence spéciale, qui
affrète ordinairement tout un navire pour chaque voyage.
L'ordre le plus parfait préside à l'installation de nos
émigrants à bord. Pour la propreté, la décence,
le confort et l'abondance des provisions, il y a une différence
sensible, toute à notre avantage, entre nos émigrations
et celles des autres étrangers qui passent en Amérique.
Nous pourrions invoquer, à l'appui de cette assertion, des
documents émanant du parlement anglais. Placées sous la
direction d'un président et de deux conseillers, divisées
en tribordais et en bâbordais, et subdivisées en
escouades, nos compagnies à bord d'un navire offrent
constamment l'image et la régularité d'un corps
militaire. Gardes pendant la nuit, lavage de l'entrepont,
distribution journalière de l'eau, heures fixes pour la
cuisine et les repas, récréations, réunions
publiques sur le pont, rien enfin n'est négligé pour
rendre ces voyages aussi commodes qu'attrayants. Il est rare que des
mariages n'aient pas lieu durant la traversée. Je me souviens
du coup d'œil que présentait le Chimborazo,
superbe trois-mâts américain qui nous transporta de
Liverpool à Philadelphie, lorsque, ainsi divisés et
installés dans son immense entrepont, nos six cents émigrants
mormons chantaient ensemble leurs beaux cantiques de Sion en trois
langues différentes : en français, en anglais et
en gallois. Chaque dimanche un autre spectacle, non moins curieux,
nous était donné sur le pont. Le grand cabestan se
transformait en tribune sacrée, du haut de laquelle nos
orateurs prêchaient en plein vent à tous les passagers
et à l'équipage.
Débarqués
à New York, nos émigrants sont immédiatement
dirigés par les voies ferrées sur Florence, petite
ville du Nebraska, située sur la rive gauche du Missouri, où
depuis cinq ans s'organisent nos caravanes pour franchir les quatre
cents lieues de désert qui séparent ce territoire du
lac Salé. Les émigrants passent là plusieurs
semaines, réunis dans le même campement, au nombre de
deux ou trois mille, en attendant que nos agents se soient procuré
les vivres, le bétail et les chariots nécessaires au
voyage. Chaque caravane se compose ordinairement de cinq à six
cents personnes, avec un matériel d'une cinquantaine de
chariots traînés par des bœufs.
L'organisation
presque militaire de ces compagnies caractérise d'une façon
particulière l'esprit d'ordre qui, en toutes circonstances,
préside aux mouvements des mormons. Nos convois sont divisés
en petites compagnies de dix chariots chacune, que commande un
capitaine, et ces diverses compagnies marchent sous la direction d'un
chef qui exerce le commandement général de la caravane.
On le voit fréquemment galoper à la tête de sa
colonne, allant à la recherche du meilleur gîte pour la
nuit. Vétérans de l'Église, ces chefs
connaissent parfaitement toutes les localités qu'ils ont à
traverser, comme aussi les noms des rivières, des moindres
ruisseaux et de tous les campements qu'ils ont à faire pendant
cette longue marche. Rien de pittoresque comme ces convois de
chariots mormons, couverts d'une toile blanche, traînés
par leurs attelages de bœufs, cheminant lentement à la
file, à travers les ravissantes prairies du Kansas ou du
Nebraska.
Je
n'oublierai de ma vie les douces émotions que j'éprouvai
à la vue de l'immense tapis de verdure qui, en sortant
d'Atchison, sur le Missouri, se déroula tout d'un coup devant
moi, et sur lequel nous marchâmes jusqu'à l'étape
de Mormon Grove, joli bouquet d'arbres situé à onze
milles plus loin dans le Kansas. C'était la première
fois que je contemplais les prairies américaines. Environ
trois mille individus, empruntés aux principales nationalités
de l'Europe, se trouvaient là réunis dans un même
campement, en attendant le jour de leur départ pour le lac
Salé. Des parfums d'une suavité incomparable s'exhalent
de ce jardin enchanté du désert, plus grand à
lui seul que bien des États de l'Europe. Toute cette région
apparaît au voyageur comme une vivante image d'Éden,
conservée et retrouvée dans le nouveau monde. C'est
surtout au printemps que l'aspect en est féerique et presque
divin dans les plaines du Kansas et du Nebraska, quand l'herbe jeune
et touffue se pare d'innombrables fleurs de toute forme et de toute
nuance. Ce tapis d'odorante verdure s'étend souvent à
perte de vue, sans trahir aux yeux les plus perçants la
moindre ondulation. D'autres fois, au contraire, cette majestueuse
uniformité fait place à des paysages d'une variété
et d'un charme infinis. Soudain l'horizon se relève et se
rapproche ; le terrain se présente gracieusement
accidenté de bouquets d'arbres pittoresquement groupés,
d'eaux limpides qui tantôt se réunissent en lacs
paisibles, tantôt s'éparpillent en ruisseaux capricieux,
de collines entre lesquelles de fraîches et mystérieuses
coulées semblent provoquer le regard.
Quand
le chef de la caravane a fait choix d'un emplacement favorable pour
la nuit, on procède immédiatement à
l'organisation du corral,
suivant l'usage traditionnel du pays. Le corral est un vrai camp
retranché, de forme ovale, ouvert à chaque extrémité.
À mesure que les chariots abordent le terrain choisi, ils se
divisent en deux files et vont les uns après les autres se
ranger symétriquement des deux côtés du camp, de
manière à ne laisser entre eux que deux pieds de
distance. Puis une forte chaîne les relie tous ensemble, et
fait de ce retranchement improvisé une citadelle facile à
défendre au besoin contre les Indiens. Ce mode de campement
fortifié est celui des anciens pionniers américains. Il
fut adopté lors de notre première émigration, et
l'on s'y conforme toujours, bien que les dispositions de la plupart
des tribus dont on traverse le territoire soient généralement
pacifiques, et même amicales.
Une
fois débarrassés de leur joug, les bœufs se
répandent dans les meilleurs herbages, où ils sont
gardés toute la nuit par un piquet de jeunes gens armés
de carabines, qui se relèvent de deux en deux heures. Cette
garde nocturne a pour but principal d'empêcher ce qu'on
appelle, dans la phraséologie particulière du Far West,
une stampede de
la part des Indiens. Ce mot, richement technique, mérite
quelques explications.
Les
Pawnees, les Sioux, les Crows et autres tribus nomades très
belliqueuses, répandues dans ces immenses plaines de l'Ouest,
ne vivent que du produit de leurs chasses et sont souvent en quête
d'aventures au dépends des blancs. Parmi les tribus indiennes
du bassin de la Platte, les Cheyennes tiennent le premier rang. Ne
pouvant assaillir à force ouverte les nombreuses caravanes
d'émigrants, ils ont recours à la ruse. Malheur à
la compagnie qui, dans certains parages, néglige de faire
bonne garde la nuit sur ses animaux. Deux ou trois Indiens suffisent
pour la dépouiller entièrement, en peu d'heures, de
tous ses moyens de transport. C'est pendant le silence de la nuit que
les Peaux-Rouges se livrent à ce genre de maraude. Un d'eux
pénètre à pas de loup vers le centre du troupeau
de bœufs. Au moment où, couchés par terre, ils se
reposent en ruminant, il se met tout à coup à agiter
vivement, et dans tous les sens, une peau de bison, en poussant une
série de cris sauvages capables d'effaroucher tous les diables
de l'enfer. Saisis d'épouvante, les bœufs se lèvent
soudain et s'enfuient avec une vitesse incroyable dans toutes les
directions. Le lendemain matin, les Peaux-Rouges n'ont plus qu'à
se mettre en quête pour rassembler ce bétail éparpillé,
et voilà ce qu'on appelle une stampede.
Les
mormons dressent leurs tentes symétriquement en dehors du
corral, et allument leurs feux sur la même ligne. Aux femmes
incombe naturellement le soin de faire la cuisine et de cuire le
pain. À cet effet, chaque famille est munie d'un petit four
portatif en fonte. Au moyen de cet outillage primitif, je fabriquais
moi-même tous les jours le mien, digne de figurer sur la table
d'un roi, tant il était exquis.
Rien de
pittoresque comme l'aspect d'un camp de mormons, assis sur les bords
sauvages de la rivière Nebraska, et vis-à-vis d'un
petit archipel d'îles boisées. C'est surtout pendant les
loisirs d'un séjour que nos camps offrent un coup d'œil
animé, et souvent des tableaux variés dignes du pinceau
de l'artiste. Parmi les émigrants, les uns se livrent à
la pêche ou à la chasse, les autres butinent dans les
îles des fruits, et surtout des raisins sauvages (Iabruska).
On sait
que plusieurs tentatives pour acclimater les raisins d'Europe ont
échoué jusqu'ici sur divers points du sol américain.
Toutefois, ces tentatives n'ont été ni assez nombreuses
ni assez suivies pour qu'on puisse en induire l'impossibilité
absolue de cette transplantation. Mais la voie des semis me semble
infiniment préférable. Lors de mon premier voyage, une
réussite partielle vint récompenser mes efforts. Depuis
mon retour à Paris, ayant envoyé des pépins de
raisins empruntés à nos meilleurs crus, j'ai récemment
appris que ces pépins avaient parfaitement levé et
promettaient une végétation des plus vigoureuses. Je
suis convaincu que, par le semis, nos meilleures cépées
pourront se naturaliser dans l'Utah. J'attache un grand prix à
cet essai d'acclimatation d'un produit qui est une des gloires
pacifiques de mon pays. Peut-être un jour des compatriotes
malheureux me devront un adoucissement aux souffrances de l'exil, en
retrouvant chez les mormons nos vins de France ! Après le
raisin, ce sont les prunes sauvages qu'on trouve le plus abondamment
dans cette région. Dans certaines localités, notamment
le long des bords richement boisés de la Little Blue (Petite
Rivière Bleue), la nature a fait des plantations considérables
de pruniers. Les coyotes, ou loups de prairie, sont fort avides de
leurs fruits.
Les
caravanes peuvent fréquemment s'approvisionner de poisson. La
Sweet Water (rivière douce) est le courant d'eau le plus
poissonneux que l'on rencontre sur la route. Dans la caravane dont je
faisais partie, mes compagnons s'ingéniaient pour varier un
peu leur nourriture. L'abondance du poisson était telle en
certains endroits, qu'avec un simple drap de lit nous fîmes des
pêches vraiment miraculeuses. Chose assez singulière,
nous ne trouvâmes là qu'une seule espèce de
poisson.
La
vallée de la Platte offre les chasses les plus abondantes, les
plus pittoresques qui puissent se rencontrer dans le monde entier ;
aussi reçoit-elle aujourd'hui de fréquentes visites de
gentlemen anglais. On y trouve des myriades de bisons (bos
americanus), variété
de buffle particulière à ces régions. Un parc
naturel de 100,000 lieues carrées s'étend le long des
montagnes Rocheuses et des bords du Missouri. Là vivent en
hordes nomades des quantités incroyables de ces puissants
quadrupèdes, dont la chair est la nourriture habituelle des
Peaux-Rouges. Parfois nous en avions en vue de vraies armées ;
la terre, aussi loin que le télescope pouvait l'embrasser, en
était littéralement couverte. L'aspect de ces
gigantesques animaux, tantôt paissant au repos, tantôt
s'ébranlant, se divisant et se subdivisant en une multitude de
troupeaux, pour galoper en sens contraire à travers
l'immensité de ces prairies, est un spectacle vraiment
imposant, l'un des plus curieux qu'il m'ait été donné
de contempler ici-bas. Un jour, les hordes de ces animaux étaient
tellement nombreuses et si peu farouches, qu'un superbe mâle,
s’en détachant en éclaireur, vint tête
baissée, et en courant à toutes jambes, couper notre
convoi, après avoir brisé une grosse chaîne dans
l'impétuosité de son élan. Nous étions,
en ce moment, en vue de la rivière du Nebraska. Plusieurs
bisons tombèrent ce jour-là sous nos balles. L'un
d'eux, jeune mâle d'environ quatre ans, pouvait peser de treize
à quatorze cents kilogrammes. Nous aurions pu en abattre un
bien plus grand nombre. Mais notre caravane ayant subi un retard
considérable, le chef hâtait continuellement notre
marche, ce qui nous permit rarement le plaisir de la chasse.
L'aspect
du bison, armé de ses deux cornes redoutables, avec son ample
crinière et sa fourrure noire à poils rudes et
grossiers, est étrange et presque repoussant. Pris jeune, il
est pourtant susceptible d'être apprivoisé. Sa chair est
excellente à manger, mais celle de la femelle est bien
supérieure à celle du mâle. La bosse de cet
animal surtout est un mets auquel les romanciers américains
ont fait en Europe une réputation méritée.
Ajoutons que les Indiens savent donner aux tranches finement
découpées de la chair de bison, et séchées
au soleil, un fumet particulier et une saveur exquise.
Plusieurs
variétés de cerf et d'antilope habitent également
ces parages, et animent la prairie du spectacle de leurs courses
impétueuses et folles. Pendant le silence de la nuit, l'ours
gris, l'un des plus terribles animaux qu'on puisse rencontrer, fait
entendre assez souvent ses grognements sauvages. Enfin, chaque soir,
on est assourdi par les glapissements des coyotes, ou loups de
prairie. C'est un animal chétif et très poltron, bien
différent du loup qui habite les montagnes.
La
première fois que j'ai traversé ces plaines, il y avait
dans la caravane trois chœurs rivaux de chanteurs français,
anglais et gallois. La race latine, représentée par des
Français, par des habitants de Jersey et Guernesey, des
Suisses et des Italiens, en tout soixante-douze individus, y
soutenait vaillamment son antique renommée musicale. Nous
sommes loin de nous faire illusion sur la valeur littéraire
des chants qu'ils improvisaient pendant la marche, mais ils avaient
pour nous le grand mérite d'associer à l'impression des
sites grandioses et sauvages qui nous environnaient, à
l'espoir même d'une patrie nouvelle, les sons de la langue
maternelle, le cher souvenir du pays natal.
C'était
surtout le soir que nos campements étaient pittoresques, avec
leur citadelle centrale entourée de nos tentes et d'une
ceinture de feux bien alimentés.
Là, les ménagères
fabriquaient leur pain quotidien dans leurs petits fours de fonte ;
ici leurs maris, couchés sur l'herbe autour d'un grand feu,
racontaient tour à tour des histoires. Plus loin, on entendait
nos trois chœurs se disputer la palme du chant ; ailleurs,
des groupes nombreux se livraient gaiement au plaisir de la danse. À
l'exemple du prophète Brigham, dont nous avons déjà
mentionné le talent chorégraphique, les mormons d'Utah
sont généralement d'habiles danseurs. Qui le croirait ?
À peine les tentes étaient-elles dressées, à
peine avaient-ils expédié leur frugal repas, que, tous
les soirs, la plupart de nos jeunes gens, oublieux des fatigues de la
journée, se mettaient régulièrement à
danser jusqu'à minuit.
Au
point du jour, les sons éclatants du clairon éveillent
tout le monde, partout les feux se rallument pour l'importante
opération du déjeuner, et les bœufs, repus et
bien reposés, sont ramenés au milieu du corral. Une
fois réunis là, les deux larges ouvertures se ferment,
chacun prend ses animaux, les attelle à son chariot, et le
départ général recommence.
La
route, presque toujours belle et bien tracée, serpente à
travers des plaines indéterminables. Les parties sablonneuses
sont les plus difficiles à franchir. On traverse les rivières
à gué ; Green River, aussi large que la Seine, est
la plus considérable. Il faut passer le Nebraska quatre fois.
On côtoie durant l'espace d'environ deux cents lieues la rive
droite de cette rivière, où viennent s'abreuver
journellement des millions de buffles. On double les attelages aux
montées et aux passages les plus difficiles. Les marches
journalières ne sont guère que de quinze à vingt
milles ou de cinq à six lieues. Aujourd'hui, nos vétérans
du mormonisme font ces longs trajets comme une simple promenade. Pour
donner l'exemple à nos jeunes gens, j'ai moi-même fait à
pied les quatre cents lieues, sans monter un seul instant sur mon
chariot ; et deux jeunes filles, nos compagnes de ce voyage,
suivirent bravement mon exemple. Le voyage s'accomplit, terme moyen,
en soixante-quinze jours avec des bœufs. Au retour, nous n’en
mîmes que vingt-huit avec des mules. Les visites pacifiques des
Indiens sont la principale distraction de nos caravanes dans ces
parages. Une anecdote suffira pour donner au lecteur une idée
de ces rencontres avec les enfants du désert.
C'était
le 22 septembre 1855. Notre convoi, fort de cinq cents âmes et
de quarante-cinq chariots, cheminait lentement à travers une
vaste pleine couverte d'artemisia [armoise, ndlr] (sage
brush), sorte de sauge, quand
une bande nombreuse de Sioux, tous à cheval, vint nous barrer
fièrement le passage.
« On
ne passe pas, se mirent-ils à nous baragouiner en mauvais
anglais, sans nous donner dix sacs de farine ! - Je n'ai pas une
once de farine à vous distribuer, répliqua Charles
Harper, notre brave capitaine, mais une forte provision de
cartouches. En voulez-vous ? On va vous servir.
Puis,
joignant l'action à la menace, il prit en main son revolver en
criant aux armes ! À l'instant, cent cinquante carabines
chargées brillèrent sur les épaules de nos gens.
Notre contenance imposa aux Peaux-Rouges. Ils livrèrent
immédiatement passage à la caravane, et se contentèrent
de nous suivre jusqu'à la nuit. Je pus ainsi les examiner à
loisir ; ils en valaient la peine. Ils formaient une troupe de
cinq ou six cents hommes à faces patibulaires, tous à
cheval, armés d'arcs ou de vieux fusils, et affublés
des oripeaux les plus fantastiques, d'origine européenne. L'un
d'eux, d'une taille démesurée, portait avec une gravité
pontificale un habit de tambour-major à peine assez grand pour
lui. Cet uniforme, qui venait terminer son destin d'une façon
si inattendue dans les solitudes du Nouveau Monde, était
évidemment un rebut de notre Temple parisien. Les industriels
qui commercent avec ces Indiens leur vendent des habillements de
toute sorte, et les plus excentriques sont ceux dont le placement est
le plus facile. Grotesque au premier abord, cette fin dernière
des haillons de notre civilisation avait son côté
philosophique et attristant.
Les
chefs ainsi que leurs femmes, étaient magnifiquement vêtus,
c'est-à-dire couverts d'étoffes aux couleurs
éclatantes, chargés de bimbeloterie et d'ornements en
cuivre de la tête aux pieds. Aucune procession de carnaval en
France ne saurait donner une idée du comique et prodigieux
aplomb de leurs guerriers ainsi affublés, se livrant sur leurs
coursiers à des évolutions impossibles à
décrire. Ils exécutèrent devant nous une sorte
de fantasia, empreinte de couleur locale, et des scènes
héroïco-comiques, très variées, d'une
adorable sauvagerie. Parmi leurs montures on voyait çà
et là des poneys remarquables par l'élégance de
leurs formes et la richesse de leur robe. Le bai clair était
la nuance dominante.
Les
relations les plus amicales se formèrent promptement entre les
émigrants et leurs sauvages visiteurs. L'un des chefs poussa
l'amabilité jusqu'à me faire monter son Bucéphale.
Dans la soirée, un système actif d'échanges
s'établit de part et d'autre, à la lueur des feux de
nos bivouacs. Les Indiennes déployèrent là toute
la coquetterie féminine, toutes les ruses naturelles aux
filles d'Ève, pour captiver les bonnes grâces de nos
femmes et en obtenir des chiffons. Elles palpèrent avec
convoitise les robes moelleuses, les fines mousselines, les
douillettes, les chapeaux de soie, les gants fourrés et les
chauds tricots de nos jeunes filles. Il fallut tout leur faire voir.
Mais c'est le sucre qui devint l'objet principal de leur ardente
convoitise. Ces aborigènes en sont excessivement friands ;
avec quelques morceaux de cassonade, on fait parfois des marchés
fabuleux.
Avant
de prendre congé des Peaux-Rouges, je dirai que l'un des plus
ravissants spectacles que j'aie vu dans mes lointains voyages me fut
donné par une bande d'Indiens Crows (Corbeaux), au milieu même
des eaux du Nebraska. Pour franchir cette rivière large et
roulant sur un fond de sable, on est obligé de doubler les
attelages. Nos émigrants procédaient tour à tour
à ce pénible travail. J'étais seul à
garder mon chariot, quand une vingtaine de ces sauvages, richement
costumés, franchirent la rivière d'un galop effréné
en me saluant de leurs joyeuses acclamations. Ils passèrent
près de moi comme un éclair. Je vivrais mille ans, que
je ne pourrais oublier l'agreste beauté du paysage, l'élan
vertigineux qui faisait miroiter les verroteries, ondoyer les plumes
de cet escadron de jeunes Indiens. Ils couraient à toute
vitesse prévenir les tribus voisines de notre arrivée.
Ce
jour-là, notre campement réunissait toutes les
conditions voulues : les eaux pures et limpides du Nebraska, des
pâturages excellents et une abondance extraordinaire de bois
sec. Campés sur la lisière d'un bois touffu, nos gens
firent en un clin d'œil des amas de combustible considérables.
Une importante découverte vint aussi récompenser mes
explorations dans ce bois ; j'y trouvai une vieille pirogue
indienne qui fut immédiatement métamorphosée en
fourneau pour toutes mes opérations culinaires. Les hommes de
Jersey formaient la grande majorité de notre compagnie
française. Enragés mélomanes, ils s'étaient
toujours montrés avides d'entendre les chants de nos grands
poètes. Il me fallut leur exhiber ce soir-là presque
tout mon répertoire. L'air des Girondins, Ma
République, de
Béranger, une foule d'autres chansons excitèrent des
applaudissements frénétiques. Le
Fou de Tolède, de
Victor Hugo, faisait surtout leurs délices. Un incident
burlesque vingt égayer cette dernière séance. Le
refrain si connu du chœur des Girondins, chanté par les
soixante-douze voix de la compagnie française, puis répercuté
par les bruyants échos du bois, produisait un effet d'un
grandiose admirable, quand des centaines de loups, mêlant tout
d'un coup à notre festival leurs glapissements, nous forcèrent
au silence, tant nous rîmes de bon cœur de ce surcroît
d'harmonie. Ils ne cessèrent jusqu'au point du jour de
célébrer leur triomphe, et semblaient se répondre
des différents points de l'horizon. Ces coyotes pullulent tout
le long de la Platte, et il est rare qu'on y passe une nuit sans les
entendre.
De
grands feux, alimentés par les hommes de la garde, brillèrent
toute la nuit autour de notre corral, des groupes nombreux de Crows
ne cessèrent d'y circuler pour échanger leurs viandes
sèches et leurs fourrures contre nos brimborions d'Europe. Des
marchés incroyables se conclurent avant notre départ.
Pour dix livres de sucre, dont le coût primitif ne dépassait
pas le chiffre de trois francs, l'un des nôtres eut un
excellent poney. Un jeune cheval pour trois francs ! De pareils
marchés ne se voient plus qu'en Amérique.
Les
Indiens du Nord-Amérique, bien que décimés par
des guerres intestines interminables, par la petite vérole,
les liqueurs fortes, et tous les vices que leur ont inoculés
les Américains, forment encore une nombreuse population. Sans
nous hasarder à en préciser le chiffre total, nous
savons de bonne source que leurs tribus réunies peuvent mettre
sur pied plus de cent mille cavaliers. L'un des objets du mormonisme
est de rendre tous ces sauvages à la civilisation. Cette œuvre
est déjà sérieusement commencée. Un assez
grand nombre d'Indiens, devenus membres de l'Église, ont
abandonné la vie nomade pour l'agriculture. Beaucoup de nos
jeunes eIders, envoyés en mission parmi les plus puissantes
tribus, travaillent avec zèle et ardeur à cette
régénération sociale. L'un des plus curieux
spectacles que j'aie vus au Tabernacle est celui qui nous y fut donné
par feu Arrapeen, chef fameux des Indiens Utes. Membre de l'Église,
et invité par Brigham à prendre la parole, il nous fit,
un dimanche, du haut de la tribune sacrée, un discours
extrêmement pathétique en son idiome national. J'étais
ravi d'entendre ainsi pérorer ce Démosthène du
Grand Bassin. Jamais harangue de l'éloquent adversaire du roi
Philippe ne fit sur les Athéniens une impression plus
favorable que celle d'Arrapeen sur l'esprit de ses auditeurs. Cette
sauvage improvisation, qu'il ne cessa d'accompagner des gestes les
plus expressifs, et qu'il termina par une solennelle prière,
fut interprétée pour l'édification des fidèles
par l'un de nos missionnaires.
Situé
vers le centre des plus puissantes tribus d'Indiens, l'Utah est déjà,
dans les mains de la Providence, un point d'attraction considérable,
un foyer de lumière, notre drapeau civilisateur, qui ralliera
peu à peu ces enfants de la barbarie pour les rendre tous au
culte du vrai Dieu, noble but que les missionnaires protestants et
même catholiques n'ont pu atteindre jusqu'ici. Les Indiens,
ayant tous plus ou moins conscience de cet avenir, témoignent,
par leur attitude envers les mormons, qu'ils savent apprécier
à leur juste valeur le bon vouloir, le zèle de leurs
initiateurs. Il y a un abîme entre la politique des saints
envers les indigènes et les sanglantes répressions, les
impitoyables traitements que la race anglo-saxonne n'a cessé
de leur prodiguer. Refouler dans l'intérieur du pays,
affaiblir par tous les moyens, éteindre enfin la population
des légitimes possesseurs du sol, telle a été
dans tous les temps la politique du gouvernement de Washington envers
les Indiens. Les mormons travaillent avec ardeur à en faire
des êtres civilisés, tandis que les officiers de l'armée
fédérale ne parlent jamais que de les exterminer pour
s'emparer de leur dernier trésor, c'est-à-dire du vaste
théâtre de leurs chasses continuelles.
À
mesure que l'on avance vers les montagnes, le pays présente un
aspect de plus en plus sauvage, et, sauf çà et là
quelques fertiles oasis, finit par devenir impropre à la
culture. Ce sont d'immenses plaines désolées, couvertes
d'artemisia, sorte de buisson épineux qui leur donne une
teinte agreste et mélancolique. La caravane, épuisée
d'une si longue marche, ne fait plus alors que de petites étapes.
Les dernières journées sont les plus pénibles.
Les abords de la cité, du côté de l'est ou par la
route ordinaire des États-Unis à travers l'Écho
Kanyon, sont extrêmement difficiles, et même dangereux
pour des voituriers étrangers. La grande montée de la
Big Mountain offre sur bien des points un sentier obstrué de
grosses pierres, des passages roides et étroits, des ravins
presque infranchissables. Il ne fallut pas moins de quatorze bœufs
pour aider notre chariot à gravir cette terrible montagne. Du
haut de la montée, un magnifique panorama s'offre tout à
coup au regard. C'est un pêle-mêle inouï de rochers
nus et de pics gigantesques, affectant les teintes les plus variées
et s'élançant dans les nues comme pour lutter
d'orgueil. Du sommet de la Big Mountain on découvre des champs
cultivés, premiers indices de civilisation dans ces parages.
Le surlendemain, après avoir atteint et traversé la
ville sainte, la caravane va jeter son dernier camp sur l'Union
Square. Au bout de quelques jours, tous les émigrants, riches
ou pauvres, ont trouvé chez leurs frères un asile pour
y passer confortablement l'hiver. Au printemps suivant, chacun d'eux
s'ingénie pour exercer une industrie quelconque dans sa
nouvelle patrie. Dès lors commencent les épreuves :
l'agriculture et l'élève du bétail sont les
occupations les plus lucratives, comme les plus prospères.
Pour donner une idée de l'immense récolte des céréales
de cette année (1861), il nous suffira de dire que nos
moissonneurs gagnent trente-cinq francs par jour ; et néanmoins,
telle est la pénurie des bras, qu'un tiers de la récolte
périra sur place. Quiconque aime le travail peut se créer
rapidement chez les mormons, non pas une fortune, mais cette douce
aisance tant prisée par les anciens sages. Nulle société
sur la terre n'a devant elle un avenir plus assuré que celle
des colons d'Utah. Et pourtant celui qui ne va là que dans un
but égoïste et purement temporel ne peut y rester :
le mirage aurifère des placers californiens l'attire
invinciblement vers le nouvel Eldorado, ou bien, s'il est Américain,
les florissants États de l'Ouest l'attirent dans leur sein,
sinon il retourne à son pays natal. Nous ne saurions trop le
redire, le mormonisme est une rude école ; il n'y a que
ceux qui comprennent bien cette œuvre et qui ont en elle une
foi vive, ferme et éclairée, qui peuvent y coopérer
utilement et y persévérer jusqu'à la fin.
À
propos de nos émigrations, il nous reste à mentionner
l'extrême modicité des prix du voyage. Il est facile de
comprendre qu'en marchant ainsi par caravanes, les mormons opèrent
nécessairement des économies considérables. La
sagesse de leurs dispositions est telle, que les émigrants
aisés ne dépensent qu'environ cinq cents francs par
tête, depuis Liverpool jusqu'aux bords du lac Salé. La
distance est de deux mille quatre cents lieues. Les moins fortunés
dépensent un peu plus de la moitié de cette somme.
Présentement, des convois de nos émigrants traversent
chaque année les plaines en traînant eux-mêmes des
chars à bras (handcarts), sorte de petite voiture à
deux roues. Ce mode d'émigration, infiniment plus économique
que l'emploi des chariots traînés par des bœufs,
dont beaucoup périssent en route, est en usage depuis cinq
ans. Dans chaque caravane, on voit de belles Anglaises, dont les
pieds délicats n'avaient jamais foulé que le tapis de
leurs salons, franchir de la sorte ces immenses solitudes. Tels sont
les miracles que la foi religieuse sait accomplir.
Nous
signalerons ici un nouveau mode d'émigration conçu par
Brigham, et qui a été mis en pratique cette année
même avec un grand succès. Autrefois, nos agents
achetaient sur la frontière les vivres, les chariots et le
bétail nécessaires au voyage des caravanes. Afin de
favoriser de plus en plus l'émigration des indigents, Brigham
s'est avisé d'expédier deux cents chariots, traînés
par des bœufs et chargés de provisions, avec une garde à
cheval et des chefs expérimentés pour diriger toute
l'opération. Des dépôts de vivres ont été
faits sur divers points de la route. Arrivés à Florence
sur le Missouri (territoire de Nebraska), ces deux cents chariots se
sont chargés chacun de douze à quatorze émigrants,
puis, divisés en sept convois différents, ont repris le
chemin d'Utah. C'est ainsi que deux mille mormons européens,
et plus d'un millier d'Américains, sont allés cette
année rejoindre leurs frères à Sion. Il suffit
d'énoncer ce nouveau mode d'émigration pour en faire
comprendre le mécanisme, et la grande économie qui en
résulte. Affranchis de l'obligation de conduire eux-mêmes
leurs chariots et de garder les bœufs durant la nuit, et
dirigés par des chefs expérimentés, aujourd'hui
nos émigrants ne mettent guère que deux mois pour
atteindre les bords du lac Salé. Notre malle-poste quotidienne
franchit la même distance en treize jours, et le poney
express (ligne postale à
cheval) en neuf jours.
Une
nouvelle route a été récemment découverte.
Dans un avenir assez prochain, au lieu d'avoir quatre cents lieues à
faire, nos émigrants, après avoir remonté le
Missouri jusqu'à son confluent avec Yellow Stone (la Pierre
jaune), s'engageront dans cet affluent, aussi loin qu'il sera
navigable. Une importante colonie sera fondée à la
bifurcation des deux rivières. Une fois débarqués,
nous n'aurons plus qu'une centaine de lieues à faire par terre
pour gagner Cache Valley, la plus riche et la plus fertile des
vallées de l'extrême nord de l'Utah. On voit combien
s'abusent les écrivains qui, depuis tant d'années,
prophétisent périodiquement la dissolution de la
société des mormons. Tout conspire au contraire à
la fortifier, tout la prépare à ses hautes destinées.
Chapitre
VIII
NOTIONS
SOCIALES DES MORMONS
Personne
encore n'a su nous comprendre en France, même parmi ceux-là
qui sentent le plus vivement l'imminence du péril social que
nous sommes appelés à conjurer. Un écrivain
catholique d'un grand talent a dit que « les mormons
étaient des socialistes de la pire espèce. »
Suivant les protestants, plus injustes encore à notre égard,
même dans l'ancien monde, « l'établissement
des mormons sur les bords du lac Salé est la plus grande
tentative communiste de notre époque. » Il faudrait
cependant s'entendre sur ces dénominations banales, et il
suffirait d'un peu de réflexion et de bonne foi pour
reconnaître que les tentatives vraiment communistes qui se sont
produites de nos jours diffèrent essentiellement de la nôtre,
dans leur objet comme dans leurs résultats.
Pendant
ces dernières années, la France a produit une foule de
systèmes socialistes, tels que les théories des
saints-simoniens, celles de Charles Fourier, de Pierre Leroux, de
Cabet, de Louis Blanc, de Proudhon, de Buchez, etc., pour éteindre
le paupérisme et ramener ici-bas les merveilles de l'âge
d'or. On sait ce qui est advenu de tous ces essais, malgré
l'incontestable talent de plusieurs de leurs auteurs. En Amérique,
du moins, le socialisme a fait des efforts plus sérieux pour
passer de la théorie à la pratique. Voyons ce qu'il a
produit.
Un
jour, Robert Owen, avec près de deux millions dans sa poche,
arrive à Washington, prêche devant le Congrès son
système de réforme universelle, continue son apostolat
dans toutes les grandes villes américaines, et recrute un
nombre d'adhérents considérable. Entrant ensuite dans
le domaine des faits, il fonde la colonie de New Harmony dans
l'Indiana ; et, peu de temps après, son utopie s'écroule
comme un château de cartes.
Ancien
procureur général et député sous le règne
de Louis-Philippe, M. Cabet croit trouver dans le système de
la communauté le dernier mot de la Révolution
française. Il formule ses idées dans le roman d'Icarie,
et, après un premier échec de ses disciples dans le
Texas, il va bravement se mettre à leur tête pour
réaliser l'égalité sociale absolue sur les bords
du Mississipi, où il achète des terrains de M. Babbitt,
l'agent des mormons à Nauvoo. Après des tiraillements
sans nombre, l'Icarie finit par se disloquer, et son fondateur,
abandonné de la majeure partie de ses disciples, va mourir à
Saint-Louis, après avoir été pendu par eux en
effigie !
Sorti
de l'école polytechnique, le successeur de Charles Fourier
propage dans la Démocratie
pacifique les sublimes
théories du grand révélateur, les prêche
après la révolution de 48, dans la Chambre des
représentants de la France ; et, faute d’avoir pu
obtenir d'eux la forêt de Saint-Germain pour y fonder son
phalanstère, part pour l'Amérique avec des fonds
considérables, et va tenter au Texas la réalisation des
merveilles promises. Là, frappé de paralysie, M. Victor
Considérant, qui intitulait ses conceptions humanitaires :
« socialisme scientifique », n'a pas encore pu
construire une simple bicoque. Faute de quinze petits millions de
francs, le salut de l'humanité est ajourné ; le
fameux phalanstère reste à l'état d'utopie.
Maintenant,
qu'on nous explique pourquoi ces trois chefs d'école, ayant à
leur disposition des ressources importantes, ne rencontrant aucune
opposition hostile à leurs essais de colonisation, ont si
misérablement échoué là où Joseph
Smith, le jeune paysan pauvre et illettré, en butte au feu
croisé des quatre mille journaux américains, exposé
aux attaques de quarante mille théologiens protestants
acharnés à le combattre, a pu en treize ans réunir
et fonder un peuple ; comment son œuvre a progressé
par la persécution et le martyre, et se développe
indéfiniment sous la direction de son successeur ? Qui
pourra jamais nous révéler la cause des progrès
inouïs de cette œuvre ? Nous serions charmé
qu’un philosophe voulût bien se charger de répondre
à ces deux questions.
Dans
ces derniers temps, on a singulièrement bercé les
Français de rêveries socialistes. Paris, cette reine
illustre du monde civilisé, est à la fois la citadelle
du scepticisme et la grande manufacture des utopies contemporaines.
Les idéologues, les prophètes, les révélateurs
de tout genre y abondent. Il n'est pas un lettré dans cette
ville qui n'ait bâti son petit système religieux,
politique et social. Cela dépasse, en anarchie intellectuelle,
la confusion de la tour de Babel. Quand donc les Français
pourront-ils comprendre que le champ de l'utopie, comme celui du
roman, étant infini et indéfini, toutes les théories
passées, présentes et futures, qui n'émanent que
du cerveau de l'homme, ne seront jamais que des conceptions
irréalisables ? Que diriez-vous d'un architecte qui
s'aviserait de vouloir bâtir en l'air ? Robert Owen, Cabet
et Victor Considérant, ayant tenté de construire leur
cité sur le néant du matérialisme, ont tous les
trois commis une faute plus grave encore. Il y a plus de parcelles de
la vérité divine, plus de ressources vitales et de
puissance de productivité dans les plus naïves
superstitions du moyen âge, dans celles même de nos
Peaux-Rouges d'Amérique ou des sauvages de la Polynésie,
que dans tous ces systèmes, dans toutes ces utopies
matérialistes, dernier mot de l'orgueil humain livré à
ses seules forces. Le sauvage, enfant de la nature, vierge des
souillures d'une civilisation décrépite et destinée
à périr, est susceptible, une fois initié aux
vérités de l'Évangile, de s'élever
graduellement et indéfiniment dans l'échelle des êtres.
Homme-animal, jouet de ses passions,
se vautrant sans remords dans le bourbier des vices les plus
monstrueux, le matérialiste cherche à effacer dans son
esprit toute tendance idéale, à éteindre en lui
toute virtualité créatrice. Une nation de matérialistes
marcherait droit au néant.
Nous
l'avons dit, la philosophie, impuissante à rien fonder, n'a
qu'une seule mission : celle de détruire. Depuis Aristote
et Platon jusqu'à Hegel et M. Cousin, elle n'a su nous
fabriquer que des systèmes aussi stériles qu'ils sont
nombreux. Dans l'antiquité, le scepticisme qui trouva en
Lucrèce un éloquent interprète, tua le
polythéisme, base de la république de Rome. Après
avoir perdu sa foi religieuse, le peuple romain perdit promptement sa
foi politique, puis sa liberté. Dans nos temps modernes,
l'encyclopédie, conséquence de la réforme de
Luther, porta de même un coup fatal aux croyances religieuses
des masses en France. À sa suite vint la Révolution.
Sans vouloir médire d'elle, nous affirmons qu'elle n'est au
fond qu'une immense négation. Nous avons été
trop révolutionnaire pour ne pas la connaître. À
part de nobles et précieuses exceptions, dans les hautes
régions de la démocratie française, l'individu
le plus sceptique est considéré comme l'esprit le plus
éclairé. Parmi nos penseurs de bas étage, celui
qui nie tout passe pour le patriote le plus avancé : le
progrès, tel que l'entendent ces derniers esprits forts, est
synonyme de néant. La révolution est loin d'avoir dit
son dernier mot. Bien des circonstances, bien des luttes partielles
peuvent retarder encore sa victoire définitive. Mais, suivant
nous, elle finira par tout détruire en Europe ; rien,
absolument rien, ne restera debout devant elle. S'imaginer qu'elle
puisse remplacer le catholicisme par le protestantisme, celui-ci par
le rationalisme ou par tout autre système de religion
naturelle, et bâtir là-dessus l'avenir de l'humanité,
est aussi sage que de croire que le cratère du Vésuve
serait capable de porter un édifice stable. Volcan
providentiel, la révolution est le grand Vésuve des
derniers temps.
Tous
les peuples sont solidaires. La France a été la fille
aînée de l'Église. Durant quatorze siècles,
les lumières du christianisme ont guidé sa destinée.
Le plus grand malheur des générations actuelles est
d'avoir perdu l'antique foi de nos pères. Aujourd'hui,
l'erreur capitale des libéraux français est de vouloir
remplacer le dogme catholique par les ténèbres de la
philosophie du XVIIIe
siècle. Jamais le rationalisme n'a
servi ni ne pourra servir d'assise permanente à une grande
nation. En dehors de la foi chrétienne, il n'y a de possible
que le règne de la force. L'athéisme politique est la
peste morale qui perdra la France, et qui, en se généralisant,
fera périr l'Europe entière dans d'effroyables
convulsions sociales. Dans le plan de la Providence, la destinée
de l'Amérique est de succéder à l'Europe. Voilà
pourquoi Joseph Smith a pu, lui, fonder en plein XIXe
siècle cette œuvre, et
Brigham la développer. En présence des miracles
accomplis par ces deux prophètes illettrés, les saints
n'ont-ils pas le droit de rire un peu de la ridicule impuissance de
toutes les utopies contemporaines ? Comparez, s'il vous plait,
les progrès gigantesques des uns aux stériles efforts
des socialistes des deux hémisphères. Jamais contraste
fut-il plus saisissant ?
Aujourd'hui
la question économique prime la question politique.
L'extinction du paupérisme constitue en effet le problème
social le plus important qui soit présentement posé
devant le genre humain. Avant d'initier le lecteur à la
manière dont les mormons se flattent de pouvoir résoudre
ce problème, nous dirons que les citoyens d'Utah sont régis
par deux constitutions parfaitement distinctes. Bien que la première
base de notre société soit entièrement
religieuse, notre constitution civile est semblable à celle de
tous les territoires de l'Union. Le pouvoir exécutif réside
dans la personne d'un gouverneur nommé directement par le
président des États-Unis, et dont les fonctions durent
ordinairement quatre ans. Le gouverneur est en même temps le
commandant en chef des milices du territoire. Nous avons vu que
Brigham Young fut nommé, dans le principe, gouverneur de
l'Utah. Il cumula pendant huit ans ces fonctions avec celles de
surintendant des affaires indiennes. Le traitement qu'il recevait du
gouvernement fédéral à ces différents
titres, était de 3,000 dollars (15,000 fr.). Le pouvoir
législatif se compose d'une chambre haute, qui compte treize
conseillers, et d'une chambre de représentants qui compte
vingt-six membres. Les conseillers comme les représentants
sont directement élus par le suffrage universel. Toutes les
lois votées par l'assemblée législative doivent
recevoir la sanction du gouverneur avant d'être soumises à
l'approbation du congrès de Washington, où elles
peuvent être rejetées par un veto
décisif. Le pouvoir judiciaire se
compose d'une cour suprême formée d'un chef de justice
et de deux juges associés, de trois cours de district
présidées chacune par un juge de la cour suprême,
d'une cour pour la vérification des testaments (probate
court) et de plusieurs juges
de paix. Les trois juges de la cour suprême sont nommés
par le président des États-Unis, de même que le
préfet de police (marshall),
le procureur général, le secrétaire d'État
et le maître de poste. Enfin, le territoire envoie au Congrès
fédéral un délégué élu par
le suffrage universel. Nous ajouterons que les causes criminelles
sont si rares en Utah, que les fonctions des juges fédéraux
y sont de véritables sinécures. En voici la preuve :
dans une période de dix ans, c'est-à-dire de 1847 à
1857, deux meurtres seulement ont été commis, tous les
deux pour cause d'adultère. Admirez ce contraste :
pendant les deux ans de l'occupation américaine, la justice a
enregistré dix meurtres, tous attribués aux aventuriers
qui avaient suivi l'armée. Quant aux causes civiles, les
mormons ont le bon sens de les porter devant leurs tribunaux
ecclésiastiques, dont nous avons expliqué ci-dessus
l'organisation, tribunaux où la justice leur est rendue
sommairement, très impartialement, et sans bourse délier.
Les
lois composant le code d'Utah sont peu nombreuses :
quelques-unes paraîtraient d'une rigueur draconienne dans bien
des sociétés très civilisées. Les
fragments suivants suffiront pour faire connaître l'esprit de
notre législation civile.
Le rapt et le viol sont punis d'un
emprisonnement à vie ou de dix ans au moins. - La simple
séduction, si elle n'est pas suivie de mariage, est punie de
vingt ans de prison et d'une amende de cent à mille dollars. -
L'adultère est puni de trois à vingt ans de prison, ou
d'une amende de trois cents à mille dollars. Si le crime est
commis par deux personnes dont l'une est mariée, toutes les
deux sont coupables d'adultère et punies comme telles. On ne
peut exercer de poursuites en cas d'adultère que sur la
plainte de la femme ou du mari. - Quiconque est convaincu d'avoir
tenu une maison de prostitution est passible d'une amende de cinq
cents dollars et d'un à dix ans de prison. - Celui qui trompe
une femme réputée vertueuse et l'attire dans une maison
de débauche, ou celui qui recèle sciemment ou aide à
recéler une femme ainsi abusée, dans un but immoral,
est puni de cinq à quinze ans de prison. L'assassinat, sans
circonstances atténuantes, est puni de mort, et, avec ces
circonstances, d'un emprisonnement qui peut être à vie
et ne doit jamais être moins de dix ans. - L'incendiaire est
puni de l'emprisonnement à vie s'il a malicieusement mis le
feu pendant la nuit, et, si c'est pendant le jour, d'un
emprisonnement qui peut durer trente ans. - Chacun est libre de
disposer de ses biens par testament, comme il lui plaît, à
l'exception pourtant de la quotité nécessaire pour
l'acquittement de ses dettes, et pour le domicile que loi garantit à
la femme et à la famille. - Le domicile occupé par la
famille d'un défunt n'est pas saisissable pour dettes. - Quand
le décédé n'a pas laissé de testament, sa
femme hérite de tous ses biens, et après elle ses
enfants, chacun pour une part égale. - Les enfants naturels et
leurs mères, reconnus ou non par leurs pères et amants,
héritent comme s'ils étaient légitimes, lorsque
la Cour est suffisamment assurée de l'identité du père.
– Les parents héritent de leurs enfants morts non mariés
et sans postérité ; mais lorsque le défunt
laisse une femme quoique sans enfants, celle-ci hérite de ses
biens, à la condition de garder le nom de son mari défunt.
- Le mari hérite de sa femme, comme la femme de son mari.
Notre
constitution politique, ainsi que les lois civiles qui en découlent,
seront sans doute profondément modifiées après
l'admission d'Utah dans l'Union comme État libre et désormais
souverain, ou, ce qui nous paraît infiniment plus probable,
après que les mormons auront proclamé leur indépendance
nationale. C'est alors qu'ils mettront leur législation
complètement d'accord avec leurs croyances.
Abordons
maintenant la question de la propriété, problème
social le plus important du siècle, que les citoyens d'Utah
résoudront complètement dans un avenir très
prochain.
Toutes
les religions qui se partagent le monde sont basées sur la
révélation. Le mormonisme a cela de commun avec toutes
les sociétés religieuses actuelles.
Mais en quoi diffère-t-iI des
autres communions chrétiennes ? Essentiellement et
indéfiniment progressive en toutes choses, notre Église
a pour principe une nouvelle révélation, qui non
seulement confirme les révélations antérieures,
mais qui en est l'indispensable couronnement ; tandis que les
autres Églises chrétiennes ne reconnaissent que la
Bible pour règle de leur foi, et comme contenant exclusivement
la parole de Dieu. Fondées sur d'antiques révélations,
ces dernières se gouvernent uniquement par la tradition.
L'Église des saints reconnaît bien la divinité de
toutes ces révélations, mais en admet une nouvelle, qui
ne doit pas être la dernière. Ainsi, doctrine, dogmes,
sacrements, mariage, divorce, propriété, hygiène,
tout enfin est réglé chez nous, ou susceptible de
l'être par une nouvelle révélation.
« Soyez
un : si vous n'êtes pas un, vous ne pouvez pas être
mes disciples ».
Tel est Ie commandement donné aux saints des derniers jours,
dès l'année 1831, avant même que l'Église
eut un an d'existence. Sous quels rapports les saints sont-ils tenus
d'être un ? Nous répondons : ils sont tenus
d'être un en choses temporelles comme en choses spirituelles,
un en biens terrestres et en biens célestes. Ce commandement
« d'être un » embrasse et complète
tous les autres commandements. C'est là la fin dernière
et tout le but du grand plan de salut que contient l'Évangile.
Dès maintenant, nous sommes « un » en
doctrine. Il nous reste à devenir un en choses temporelles,
sans quoi nous ne pourrions jamais devenir complètement égaux
en choses spirituelles. Établir dans leur organisation sociale
une unité complète et l'égalité
fraternelle, voilà l'idéal des saints modernes. Cet
idéal est la réalisation du dogme de la charité
chrétienne, tel que les premiers enfants de l'Église du
Christ le comprirent et le mirent en pratique sur l'ancien continent.
C'est, en effet, sur ces principes que fut édifiée à
Jérusalem l'Église primitive. Après avoir mis
tous leurs biens en commun, les saints de ce temps-là
devinrent tous un et égaux en richesses temporelles. Ayant
consacré au Seigneur tout ce qu'ils possédaient, ils
choisirent des hommes intègres pour distribuer ces biens aux
autres, suivant leurs besoins, et sans aucune partialité.
Aucune portion, aucune parcelle du grand fonds mis en commun n'était
considérée comme appartenant à quelques
individus à l'exclusion des autres. Tout appartenait à
Dieu, et à tous les saints également. Les hommes
chargés de leur faire les distributions n'avaient pas plus de
droit à ces biens que le dernier membre de l'Église ;
et c'est ainsi qu'ils étaient tous égaux en choses
temporelles.
Une loi
semblable, la loi de Consécration,
a été révélée au prophète
Joseph. Aussitôt que les saints commencèrent à se
rassembler dans l'État du Missouri, ils furent tenus de
consacrer à Dieu tous leurs biens. Mais, par l'effet des
fausses traditions de leurs pères, l'avarice avait jeté
dans leurs cœurs des racines si profondes, que cette loi, trop
saintement radicale pour eux, demeura sans application. Et si elle
avait été suivie dans toute sa rigueur, peu de saints
seraient restés dans l'Église. Ils manifestèrent
leur esprit d'égoïsme en refusant de se conformer aux
prescriptions de la loi ; et ceux qui étaient riches
refusèrent d'émigrer. Ce fut là la cause réelle
de leur expulsion du Missouri. Les docteurs mormons, reconnaissant la
main de Dieu en toutes choses, nous enseignent qu'il décida
que, puisque les saints ne voulaient pas se conformer aux
prescriptions de sa loi, ils ne resteraient point présentement
sur sa terre sainte, sur sa terre de prédilection, pour la
corrompre et la profaner. Il permit donc à leurs ennemis de
les châtier rudement, de les chasser de comté en comté,
et finalement de les expulser de cette riche et belle région,
la plus fertile de toute l'Amérique du Nord. Mais, connaissant
qu'ils n'avaient puisé cette avarice et tous leurs penchants
égoïstes que dans les traditions corrompues de leurs
pères, il ne les rejeta point complètement. Il savait
que, faibles dans la foi et dépourvus d'expérience, ils
étaient néanmoins enclins, pour la plupart, à
faire le bien. Il leur donna donc une autre loi, mieux appropriée
à leur état moral.
La
première, celle de stricte consécration,
enjoignait aux saints de consacrer à Dieu la totalité
de leurs biens sans exception, et les rendait copropriétaires
et usufruitiers du fonds général de l'Église.
C'était, comme nous le verrons plus loin, un système
unitaire d'une grande simplicité, qui embrassait et réglait
toutes les relations sociales des citoyens. Elle leur enjoignait de
consacrer annuellement tous les produits de leurs fermes, de leurs
usines et de leurs ateliers, sauf ce qui leur était nécessaire
pour leurs besoins immédiats. La seconde admet un mode de
consécration mitigé, en quelque sorte. Elle exige des
saints seulement la dîme annuelle des produits et revenus, leur
laissant la jouissance intégrale du surplus.
On peut
voir, d'un seul coup d'œil, toute la différence qui
existe entre la loi parfaite d'unité qui servira de base à
l'édifice social des mormons et le règlement provisoire
auquel ils obéissent encore, dans leur état de
bannissement. Mais telle est la force de l'égoïsme
individualiste des temps actuels que nos prosélytes de tous
pays seraient encore incapables d'obéir pleinement même
à cette loi de la dîme,
qui, tout en attribuant aux citoyens une part plus large dans la
libre disposition du revenu, n'impliquait pas moins, comme la loi
parfaite, le dessaisissement de la propriété du fonds.
Ainsi, quand ils émigrent au territoire d'Utah, au lieu de
consacrer la totalité de leurs biens, comme l'exige cette loi,
ils n'en donnent que le dixième, et payent ensuite la dîme
de tous leurs revenus annuels. Il est bon d'observer que l'évaluation
de la somme à verser en arrivant, comme la quotité des
versements annuels à opérer, sont entièrement
laissés à la conscience des saints. Mais le jour
viendra où l'individu qui apportera cent mille francs, par
exemple, au lieu de n'en donner que dix mille et d'en garder
quatre-vingt-dix pour lui, sera tenu d'en verser la totalité
dans les coffres de l'Église, à l'exception des fonds
nécessaires à ses besoins immédiats. À
son arrivée, le prosélyte le plus riche ne pourra
disposer que des sommes indispensables à l'exploitation d'une
industrie quelconque, proportionnellement à l'aisance dont
jouiront ses autres frères.
D'après
ce qui précède, on voit que, placés sous une
sorte de gouvernement transitoire, les citoyens d'Utah ne sont régis
que par des lois préparatoires, pour ce qui concerne la grande
question de la propriété. Ils ne sont encore qu'à
l'école. Mais la Présidence, le collège des
douze, les autres autorités, les membres les plus anciens de
l'Église, ayant depuis longtemps donné l'exemple en
consacrant pleinement à Dieu toutes leurs propriétés
individuelles, s'occupent activement de disposer le peuple à
mettre en pratique la loi parfaite d'unité et d'égalité.
Cette loi, et celle de la pluralité des femmes, constitueront
les bases fondamentales de la Sion des derniers temps. La première
fera d'importantes conquêtes en Europe, l'autre nous enfantera
rapidement en Amérique une innombrable population.
Dans
une révélation donnée en 1832, Dieu parle « d'un
ordre et d'un établissement éternels, »
dans lesquels tous les membres de l'Église doivent être
organisés, afin qu'ils soient égaux en choses célestes
et égaux pareillement en choses terrestres, pour pouvoir
obtenir toutes les richesses infinies de l'éternité.
« Car, dit
l'Éternel, si vous n'êtes pas égaux en
choses terrestres, vous ne pouvez être égaux pour
acquérir les choses célestes. » (Doctrine
et Alliances, LXXVI, 1). Voilà le principe clairement
posé. Mais le remède nouveau qui nous a été
révélé pour nous soustraire à la grande
et terrible loi de l'inégalité sociale, dont Dieu a si
longtemps permis le règne dans les sociétés
humaines, pour résoudre pacifiquement le problème de
l'extinction du paupérisme, ce remède, dis-je, n'a rien
de commun avec les utopies qui ont si misérablement avorté
en Amérique et ailleurs dans ces dernières années.
Essayons d'expliquer par quel mécanisme social, sans violence
ni spoliation d'aucune sorte, nous espérons arriver un jour à
l'accomplissement complet de ces paroles de notre révélation :
« Il n'a pas été commandé qu'un homme
ait plus qu'un autre homme ; c'est pourquoi le monde demeure
dans le péché. » (Doctrine et Alliances.)
Les
mormons possèdent dans le Grand Bassin plus de trois millions
d'acres de terre vierge, déjà arpentées par le
surveyor fédéral,
sans compter le reste. Ils ont les plus riches pâturages du
monde, de fertiles vallées bien arrosées et
susceptibles de nourrir une population considérable ;
trois villes modèles, de nombreux et florissants villages,
d'innombrables fermes, des usines de tout genre, des troupeaux en
abondance, etc., y forment déjà le noyau d'une
puissante nation. L'Utah, pays d'une rare salubrité,
produisant tout, depuis le coton, l'oranger et l'huile d'olive,
jusqu'à l'humble pomme de terre, colonisé par des
hommes essentiellement pratiques, contient tous les éléments
d'une très grande prospérité matérielle.
Supposons que de tels éléments de richesse nationale
fussent demain répartis entre tous les habitants d'une manière
parfaitement égale, qu'arriverait-il ? Que les
circonstances ne manqueraient pas de les rendre promptement inégaux.
En effet, des malheurs imprévus, des mécomptes, des
accidents, la maladie ou d'autres calamités réduiraient
un certain nombre de propriétaires à l'indigence ;
tandis que d'autres, plus habiles ou mieux favorisés par les
circonstances, accroîtraient considérablement leur
avoir, pourraient le décupler et même le centupler. De
là on a conclu, et l'on a eu grandement raison, que l'égalité
sociale, si ses partisans parvenaient à l'établir par
un partage, ne pourrait jamais se maintenir, et que, devenus tous
égaux aujourd'hui, ils redeviendraient forcément
inégaux demain. Dans l'antiquité comme dans les âges
modernes, toute loi agraire a déjà produit et
produirait encore inévitablement ce résultat.
Mais le
plan que Dieu a tracé pour rendre ses saints égaux en
richesses temporelles est bien différent des utopies plus ou
moins sincères des philanthropes avides et ambitieux de
l'ancien monde. Nous les avons vus de près, et nous savons
trop que, pour la plupart d'entre eux, les théories de bonheur
des masses, de redressement des griefs du paupérisme, ne sont
que des moyens d'accaparer ces jouissances égoïstes de la
fortune qu'ils reprochent si amèrement à autrui. Notre
plan est simple comme l'Évangile, mais autrement noble et
efficace que toutes les conceptions humaines. Ce plan n'amènera
donc aucune subversion violente, aucun partage égal des
propriétés, ni aucun partage quelconque ; il
établira le règne de l'égalité parmi les
saints, non par une répartition égale ou illégale,
mais par l'union intime des propriétés, par la complète
fusion des richesses nationales. Voici comment et sur quelles bases
s'établira ce nouvel ordre social.
Tous
les biens de l'Église, au lieu d'être morcelés et
possédés individuellement comme aujourd'hui, seront
réunis en un fonds général, et gérés
par des lois strictes, mais impartiales. Au lieu d'être
individuelle, la propriété deviendra nationale. Chaque
membre de l'Église sera copropriétaire des biens du
fonds général. Obligatoire pour tous, le travail
intellectuel ou manuel sera le commun lot des saints. Chaque individu
remplira, suivant son aptitude, une fonction utile, profitable à
la société ; l'un sera fermier, l'autre
charpentier, celui-ci peintre, celui-là commerçant.
Néanmoins, les professions de banquier, d'agent de change, de
courtier plus ou moins marron, et même celle d'avocat, y auront
des chances de succès tout à fait problématiques ;
et cela ne laisse pas de nous inquiéter quelque peu.
Chaque
famille exercera donc une industrie, en maniant des capitaux plus ou
moins considérables, selon l'importance ou la nature de cette
industrie. Mais chaque année, fermiers, artistes, artisans,
industriels ou commerçants, auront à rendre compte de
leur administration et de l'état réel de leurs affaires
aux hommes que Dieu a nommés juges en Israël, ou, en
d'autres termes, à des chefs élus par le peuple. Tous
les ans, chaque famille recevra, pour son entretien particulier, une
portion suffisante des objets de consommation et de tous les produits
agricoles ou manufacturés, suivant un maximum basé sur
l'état de la prospérité publique, et sur le
nombre d'individus qui composeront chaque famille. De là
naîtra la plus parfaite égalité, et cette égalité
pourra de cette façon se maintenir indéfiniment. En
effet, les membres de l'Église étant tous associés,
et chacun d'eux se trouvant copropriétaire du grand domaine
territorial et de toutes les richesses nationales, aussi longtemps
que durera cet ordre de choses, rien ne donnera prise à
l'inégalité.
Tel est
l'avenir social des mormons. Tôt ou tard le règne du
tien et
du mien cessera
d'exister dans le Grand Bassin. L'instruction publique de tous les
degrés étant accessible pour toutes les familles, les
enfants des deux sexes pourront librement développer leurs
facultés naturelles. Chacun suivra la carrière ou
exercera l'industrie qu'il aura préférée. Tous
les membres de l'Église auront ainsi part à la totalité
des richesses nationales. Le plus pauvre émigrant qui, échappé
aux naufrages des vieilles sociétés, arrivera sans un
centime à Sion, épuisé de fatigue, nu et affamé,
y sera, dès le jour même de son arrivée, aussi
convenablement logé et meublé qu'aucun de ses frères.
Telles
sont les principales dispositions de notre loi de consécration.
Comme elle ne blesse en rien la dignité ni la liberté
de l'homme, nous la croyons destinée à produire
rapidement les plus merveilleux résultats. Dans ce nouvel
ordre de choses, il y aura toujours, bien entendu, libre circulation
des métaux précieux, usage de la monnaie, achat et
vente des denrées agricoles, négoce intérieur et
extérieur, importation et exportation de marchandises, échange
enfin de tous les produits. Nul, en effet, ne pourra prendre
gratuitement le moindre objet provenant de l'industrie d'un autre
frère. Chacun aura part à la jouissance de la totalité
des richesses nationales, mais moyennant reddition de comptes et
attribution proportionnelle de la quotité nécessaire à
sa consommation et à son fonds de roulement.
Il y
aura bien, et cela est inévitable, de notables disproportions
relativement à l'importance des diverses fonctions sociales.
Un cordonnier, par exemple, n'aura jamais à sa disposition les
capitaux indispensables à la fabrication du sucre en grand,
cela va de soi. Certains individus auront à remplir des
fonctions beaucoup plus importantes que d'autres, et leur
responsabilité en deviendra naturellement d'autant plus
grande. Il est des industries qu'on ne saurait exploiter avec succès
sans un capital vingt fois, cinquante, cent, et même mille lois
plus considérable que pour d'autres fabrications. D'où
il résulte que les différents emplois exercés
par les saints varieront en valeur comme en importance, suivant la
nature des professions, et suivant la différence des talents
et des circonstances dans lesquelles se trouveront placés ces
divers fonctionnaires. Mais comme les profits résultant de ces
diverses administrations iront tous indistinctement au fonds général,
les membres de la société, sans aucune exception,
seront tous également enrichis par ces bénéfices.
Telles
sont les bases de l'avenir social des mormons. On a prétendu
qu'ils avaient puisé ces notions dans les écrits des
socialistes contemporains. Le seul exposé qu'on vient de lire
prouve manifestement le contraire. De plus, je me suis assuré
que les grands dignitaires actuels de l'Église ignorent le nom
même de nos réformateurs européens. Il est
positif qu'aucun ouvrage socialiste n'existe dans notre bibliothèque
publique, ni dans aucune de leurs bibliothèques particulières.
Cette œuvre d'unification nous est essentiellement et
spécialement propre. Nous marchons dans notre voie, comme
l'ancienne civilisation dans la sienne. Nous admettons sans
difficulté qu'à toutes les époques de
l'histoire, et aujourd'hui même, l'inégalité
sociale a été fréquemment rachetée,
légitimée même, par un emploi honorable de la
puissance et de la richesse ; mais les jours de l'individualisme
sur la terre sont désormais comptés. Telle est du moins
notre conviction, et nous avons reçu un commandement nouveau.
Sous le
régime provisoire de la loi de la dîme, nos émigrants
sont tenus de remettre à l'Église le dixième de
leurs biens, et font du reste ce qu'ils veulent. Il y a dans l'Utah
des millions d'acres de terre excellente qui appartiennent au domaine
de la nation, et qu'on peut acquérir au prix fixe d'un dollar
vingt-cinq cents l'acre, environ sept francs l'arpent de France. Il
arrive tous les ans de deux à trois mille émigrants
européens ou américains. Le plus grand nombre s'adonne
à l'agriculture, les autres exercent une industrie quelconque.
Ceux qui n'ont rien entrent au service des plus aisés, jusqu'à
ce qu'ils se soient procuré les premiers instruments de
travail, c'est-à-dire une paire de bœufs et une charrue.
Dès lors ils peuvent acheter du terrain en s'établissant
sur le domaine national, ou bien ils louent un champ, en payant au
propriétaire la moitié de la récolte, si ce
dernier fait l'avance de la semence et de la charrue, et, dans le cas
contraire, le tiers seulement. Tout individu doué d'énergie,
tout homme industrieux peut acquérir rapidement un grand
bien-être matériel. Mais, nous ne saurions trop le
redire, ce n'est pas là qu'il faut aller pour faire fortune.
Ceux-là qui ne viennent en Amérique que pour y amasser
de l'or, et courir bien vite se replonger dans les corruptions de
l'ancien monde, n'ont que faire parmi nous. Leur place est en
Californie, ou mieux encore aux gîtes aurifères de Pike
Peak dans le Kansas occidental. Nul individu ne doit émigrer
chez les mormons s'il ne connaît parfaitement leur œuvre,
s'il n'aspire à une existence aisée seulement au prix
du travail, et s'il n'a rompu que par nécessité, et en
conservant l'esprit de retour, avec les habitudes perverses de la
vieille civilisation.
La dîme
actuelle, dont on laisse l'évaluation à la conscience
des fidèles, se paye le plus souvent en nature. Placée
sous la direction de l'évêque général
(presiding bishop), la dîme joue un rôle très
important dans notre Code administratif. Trait d'union entre la
possession individuelle et la mise en pratique de l'égalité
sociale, elle forme dès à présent les liens
d'une intime solidarité parmi tous les habitants d'Utah. Dans
la métropole, d'immenses magasins sont destinés à
en recevoir les produits. Le produit de la dîme est affecté
aux frais de l'Église, à la construction du temple, au
soulagement des veuves et des orphelins, à l'entretien des
familles des missionnaires, à l'assistance des indigents,
auxquels on procure du travail, et aux premiers besoins des
immigrants. À cet effet, chaque semaine, des délégués
de l'évêque visitent les familles pour s'assurer si
toutes ont leur nécessaire. Les fonctions du sacerdoce, pour
tous les degrés de la hiérarchie, sont entièrement
gratuites. Le président et ses conseillers, les apôtres,
comme tous les autres dignitaires, ne reçoivent aucun
salaire ; chacun d'eux vit du produit de sa ferme ou des fruits
de son industrie. Les prix de la farine et du froment sont
invariables dans les bureaux et les magasins de la dîme. Celui
de la farine est de six cents (trente centimes) la livre ; le
blé vaut deux dollars (dix francs) le boisseau ou les soixante
livres. Dans les transactions opérées sur tous nos
marchés, le prix de ces denrées, comme ceux de tous les
produits agricoles ou manufacturés, subissent naturellement
les variations ordinaires du commerce. Population essentiellement
agricole, les habitants d'Utah mettent tous plus ou moins la main à
la charrue. L'évêque de nos évêques laboure
son champ comme le dernier de ses administrés, bien que des
millions passent tous les ans par ses mains. Il n'est pas rare de
voir un apôtre conduire son chariot attelé de bœufs,
ou bien gâcher du mortier dans la rue. L'or et l'argent de
toute provenance circulent librement dans le pays. Les échanges
se font ordinairement en nature ; tous les marchés se
concluent de gré à gré. Avec des œufs,
vous pouvez acheter toutes sortes d'articles dans les magasins. Le
blé passe partout comme argent comptant. Les objets
manufacturés et certains articles d'épicerie, tels que
le sucre, le thé, le café, etc. [la Parole de sagesse
ne sera généralisée que plus tard (voir ici),
ndlr], sont importés
de Saint-Louis ou de New York par des maisons de commerce étrangères.
La plus considérable et la plus ancienne est la maison
Livingston, Kinkead et Ce.
Elle importe annuellement pour environ trois cent mille dollars de
marchandises. Immédiatement après vient la maison
Gilbert et Guerrish, puis plusieurs autres d'une moindre importance.
Les magasins occupés par ces négociants sont des
propriétés appartenant à l'Église, qui
les leur loue directement. À la suite des troupes fédérales,
de nombreux spéculateurs avaient inondé le pays de
produits étrangers de toute espèce. Ils ont
généralement fait de tristes affaires. Nos capitalistes
commencent à faire aux plus fortes maisons une concurrence
sérieuse. Pour s'affranchir entièrement du lourd tribut
annuel qu'ils leur payaient, nos dignitaires ont pris le parti de
tirer directement de l'Union les épiceries et autres articles
que ne produit pas encore le pays. Les fonds apportés tous les
ans par nos immigrants ont été jusqu'ici plus que
suffisants pour solder les importations étrangères.
L'excédant du bétail que nous écoulons en
Californie contribue également à maintenir la balance
commerciale en notre faveur. Bref, comme la politique des mormons est
de protéger leurs manufactures et d'arriver graduellement à
fabriquer eux-mêmes tous les articles de première
nécessité, le jour approche où les maisons de
commerce étrangères se verront contraintes d'abandonner
le pays.
Selon
toutes les apparences, les mormons profiteront de la crise américaine
pour proclamer leur indépendance nationale. L'exercice de
l'autonomie politique leur fera mettre promptement leurs institutions
civiles en harmonie avec leurs croyances. Alors, la propriété,
d'individuelle qu'elle est encore chez eux, deviendra strictement
nationale. Aujourd'hui, l'Utah peut être considéré
comme une école modèle, comme une sorte d'expérience
tentée sur une vaste échelle, ayant pour mission de
résoudre pratiquement les plus importants problèmes
sociaux de l'avenir.
Maintenant,
quel nom convient-il de donner au gouvernement des saints modernes ?
Est-ce la restauration de l'antique théocratie de Moïse ?
Est-ce une imitation de l'autocratie moderne des czars ? Ni
l'une ni l'autre. Il nous semble impropre de donner le nom de
théocratie à une société dont tous les
membres sont prêtres, et peuvent aspirer tous indistinctement
aux plus hautes fonctions de l'Église et de l'État. Ce
serait une grande erreur de s'imaginer que l'autorité, qui
forme en réalité l'unique base du mormonisme, absorbe à
son profit l'élément temporel, car, nous l'avons dit,
toutes les fonctions religieuses sont entièrement gratuites
dans notre Église. L'autorité divine formant la base de
leur hiérarchie, et l'esprit de leurs institutions politiques
et sociales étant profondément démocratique, il
faudrait inventer une locution française propre à
définir un tel état social. Nous proposerions celle de
théo-démocratie.
Un
reproche tort grave, dont nous tenons à disculper les mormons,
est celui de servilisme. S'il fallait en croire nos détracteurs,
nous ne serions que des esclaves soumis. Cette imputation n'est pas
mieux fondée que les autres. On a écrit des centaines
de volumes sur la théorie et l'essence de la liberté de
l'homme. Il y a dix-huit siècles que saint Paul l’a
dit : « Là
où est l'esprit de Dieu, là règne la liberté. »
Les citoyens d'Utah sont, de nos jours, un vivant exemple de cette
grande vérité ; ils sont libres, tous libres,
comme l'air pur et vivifiant de leurs montagnes. Pourquoi ?
Parce qu'ils sont dignes de l'être. La liberté constitue
le plus riche trésor d'une nation ; mais chacune ne peut
jouir que du degré de liberté qu'elle mérite.
La
tolérance est inséparable de la liberté. Pour
donner au lecteur une idée de la tolérance religieuse
que les saints pratiquent envers tous les cultes, il me suffira de
mentionner qu'un dimanche j'ai vu célébrer, dans notre
Tabernacle, le service divin par un ministre anglican. C'était
le chapelain du fort Laramie. L'affluence des curieux était
énorme. Chose incroyable, après le service et son
sermon, qui fut écouté par nos mormons avec le plus
profond silence, Brigham, puis Kimball, son premier conseiller,
parlèrent longuement l'un et l'autre, sans même faire
allusion au spectacle étrange que ce ministre venait de donner
aux habitants de la ville du Lac Salé. Que les fanatiques de
l'Europe comparent cette tolérance inouïe aux barbares
traitements que notre Église a successivement éprouvés
dans quatre États de l'Union.
Aujourd'hui,
le successeur de Joseph est en réalité, dans sa sphère,
le souverain le plus omnipotent et le plus influent de notre planète.
Aucun potentat, aucun monarque de l'Europe n'exerce une autorité
comparable à la sienne. L'empereur de toutes les Russies est
infiniment moins puissant que lui. Jugez-en. Chef spirituel de la
religion grecque, le czar cumule en ses mains les deux éléments
théocratique et autocratique : il est pontife-roi, double
titre qu'il ne doit qu'à sa naissance. Mais enlevez-lui sa
marine et son million de soldats, et vous verrez que son droit divin
n'est absolument qu'une chimère. Son immense puissance n'a
donc pour fondement que la force physique. Qu'il envoie, en sa
qualité de pontife, des missionnaires sur tous les points du
globe habitable, sans d'amples frais de route, et nous verrons
combien de popes oseront partir à son commandement. Et
pourtant, voilà le grand miracle que fait Brigham depuis seize
ans. Chaque année, de nombreux missionnaires mormons partent
des bords du lac Salé, sans obole et sans bagage, pour se
répandre dans tout l'univers connu. Ces hommes courageux ne
reçoivent que leurs lettres de créance et la
bénédiction apostolique du pape des mormons.
Tête
de notre Église, Brigham en dirige tous les membres, non dans
son intérêt personnel, mais pour le bien général
de tous. Il est l'âme, l'idole de son peuple, parce qu'il est
digne de le gouverner. Tout homme ayant l'esprit de cette œuvre
le considère comme son Moïse vivant. Quiconque perd la
foi ne peut plus rester avec lui ; tous les apostats retournent
promptement dans le monde. Il faut avoir vu Brigham à l'œuvre
pour pouvoir l'apprécier sainement. Ses ennemis mêmes
avouent la fascination souveraine qu'il exerce sur tous ceux qui
l'approchent. En frappant du pied la terre, il peut en faire sortir
une armée de seize à vingt mille hommes, prêts à
repousser toute agression étrangère, sans que cela
coûte un centime à l'Église : tous sont
prêts à mourir pour lui. Nul monarque vivant ne compte
un si grand nombre d'amis, des amis aussi profondément dévoués
que les siens. Sa puissance est immense, souveraine, sans bornes ;
mais, après tout, ce n'est qu'une puissance purement morale.
Autre
particularité digne d'être signalée. On sait que
le système financier de certaines banques américaines
repose sur des fondements bien fragiles. De là ces
perturbations commerciales qui désolent périodiquement
les États-Unis. En sa qualité d'administrateur général
des biens de l'Église (trustee
in trust), Brigham jouit
aujourd'hui d'une telle réputation d'intégrité
sur les places principales, que sa signature a plus de valeur
financière que nombre de ces banques. La rare ponctualité
de ses payements lui a conquis cette confiance universelle. Sa
réputation à cet égard est parfaitement établie,
à ce point que partout où l'Église a eu à
traiter des affaires, nos agents, munis des pleins pouvoirs du
président, trouvent à emprunter les plus fortes sommes.
De graves crises financières se préparent sur les deux
hémisphères. Au milieu de ces perturbations de plus en
plus désastreuses, d'immenses capitaux iront trouver
naturellement dans les mains de Brigham une sécurité
pleine et entière.
Après
avoir rendu compte des motifs de mon retour en France, ainsi que des
principaux incidents du voyage, nous examinerons quel sera l'avenir
de cette œuvre si puissante, si profondément originale.
Ses détracteurs les plus passionnés ne lui contestent
pas du moins ce double mérite.
Chapitre
IX
MON
SÉJOUR À LA VILLE DE LAC SALÉ - MON RETOUR EN
EUROPE - SITUATION DES SUCCURSALES DE SUISSE ET DE FRANCE
Avant
d'arriver à la conclusion de ces récits, je crois
devoir y ajouter quelques détails tout personnels. Ce n'est
pas que j'attache de l'importance à ce qui peut me concerner
particulièrement, mais je tiens à édifier le
lecteur par tous les moyens possibles sur la sincérité
de mon témoignage.
J'ai
habité quatre ans la ville du Lac Salé. Pendant un si
long séjour, je n'aurais pu demeurer un serviteur inutile de
notre Église. Les frelons d'aucune sorte ne sauraient vivre
dans cette ruche humaine. Une nombreuse et riche collection de
graines de toute espèce, que j'avais importée dans le
pays, m'avait permis de me livrer à des expériences
intéressantes d'horticulture. Après bien des
tâtonnements, j'avais acquis une telle habileté dans le
jardinage que j'obtins dix premiers prix à nos expositions
publiques annuelles ; je cumulais les fonctions de jardinier,
pépiniériste et marchand de graines. Notez que de ma
vie je n'avais manié jusque-là aucun outil agricole ni
même planté un chou. Je tirais directement mes graines
de Paris. Mes superbes choux-fleurs Lenormand,
ainsi que d'autres plantes d'origine française, éclipsaient
constamment les produits américains de mes confrères.
Situé dans l'un des plus beaux quartiers de la ville, et non
loin de la résidence princière du gouverneur Cumming,
mon vaste jardin réunissait tous les avantages naturels, sol
légèrement ondulé, d'une fertilité
extrême, surtout propice à la culture des arbres
fruitiers, source d'eau limpide, inaltérable, coulant à
quelques pas de la maison. J'étais particulièrement
fier de mes pêchers et pommiers, surtout de mes riches
plantations de melons. Ceux de France réussissent
admirablement sous cette latitude ; les pastèques du midi
y acquièrent des dimensions fabuleuses.
Nos
plus belles dames mormones se disputaient mes pots de fleurs, et les
jeunes filles du voisinage venaient régulièrement
cueillir de mes fruits, et surtout mes currants,
sorte de groseille sauvage que la culture rend propres à faire
d'excellentes confitures. En été, je couchais à
la belle étoile, sur l'herbe, devant ma maison, et la porte
ouverte. C'est la coutume générale des colons d'Utah.
Les scies, les haches à fendre le bois restent la nuit dans la
rue, et jamais personne n'y touche. Durant les quatre ans de mon
séjour chez les mormons, je n'ai été victime que
de deux vols. Je cultivais un superbe melon Cincinnatus
pour notre exposition nationale annuelle,
lorsqu'un beau jour on vint en plein midi le cueillir, pendant mon
absence, et le manger sur le seuil même de ma porte. Le cas
était pendable, d'autant plus que ce melon était le
seul de cette variété qui eût réussi.
D'après des renseignements positifs fournis par mes voisins,
le coupable était un Français, l'un de mes amis les
plus intimes, mais non converti au mormonisme. Le malheureux a
constamment nié son crime.
Voici
l'autre larcin. À l'approche de l'hiver, la métropole
des saints est inondée d'Indiens qui viennent demander aux
« pâles visages » les moyens de combattre
les rigueurs du froid. Ils parcourent alors la cité, de maison
en maison, et chacun leur donne selon ses facultés. Un jour un
couple indien vint me trouver dans mon ermitage. C'était l'un
des plus beaux échantillons de la race sauvage que j'aie vus
dans les deux Amériques. Représentez-vous l'Hercule
Farnèse, couvert d'oripeaux, armé d'un revolver et
d'une double carabine. Sa femme, à la fleur de l'âge,
était en tout digne d'un tel chef. Nous dirons, en passant,
que les aborigènes de l'intérieur du Grand Bassin ne
sont pourtant que les parias ou le rebut des puissantes tribus qui
les environnent. J'avais apporté de Paris un miroir à
barbe, qui eut sans doute pour la belle squaw un attrait
irrésistible. Il me fut escamoté d'une façon
tellement subtile, en ma présence même, que je ne m'en
aperçus que bien longtemps après le départ de ce
couple intéressant.
Le tour
était digne d'un pickpocket
émérite de Londres. Voilà,
durant quatre ans, les seuls vols dont j'ai été victime
chez les mormons. Les plus beaux jours de ma vie, je les ai passés
dans cet ermitage, jardinant du matin au soir.
Ma
femme, une Parisienne attachée à sa ville natale, et
mère de famille accomplie, n'avait pas voulu me suivre dans
l'Utah. Brigham me donna le conseil de former en Utah d’autres
nœuds et d’y fonder une nouvelle famille. Il croyait que,
sous l’empire de cet incident inattendu, ma femme
s’empresserait de venir me rejoindre ; je pensais le
contraire, et dans le but de la conquérir plus tard, ainsi que
ses deux fils, à la nouvelle religion, je m’abstins. Les
gens du monde s’imaginent volontiers que les mormons ne
pratiquent la polygamie que dans un but purement sensuel. Cette
opinion est aussi générale qu’erronée. Un
saint des derniers jours, j’entends un homme véritablement
digne de ce nom, doit au contraire s’appliquer, par la pratique
constante de la prière et du travail, à maîtriser
absolument ses passions. J’ai cru devoir insister sur cet
incident de mon existence privée, pour mieux montrer que je
pouvais parler polygamie en homme parfaitement désintéressé
dans la question.
La
manière dont je fus appelé, par le pontife des mormons,
à remplir ma présente mission en France, est trop
particulière pour ne pas figurer dans ces mémoires.
Après mon initiation aux rites sacrés de l’Endowment,
j’éprouvai le besoin de consulter Brigham sur une
affaire délicate, et qui m’était toute
personnelle. C’est ce que je fis par écrit. Ma lettre
portait la date du 24 août 1859. Un post-scriptum
contenait ces mots : « Je
présume que lorsque la guerre actuelle entre la France et
l’Autriche sera terminée, vous m’enverrez en
mission dans mon pays natal. Si telle est votre détermination,
ayez la bonté de me le faire savoir un peu d’avance. »
À cette époque, j'ignorais encore que la France avait
glorieusement conquis la paix sur le champ de bataille de Solferino.
La réponse du président m'annonça que plusieurs
missionnaires partiraient en septembre pour l'Europe, et qu'il serait
bien aise que j'eusse le temps d'arranger mes affaires pour me
joindre à eux. Le 17 de ce mois, il me fit délivrer une
double commission imprimée, qui me chargeait officiellement
d'aller prendre en main la direction de la mission française
pour notre Église. Dès le lendemain, il nous conféra
sa bénédiction apostolique dans Ies bureaux des
historiographes. Ses deux conseillers et quatre membres du collège
des douze assistèrent à la cérémonie.
Georges Watt, sténographe en chef de l’Église,
transcrivit textuellement son allocution générale,
ainsi que les paroles qui furent tour à tour prononcées,
d’abord sur la tête de Ch. Hooper, notre représentant
au Congrès fédéral, puis sur celles des
missionnaires. Jamais Brigham n’avait parlé d’une
manière plus solennelle ni plus divinement inspirée.
Avant
de prendre congé de Brigham, je lui indiquai par écrit
les noms des deux saints parlant notre langue, avec prière de
les envoyer en France. Le premier, Philippe de La Mare, natif de
Jersey, préside aujourd’hui les succursales des îles
normandes, l’autre, Eugène Henriod, originaire du Havre,
dirige la conférence de Southampton (Angleterre).
Après
avoir fait mes adieux à mon jardin, le 18 septembre, je me
joignis à notre petite caravane. Elle se composait de seize
individus, dont huit missionnaires pour l'Europe, avec dix chariots
légers traînés par des mules. Elle marchait sous
les ordres du capitaine Hooper, notre mandataire à Washington.
Parmi nos missionnaires, je dois citer en première ligne Nat.
Jones, célèbre chez les mormons par ses longues
pérégrinations dans l'Inde, et J. Van Cott, l'habile
directeur de la mission scandinave. Nous avions aussi avec nous John
Smith, fils d'Hyrum, celui qui fut martyrisé avec le prophète
Joseph. John Smith, aujourd'hui grand patriarche de l'Église,
se rendait à Florence (Nebraska), pour en ramener sa sœur
et toute sa famille. Nous avions encore l'honorable M. Wilson,
attorney general d'Utah,
et sa jeune femme, l'une des plus aimables Américaines qu'il
m'ait été donné de connaître. Rien de plus
agréable que de voyager à travers ces vastes solitudes,
durant cette saison de l'année. Mais notre marche, constamment
très rapide, m'empêchait de tenir régulièrement
mon journal. Nous ne vîmes que rarement les Indiens, et
n'aperçûmes qu'un seul troupeau de bisons. Toutefois, il
est encore bien rare qu'un semblable voyage ne présente pas
quelques aventures. Voici celles dont j'ai gardé le souvenir.
Situé
sur la rivière Platte, et à moitié chemin
environ des quatre cents lieues qui séparent les bords du lac
Salé du Missouri, le fort Laramie est le poste militaire le
plus important que possède l'Union dans ces parages. Je me
souviens qu'une fois, que nous étions campés à
dix lieues tout au plus de ce fort, sur les bords du Nebraska, le
capitaine Hooper m'éveilla en sursaut au point du jour avec
ces mots : « Alerte, Parisien ! allons voir où
sont nos mules ! » Nous explorâmes vainement
les environs, tous les coins et recoins du cours sinueux de la
rivière et nous revînmes fort désappointés,
avec l'intime persuasion que les Indiens avaient enlevé dans
la nuit toutes nos bêtes, et la douce perspective de faire à
pied les deux cents lieues qui nous séparaient encore du
Missouri. Le capitaine surtout était inconsolable, et il y
avait bien de quoi. Au retour, nous fûmes accueillis par un
déluge d'épigrammes qui auraient du nous faire deviner
tout d'abord que plusieurs de nos compagnons, plus habitués
que nous à la traversée des prairies, étaient au
fond moins inquiets que nous, et se raillaient tout simplement de
notre maladresse. Le loustic de la caravane, Milo Andrus, originaire
de l'Ohio, et l'un des vétérans du mormonisme, se
distinguait entre tous par ses quolibets intarissables. Il ne nous
restait plus qu'un cheval pour nous tous. À cette occasion, le
Parisien et le capitaine devinrent le point de mire de bien des
épigrammes. Andrus finit par enfourcher cet unique cheval.
« Capitaine, dit-il d'un air narquois, si nos mules ne
sont pas à plus de trois cents milles d'ici, je me fais fort
de vous les ramener toutes avant cinq heures de temps. »
Effectivement, bien avant l'heure indiquée, notre jovial
compagnon ramenait triomphalement toutes nos bêtes. Les
odorantes émanations du buffalo
grass, précieuse
graminée particulière à cette région, les
avaient entraînées au loin dans la prairie. Andrus et
nos autres compagnons, ayant déjà fait bien des fois le
voyage, connaissaient mieux les localités que moi et que
Hooper, ancien négociant californien, fraîchement
converti au mormonisme. Ils avaient été droit au pacage
en question, sûrs d'y retrouver nos mules. Je fus dès
lors convaincu qu'en compagnie de mormons émérites, la
traversée du grand désert américain n'offre
guère plus d'embarras que celle du bois de Boulogne à
des Parisiens.
Un peu
plus loin, je devins le héros involontaire d'une autre
aventure. Nous venions de dépasser le fort Kearney, poste
militaire important, situé non loin du Nebraska. C'est là
que nous traversâmes pour la dernière fois cette
rivière. Elle se divise, un peu plus haut, en quatre branches
très larges, mais peu profondes, encore subdivisées par
des îles charmantes et d'une rare fertilité. Un jour,
d'importantes cités s'élèveront sur les bords de
cette rivière. Nous passâmes la nuit sur la rive gauche.
J'avais pour habitude de faire tous les matins une portion du chemin
à pied, en partant avant le convoi. Donc, dès les deux
heures du matin, tout étant prêt pour le départ,
je m'acheminai hardiment à grands pas, suivant une belle route
qui serpentait le long de la rivière. La caravane, coupant à
travers champs, prit, elle, une autre direction presque parallèle
à la mienne, mais beaucoup plus courte. Au bout d'une heure de
marche, n'entendant rien venir derrière moi, je revins sur mes
pas, persuadé que le départ avait été
différé par un incident quelconque, et n'ayant
aucunement l'idée que nos chariots eussent pu prendre un autre
chemin, et se trouver au contraire fort en avant, ce qui était
pourtant la vérité. Naturellement donc, je continuai à
ne rien voir, à ne rien entendre. La nuit était des
plus sombres, et le calme profond qui m'entourait me sembla bientôt
effrayant. Il fallut me rendre à l'évidence :
j'étais perdu, entièrement perdu dans l'immensité
de ces prairies. La perspective que j'avais devant moi n'était
rien moins qu'agréable. Comment sortir vivant de cet
interminable labyrinthe ? Cette épreuve physique et
morale a été certainement l'une des plus graves de ma
vie. Avec d'autres compagnons de voyage, je me serais cru perdu, je
l'aurais été peut-être. Mais avec des mormons,
avec des vétérans d'une Église qui a
victorieusement supporté les épreuves les plus
affreuses, avec des témoins oculaires des vertus divines de
Joseph Smith, pouvais-je croire à une coupable insouciance du
sort d'un de leurs frères ? Au bout de trois mortelles
heures, en effet, un cri faible et lointain parvint à mes
oreilles ; on était à ma recherche ! Je
répondis à cet appel. D'autres cris plus rapprochés
se firent entendre, et je marchai à grands pas dans la
direction qu'ils m'indiquaient. La nuit était admirablement
belle, mais toujours noire comme l'Érèbe, et, pour
comble d'embarras, les herbages de la prairie s'élevaient dans
cet endroit à une telle hauteur, qu'ils dépassaient
parfois ma tête de plus d'un pied. Guidé par les appels
réitérés de mes compagnons, je les rejoignis
néanmoins sans accident. Cette aventure m'apprit à ne
plus devancer désormais le départ de la caravane sans
me renseigner soigneusement sur la direction à suivre.
Nous
voyagions à grandes étapes. La moindre de nos journées
était de quinze lieues. Andrus égayait nos bivouacs de
mille histoires drolatiques. La musique était aussi l'une de
nos distractions favorites. Doué d'une voix de ténor
des plus agréables, Jacob Gates, l'un de nos meilleurs
missionnaires, nous fit souvent passer de bien douces heures. Je
n'oublierai surtout de ma vie le charme inexprimable que j'éprouvai
en l'écoutant chanter la complainte mélancolique d'un
pauvre esclave kentuckyen, batelier du « père des
eaux, » qui ayant perdu une épouse adorée,
la redemande à Dieu, ou le conjure de l'appeler auprès
de sa Nelly.
Mais rien ne trompait mieux l'ennui de nos longues marches, rien ne
saurait exprimer l'effet solennel que produisaient nos hymnes sacrés,
chantés en chœur par tous nos voyageurs, au milieu des
splendeurs du désert, et parfois en présence de ses
sauvages habitants. Le cantique O
my Father, de miss Elisa Snow,
est surtout un chef-d'œuvre en ce genre.
Notre
dernière entrevue avec les Indiens mérite une mention
spéciale. Nous venions de traverser le Loup Fork, rivière
aussi considérable que la Seine. La ville commencée de
Genoa,
habitée en grande majorité par des mormons, s'élève
pittoresquement sur sa rive droite. Pour l'atteindre plus
directement, mais surtout pour éviter certaine vallée
infestée de Peaux-Rouges, nous dûmes faire un détour
qui nous prit une journée entière. Nous eûmes à
parcourir ce jour-là l'une des plus ravissantes contrées
du Nebraska, le plus vaste des territoires américains, dont
l'étendue dépasse à elle seule celle de la
Grande-Bretagne. En revenant de la Chine, j'avais passé six
mois à Manille ; j'avais foulé les fraîches
savanes de Mindanao ; j'avais visité Timor, puis
Célèbes ; j'avais résidé sept mois à
Java, cette superbe reine de l'Océanie. Je connais également
le Brésil, le cap de Bonne-Espérance ; mais dans
toutes ces contrées favorisées du ciel, jamais je
n'avais rien vu de comparable aux paysages qui se déroulèrent
ce jour-là sous mes yeux.
C'était
le 22 octobre. Nous jouissions d'une de ces tièdes matinées,
si communes dans cette délicieuse saison connue sous le nom
d’indian summer.
Le soleil nous éclairait de ses plus doux rayons, l'atmosphère
était d'une transparence sans égale. Dirigés par
l'elder Jones, nous marchions à l'aventure, car nulle trace de
sentier n'était visible à nos regards. Nous avons déjà
essayé précédemment de donner une faible idée
des variétés infinies d'aspects qu'offrent ces
solitudes, mais en ce jour la nature semblait s'être surpassée,
et ce que je voyais ne saurait ni se décrire ni s'oublier.
C'était tantôt un immense parc naturel, orné çà
et là de bouquets d'arbres, tantôt un gracieux vallon
bordé d'arbustes sauvages, ici des ruisselets aux ondes
cristallines, là de petits étangs décorés
de saules nains, plus loin, une suite de ravissantes ondulations de
terrain couvertes de graminées gigantesques. Dans le lointain,
de majestueux cours d'eau empruntaient au soleil des reflets
d'argent, et des futaies d'une végétation luxuriante
encadraient dignement cet Éden à reconquérir !
J'étais ébloui, fasciné de ce spectacle, et
j'implorai pour nos saints des vertus dignes de leur assurer une
longue et heureuse possession de cette terre promise des derniers
jours.
À
la halle de midi, Andrus et Jacob Gates, son compagnon de voyage,
partirent en avant avec leur chariot, espérant atteindre et
franchir avant nous le Loup Fork. Cette fois, leur sagacité
fut en défaut ; ils se perdirent dans le dédale
inextricable de la prairie, et ne purent retrouver nos traces que le
lendemain. Quant à nous, nous n'arrivâmes qu'à
minuit sur les bords boisés de la rivière, ombragés
d'arbres touffus. Ces lieux enchantés constituent le champ de
chasse des Pawnees,
les Indiens les plus pillards du Nord-Amérique. Sur ce terrain
dangereux, nous dûmes faire bonne garde jusqu'au matin,
autrement nous aurions couru grand risque de perdre cette fois nos
mules pour tout de bon.
Le
lendemain, après avoir traversé en bac la rivière,
nous vîmes ces terribles Peaux-Rouges. À peine
eûmes-nous atteint l'emplacement où s'élèvent
les premières constructions de la ville projetée de
Genoa, qu'une multitude de sauvages vint nous assaillir avec des
gestes et des paroles suppliantes, que leurs figures hâves de
faim nous expliquaient trop clairement. Il me restait encore une
certaine quantité de provisions, notamment des crackers,
sorte de tout petits biscuits délicieux que fabriquent nos
boulangers, plus de vingt livres de bœuf fumé, etc.,
provisions qui, en raison de notre prochaine arrivée sur les
bords du Missouri, me devenaient inutiles. Mes largesses me
conquirent à l'instant le cœur des squaws
(femmes indiennes). Elles m'entourèrent
en si grand nombre que le surplus de mes vivres y eut bientôt
passé. Un jeune et beau cavalier pawnee, penché sur le
cou de sa monture, m'indiquait de son doigt celles qui méritaient
mes cadeaux de préférence ; c'étaient
probablement ses femmes. Parmi ces Indiennes, une surtout était
remarquable par l'extrême régularité de ses
traits ; elle ne paraissait pas avoir plus de vingt ans. Jamais
je n'avais vu plus belle sauvagesse, et je suis sûr que, vêtue
convenablement et soigneusement débarbouillée, cette
Vénus au teint cuivré aurait produit le plus grand
effet à Paris. Il fallait entendre caqueter ensemble ces
filles d'Ève, tantôt chuchotant joyeusement, tantôt
éclatant en rires inextinguibles. La Vénus en question
s'émancipa jusqu'à ajuster sur son nez mes bésicles,
ce qui provoqua une nouvelle explosion de folle gaieté.
Nous
fûmes ensuite témoins des curieuses évolutions
d'une autre troupe de Pawnees, composée de cent dix cavaliers,
commandés par un chef à peine sorti de l'adolescence.
C'était visiblement un escadron d'élite, qui nous donna
pendant plus de deux heures le spectacle de ses manœuvres. Le
jeune chef paraissait aussi gai qu'alerte. Des éclats de rire
continuels accueillaient presque tous ses commandements, faits
d'ailleurs avec une aisance merveilleuse, et ponctuellement exécutés.
Dans la soirée, je sus par un mormon du pays que ces guerriers
s'exerçaient pour entrer prochainement en campagne contre une
tribu voisine. Genoa et ses environs avaient, à cette époque,
une population d'environ trois cents prosélytes, la plupart
d'origine européenne, et qui, établis là
provisoirement, travaillaient à se compléter un pécule
pour émigrer plus tard dans le Grand Bassin.
Depuis
cette ville jusqu'au Missouri, le territoire de Nebraska n'offre plus
qu'une immense prairie, légèrement ondulée, et
coupée de petits courants d'eau plus ou moins richement
boisés. Il y a là des éléments de
production immenses et à peu près inexplorés. Le
Nebraska, qui n'a encore qu'une population de 40,000 âmes,
pourra certainement en nourrir 50 millions. Les fermes, naturellement
très isolées sur un aussi vaste espace, ont
généralement pour maîtres des yankees,
émigrés des États du New England. Pour donner
une idée au lecteur de l'aisance exceptionnelle dont jouissent
ces colons, nous dirons ici que notre capitaine, s'étant
adressé au propriétaire de la première ferme que
nous rencontrâmes, lui demanda combien de temps il lui faudrait
pour préparer à dîner pour toute la caravane. Cet
hôte improvisé ne demanda qu'une demi-heure, et le repas
fut splendide. Je comptai sur la table onze espèces de mets
chauds et froids, avec thé, café, et diverses liqueurs
[la Parole de sagesse ne sera généralisée que
plus tard (voir ici),
ndlr]. Le tout pour vingt-cinq cents par tête ! Le 27
octobre, nous arrivâmes à Omaha, capitale du Nebraska,
jolie petite ville située sur la rive droite du Missouri. Nous
n'avions mis que vingt-huit jours pour franchir le grand désert.
Dès le surlendemain, nos missionnaires prirent passage sur le
Colonel Guslinn,
joli steamer, en partance pour Saint-Joseph. Dans la soirée,
le capitaine Hooper me joua un tour de sa façon. Trois cents
passagers étaient réunis dans le grand salon. Un petit
corps de musique militaire y offrait des fanfares. « Concitoyens,
s'écria notre mandataire au congrès, je vous présente
M. Bertrand, d'Utah, en route pour la belle France. Il va nous
chanter la Marseillaise. » À l'instant, la musique
attaqua la ritournelle de cet hymne fameux. Devant une semblable
invitation, il n'y avait pas à reculer, et je ne leur fis pas
grâce d'une seule strophe. Des applaudissements frénétiques
accueillirent ce chant national, qui, depuis 1792, a fait tant de
fois le tour du monde, et auquel se rattachent, même dans ces
contrées lointaines, de glorieux souvenirs. Ce fut en chantant
la Marseillaise que des colons de la Louisiane, encore Français
de cœur en dépit de la diplomatie, repoussèrent
victorieusement un débarquement anglais en 1812.
Le
cours du Missouri, dont les eaux étaient assez basses dans
cette saison, se trouvait obstrué de snags,
troncs d'arbres morts, souvent énormes et fort désagréables
à rencontrer. Cet encombrement rendait la navigation
impossible pendant la nuit. Les bords de cette rivière,
embellis d'une multitude de jolis villages, sont incomparablement
plus pittoresques et mieux boisés que ceux du Mississipi.
De
Saint-Joseph nous nous rendîmes, par la voie ferrée, à
Hannibal, sur le Mississipi. Nous y arrivâmes à la
tombée de la nuit. Le steamer Di
Vernon (Di,
diminutif de Diana ; Diana Vernon, ce type enchanteur créé
par Walter Scott, dans son beau roman de Rob
Roy) nous attendait là
pour nous transporter à Saint-Louis. Je fus ébloui des
installations de ce beau navire. Le salon, richement décoré,
n'avait pas moins de 250 pieds de long sur 40 de large et 32 de haut.
La table, divisée en deux parties, et qui occupait toute la
longueur du salon, était servie avec un luxe princier. L'heure
du thé venait de sonner. Deux séries, chacune de cinq
cents passagers, se succédèrent à ce lunch,
et il fallut un troisième service supplémentaire. Les
domestiques étaient tous des hommes blancs, et je ne vis aucun
Noir à bord. Après le thé, je visitai tous les
coins et recoins du navire, et je retrouvai partout le même
luxe. Il n'y avait pas jusqu'au salon du barbier qui ne fût un
vrai boudoir, avec des meubles dignes d'un palais. Véritable
palais flottant, le Di Vernon
offrait sur son pont l'image de l'arche
de Noé : depuis la poule jusqu'au cheval de prix, tous
les animaux s'y trouvaient dans les meilleures conditions
d'aménagement.
À
mon retour au salon, je vis que la grande table avait été
démontée et métamorphosée en une
multitude de tables de jeu. En face de la buvette, un groupe fort
nombreux de politicians
discutait avec chaleur les chances des
divers candidats à la présidence des États-Unis.
L'institution particulière du Sud y était vivement
battue en brèche par un orateur de Boston. Après de
violents débats, un chaud republican
s'avisa de proposer un vote fictif parmi
les assistants, afin de pressentir, dit-il, par ce poll
anticipé, l'opinion publique des
citoyens américains à la future élection
présidentielle. Le résultat de cette étrange
opération montra que la majorité des assistants était
en faveur du sénateur Douglas. Ce pronostic, toutefois, ne
s'est pas vérifié.
Cependant
le Di Vernon voguait
majestueusement sur le « père des eaux. »
Aucune oscillation de vagues n'était sensible à bord de
ce noble steamer. Sa proue, vivement éclairée,
projetait au loin une lueur éblouissante et fantastique à
travers les ténèbres. Parmi les trois mille steamboats
qui naviguent sur les eaux du Mississipi, de l'Ohio et du Missouri,
celui-là est à la fois l'un des plus rapides et des
plus magnifiques.
Le
lendemain, au point du jour, nous débarquâmes à
Saint-Louis. Je fis là mes adieux au capitaine Hooper, et
partis seul pour Philadelphie. La distance entre ces deux villes est
d'environ douze cent quarante milles (413 lieues). Diverses voies
ferrées les relient ensemble. Je pris celle de l'Illinois et
de l'Indiana. Dans les wagons américains, les siéges ne
sont pas disposés en travers, comme en France, mais en long,
ce qui permet aux voyageurs de communiquer tous ensemble. Ils sont de
plus parfaitement rembourrés, autre et agréable
dissemblance. Je remarquai aussi, non seulement qu'il était
défendu de fumer dans les wagons de première classe,
mais qu'effectivement on n'y fumait pas. L'égalité
démocratique la plus complète régna constamment
entre nous pendant ce long trajet. À chaque instant du jour et
de la nuit, on nous offrait des journaux et toutes sortes de fruits
et de pâtisseries. À Pittsbourg (Pennsylvanie), des
sleeping cars,
sorte de larges fauteuils à bascule, remplacèrent les
siéges ordinaires.
En rail
way, comme sur le steamer, la politique faisait les frais de presque
toutes les conversations. Le procès criminel de John Brown
qui, à cette époque, s'instruisait en Virginie, les
conséquences probables de cette affaire sur la future élection
du président, la brûlante question de l'esclavage, etc.,
préoccupaient vivement l'esprit de nos voyageurs. Nos quatre
cent treize lieues de distance furent franchies en quarante-neuf
heures. À Philadelphie, je trouvai la plus gracieuse
hospitalité chez l'eIder Ch. Maser, qui présidait les
saints de cette ville. Je fis dans sa maison connaissance intime avec
l'elder George Q. Cannon, alors directeur de toutes nos succursales
des États de l'Union. De Philadelphie, je me rendis à
New York, où je reçus également un accueil
fraternel.
Le 20
novembre, je partis de New York sur le steamer Vanderbilt,
à destination de Londres. J'avais pour compagnon de voyage W.
Gibson, Écossais, l'un de nos missionnaires envoyés en
Angleterre. À Londres, j'appris de la bouche de l'elder Asa
Calkin, directeur de nos missions européennes, qu'un schisme
ayant éclaté dans la branche de Paris, elle ne comptait
plus que treize membres.
Le 10
décembre 1859, j'arrivais à Paris. Depuis dix ans, il
existait dans cette ville une petite succursale de notre Église,
et une autre plus importante au Havre. Une quinzaine de saints
français ont émigré dans l'Utah. Si l'on me
demandait pourquoi le mormonisme n'a pas conquis en France un plus
grand nombre de prosélytes, je répondrais que
l'Évangile des derniers jours n'a été annoncé
publiquement que deux fois à Paris : en 1851, dans le
faubourg Saint-Antoine. La liberté des cultes pleine et
entière, telle qu'elle existe en Angleterre et aux États-Unis,
n'existera pas de longtemps en France : et je ne sais si, dans
l'état actuel des esprits, cette compression officielle
profite à d'autres tendances qu'à celles du
matérialisme, c'est-à-dire à l'infirmation de
toute croyance religieuse et du principe même de l'autorité.
Quoi
qu'il en soit, notre Évangile a déjà conquis
plus de cent vingt mille croyants en Europe. L'Angleterre, l'Écosse,
la Suisse, mais surtout la Suède, la Norvège et le
Danemark, sont les pays où nos missionnaires font aujourd'hui
le plus de progrès. La Germanie protestante fournira tôt
ou tard des légions de prosélytes à l'œuvre
du prophète Joseph. L'anecdote suivante suffira pour faire
comprendre au lecteur comment certains États allemands ont été
soustraits, jusqu'à ce jour, à notre propagande.
Le 29
janvier 1853, Orson Spencer, chancelier de notre université,
et Jacob Houtz, adressèrent une requête à M. de
Raumer, ministre des cultes à Berlin, pour lui représenter
que, porteurs de lettres de créance de Brigham Young,
gouverneur d'Utah, ils avaient été désignés
par une conférence générale de l'Église,
tenue le 1er septembre 1852 à la ville du Lac Salé,
pour venir solliciter auprès de Sa Majesté le roi de
Prusse une audience particulière, à l'effet d'obtenir
de lui l'autorisation de prêcher l'Évangile dans ses
États. Dans ce curieux document, ils rappelaient à M.
de Raumer que le roi avait récemment ordonné au baron
V. Hérolt, son ministre à Washington, de s'informer
auprès du docteur Bernhisel, notre représentant au
Congrès fédéral, des principaux dogmes et de la
doctrine de notre Église. En réponse à cette
demande, nos principales publications avaient été
envoyées avec empressement à Sa Majesté
prussienne, des bureaux du Millenial Star, journal du mormonisme qui
se publie à Liverpool.
Deux
jours après la remise de leur supplique, nos apôtres
furent mandés par le préfet de police. Ils furent
minutieusement interrogés, par une sorte de cour spéciale,
sur les motifs de leur arrivée à Berlin. Après
cet examen, cette cour leur fit signifier une sentence motivée,
portant ordre de quitter la Prusse dès le lendemain matin sous
peine de transportation,
et défense d'y revenir sous la même peine. Ainsi, même
en Europe, l'intolérance de certains États protestants
dépasse celle des pays catholiques. En France, du moins, si
l'on nous empêche de prêcher, on ne nous expulse pas
comme des gens criminels ou dangereux.
Lors de
mon arrivée à Paris, j'avais trouvé que notre
branche ne comptait, comme on me l'avait annoncé d'avance,
qu'un personnel de treize membres. Elle était présidée
par M. E. Huber, d'origine allemande. Un certain nombre de nos frères
avaient fait scission, grâce aux ténébreuses
machinations d'un ex-protestant français. Son nom est indigne
de figurer dans ces mémoires. Entré dans notre Église
à Genève, où il étudiait la théologie
calviniste, puis envoyé par le président de la mission
suisse dans les vallées du Piémont pour en évangéliser
les habitants, cet homme avait introduit parmi les saints d'Italie la
fausse doctrine d'après laquelle ils avaient le droit d'élire
directement leurs chefs. Cette hérésie, contraire aux
dogmes fondamentaux de notre Église, valut à son auteur
une première sentence d'excommunication. Ayant fait amende
honorable, il obtint son pardon, mais ce ne fut que pour retomber
dans ses premiers égarements. C'est alors qu'il vint répandre
parmi les saints de Paris la même doctrine anarchique, savoir,
qu'ils avaient le droit légal de nommer leur président.
Là, comme en Italie, son unique but était de s'emparer
de la direction d'une succursale. Une lettre très insolente
qu'il écrivit aux autorités de Liverpool, lui valut une
excommunication définitive. Il s'avisa alors d'en appeler
directement au prophète. Sa requête, formulée en
anglais pitoyable, émaillée d'invectives grossières,
m'avait été envoyée par lui, quand j'étais
alors dans l'Utah. Le fond de cet absurde placet était digne
de la forme. Il y menaçait le successeur de Joseph, en cas de
déni de justice, de saisir le gouverneur civil Cumming de
cette affaire. Je lui répondis que Brigham était un
personnage beaucoup trop respectable pour que je me permisse de lui
présenter de pareilles billevesées. Une nouvelle
requête en français, et formulée cette fois en
termes très convenables, me fut expédiée de
Paris. Alors je remis l'une et l'autre à Brigham avec un
rapport sur les antécédents du pétitionnaire.
Depuis, je me suis trouvé en relations immédiates avec
ce personnage, et j'ai acquis la certitude qu'imbu des idées
qu'il a puisées dans le Contrat
social de J. J. Rousseau, cet
individu, comme une foule de rationalistes, est aussi capable de
comprendre le mormonisme qu'un aveugle de juger des couleurs.
Les
autres dissidents de Paris, ramenés par mes exhortations,
rentrèrent pour la plupart dans le giron de l'Église.
Sur l'invitation de l'elder Woodard, président de la mission
suisse, le 2 janvier 1860, je partis pour Genève. Les saints
de cette ville me firent un accueil des plus gracieux. Après
être resté cinq jours avec eux, je partis avec l'elder
Woodard pour Saint-Imier, dans le canton de Berne. Une importante
succursale existe dans cette ville. Je visitai le Locle et la
Chaux-de-Fonds, puis je revins à Genève. L'elder With,
cuisinier de M. Fazy, y présidait notre succursale. J'eus
alors l'occasion de visiter en détail le somptueux palais ou
réside princièrement ce démocrate émérite,
et de m'apercevoir que démocratie n'est pas toujours synonyme
de simplicité. Les divers cantons suisses, ceux surtout de la
Suisse allemande, ont déjà fourni plus de trois cents
émigrants à l'œuvre de Joseph. Aujourd'hui, cette
mission, dirigée par l'elder John L. Smith, l'un des neveux du
fondateur du mormonisme, compte un millier de prosélytes.
L'elder Ballif, né à Lausanne, mais qui a résidé
six ans dans l'Utah, travaille activement dans cette mission depuis
un an. Homme instruit, plein de zèle et de dévouement,
parlant parfaitement les langues française et allemande,
Ballif est un des membres les plus utiles et les plus justement
honorés de notre Église.
En
quittant la Suisse, j'allai passer quinze jours à Marseille,
ma ville natale, que je n'avais pas vue depuis vingt-neuf ans, et que
je trouvai, comme on pense, prodigieusement changée à
son avantage. Je revins ensuite à Paris, où j'ai
constamment résidé depuis dix-huit mois. J'ai fait, à
diverses reprises, des démarches auprès des autorités
françaises pour obtenir l'autorisation de prêcher
publiquement notre doctrine. J'épargne au lecteur les détails
de ces tentatives, infructueuses jusqu'ici ; ces détails,
pénibles pour moi, seraient fastidieux pour lui. Je me console
de mon insuccès par le témoignage de ma conscience.
Elle me dit que, dans cette circonstance comme toujours, j'ai agi
avec une entière simplicité de cœur, sans aucune
arrière-pensée d'orgueil ou de cupidité. Je
m'abstiens de discuter les motifs qui m'ont valu tantôt des
refus dédaigneux, tantôt un silence plus dédaigneux
encore.
Mais ne
me sera-t-il pas permis de demander humblement si, à une
époque où les doctrines matérialistes et le
scepticisme moral font chaque jour de si effrayants progrès
parmi les hommes les plus intelligents, savants, artistes,
fonctionnaires publics et même universitaires, il y avait un
bien grand péril social à laisser prêcher une
doctrine dont la base, après tout, est la régénération
de l'homme par la foi unie au travail ; une doctrine sans doute
progressive, mais qui néanmoins se rattache par d'intimes
liens à ce qu'ont cru et pratiqué les hommes les plus
vertueux, les plus vénérables des siècles
passés ? Encore si cette interdiction officielle, qui
pèse sur nous en France, profitait à l'antique foi de
nos pères ! Mais, hélas ! si les apôtres
du mormonisme sont muets, les organes des Églises officielles
n’en prêchent pas moins dans le désert. « Les
Français sont des têtes légères qui ne
pensent pas à Dieu. » Ce reproche, formulé
il y a plus de soixante ans par un de leurs plus terribles ennemis
(Suwarow), est encore trop mérité de nos jours.
Pour
moi, tant que notre souverain pontife me jugera propre aux pénibles
labeurs de l'apostolat, je ne cesserai de multiplier mes efforts pour
manifester à mes compatriotes ce que je crois la vérité,
soit par la voie de la prédication, si elle m'est enfin
permise, soit par celle de la presse. Puis j'irai finir mes jours
dans notre Sion, en faisant des vœux pour que les apôtres
qui me succéderont ici soient plus habiles et plus heureux que
moi. Dussent toutes mes tentatives de prosélytisme demeurer
stériles, je ne serais pas un digne chrétien des
derniers jours si, de loin comme de près, je cessais d'aimer
ma patrie, une patrie comme la France !
Chapitre
X
CONJECTURES
DES PRINCIPAUX PLUBICISTES FRANÇAIS SUR L'AVENIR POLITIQUE DES
MORMONS
Tous
ceux qui, soit en France, soit ailleurs, ont écrit sur le
mormonisme, sont unanimes sur ce point, qu'une telle absurdité
ne peut durer ; c’est déjà trop qu’elle
ait commencé. « Trois choses la maintiennent :
son isolement, la nouveauté de son enthousiasme et l'habileté
de son chef. Or, Brigham mourra, et on trouvera difficilement une
suite du chefs aussi bien doués et adaptés à
leur rôle. D’autre part, l'enthousiasme vieillira, et, si
l’on regarde les religions précédentes, on n'en
trouvera guère dont la foi vive et la ferveur pieuse ait duré
plus de cent ans. Enfin, les déserts se peupleront, et la
civilisation ordinaire rejoindra et enveloppera ce petit monde. Il
est probable qu'alors ses vices intimes feront leur effet ; et
l'on a de la peine à croire qu'une société
fondée sur l'ignorance, sur l'asservissement des sujets et sur
l'abaissement des femmes puisse durer quand son fanatisme se sera
refroidi, quand son chef sera un homme ordinaire, et quand la
civilisation environnante l'attaquera par la contagion de la science
solide et profonde, de la liberté civile et religieuse, du
mariage légal et naturel. » Tel est l'oracle qui a
été prononcé contre nous par M. Taine dans les
Débats du
31 janvier 1861.
L'autorité
du célèbre inventeur du naturalisme en matière
religieuse est certes d'un grand poids ! Nous lui ferons
cependant remarquer humblement que l'exil des mormons dans les vastes
solitudes d'Utah leur ayant été imposé par la
force, leur isolement actuel n'est nullement volontaire, et n'a
nullement été la condition de leur succès. Cette
religion, qui asservit les
hommes, en établissant parmi eux la plus grande égalité
possible, au point de vue religieux comme au point de vue politique ;
qui abrutit les
femmes, en faisant de toutes d'honnêtes mères de
familles et en détruisant ainsi la prostitution ; cette
religion, dis-je, s'était formée, développée
sous le contact passablement brutal de la civilisation
ordinaire du Missouri et de
l'Illinois. Là, en butte à des violences immédiates
et atroces, les disciples de Joseph Smith ont montré le même
dévouement à la cause qu'ils croient sainte, la même
chaleur de conviction que dans leur asile actuel, où la
calomnie seule les poursuit encore à travers les déserts.
Nous ne
savons pas trop sur quelles données historiques se fonde M.
Taine pour fixer à cent ans la moyenne de l'enthousiasme dans
chaque religion, comme la climatologie fixe la moyenne de chaleur
dans chaque latitude. La mythologie grecque, la théocratie
druidique, le brahmanisme, le bouddhisme, et bien d'autres cultes ont
régné pendant plusieurs siècles par la foi. Le
fanatisme religieux et conquérant des sectateurs de Mahomet a
persisté chez les Arabes, puis chez les Turcs, du VIIe
au XVe
siècle. Aujourd'hui même, il
brûle encore dans bien des cœurs ; les événements
du Liban n'ont que trop démontré qu'il y a encore là
de vrais musulmans, de même qu'il y a encore en Bretagne de
vrais catholiques. Enfin, la religion qui, à toutes les
époques, a retenu et concentré les plus vives parcelles
de la vérité divine, le christianisme, dont notre foi
est le complément suprême, a eu assurément plus
d'un siècle de ferveur primitive. Elle a eu, dans ses
évolutions ultérieures, des périodes de
recrudescence, d'ardeur religieuse, qui se sont prolongées
bien au delà de ce terme moyen de cent ans, imaginé par
le rationalisme moderne.
Ainsi,
même en n'envisageant les choses qu'à un point de vue
purement humain, les prévisions philosophiques sur la durée
du mormonisme ne sont pas très inquiétantes. Il est un
fait plus incroyable que notre révélation, que tous les
miracles de la tradition chrétienne, c'est la persistance
superbe de la raison humaine dans son infaillibilité en
présence des rudes démentis qui lui sont infligés
chaque jour. Il y a trente ans, lorsque Joseph fondait son Église
dans la loghouse de
David Whitmer, à Manchester (New York), avec un personnel de
cinq membres, quel homme d'État, quel rationaliste des deux
mondes aurait pu prévoir l'état actuel de cette
Église ? Nous ne voulons pas opposer nos pronostics à
ceux du rationalisme, on nous traiterait d'insensé, comme on
eût fait à ceux qui auraient prédit, à
l'époque de la naissance du roi de Rome, la restauration de la
maison de Bourbon ; en 1814, les événements des
Cent Jours, et ainsi de suite. Mais les progrès du mormonisme
ont été assez prompts, assez inattendus pour que ceux
qui n'ont pas su prévoir ce qui s'est déjà
réalisé soient un peu plus circonspects dans leurs
appréciations de l'avenir.
Un
autre critique de la nouvelle religion s'est occupé de nous
sous ce titre : Le
mormonisme et les États-Unis (Revue
des Deux Mondes du 15
avril1861). Ce titre, pour le dire en passant, est un argument en
notre faveur sous la plume de nos adversaires. Il implique une
reconnaissance involontaire, forcée, de l'importance sociale
conquise en si peu d'années par l'œuvre du prophète
américain.
Le
critique dont il s'agit ici, M. Élisée Reclus, a visité
les États-Unis, mais non le pays des mormons. Il ne les
connaît que par des récits ou des écrits
hostiles :
« Je ne vois là,
dit-il dédaigneusement, qu'un ramassis d'idiots de tout pays,
de toute langue, au nombre de cent mille, qui, disséminés
sur un plateau presque aussi vaste que la France, ne sont qu'une
goutte d'eau an milieu de l'Océan. Trente millions d'hommes
libres les enserrent de toutes parts. Du côté de la
Californie, soixante mille colons s'avancent par Carson Valley vers
les bords du lac Salé ; du côté du Kansas,
cent mille citoyens marchent à pas de géant vers les
montagnes Rocheuses. Dans dix ans, un chemin de fer reliera San Louis
à San Francisco. Pris entre deux feux, les mormons n'auront
qu'à choisir l'une de ces alternatives : se fondre parmi
ces sociétés plus civilisées, ou bien aller
peupler l'une des îles du Pacifique..... » J'ignore
si M. Élisée Reclus, en tirant cet horoscope, a
cru faire honneur au nom du prophète qu'il porte, mais je
crains bien qu'il ne se soit étrangement fourvoyé.
L'avenir, un avenir prochain, démontrera toute l'inanité
des pronostics que tant d'écrivains se sont permis de faire
sur l'œuvre de Joseph. Depuis le jour de sa fondation, les
scribes et les pharisiens américains n'ont cessé de
prophétiser périodiquement son anéantissement. À
force de vouloir exterminer les mormons, ils en ont fait une
véritable puissance.
Dès
le lendemain de mon retour à Paris (11 décembre 1859),
je tins à mes nombreux amis ce langage : « Avant
mon départ des États-Unis, j'ai soigneusement étudié
l'esprit public du peuple américain. À la prochaine
élection du président, la brûlante question de
l'esclavage sera la pierre d'achoppement de cette jeune et puissante
république. Le candidat républicain sera certainement
élu. La rupture de l'Union en sera la conséquence
immédiate. Dès lors, les tiers États américains
marcheront à l'inconnu. L'œuvre de Washington périra
dans un immense bain de sang. »
Cette
sombre prophétie, si bien vérifiée depuis, ne
trouva partout que des incrédules. Il n'y avait là,
chez moi, aucun mérite personnel de divination. Le cataclysme
américain est pour nous, mormons, un article de foi depuis
bien des années.
Dès
l'an 1832, c'est-à-dire à l'époque où les
merveilleux progrès de la Jeune Amérique excitaient au
plus haut degré l'admiration et l'envie de l'ancien monde, où
les germes destructeurs qui se développent si rapidement et
d'une manière si effrayante aujourd'hui étaient aussi
bien cachés qu'en janvier les larves d'insectes nuisibles
l'été ; - en 1832, dis-je, la révolution
qui commence dans le Nouveau Monde, et le contrecoup violent qu'elle
aura dans l'ancien, ont été solennellement prédits
par l'humble fondateur du mormonisme.
Dans
l'intérêt de la vérité, je constate, dès
à présent, qu'aucun publiciste européen n'avait
su prévoir les graves événements qui, depuis
près d'un an, ont éclaté de l'autre côté
de l'Atlantique. Or, la guerre civile actuelle ne constitue que la
première phase du bouleversement américain, qui nous a
été annoncé, il y a près de trente ans,
par l'étonnante prophétie qu'on va lire. Je ferai
remarquer, et l'on va saisir l'importance de l'observation, que cette
prophétie a été publiée par notre église,
à Liverpool, dès l'année 1851, dans l'opuscule
The Pearl of Great Price.
Révélation donnée
à Joseph Smith, le 25 décembre 1832.
« En
vérité, ainsi dit le Seigneur, touchant les guerres qui
éclateront bientôt, en
commençant par la rébellion de la Caroline du Sud,
et qui occasionneront bien des morts et des calamités ;
les jours viendront où la guerre se répandra sur toutes
les nations, en commençant
par cet endroit. Car, voici :
les États du Sud se sépareront des États du
Nord, et les premiers feront appel à d'autres nations, même
à la Grande-Bretagne, ainsi qu'elle est nommée, et ces
nations feront appel à leur tour à d'autres nations
pour se défendre contre d'autres encore ; et ainsi la
guerre se répandra sur tous les peuples. Et il arrivera
qu'après un temps les esclaves se révolteront contre
leurs maîtres, qui s'enrôleront et se disciplineront pour
faire la guerre. Et il arrivera que ceux qui restent des anciens
possesseurs du pays se coaliseront également ; ils
deviendront extrêmement furieux, et infligeront aux gentils de
rudes châtiments. C'est ainsi que par I’épée
et l'effusion du sang seront frappés les habitants de la
terre ; c'est ainsi que par la famine, la peste, des
tremblements de terre, des éclairs fulgurants et la foudre du
ciel, ils subiront les effets de l'indignation et de la main
vengeresse d'un Dieu tout-puissant, jusqu'à ce que toutes les
nations aient été complètement détruites,
afin que les cris et le sang des saints cessent de monter de la terre
vers le Dieu des armées pour lui demander vengeance contre
leurs ennemis. C'est pourquoi, restez dans vos lieux saints sans vous
troubler, jusqu'à ce que vienne le jour du Seigneur ;
car, voici, il vient bientôt, dit l'Éternel. Amen. »
Jamais
divine prophétie plus claire ni plus précise ne fut
donnée au genre humain. Nous engageons tout lecteur sérieux
à en méditer le texte. Cette révélation
deviendra célèbre dans l'histoire future de l'humanité.
Nous allons assister à son accomplissement littéral sur
les deux hémisphères.
Vingt-huit
ans moins un jour après cette révélation,
c'est-à-dire le 24 décembre 1860, M. Pickens,
gouverneur de la Caroline du Sud, annonçait par une
proclamation que cet État, brisant le lien fédéral,
se séparait de l'Union. À cette nouvelle, les Élie
et les Élisée du rationalisme déclarèrent
unanimement que cet acte révolutionnaire n'aurait aucune
conséquence sérieuse. J'annonçai, moi, que les
États cotonniers, puis les autres de l'extrême Sud,
briseraient tous successivement le lien fédéral, pour
constituer une nouvelle confédération, dont l'esclavage
serait la base. Après l'impolitique pendaison de John Brown en
Virginie, Dieu frappa les chefs du peuple américain d'une
cécité morale complète. Le président
Buchanan, par son inaction, ses ministres, par leur connivence avec
les meneurs révolutionnaires, contribuèrent puissamment
à propager dans tout le Sud la fièvre séparatiste.
Les amis de la Constitution déployèrent les plus
louables efforts pour maintenir intacte cette première grande
charte des droits de l'homme. Tout fut inutile. En désespoir
de cause, la Virginie, mère de Washington, fit un appel à
tous les États pour former un Congrès de la paix.
Environ deux cents vieillards, deux cents hommes fossiles, se
réunirent en conférence à Washington pour
délibérer, à huit clos, sur le sort de la
république. Il ne sortit que de vaines paroles de ce cénacle
conservateur.
Cependant,
les six États à esclaves de l'extrême Sud, ayant
formé une nouvelle fédération, avaient mis à
leur tête Jefferson Davis, un homme de guerre. Alors les yeux
des amis de la Constitution se tournèrent avec anxiété
vers l'élu des États libres du Nord. Le moment était
solennel. Une seule chance restait pour sauver l'Union : c'était
l'appel au peuple américain. Lui seul avait le droit de donner
à une convention nationale le mandat de reconnaître ou
non l'indépendance de la nouvelle fédération. Le
4 mars 1861, jour de son installation, M. Lincoln célébra,
dans une effusion lyrique, les ineffables douceurs de la paix. Il nia
la révolution, et attendit stoïquement le défi de
son beau-frère Davis.
Cet
accomplissement littéral de la première partie de la
prédiction de Joseph Smith nous dispense de tout commentaire.
C'est à Charleston, ville principale de la Caroline du Sud,
que s'est détraquée, puis à jamais brisée
la puissante organisation du parti démocratique qui gouvernait
l'Union depuis près d'un demi-siècle. C'est là
que les deux principales fractions de ce parti, les partisans quand
même de l'esclavage et les démocrates du Nord, s'étant
réunis en convention le 23 avril 1860 pour nommer un candidat
à la présidence, ne purent jamais s'entendre sur le
choix à faire. Dès le début, les exaltés
du Sud manœuvrèrent pour exclure le fameux sénateur
Douglas, candidat favori de la majorité. Après les
débats les plus orageux, après cinquante-sept tours de
scrutin inutiles, la convention finit par se disloquer misérablement,
sans pouvoir même nommer un candidat. C'est ainsi que commença
le grand schisme national entre la démocratie du Nord et celle
du Sud, ce qui rendit possible l'avènement de l'abolitionnisme
au pouvoir. C'est encore dans cette ville qu'a été
proclamée l'indépendance nationale de la Caroline du
Sud. Enfin, le 12 avril 1861, cette même cité de
Charleston a tiré sur le drapeau fédéral les
premiers coups de canon qui ont commencé la guerre civile.
Ici, au
risque d'exciter encore quelques sourires d'incrédulité,
nous ne pouvons nous dispenser de mentionner un autre document, non
plus prophétique, mais historique, et qui émane
directement du fondateur du mormonisme. En 1844, les disciples de
Joseph Smith voulaient lui donner leurs voix pour la présidence,
et l'annonce de sa candidature, stimulant la rage de ses ennemis, a
sans doute hâté l'accomplissement de leurs abominables
projets. Cédant aux vœux manifestés autour de
lui, le prophète publia à Nauvoo, le 7 février
1844, moins de cinq mois avant sa mort, un manifeste électoral,
sous ce titre : « Vues
sur les pouvoirs et la politique du gouvernement des États-Unis. »
Joseph ne se faisait assurément aucune illusion sur les
chances de sa candidature ; et néanmoins, depuis
Washington, jamais le peuple américain n'avait reçu de
plus sages conseils. Il proposait, notamment, l'affranchissement
général des esclaves, an moyen du rachat, proposition
dont on ne méconnaîtra pas aujourd'hui, sans doute, la
clairvoyante sagesse. Voici ce qu'il disait à cet égard
aux planteurs du Sud :
« Pétitionnez
aussi, vous, gens de bien parmi les habitants des États à
esclaves, pour que vos législateurs abolissent dès
aujourd'hui, ou au plus tard vers 1850, la servitude des noirs, et
pour que les abolitionnistes échappent à l'outrage et à
la ruine, à l'infamie et à la honte. Priez le Congrès
pour que l'on paye à chaque individu un prix raisonnable pour
ses esclaves, et qu'on subvienne à cette dépense au
moyen de l'excédant des ressources que produit la vente des
terres publiques, et d'une réduction faite sur le traitement
des membres du Congrès. Brisez Ies chaînes des pauvres
noirs, et prenez-les à gage comme les autres humains, car
une heure de vertueuse liber té sur la terre vaut toute une
éternité d'esclavage.....
Dans les États-Unis, le peuple est le gouvernement, il est le
seul souverain qui doive régner, le seul pouvoir qui doive
être obéi, le seul gentleman qui doive être
honoré, à l'intérieur comme à
l'extérieur, sur terre ou sur mer. Si donc je devenais
président des États-Unis par les suffrages d'un peuple
vertueux, j'honorerais les anciennes traces des pères vénérés
de la liberté, je marcherais dans le sentier des illustres
patriotes qui portèrent l'arche du gouvernement sur leurs
épaules, en ne visant qu'à la gloire du peuple. Et si
ce peuple pétitionnait pour abolir la servitude dans les États
à esclaves, j'emploierais tous les moyens honorables pour
faire exaucer ses prières, et donner la liberté aux
captifs, en accordant aux gentlemen du Sud un équivalent
raisonnable de leur propriété, afin que la nation
entière pût être véritablement
libre !.... »
À
ces avis salutaires, on répondit par l'assassinat de Joseph,
puis par toutes les persécutions dont nous avons donné
le détail ; et ces violences iniques, bien loin de nous
nuire, n'ont fait que profiter à notre cause. Si les
Américains nous laissent quelque repos, c'est qu'une épreuve
décisive leur a démontré l'impossibilité
de nous forcer dans notre dernier asile, et surtout d'ébranler
notre foi. Enfin, leurs propres affaires, qui sont si déplorablement
embrouillées, ne leur laissent plus le loisir de s'occuper des
nôtres.
L'histoire
des États-Unis était une vivante preuve de la puissance
des idées démocratiques. Jamais nation, ancienne ou
moderne, n'avait progressé si rapidement que les fils des
premiers colons. Il y a quelques mois à peine, le peuple
américain disputait encore le sceptre commercial de l'univers
aux plus puissantes nations de l'Europe. Ses produits figuraient
avantageusement sur tous les marchés, son pavillon étoilé
flottait sur toutes les mers. Après Londres, New York passait
pour la cité la plus commerçante du globe ; les
opprimés de l'ancien monde enviaient au nouveau les bienfaits
de l'admirable constitution des États-Unis. Les yeux de tous
les amis du progrès se tournaient avec amour vers ces rivages
fortunés, où s'élevait majestueusement le plus
magnifique temple que des mains humaines eussent jamais édifié
à la liberté. Cette terre privilégiée
devait réaliser l'idéal de l'égalité sur
la terre, inaugurer le règne de la fraternité des
peuples. À son exemple, l'ancien monde, brisant cette fois, en
parcelles si impalpables qu'elles ne puissent se rejoindre ni se
reforger jamais, les vieilles chaînes de la superstition et de
la tyrannie dynastique, n'allait plus former à son tour qu'une
seule république d'États-Unis. Quel revirement soudain
et terrible ! En quel métal, plus vil que le plomb même,
s'est changé ce diamant dont les reflets éblouissaient
l'univers ! Nef de Washington, quel noir ouragan a d'un souffle
éteint tes étoiles, et t'entraîne, à la
seule lueur des éclairs, vers des tourbillons et des écueils
impitoyables !
Il
existe dans le monde une grande diversité d'opinions sur les
causes qui ont amené cette crise. Les hommes du passé,
ravis de joie, impriment dans leurs journaux, disent dans leurs
salons, en secouant la tête d'un air capable : « Vous
le voyez, la république n'est qu'une chimère. La chute
de l'œuvre de Washington va démontrer une fois de plus à
nos ennemis que l'homme n'est pas fait pour l'exercice du
self-government... »
Dans les États libres du nouveau monde, ainsi qu'en Europe,
les amis du progrès, tous les adversaires de l'esclavage,
attribuent généralement l'état actuel de I’Union
à cette lèpre sociale de la servitude des noirs, qu'ils
considèrent comme la honte de l'Amérique. De leur côté,
les planteurs du Sud mettent sur le compte des abolitionnistes
négrophiles du Nord la discorde, l'agitation fébrile,
ces sentiments de haine féroce qui se manifestent ouvertement
entre les deux fédérations. Ils traitent leurs
antagonistes de philanthropes hypocrites, et leur reprochent
amèrement leurs empiétements successifs sur les droits
imprescriptibles du Sud, leur intervention dans l'existence légale
de « l'institution particulière. » Ces
diverses opinions ne vont pas au delà de la surface des
choses. Pour nous, nous ne voyons là que des causes purement
accessoires ; un mal, bien autrement intime et puissant, a
produit cette anarchie intellectuelle qui désole tout le pays.
Nous voulons parler de cette décadence morale qui semble
augmenter chaque jour en raison de la prospérité
matérielle. Peu d'hommes savent, en France, à quel
degré de corruption est déjà parvenu le peuple
américain. Les péripéties de sa présente
révolution nous la révéleront dans toute sa
plénitude.
D'un
côté, l'aristocratie orgueilleuse des planteurs du Sud,
de l'autre, l'aveugle hostilité des abolitionnistes du Nord,
deux fanatismes inconciliables et irréconciliables ;
puis, au Sud comme au Nord, l'anarchie religieuse, l'indifférence,
le relâchement des liens de la famille, l'oppression et
l'extermination systématiques de la race indigène,
crime héréditaire qu'il faudra expier chèrement
tôt ou tard ; le luxe inouï, la vénalité
des hommes politiques, la corruption des mœurs en haut lieu et
dans presque toutes les classes ; l'adoration exclusive du veau
d'or, la prostitution de la justice, l'influence malfaisante de la
liberté illimitée de la presse, telles sont les formes
diverses de cette dépravation morale qui a fait déchoir
graduellement le peuple des États-Unis. Enfin il a, suivant
nous, comblé la mesure par le massacre de Joseph Smith, par
les persécutions dirigées contre ses disciples, le tout
au mépris de la foi jurée, et en foulant aux pieds les
principes d'une Constitution qui proclame la tolérance
universelle, la liberté religieuse et politique la plus
illimitée.
La
révélation de Joseph, que nous avons produite, n'est
pas l'unique lumière prophétique que possèdent
les saints sur le sort lamentable qui attend l'œuvre de
Washington. Le Livre de Mormon
est bien autrement explicite là-dessus.
On y trouve des détails d'une effrayante précision sur
les causes qui devaient amener le grand cataclysme du Nord-Amérique ;
et tout ce qui s'accomplit, tout ce qui se prépare visiblement
dans cette immense région pour laquelle le nom d'États-Unis
n'est plus qu'un sobriquet dérisoire,
est strictement conforme à la révélation faite
aux saints des derniers jours.
Les
premiers événements ont démontré qu'il
existait une grande supériorité de moyens militaires du
côté des États du Sud, ce qui a surpris bien des
gens de ce côté de l'Atlantique. Toutefois, nous croyons
qu'après des efforts prodigieux, le Nord finira par
l'emporter, en ayant recours aux mesures les plus extrêmes,
c'est-à-dire en appelant les noirs à la liberté.
Une guerre servile sera la conséquence naturelle de la
présente guerre civile. Les abolitionnistes de la
Nouvelle-Angleterre travaillent depuis longtemps à préparer
le terrain pour amener l'insurrection des esclaves. Il ne leur reste
que cette alternative de vaincre le Sud. Ce grand crime de lèse
nation sera certainement commis. Ce n'est là qu'une simple
question de temps. Nous verrons alors des Spartacus africains
renouveler sur une immense échelle toutes les horreurs de
Saint-Domingue. Aujourd'hui ces sanglantes saturnales sont
ouvertement provoquées par les puritains négrophiles
des États du Nord. Tout récemment, dans un meeting du
Nord, des applaudissements frénétiques ont accueilli
ces féroces paroles : « Il faut faire entrer
l'Afrique en ligne de bataille ! »
Le
président Lincoln sera lui-même contraint, par les
événements, de déchaîner les esclaves
contre leurs maîtres.
Mais,
selon toute apparence, de nouveaux germes d'anarchie et de
dislocation naîtront, se développeront par suite même
de cette victoire si chèrement achetée. Parmi ces
germes de mort, on peut signaler le paupérisme introduit
depuis trente ans par les millions d'émigrants de l'Europe.
Ces enfants perdus de l'ancien monde ont importé dans le
nouveau leurs préjugés religieux, politiques et
sociaux, ainsi que toutes les théories modernes qui ont surgi
dans leur mère patrie. Imbus des idées socialistes les
plus subversives, les prolétaires américains
réaliseront tôt ou tard ces sauvages théories.
L'état déplorable du commerce dans les grandes cités
de l'Atlantique, la suspension totale des travaux, le manque absolu
d'occupation pour les classes ouvrières, y ont déjà
produit une affreuse misère. La faim est une perfide
conseillère ; et l'on peut sans être un grand
prophète annoncer que d'ici à peu d'années New
York, Boston, Philadelphie et d'autres villes encore, deviendront le
théâtre d'émeutes sanglantes et réitérées.
Nous
l'avons indiqué, les Indiens ne resteront pas non plus des
spectateurs impassibles du confit américain. Descendants des
possesseurs légitimes du sol, ils ont un trop grand intérêt
dans le dénoûment final de ce drame, qui se joue en leur
présence, pour ne pas y prendre part. On verra bientôt
quel rôle important ils auront à jouer dans ce grand
cataclysme. Nous abstenant ici de toutes spéculations
intempestives, de toutes vérités qui sembleraient
encore par trop invraisemblables, nous répèterons
simplement : « Attention ! la parole est aux
événements. »
Ce
n'est pas tout. La Californie, qui n'attend qu'un moment favorable,
proclamera plus tard son indépendance nationale, et, appelant
à elle l'Oregon et le territoire de Washington, constituera la
fédération du Pacifique. La fièvre de la
sécession travaille les Américains d'une étrange
façon. Avant cinq ans, les États-Unis formeront une
douzaine de petites républiques fédératives
acharnées à s'entre-détruire. Ainsi sera
complétée la dissolution de l'œuvre de
Washington. Puis, chaque État considérable, tel que
celui de New York, la Pennsylvanie, l'Ohio, etc., finira par
proclamer son autonomie politique. C'est alors que naîtra
providentiellement, de la célèbre devise E
pluribus unum, le plus
épouvantable chaos social des temps modernes.
Tel
nous apparaît, dans son ensemble, l'enchaînement des
scènes de ce drame, présentement commencé. Nos
prévisions à cet égard ne se fondent plus
seulement sur nos annales religieuses, sur la curieuse prophétie
dont nous avons parlé, mais sur des éléments
tout humains de certitude. Chaque correspondance d'Amérique
affaiblit l'espoir d'un dénouement pacifique ; chaque
journée nous montre plus distinct, plus saisissant, ce lugubre
et prochain avenir. Nous n'inventons tien, nous n'exagérons
rien, et la haine, quoi qu'on en dise, n'est nullement dans nos
cœurs. Béni soit Dieu, si la présence de quelque
juste parmi ce peuple retient encore son bras prêt à
frapper ! Mais on dirait au contraire qu'il se hâte
d'enlever tous ceux qui ont mérité de ne pas voir ces
scènes de carnage et de deuil, ou qui auraient pu contribuer à
les conjurer. Il y a quelques jours encore, la nation américaine
a perdu un homme d'État, qui a été l'un de nos
plus violents ennemis, mais auquel nous rendons néanmoins
cette justice, que sa rare éloquence aurait pu exercer, dans
la crise actuelle, une salutaire influence. La mort du sénateur
Douglas enlève une chance de plus aux amis de la paix.
Puisque
le nom de Douglas se trouve sous notre plume, nous ne pouvons nous
dispenser de rappeler un nouveau et irréfragable témoignage
de la puissance divinatoire dont a joui Joseph Smith. Dans sa
biographie, publiée il y a plusieurs années avec les
plus minutieux détails par le Deseret
News, notre Moniteur
officiel, on trouve le récit d'une
longue conversation, qui eut lieu en mai 1843, entre le prophète
et M. Douglas. Ce dernier exerçait alors les fonctions de juge
dans l'État d'Illinois. Joseph lui annonça de la façon
la plus catégorique, la plus solennelle, « que si
les États-Unis ne se hâtaient d'accorder aux saints une
juste indemnité pour les spoliations dont ils avaient été
victimes dans le Missouri, et de châtier les crimes commis
contre eux dans cet État par des officiers civils et
militaires, la vengeance divine ne tarderait pas à frapper la
nation d'une manière terrible ; que l'Union américaine
serait rompue, émiettée en mille débris, pour
avoir iniquement permis que le meurtre de tant d'innocentes victimes
et la honteuse spoliation de quinze mille de ces citoyens restassent
impunis, ce qui serait une tache éternelle sur l'écusson
de cette puissante république, tache dont la seule pensée
eût fait rougir de honte le visage des illustres auteurs de la
Constitution ! » Puis il ajouta ces remarquables
paroles : « Monsieur le juge, vous aspirerez un jour
vous-même à la présidence des États-Unis ;
mais si jamais vous tournez votre main contre moi ou contre les
saints des derniers jours, vous sentirez sur vous tout le poids de la
main vengeresse du Tout-Puissant. Vous vivrez assez pour reconnaître
que je dis la vérité, car notre conversation de ce jour
ne sortira jamais de votre mémoire. » Cette
curieuse prophétie, relatée dans une publication bien
antérieure à la crise américaine et à la
mort de M. Douglas, lui fut faite à la suite d'une
consultation légale, dans cette même ville de Carthage,
où Joseph devait périr assassiné un an après.
M. Douglas n'avait alors que trente ans, et n'était pas encore
très connu. On sait quel rôle considérable il a
joué, durant les six dernières années, dans les
luttes politiques des États-Unis. Après avoir
puissamment contribué à l'élection de M.
Buchanan, c'est lui qui conseilla de faire exterminer les mormons par
l'armée fédérale. Puis, s'étant séparé
de la politique de M. Buchanan sur la fameuse question du Kansas, il
se mit à louvoyer à travers tous les partis, dans
l'espoir de lui succéder à la présidence.
Tacticien politique consommé, il remua ciel et terre sur toute
l'étendue de l'Union pour atteindre ce but, et n'obtint
néanmoins que les suffrages d'un seul État dans la
dernière élection présidentielle. Avant de
mourir, le petit géant
de l'Ouest a vu de ses propres
yeux commencer l'accomplissement de la prophétie de Joseph.
CONCLUSION
Le
« mormonisme, » nous ne saurions trop le
redire, n'est autre chose que le christianisme complété
par un supplément de révélation venu à
son heure ; accomplissement littéral d'une foule
d'antiques prophéties, c'est la restauration des grandes
vérités révélées, des traditions
et institutions apostoliques illégalement tombées en
désuétude.
À
peine nés d'hier, les saints des derniers jours forment déjà
l'unité religieuse, politique et sociale, la plus forte, la
plus compacte qui ait jamais fonctionné sur ce globe.
Empruntés à toutes les nationalités, véritable
sel de la terre, les mormons sont la masse la plus croyante en Dieu
qui existe présentement en ce monde. Par leur foi, les colons
du Grand Bassin sont de force à soulever les montagnes
Rocheuses pour les précipiter dans l'Atlantique. Défenseurs
nés de la Constitution, conservateurs par excellence, amis
sincères de la liberté, patriotes jusqu'à
l'enthousiasme, ils ont pleinement conscience du rôle
prodigieux que leur tient en réserve la Providence.
En
dehors des lumières de la révélation directe, il
est de toute impossibilité de comprendre la cause réelle,
et encore moins de savoir quel sera le dénouement final des
grands événements qui s'accomplissent de l'autre côté
de l'Océan.
Quand
je développe, dans certains salons de Paris, les diverses
péripéties que va parcourir, selon nous, le drame
américain, mais surtout lorsque j'affirme que la prééminence
de cette jeune et puissante nation tombera finalement dans la main
des mormons, je passe, aux yeux de nos esprits forts, pour une bête
extrêmement curieuse. Mais c'est là mon moindre souci.
On pourrait dresser un catalogue bien long, bien humiliant pour
l'orgueil humain, de toutes les faussetés acclamées, de
toutes les vérités honnies, seulement depuis soixante
ans. Je crois et j'affirme que les Américains vont donner au
monde un nouvel et mémorable exemple de l'instabilité
des institutions humaines, et de l'inanité des plus profonds
calculs politiques. Les deux fédérations du Nord et du
Sud s'agitent l'une et l'autre avec une aveugle frénésie,
mais c'est Dieu qui les mène précisément où
elles ne veulent pas aller. Or, parmi les résultats les plus
inattendus en Europe, et, dans notre conviction, les plus inévitables
de ce grand bouleversement, il en est un qui, si étrange qu'il
puisse paraître encore à cette heure, s'accomplira très
prochainement. Nous voulons parler du retour des mormons dans leur
terre promise du Missouri, de la reprise des magnifiques domaines
dont ils ont été cruellement spoliés, de la
construction du grand temple, cette merveille des merveilles
architecturales qui constituera la Nouvelle Jérusalem, temple
central dont Joseph a jeté les fondements, et dont le sol
prédestiné n'a jamais été labouré
ni ensemencé depuis, tant les usurpateurs mêmes de nos
biens sont dominés, malgré eux, par le pressentiment dé
notre retour.
En
attendant que le cours naturel des événements amène
ces résultats, l’Utah forme le Champ
d'asile par excellence des
Américains. Ce vaste territoire, si merveilleusement colonisé
par les mormons, est déjà devenu pour eux le point
d'appui qu'Archimède réclamait pour soulever le monde.
Dès à présent, Brigham et son peuple se
préparent avec ardeur à recueillir, à sauver les
épaves du grand naufrage des États ci-devant Unis.
D'immenses approvisionnements de grains, de comestibles de toute
espèce, sont tous les ans mis en réserve dans ce but.
La
ville du Lac Salé s'étend et s'embellit à vue
d'œil ; la construction du temple avance rapidement. La
dépense totale de ce troisième temple mormon dépassera
le chiffre de sept millions de francs. De vastes magasins,
d'importants édifices publics et particuliers s'élèvent
partout, comme par enchantement, dans cette jeune capitale ; en
peu d'années, elle sera l'une des merveilles de l'Occident.
Une double ligne électrique, qui va relier New York à
San Francisco, et qui traverse notre cité, fonctionnera
prochainement : une distance de dix-huit cents lieues sera
dévorée en quelques secondes. Sans la colonisation du
Grand Bassin par les mormons, ce travail gigantesque n'eût pas
été possible.
Voici la première dépêche
télégraphique que le successeur de Joseph a transmise
aux États-Unis :
«
Ville du Lac Salé, le 18 octobre 1861.
« À
l'honorable J. H. Wade, directeur de la compagnie du télégraphe
électrique à Cleveland (Ohio).
« Monsieur,
« Permettez-moi
de vous féliciter sur l'achèvement de la ligne du
télégraphe transcontinental jusqu'à l'ouest de
cette ville, de louer l'énergie que vous et vos associés
avez déployée dans l'heureux et rapide accomplissement
d'un travail si utile, et d'exprimer le vœu que son emploi ne
cesse jamais de favoriser les vrais intérêts des
habitants des régions riveraines de l'Atlantique et du
Pacifique.
« L'Utah
n'a point fait scission ; mais il est fermement attaché à
la Constitution et aux lois de notre pays naguère fortuné,
et il s'intéresse vivement à toutes les entreprises du
genre de celle qui vient de si bien réussir.
« BRIGHAM
YOUNG. »
Le
lendemain, la réponse suivante lui fut
expédiée :
«
Cleveland, 19 octobre 1861.
« À
l'honorable Brigham Young, président.
« Monsieur,
« J'ai
l'honneur de vous accuser réception de votre message d'hier
soir, message très satisfaisant de toutes les façons,
en ce qu'il annonce non seulement l'achèvement du télégraphe
pacifique jusqu'à votre ville industrieuse et prospère,
mais que cette dépêche, la première que nous
transmet cette ligne, exprime si ouvertement votre patriotisme et vos
sentiments pour le maintien de l'Union, ainsi que ceux de votre
peuple.
« J'espère,
comme vous, que cette entreprise puisse contribuer à faire
naître le bien-être et le bonheur entre tous, et que
l'annihilation du temps dans nos moyens de communication puisse
tendre à anéantir les préjugés, à
cultiver l'amour paternel, à favoriser le commerce, à
fortifier les liens de notre Union jadis heureuse et qui le sera
encore.
« En
exprimant mes sentiments pour votre haute position, et mes respects
pour vous personnellement,
« Je
suis votre obéissant serviteur,
« J.
H. WADE,
« directeur de la compagnie du
télégraphe pacifique. »
Une
importante colonie, composée en majorité de saints
suisses, va s'établir prochainement dans le comté de
Washington, à l'extrême Sud de l'Utah. Elle a pour
mission d'y planter des vignobles, de cultiver l'oranger, l'olivier,
le figuier, le coton et l'indigo. Nos autres cités de
l'intérieur suivent l'impulsion de la métropole. Dans
toutes les vallées surgissent de nouveaux établissements.
L'immigration y devient tous les ans de plus en plus considérable.
En 1861, le chiffre total de nos immigrants a dépassé
4,600 âmes. Les diverses industries se développent et
marchent de pair avec l'agriculture. La charrue perfectionnée
est l'arme de guerre favorite des saints ; la culture du sol
constitue la base de leur organisation sociale. Tandis que les canons
rayés accomplissent leur œuvre de destruction dans
l'Amérique protestante, l'industrie mormone achève de
métamorphoser nos vallées en greniers d'abondance, et
toute l'étendue du Grand Bassin en une fertile oasis. Heureux
les Américains que l'horreur de l'anarchie et des luttes
fratricides, ainsi que le juste pressentiment du courroux divin,
entraîneront à venir nous joindre ! Ils
retrouveront, sous l'égide de notre théocratie
libérale, la paix, l'ordre et la vraie liberté, dont
ceux-là sont seuls dignes de jouir, qui joignent au sentiment
du droit celui du devoir.
Truth
and liberty, la vérité
et la liberté, deux mots sublimes, telle est notre devise
nationale !
Un
véritable phénomène moral, impossible partout
ailleurs, vient de se manifester encore chez ces étranges
colons. Invités à élire un nouveau mandataire au
Congrès fédéral, les citoyens d'Utah ont voté,
comme un seul homme, le même bulletin politique. Le docteur
Bernhisel a réuni l'unanimité des suffrages. Cet accord
si touchant, si imposant, et dont on chercherait vainement un second
exemple dans les États les plus civilisés de l'ancien
monde, forme surtout un contraste saisissant avec ce qui se passe
dans le nouveau, où il n'existe en réalité, dans
aucun des deux camps, d'autre unanimité que celle de la haine
pour le parti opposé.
Les
dernières nouvelles reçues de l'Utah commencent à
vérifier nos pressentiments en ce qui concerne l'immigration
américaine. Déjà de riches familles des deux
partis, fuyant les désastres de la guerre civile, sont venues
chercher parmi nous un refuge ; d'autres sont prochainement
attendues. En Amérique, les courants sociaux sont aussi
rapides que ceux des fleuves. De ce qui se passe en ce moment à
la plénitude d'importance qu'un avenir prochain réserve
au mormonisme sur les rives du Missouri, il y a moins loin que de ses
débuts à sa situation actuelle.
Quand
la première partie de notre œuvre sera accomplie, quand,
en fidèles disciples du Christ, nous aurons secouru, sauvé
nos anciens persécuteurs, notre champ d'asile, agrandi et
glorifié, sera pleinement digne d'une destination ultérieure
plus importante encore : celle de recueillir, à une
époque dont nous implorons tous l'ajournement, les débris
des futurs naufrages sociaux de l'Europe.
C'est
ainsi que la terre promise de Joseph sauvera sans doute tôt ou
tard des milliers de Français de tout rang, de toutes classes,
qui certes n'y pensent guère.
FIN
BIBLIOGRAPHIE
PRINCIPAUX OUVRAGES PUBLIÉS PAR
LES MORMONS
THE
BOOK OF MORMON. La première édition fut imprimée
à Palmyra, dans l'État de New York, et tirée à
5,000 exemplaires. Il a été déjà traduit
en huit langues. La traduction française a été
imprimée à Paris, en 1852, chez Marc Ducloux, 7, rue
Saint-Benoît. 519 pages.
A VOICE
OF WARNING (Une voix d'avertissement), par
Parley P. Pratt. La septième édition, publiée à
Liverpool en 1852, contient 166 pages in-18. Cet ouvrage a été
traduit en français.
NEW-JERUSALEM,
or the fulfilment of modern prophecy, par O. Pratt. Liverpool. 24
pages.
THE
KINGDOM OF GOD, par O. Pratt. 40 pages in-8°.
ABSURDITlES
OF IMMATERIALISM, par O. Pratt. 32 pages.
SACRED
HYMNS and spiritual songs. Liverpool. 380 pages in-18.
THE
PEARL OF GREAT PRICE. Liverpool. 56 pages. Choix de révélations
précieuses. On y trouve la traduction de dix pages des papyrus
d'Abraham, ainsi que le fac-simile de trois de ces papyrus.
DIVINE
AUTHENTICITY of the Book of Mormon, par O. Pratt. Liverpool. 96 pages
in-8°.
GREAT
FIRST CAUSE, par O. Pratt. 16 pages.
THE
BOOK OF DOCTRINE AND COVENANTS. Liverpool. 336 pages. Toutes les
révélations promulguées par le prophète
se trouvent dans ce livre.
BIOGRAPHICAL
SKETCHES of Joseph Smith the Prophet, par Lucy Mack. Liverpool. 297
pages in-18. Écrit par la mère de Joseph, ce livre
contient des détails précieux sur l'histoire du
prophète.
THE
HARP OF ZION, par John Lyon. Liverpool. 223 pages in-8°. C'est un
recueil de cantiques et de poésies religieuses.
DEFENSE
OF POLYGAMY, by a lady of Utah (Belinda Marden Pratt). Great Salk
Lake City. 11 pages.
JOURNAL
OF DISCOURSES, par Brigham Young et autres. Liverpool. ln-8°. Il
paraît un volume par an.
ACTS,
RESOLUTIONS AND MEMORIALS of the Legislative Assembly of Utah. Great
Salt Lake City. 160 pages in-12. C'est le code territorial du
Grand-Bassin.
KEY TO
THE SCIENCE OF THEOLOGY, par Parley P. Pratt. Liverpool. 173 pages.
ROUTE
FROM LIVERPOOL TO GREAT SALT-LAKE VALLEY, illustré par
Frédéric Percy. Liverpool. 120 pages in-4°, avec de
nombreuses et belles gravures. Ouvrage de luxe.
COMPENDIUM
OF THE FAITH and doctrines of the Latter-day Saints. Liverpool, 243
pages grand in-18.
THE
GOVERNMENT OF GOD, par John Taylor. Liverpool. 118 pages in-8°.
PRINCIPAUX
JOURNAUX PUBLIÉS PAR LES MORMONS
LATTER-DAY
SAINTS MESSENGER AND ADVOCATE. Publié à Kirtland du
temps de Joseph Smith.
EVENING
AND MORNING STAR. Publié à Indépendance
(Missouri) par W. W. Phelps.
THE
NAUVOO NEIGHBOURG. A cessé de paraître depuis l'exode.
THE
TIMES AND SEASONS. Nauvoo, 1839-1843. Publié par John Taylor,
sous la direction de Joseph Smith, ce journal a donné quatre
volumes in-8° remplis de matières curieuses.
THE
FRONTIER GUARDIAN. Publié à Council Blulfs par Orson
Hyde.
LE
RÉFLECTEUR. Journal français publié à
Genève par T. B. H. Stenhouse. Un volume de 172 pages.
ÉTOILE
DU DÉSÉRET. Publié par John Taylor. Paris, mai
1851 à avril 1852. Il n'en a paru qu'un volume de 192 pages
grand in-8°.
THE
WESTERN STANDARD. Journal hebdomadaire publié à San
Francisco en 1856 et 1857. L'expédition fédérale
contre l'Utah a tué cette feuille.
THE
MORMON. Publié à New York par John Taylor. Cette
feuille a cessé de paraître.
THE
LATTER-DAY SAINTS MILLENIAL STAR. Commencé en 1839 à
Manchester, ce journal se publie aujourd'hui à Liverpool. Il
parait tous les samedis par numéro de 1 6 pages. La collection
jusqu'à ce jour forme 23 gros volumes.
THE
SEER. Publié par Orson Pratt à Washington. Il n'en a
paru que deux volumes.
DESERET
NEWS. Imprimé à Great Salt Lake City. C'est le journal
officiel de l'Église. A fait son apparition le 15 juin 1850 ;
parait tous les jeudis ; format in-4°, 8 pages à
quatre colonnes. A publié la biographie du prophète.
TABLE
DE MATIÈRES
Avant propos
I. -
Naissance du prophète. - Ses premières visions
racontées par lui-même. - Son mariage. - Martin Harris
et le professeur Anthon. - Oliver Cowdery. - Analyse du Livre de
Mormon. - L’Amérique, problème insoluble pour la
science contemporaine.
II. -
Fondation de l’Église. - Importantes conquêtes. -
Kirtland. - Persécution contre les saints dans le Missouri. -
Fondation de Nauvoo. - Progrès du mormonisme. - Assassinat du
prophète. - Nouvelle persécution dans l’Illinois.
- Expulsion des mormons des États-Unis. - Prise et sac de
Nauvoo. - Réquisition d’un bataillon mormon. - Le
colonel Kane. - Fondation de Kanesville. - Départ des
pionniers. - État du Deseret transformé en territoire
d’Utah. - Progrès rapide de la colonisation. -
Nomination de Brigham Young aux fonctions de gouverneur d’Utah.
- Le colonel Stepoe refuse de le remplacer.
III. - Coup
d’œil général sur le territoire d’Utah.
- Ses ressources naturelles. - Great Salt Lake City. - Le lac Salé.
- Rapport du juge Drummond. - Expédition militaire contre
l’Utah. - Les troupes militaires fédérales son
vaincues sans combat.
IV. - Rareté
du sel dans le camp fédéral. - Mission secrète
du colonel Kane. - Envoi de deux commissaires fédéraux.
- Conclusion de la paix. - Entrée des troupes fédérales.
- Le juge Cradlebaugh. - Carson Valley proclame son indépendance.
- Départ des troupes d’Utah. - Le gouverneur Cumming.
V. -
Caractère éclectique de la nouvelle religion. -
Théogonie des mormons. - La terre soumise aux mêmes
purifications que l’homme. - Age d’or de mille ans. -
Doctrine des mormons sur le jugement universel et les degrés
divers de rémunération. - Hiérarchie religieuse.
- Unanimité des suffrages religieux et politiques. -
Initiation de l’Endowment
House. Réfutation des
calomnies débitées à ce sujet.
VI. - De la
polygamie ou mariage patriarcal. - Véritable caractère
de cette institution. - Formalités de ce mariage. - Ménages
polygames. - Promulgation de la loi sur la polygamie. - MM. de
Gasparin et Remy.
VII. -
L’immigration. - Caisse du fonds perpétuel. -
Organisation des compagnies. - Corral. - Aspect des prairies. -
Bisons. - Rencontre avec les Sioux. - Détails sur les Indiens.
- Miracle de courage.
VIII. -
Utopies socialistes. Notions sociales des mormons. - Loi de la
consécration. Loi de la dîme. - Lois civiles et
criminelles. - Toute-puissance morale de Brigham Young.
IX. -
Épisodes de mon séjour à la ville du Lac Salé.
- Je suis appelé à la direction de la mission
française. Principaux incidents de mon retour en Europe. -
Situation des succursales de Suisse et de France.
X. -
Conjectures des principaux publicistes français sur l’avenir
politiques des mormons. - Cataclysme américain. - Résumé.
- Conclusion.
FIN
DE LA TABLE
Paris.
– Imprimerie A. Wittersheim, 8, rue Montmorency.