Le monde des Jarédites



Hugh Nibley





CHAPITRE 1 : Un monde crépusculaire
CHAPITRE 2 : Le départ
CHAPITRE 3 : Jared dans les steppes
CHAPITRE 4 : La culture jarédite, splendeur et honte
CHAPITRE 5 : Ils prennent les armes
CHAPITRE 6 : Un héritage permanent




CHAPITRE UN : Un monde crépusculaire

Note de l’auteur : La forme épistolaire, de cette série d’articles est le style dans lequel l’auteur présente le plus communément ses idées. « Bien que le Professeur F », à qui ces lettres sont adressées, soit un anthropologue purement fictif d’une université de l’Est [des États-Unis], il est typique de bien des correspondants réels et les lettres elles-mêmes ne sont pas moins typiques. Si « F.» paraît anormalement humble et ouvert, c’est parce qu’il serait insensé, du fait de l’espace limité dont nous disposons, de nous lancer dans des controverses longues et inutiles.

Le problème[1]

Cher professeur F.,

Je vous ai averti que vous trouveriez le Livre de Mormon plein de choses étranges et curieuses. N’hésitez pas à me dire ce que vous pensez et, surtout, n’ayez pas peur d’offenser ma sensibilité religieuse. Le Livre de Mormon a les reins solides : plus on l’approfondit, mieux il se porte. Vous pouvez taper dessus comme sur un ballon, comme beaucoup l’ont fait, je peux vous garantir que vous serez épuisé bien avant d’avoir pu l’érafler.

Pour ce qui est de votre première objection, vous dites que cela vous chiffonne que le Livre de Mormon essaie apparemment de faire remonter l’origine des tribus indiennes à une unique ville du Proche-Orient et à une époque aussi récente que 600 av. J. C. À vos yeux, c’est vouloir tout expliquer d’une manière trop simple et trop limitée. C’est aussi mon avis. Mais puisque vous venez seulement de commencer à lire le Livre de Mormon, je vous exhorte vivement à continuer à le lire ! Une grande surprise vous attend dans l’avant-dernier livre. Loin d’être simplifiée à l’extrême, cette étrange histoire est extrêmement variée et compliquée. Comme vous le savez, les missionnaires des premiers temps de l’Église, en recommandant le Livre de Mormon au monde, disaient que c’était « l’histoire des Indiens », les Indiens étant l’un des rares sujets sur lesquels les Américains en général possédaient quelques renseignements et sur lesquels on pouvait facilement éveiller leur intérêt. En réalité, le Livre de Mormon est moins l’histoire des Indiens que celle de leurs lointains ancêtres – de gens, qui, à beaucoup d’égards, différaient autant d’eux que nos ancêtres celtiques de nous. L’histoire des Indiens commence seulement là où le Livre de Mormon prend fin; avant cela, elle traite surtout des grandes nations bâtisseuses de villes du sud, sur lesquelles vous en savez tellement plus que moi.

Mais avant même d’approcher de votre fascinant domaine, le Livre de Mormon a pas mal de choses à dire sur une autre culture, une culture qui a beaucoup été étudiée de nos jours et peut toujours être examinée de première main, à savoir celle des Arabes du désert, que l’on nous met sous les yeux dans le premier livre de Néphi avec un réalisme et une clarté qui, je le crois, en disent long sur l’authenticité de l’ouvrage. Ce même livre nous donne également un aperçu de la vie des « Juifs » prospères et civilisés « de Jérusalem » à l’époque de Sédécias, aperçu plus court, il est vrai, mais pas moins clair ni moins précis que la description de la vie dans le désert.

Déjà, vous le voyez, ce document remarquable propose de donner des renseignements sur pas moins de quatre cultures extrêmement différentes. Je vous laisse le soin de décider si une description précise de l’une d’elles, n’importe laquelle, à l’exception peut-être de certaines tribus indiennes, aurait été possible à partir des sources dont on disposait à l’époque de Joseph Smith. Mais c’est sur la culture numéro cinq que je voudrais maintenant attirer votre attention. La dernière histoire que l’on trouve dans le Livre de Mormon, qui a pour titre le livre d’Éther, est, à mon avis, encore plus merveilleuse que la première. Elle nous conduit dans le monde crépusculaire de la protohistoire où les empires asiatiques, silhouettes vaguement discernables et à moitié décrites, commencent seulement à prendre, à notre époque, une forme reconnaissable. Comme vous le savez, mon faible naturel pour tout ce qui est vague et imprécis m’a irrésistiblement attiré vers ce dangereux secteur, et je me suis rendu coupable d’un certain nombre de longs articles sur des questions que les gens sensés prétendent inaccessibles à tout examen. Libre à vous d’en rire, mais si vous pensez que je dépasse, moi, les bornes, que diriez-vous d’un homme qui essayerait de faire un récit de la vie dans ce monde préhistorique d’après ce que l’on en savait il y a cent vingt ans !

Du même pas assuré et posé qui nous a fait traverser les sables de l’Arabie (et vous devez nous accorder que c’était un exploit merveilleux), l’auteur du Livre de Mormon nous conduit maintenant dans un monde si lointain, si absolument différent de tout ce qui se trouve à la portée du savant biblique ou classique, que si nous voulons le suivre, nous devons acquérir un tout nouvel attirail pour le voyage. Je pense que nous sommes d’accord pour dire qu’il faudrait beaucoup de formation pour acquérir la base nécessaire pour composer le premier livre de Néphi. Imaginez maintenant un homme suffisamment fou pour essayer, après des efforts aussi colossaux, d’écrire encore une histoire de ce genre, égale en longueur et en détails mais cette fois sur une race de gens tout à fait différente, vivant à une époque extrêmement éloignée de l’autre et dans un cadre géographique entièrement différent ! Autant que je le sache, même Joseph Smith n’a jamais attiré l’attention de qui que ce soit sur cet exploit prodigieux ; nous le considérons tous comme naturel. Vous allez cependant vite vous apercevoir que l’auteur d’Éther n’aurait pas pu trouver grand chose comme aide dans la matière utilisée pour écrire 1 Néphi. Au contraire, cette première expérience ne pouvait que tendre à embarrasser toute tentative d’essayer une nouvelle histoire, laquelle exigerait une formation et une préparation tout à fait nouvelles.

Ce que l’auteur d’Éther doit fournir, ce n’est pas une nouvelle intrigue, mais des accessoires et des décors entièrement nouveaux. Chaque siècle connaît ses guerres, ses traités, ses migrations, etc, mais toujours dans un cadre différent, de sorte que la mise à l’épreuve d’un document historique réside, comme nous l’avons si souvent souligné, non dans l’histoire qu’il raconte, mais dans les petits détails mentionnés au passage, que seul un témoin oculaire pourrait avoir vus. L’histoire de Jared et celle de Léhi ont le même thème, celui bien connu du juste qui fait sortir son peuple d’un monde condamné et méchant. Il n’y a rien d’original à cela. C’est également l’histoire de Noé, d’Énoch, d’Abraham, de Moïse, de « I’Église dans le désert » et, tant que nous y sommes, de l’Église rétablie. Mais quel cadre ! Quelles institutions et pratiques étranges ! Comment pourrons-nous jamais vérifier un sujet aussi abscons ? Il va falloir se démener un peu et je vous conseille donc de vous préparer à un long siège.

Comme vous le savez, j’ai la regrettable habitude d’écrire des lettres épouvantablement longues (vingt pages déjà) ou rien du tout. Puisque vous avez mis la machine en route en accusant le Livre de Mormon de proposer une histoire simpliste des Indiens, je ne lâcherai votre poignet palpitant que lorsque, pareil à Hamlet, je vous aurai forcé à contempler un certain nombre de tableaux étranges et troublants. Si les Jarédites avaient vécu dans le vide, leur histoire serait aujourd’hui hors de portée de la critique. Mais ils ne vivaient pas dans le vide : le livre d’Éther nous dit qu’ils perpétuèrent dans le Nouveau Monde les coutumes et les vices qui avaient fleuri dans l’ancien. Ainsi donc, si seulement nous pouvions trouver ce que les gens fabriquaient dans la mère patrie à cette époque reculée, nous aurions notre « contrôle » pour l’histoire d’Éther. Telle est, vous vous en souviendrez, la manière dont nous avons traité le problème de Léhi dans le désert : nous avons découvert ce qui se passait dans le monde que Néphi était censé décrire et puis nous avons comparé les données avec ce que Néphi avait à nous dire. La tâche de contrôler les activités de Léhi a été fortement simplifiée par le fait que les Bédouins d’Arabie font les choses aujourd’hui essentiellement comme ils les faisaient de son temps. Ce que nous trouvons en Asie centrale – le pays de Jared – ce sont des coutumes tout aussi stables.

Oui, mais, vous entends-je déjà grogner, et les preuves ? Lire l’arabe, je le reconnais, est une chose, zézayer le chaste mongol en est une autre. De cet endroit isolé qu’est l’Utah, il n’est pas possible de faire plus qu’effleurer le sujet ; mais si vous voulez vous hâter de consulter les bibliographies d’ouvrages classiques tels que McGovern et Vernadsky, vous verrez que même eux n’ont guère fait plus. Tant que n’apparaîtra pas quelqu’un de compétent pour traiter des documents difficiles, un classique qui soit également sinologue, indologue, expert en sémitique, turc, slave, que sais-je encore, bref un autre Vambery, nous devrons nous contenter de baser nos suppositions sur la documentation limitée que nous avons à notre disposition. Tout ce que nous avons comme justification, c’est qu’elle suffit, comme dans le cas de Léhi, à prouver ce que nous voulons prouver, rien de plus. Et qu’allons-nous prouver ? Que certaines choses étranges et inusitées décrites dans Éther ont réellement pu se produire telles que décrites, parce qu’elles se sont réellement produites – d’une manière caractéristique et répétée – dans les régions culturelles même où, selon le Livre de Mormon, les Jarédites ont acquis leur culture et leur civilisation.

Et quelle est cette « documentation » à laquelle nous avons si vaguement fait allusion ? On la trouve à diverses périodes. Pour illustrer, disons qu’il y a une coutume étrange – celle de la cour royale ou de la chasse, par exemple – qui est décrite dans Éther. Nous trouvons la même coutume décrite par des voyageurs modernes en Asie centrale (source numéro un) ; des marchands chrétiens et musulmans, des géographes et des missionnaires signalent la même coutume étrange dans la même région au Moyen Âge (source numéro deux) ; ensuite nous remontons encore de sept ou huit cents ans et voici : les espions et les ambassadeurs de la cour byzantine décrivent la même coutume (source numéro trois, etc.), pour laquelle nous commençons maintenant à éprouver un certain respect ! En remontant le cours des siècles, nous voyons que des historiens classiques depuis Cassiodore jusqu’à Hérodote, séparés d’un bon millier d’années, mentionnent la même coutume, et puis, lorsque nous reculons de quinze cents à deux mille ans encore, nous la retrouvons dans les documents des Assyriens et des Babyloniens. Et finalement, les archéologues russes trouvent des traces de la même chose à l’époque préhistorique. À partir de ces nombreux repères, nous pouvons tracer, pour ainsi dire, une courbe régulière remontant jusqu’aux Jarédites et en déduire, sans risque de nous tromper, que lorsqu’il décrit les institutions mêmes que l’on retrouve dans ces documents de l’Asie ancienne, le livre d’Éther s’appuie sur de bonnes bases. Néanmoins, dans chaque cas, ce sera à vous de juger, car tout ce que nous pouvons donner pour le moment, c’est un échantillonnage des preuves. Vous devrez peut-être encore attendre trente ans pour avoir le reste.

Veuillez remarquer que nous limitons notre curiosité au genre de choses qui se sont produites. L’époque et le lieu exacts d’un événement donné ne nous intéressent pas. De telles choses prêtent toujours à controverse et, dans le cas des Jarédites, c’est troop vague pour qu’on puisse ne serait-ce que se risquer à émettre des conjectures. Souvenez-vous que ces gens vivaient dans un milieu extrêmement éloigné du courant de l’histoire du monde ; à une époque que l’on ne peut dater, ils ont tiré leur culture de la source commune, et, à partir de ce moment-là, se sont retrouvés livrés à eux-mêmes jusqu’au moment où ils ont disparu de la terre. Quelle différence cela fait-il qu’ils aient eu une bataille dans un endroit ou dans un autre, une année ou une autre ? L’important, c’est qu’ils ont eu des batailles et, pour ce qui nous intéresse, que ces batailles respectaient les techniques de combat propres à l’Asie centrale. Ce qui nous préoccupe, c’est la façon dont les choses se font.

Le premier chapitre de notre texte d’Éther nous avertit que nous ne devons pas être dogmatiques en matière de chronologie. À trois reprises dans la liste généalogique de trente noms remontant jusqu’à « la grande tour », on trouve le mot « descendant », une fois où cela peut couvrir plusieurs générations (Éther 1:23; 10:9), et deux fois de manière interchangeable avec le mot « fils » (Éther 1:6, 16; cf. 10:31; 11:23). Comme vous le savez, en hébreu et dans d’autres langues, « fils » et « descendant » se rendent tous deux par le même mot très courant. Un seul et même mot fait du Juif moderne et d’Isaac des « fils » d’Abraham – on comprend le mot d’une manière différente dans chaque cas, mais on ne l’écrit pas différemment. Une personne qui est limitée à un texte écrit n’a aucun moyen de savoir à quel moment ben doit être pris dans le sens de « fils » au sens littéral et quand il signifie simplement « descendant ». Les anciens Hébreux savaient parfaitement bien quand il fallait faire la distinction : comme les Arabes et les Maoris, ils apprenaient leurs annales par cœur, et quand on parlait d’un certain patriarche, on présumait que l’auditeur connaissait son lignage jusqu’à son prochain descendant important, les listes écrites n’étant qu’un simple schéma pour établir les relations entre les lignages particuliers – le nom d’un patriarche suffisait pour indiquer son lignage, lequel n’avait pas besoin d’être écrit en entier. Sir Leonard Woolley a un certain nombre de choses intéressantes à dire à ce sujet dans son livre Abraham. Or Éther prouve, du moins pour les saints des derniers jours, que « fils » et « descendant » étaient tous deux utilisés dans les généalogies antiques, qui ne présentent donc pas une filiation ininterrompue de père à fils. On nous dit que la généalogie que l’on trouve dans Éther appartient à la deuxième partie d’un document et que « la première partie de ces annales... existe parmi les Juifs » (Éther 1:3). Nous pouvons donc considérer les généalogies de l’Ancien Testament comme étant la partie la plus ancienne de cette même liste et nous nous trouvons donc devant la possibilité, dont beaucoup ont longtemps soupçonné l’existence, que, dans les généalogies bibliques, ben doive tantôt être interprété comme voulant dire « fils » et tantôt comme voulant dire « descendant », bien que les hommes aient depuis longtemps perdu la connaissance qui permettait aux dirigeants d’autrefois de faire la distinction nécessaire. Il en résulte évidemment que nos généalogies bibliques, telles que nous les lisons aujourd’hui, sont probablement beaucoup trop courtes.

Soit dit en passant, la généalogie d’Éther, chapitre 1, explique pourquoi ni le frère de Jared ni ses enfants ne sont jamais nommés (on ne nous dit même pas combien de fils il avait, quoique les propres fils de Jared soient indiqués par leur nom). Ceci m’intriguait jadis, puisque le frère de Jared est de loin le personnage le plus important du Livre. Cela tient évidemment au fait que celui qui a écrit ceci est un descendant direct de Jared (Éther 1:2, 32), et ne raconte que l’histoire de son propre lignage. Si nous entrions dans les quatre-vingt-huit versions que donne Andree de l’histoire du déluge ou les soixante-quatre récits contradictoires de la dispersion énumérés par Von Schwarz, cela se ferait au détriment du laconisme et de la concision qui donnent à nos petites notes toute leur valeur. Reléguons donc ce genre de choses à la décente obscurité d’une note de fin de chapitre[2]. À ce propos, tant que vous tenez absolument à ce que l’on vous fournisse la preuve de tout, vous ne pouvez faire objection à une référence occasionnelle en petits caractères. L’ennui dans l’histoire de Babel, c’est qu’on nous en dit si peu de choses. Quelques courts versets énigmatiques de la Genèse ne suffisent pas par eux-mêmes pour justifier les reconstructions dogmatiques et les théories fantaisistes qui ont fait rage à propos de la tour. Éther a le soutien des conclusions les plus récentes, basées sur Genèse 10, que lorsque l’on construisit la tour, le peuple était déjà « dispersé au loin sur la terre après le déluge » depuis un certain temps[3]. Il est intéressant de constater que tous les récits sont très vagues sur le point de savoir où vivait la famille humaine avant le déluge, la meilleure version, celle de Berossos, racontant que « les survivants du déluge sont ‘perdus’ et doivent apprendre par révélation divine où ils sont »[4].

Lorsque notre source décrit une région particulière comme étant « cette contrée où il n’y avait jamais eu d’homme » (Éther 2:5), cela implique que des hommes avaient déjà certainement été dans d’autres contrées. En outre, le peuple de Jared n’était guère disposé à partir de chez lui, et lorsqu’il fut finalement « chassé du pays », il emmena des troupeaux de gros et de petit bétail, et des semences de toute espèce, en même temps que la connaissance et l’artisanat (il emmena même des livres) nécessaires pour fonder une grande civilisation – tout cela étant le produit nécessaire d’une économie établie depuis longtemps et largement répandue. Dans les pages d’Éther, la civilisation nous apparaît pleinement épanouie et même décadente. C’est en vain que l’on chercherait de nombreux signes d’évolution dans le Livre de Mormon. Je sais que c’est agiter une cape rouge devant les sociologues, mais cela tient seulement au fait que les sociologues ne lisent pas les documents historiques, lesquels, si seulement ils le savaient, sont les inépuisables notes prises sur le terrain et en laboratoire, du genre humain. Pour les gens dont la conception du monde découle des questionnaires et des manuels, il paraît incroyable que l’antique civilisation dynastique de Sumer, par exemple, soit tellement en avance sur les cultures ultérieures que, « comparé avec elles, tout ce qui vient plus tard semble presque décadent; l’artisanat a dû atteindre une stupéfiante perfection. »[5]. On a du mal à croire que la grande civilisation babylonienne, au cours des nombreux siècles pendant lesquels elle fleurit, faisait simplement roue libre, en jouant les pique-assiette sur les réalisations d’une civilisation beaucoup plus ancienne, qui normalement aurait dû être « primitive » ; pourtant c’est exactement l’image que nous donne Meissner dans sa grande étude[6]. Il est contraire aux règles que ces réalisations artistiques pour lesquelles l’Égypte est le plus connue : les portraits incomparables, les merveilleux récipients de pierre, les tissages exquis, soient parvenus à leur point culminant à l’aube même de l’histoire égyptienne, à la période pré-dynastique, et pourtant c’est bien le cas. C’est dans les dynasties les plus anciennes, pas dans les dynasties postérieures que la perfection technique et le goût artistique des Égyptiens en bijouterie, en mobilier, en céramique, etc. sont le plus « avancés ». « Voilà une chose très étrange », disait récemment une autorité britannique, « dans la littérature, le meilleur dans chaque genre vient d’abord, vient tout d’un coup et ne revient plus jamais. C’est là une idée déroutante, dérangeante, inacceptable pour des gens qui défendent une doctrine simpliste de l’évolution. Mais je pense qu’on doit la reconnaître pour vraie. Dans les choses les plus grandes de chaque genre de littérature, le chef d’oeuvre est sans précédent, unique, incomparable et dorénavant sans rival[7]. Plus impressionnant encore est le rapport de l’égyptologue Siegfried Schott : « Maintes et maintes fois, dans le développement de la culture égyptienne, les monuments d’une période nouvelle présentent quelque chose de jusqu’alors inconnu, dans un état de perfection complètement développé. » Il donne comme exemple l’apparition soudaine des textes des pyramides, « la naissance surprenante de l’architecture des temples et de ses décorations murales, sans aucune forme préalable pour en indiquer un développement antérieur », les bâtiments de Zoser, à Sakkara, les grandes pyramides elles-mêmes, et les reliefs des temples qui manifestent, dès leur première apparition, une maîtrise complète de la technique et du style[8]. Les peintures les plus anciennes du genre humain ne sont-elles pas sans égales à ce jour ? Veuillez noter que nous ne sommes en mesure de juger que les choses qui, par hasard, ont survécu depuis ces temps reculés. Nous supposons que ces peuples étaient grossiers et primitifs dans toutes les autres choses, jusqu’à ce que certaines de ces autres choses apparaissent et montrent qu’ils sont loin en avance sur nous. Nous devons reconnaître, par exemple, que la taille de la pierre par certains chasseurs paléolithiques n’a jamais été égalée depuis leur temps ; il se fait que les outils de pierre sont tout ce qui a survécu de ces gens – avons-nous le droit de leur refuser la perfection dans d’autres choses ? Y a-t-il une raison de penser que leur travail du bois ou du cuir étaient inférieurs ? Quiconque a une instruction moderne, vous dira sans hésitation que les tissages les plus anciens de nos ancêtres ont dû être vraiment très grossiers. Mais lorsque, contre toute attente, on a découvert certains de ces tissus, les experts français les ont examinés soigneusement et ont déclaré qu’ils valaient les matériaux les plus fins que nous sommes capables de produire aujourd’hui[9]. Les seules armes qui ont survécu aux temps préhistoriques conviennent bien plus à leur usage qu’un fusil moderne. La plus mortelle de toutes les armes de chasse reste aujourd’hui encore la flèche à tête de pierre (et non pas à tête d’acier). Dans mes travaux récents sur les flèches marquées, j’ai eu l’occasion de réunir une quantité impressionnante de preuves dans ce domaine[10]. Eyre a récemment fourni pas mal de preuves pour montrer que nos ancêtres « primitifs » jouissaient de bien plus de sécurité, de confort et de plaisir dans la vie que nous[11]. En outre, vous qui êtes anthropologue, vous savez parfaitement bien que les gens arriérés et primitifs peuvent avoir des pouvoirs mentaux qui égalent ou dépassent les nôtres. Regardez les aborigènes australiens d’Elkin ou, s’ils sont trop éloignés, je peux vous mener auprès de certains Indiens qui dans certaines choses peuvent nous donner l’impression que nous sommes des crétins. Si cela ne nous écartait pas trop de notre propos, je pourrais vous montrer que le dogme de l’avancement évolutif de la race humaine dans son ensemble n’est rien d’autre qu’un diplôme impressionnant que le dix-neuvième siècle s’est accordé à lui-même avec les palmes académiques. L’homme moderne se proclame être un génie, qui, s’étant épinglé à lui-même le ruban bleu sur son revers de veston, se met en devoir de décerner toutes les autres récompenses selon que les divers candidats sont plus ou moins semblables à lui.

Je vous entends déjà dire : « Oui, mais il doit y avoir eu une longue évolution derrière toutes ces anciennes réalisations. » C’est là une chose que vous devez prouver, et non pas supposer, si vous êtes un savant. Ce qui est certain à ce jour, c’est que (a) on n’a pas découvert leur passé évolutif, et (b) il n’y a aucune trace d’amélioration ultérieure au cours de tous ces milliers d’années. Que les biologistes parlent donc d’évolution ; pour l’historien, elle n’a pas de sens. En effet, le professeur Van der Meer, qui est sans doute le spécialiste vivant le plus éminent de la chronologie antique, ne peut que regretter « l’influence d’une théorie de l’évolution que l’on a eu le malheur d’introduire dans l’étude de l’histoire ancienne »[12].

Je suppose que je vous ai maintenant mis dans un tel état que vous refuseriez de continuer à lire même si j’avais le temps d’en écrire davantage. Je vous laisse maintenant en vous promettant des attractions futures, si toutefois vous êtes disposé à continuer la discussion. Ayez la bonté de me manifester vos réactions à toutes ces paroles, et je me conduirai en conséquence.

La Tour[13]

Cher professeur F.,

En réponse à mon barrage d’artillerie du 17 écoulé, vous m’accusez « d’accepter avec naïveté et crédulité l’histoire de la Tour de Babel ». Je m’y attendais. La plupart des gens croient très naïvement que Lincoln a écrit le discours de Gettysburg, mais le fait qu’ils l’acceptent d’une manière absolument dépourvue de sens critique ne l’empêche pas d’être vrai. Vous pouvez accepter n’importe quelle histoire naïvement ou vous pouvez la voir avec un esprit critique. Que diriez-vous si je vous accusais d’être très simple et crédule parce que vous rejetez l’histoire de la Tour ? La pierre angulaire de « l’érudition saine » à notre époque est la doctrine confortable que la réponse non ne peut jamais être tout à fait aussi mauvaise que la réponse oui, proposition qui, à ma connaissance, n’a jamais été démontrée. Excusez-moi si je parais récalcitrant, mais je trouve étrange que le talent par excellence qui est le plus apprécié et le plus récompensé dans ces cercles où l’on entend éternellement parler de « l’esprit chercheur » et de l’importance de « découvrir personnellement » est le don et le pouvoir de considérer les choses comme acquises. Même nos intellectuels mormons sont convaincus que la manière d’impressionner les Gentils n’est pas d’acquérir la maîtrise de leurs outils critiques (rares sont ceux qui connaissent ne serait-ce que le latin !) mais simplement de s’en remettre pour tout à leur opinion.

Repensez, mon cher ami, au premier acte de l’histoire écrite. Qu’est-ce qui frappe notre regard lorsque le rideau se lève ? Des gens qui construisent partout des tours. Et pourquoi construisent-ils des tours ? Pour arriver au ciel. La tour était, pour utiliser la formule babylonienne, le markas shame u irsitim, le « Iieu de liaison du ciel et de la terre », endroit unique où l’on pouvait établir le contact avec les mondes supérieurs et inférieurs[14]. Cela vaut non seulement pour la Babylonie, mais également pour le monde antique tout entier, comme je l’ai montré d’une manière impitoyablement longue dans mon étude récenter sur « l’Etat hiérocentrique »[15]. Les tours étaient des montagnes artificielles, comme vous le dira n’importe quel manuel, et un complexe de temples ne pouvait pas s’en passer. Les travaux de Dombart, Jeremias, Andrae, Burrows et d’autres nous épargneront la peine de vous montrer ces tours répandues partout dans l’ancien monde pour permettre aux hommes d’atteindre le ciel[16]. Les légendes les concernant sont légion, mais elles rentrent toutes dans le même cadre : au commencement une race ambitieuse d’hommes a essayé d’atteindre le ciel en escaladant une montagne ou une tour ; elle a échoué et puis s’est mise en devoir de conquérir le monde. Une version tout à fait typique de l’histoire est une variante que l’on trouve dans les écrits apocryphes juifs et chrétiens dans lesquels les fils de Seth (les anges, dans certaines versions), désirant vivement récupérer le paradis qu’Adam avait perdu, montèrent sur le mont Hermon, et y menèrent une vie d’ascétisme religieux, se donnant le nom de « Veilleurs » et de « fils d’Elohim ». C’était une tentative d’établir l’ordre divin et elle échoua, la colonie aigrie descendit de la montagne pour enfreindre l’alliance, épouser les filles de Caïn et engendrer une race « d’hommes notoires pour les meurtres et les pillages ». Décidés à posséder la terre s’ils ne pouvaient posséder le ciel, les hommes de la montagne nièrent avoir échoué, contrefirent la prêtrise et forcèrent les habitants de la terre à accepter les rois qu’ils leur imposaient[17]. Cette histoire, vous la reconnaîtrez comme étant une variante évidente du cycle extrêmement ancien et répandu du Chasseur Fou, dont j’ai traité dans un article sur l’origine de l’Etat[18]. Le Chasseur Fou, vous vous en souviendrez, prétendit être le souverain légitime de l’univers, défia Dieu à un concours de tir à l’arc et construisit une grande tour du haut de laquelle il espérait lancer ses flèches dans le ciel. Sir James Frazer a réuni un grand nombre de versions amérindiennes de cette histoire pour illustrer les parallèles de l’Ancien Monde, car on rencontre cette histoire chez les chasseurs primitifs du monde entier[19]. Dans (Genèse 10:9), nous lisons que Nimrod, « vaillant chasseur devant l’Eternel »[20], fonda le royaume de Babel, et au chapitre suivant que Babel était le nom de la tour construite pour atteindre le ciel. Ce Nimrod semble être l’archétype originel du Chasseur Fou[21]. Son nom représente en tous temps pour les Juifs le symbole même de la révolte contre Dieu et de l’autorité usurpée; c’est lui qui « devint chasseur d’hommes », établit une fausse prêtrise et une fausse royauté sur la terre en imitation du gouvernement de Dieu et « fit pécher tous les hommes »[22]. Un écrit chrétien très ancien raconte comment les descendants de Noé se livrèrent une guerre acharnée après sa mort, pour voir qui posséderait sa royauté ; finalement quelqu’un du sang de Cham l’emporta, et c’est de lui que les Égyptiens, les Babyloniens et les Perses tirent leur prêtrise et leur royauté. « De la race de Cham, dit le texte, en vint un par la succession magique (opposée à la succession sacrée) appelé Nimrod, qui était un géant contre le Seigneur... que les Grecs appellent Zoroastre et qui gouverna le monde, forçant tous les hommes, par ses faux arts magiques, à reconnaître son autorité[23]. Le Chronicon Paschale rapporte une tradition très répandue selon laquelle ce géant qui construisit Babylone n’était pas seulement le premier roi de Perse, le Cosmocrator terrestre, mais aussi le premier homme à enseigner à tuer et à manger les animaux, croyance également exprimée dans le Coran[24]. Il y a une autre tradition courante selon laquelle la couronne de Nimrod était un faux, et qu’il gouverna sans en avoir le droit sur la terre sur tous les fils de Noé, et ils furent tous sous son pouvoir et à sa discrétion; il ne suivit pas les voies du Seigneur et fut plus corrompu que tous les hommes qui l’avaient précédé[25] ». On peut juger de l’antiquité de ces histoires grâce à un très ancien récit babylonien parlant d’un roi mauvais qui fut le premier à mélanger « petits et grands… sur le tertre » et les fit pécher, s’acquérant le titre de « roi du noble tertre » (cf. la tour), « dieu de l’illégalité », dieu du non gouvernement[26].

Dans les toutes premières traditions indo-européennes, ce personnage est un Dahhak, « type du dregvant, l’homme du Mensonge et le roi des fous », qui siégea sur le trône pendant mille ans et obligea tous les hommes à inscrire leur nom dans le livre du Dragon, les assujettissant ainsi à lui[27]. Cela nous rappelle la tradition très antique selon laquelle, lorsqu’il succéda à Adam dans la prêtrise, Seth commanda que l’on tienne un registre spécial, que l’on appela le livre de vie et qui était caché des fils de Caïn. Le Livre du Dragon en était l’imitation[28]. Il y a une tendance constante dans les documents anciens à confondre Jemshid, fondateur du royaume terrestre et père du genre humain, non pas avec Adam, mais avec le faux Adam ou usurpateur[29]. Dans le livre d’Éther, le nom de Nimrod est attaché à « la vallée qui était située du côté du nord » et qui menait « dans cette contrée où il n’y avait jamais eu d’homme » (Éther 2:2, 5), qui correspond très bien à la personnalité légendaire de Nimrod, chasseur fou des steppes. Le nom de Nimrod a toujours dérouté les philologues, qui n’ont jamais pu le situer, bien que Kraeling accepte maintenant la théorie très controversée d’Eduard Meyer qui veut que le nom soit égypto-lybien, ce qui va très bien avec notre propre croyance concernant la malédiction de Cham[30], mais à la fin du siècle dernier, l’explorateur et savant Emin trouva ce nom attaché à des légendes (pour la plupart de l’espèce Chasseur fou) et à des noms de lieu dans la région du Lac Van, le grand système de vallées situé au nord de la Mésopotamie supérieure[31]. Je n’affirme pas le moins du monde que le légendaire Nimrod ait jamais existé. Comme je vous l’ai déjà dit, je m’intéresse uniquement au genre de choses qui s’est produit, et après avoir examiné des centaines de légendes de toutes les parties du monde antique, toutes racontant substantiellement la même histoire, je pense qu’on aurait du mal, étant donné l’évidence, à nier qu’il y ait eu un événement commun derrière elles. En outre l’événement semble avoir été unique.

Comment cela ? J’ai dit plus haut que nous trouvons des tertres et des tours, accompagnés de rituels, dans tout le monde antique ; j’irai maintenant plus loin et je dirai que ces tertres et ces tours et les grands complexes cultuels qui les accompagnent n’étaient pas autant d’inventions locales indépendantes, mais en réalité des imitations tirées en fin de compte d’un original unique. Tous les grands sanctuaires nationaux de l’Antiquité ont une légende fondatrice racontant, comment, au début, ils ont été apportés à travers les airs d’un pays lointain et mystérieux. Et ce pays lointain se révèle toujours avoir été en Asie centrale. Notre Othinn norvégien vient du pays des géants à l’est, le culte national grec du pays des Hyperboréens, loin au nord-est de la Grèce, les gens du Proche-Orient situaient dans une mystérieuse montagne blanche du nord le siège de leur culte primordial, les Chinois dans le paradis ou la montagne de l’Ouest, etc. Vous pouvez énumérer les diverses légendes fondatrices et les faire remonter selon votre bon plaisir jusqu’à un lieu d’origine unique[32]. Je trouve étrange que le père fondateur et summus deus de chaque nation de l’Antiquité ait été déclaré quelque part être un charlatan et un imposteur, un vagabond errant venu de loin dont les prétentions à l’autorité suprême ne peuvent résister à un examen trop attentif. Pensez au défi lancé par Prométhée à Zeus, au chantage auquel se livre Loki sur la personne d’Othinn, à la louche « justification d’Osiris », à la terreur du tout-puissant Anu lorsque Tiamat conteste son autorité, et ainsi de suite[33]. Passez en revue ces légendes et vous verrez dans tous les cas que l’usurpateur vient d’Asie centrale. Même Ésaïe (Ésaïe 14:12-14) Esaïe 14 :12-14) rappelle qu’au commencement l’adversaire lui-même éleva son trône « sur la montagne de l’assemblée, à l’extrémité du septentrion », et y prétendit être « semblable au Très-Haut ». Pour tout cela on indique une origine unique ; qu’elle soit historique ou rituelle, cela ne change pas grand chose.

Il y a un aspect du cycle de Nimrod qui est trop intéressant pour qu’on le laisse de côté, surtout pour un anthropologue. C’est la tradition du vêtement volé.

Le vêtement volé

Nimrod prétendait à sa royauté pour avoir vaincu ses ennemis[34] ; mais il prétendait à sa prêtrise parce qu’il possédait « Ie vêtement d’Adam ». Le Talmud nous assure que c’est en vertu de la possession de ce vêtement que Nimrod put prétendre avoir le pouvoir de gouverner sur toute la terre, et qu’il était assis dans sa tour tandis que les hommes venaient l’adorer[35]. Les écrivains apocryphes, juifs et chrétiens ont pas mal de choses à dire sur ce vêtement. Pour citer l’un d’eux : « Les vêtements de peau que Dieu fit pour Adam et sa femme lorsqu’ils sortirent du jardin furent donnés… après la mort d’Adam... à Énoch »; de là ils passèrent à Metuschélah, et ensuite à Noé, à qui Cham les vola pendant que le peuple quittait l’arche. Le petit-fils de Cham, Nimrod, les obtint de son père Cusch[36]. Quant à l’héritage légitime de ce vêtement, un fragment très ancien récemment découvert dit que Michel « dévêtit Énoch de ses vêtements terrestres et mit sur lui son vêtement angélique », l’emportant dans la présence de Dieu[37]. Ce vêtement d’Énoch était censé être le vêtement de peau même que Jean-Baptiste portait, appelé par les premiers chrétiens, « Ie vêtement d’Élias[38] ». Une « Vie de Jean-Baptiste » arabe dit que Gabriel l’apporta du ciel à Jean comme étant le « vêtement d’Élie » ; « il remontait, dit Jean Chrysostome, au commencement du monde, à l’époque qui précédait celle où Adam avait besoin d’être couvert. C’était donc le symbole du repentir[39] ». D’autres croyaient que c’était ce même vêtement que Hérode et plus tard les Romains mirent sous clef lorsqu’ils voulurent empêcher le peuple de le mettre sur un candidat de son propre choix et racontent comment les Juifs essayèrent de s’emparer du vêtement par la force et de le mettre sur Jean-Baptiste, le faisant ainsi leur grand prêtre à la place d’Hérode[40]. Quelle qu’en soit l’origine, le port d’un vêtement de repentir, symbolisant la vie de l’homme dans son état déchu, était connu des chrétiens les plus anciens et pratiqué par certains cultes ultra-conservateurs jusqu’à l’époque moderne[41].

Soit dit en passant, l’histoire du vêtement volé, telle que la racontent les vieux rabbins, y compris le grand Éléazer, demande une lecture tout à fait différente de cette étrange histoire que l’on trouve dans Genèse 9 que celle que l’on trouve dans notre Bible. Ils semblaient penser que le ‘erwath de Genèse 9:22 ne signifiait pas du tout « nudité » mais devait recevoir le sens originel de sa racine qui est « couverture de peau ». Ainsi lu, nous devons entendre par là que Cham prit le vêtement de son père pendant qu’il dormait et le montra à ses frères, Sem et Japhet, qui en prirent un patron ou une copie (salmah), ou encore un vêtement tissé qui lui ressemblait (simlah) qu’ils se mirent sur leurs propres épaules, après avoir rendu le vêtement de peau à leur père. En s’éveillant, Noé reconnut la prêtrise de deux fils, mais maudit celui qui avait essayé de le dépouiller de son vêtement. Par un genre extrêmement courant de substitution, le simlah de Genèse 9:23 pouvait très facilement représenter un tsimlah original, une copie, imitation, patron ou par un type de transposition tout aussi commun salmah, un vêtement ou manteau, comme dans Michée 2:8. Même tel qu’il est, simlah signifie seulement un vêtement tissé et ne peut absolument pas désigner le vêtement originel de peau. Telle est apparemment la source de la légende généralement répandue selon laquelle Cham vola le vêtement de Noé et prétendit posséder la prêtrise en vertu de ses insignes illégitimes. Les descendants de Cham, Cusch et Nimrod – tous les deux Africains, bien que Nimrod dans ses errances se fût dirigé vers l’Asie[42] – eurent la même prétention. Il est intéressant que, selon certaines Écritures anciennes, que les saints des derniers jours affirment avoir été rendues par la révélation à notre époque, Pharaon (qui représente la lignée afro-asiatique de Cusch-Nimrod), fut béni quant à la royauté, mais maudit quant à la prêtrise, et il offrit à Abraham le droit de porter ses propres insignes royaux, dans l’espoir qu’Abraham lui rendrait le compliment en permettant au pharaon de porter ses insignes sacerdotaux (Abraham 1:26-27). Selon une tradition très ancienne, le pharaon convoita la prêtrise de Moïse, tout comme Nimrod convoita celle d’Abraham, et on disait que les pharaons d’Égypte se vêtaient d’un vêtement de peau « pour montrer que leur origine était plus ancienne que le temps lui-même[43] ».

Selon le Talmud, le « grand succès de Nimrod à la chasse provenait du fait qu’il portait le vêtement de peau que Dieu avait fait pour Adam et Eve[44] ». Il y a une tradition qui veut que Nimrod, devenu jaloux de son rival chasseur Ésaü (tant pis pour la chronologie !), lui tendit une embuscade mais fut battu par Ésaü, lequel lui coupa la tête et « prit les précieux vêtements de Nimrod... grâce auxquels Nimrod régnait sur tout le pays (ou toute la terre !), et courut les cacher dans sa maison ». Ces vêtements, dit le rapport, n’étaient rien moins que le droit d’aînesse qu’ Ésaü vendit plus tard à Jacob[45].

De tout dela découlent deux conclusions importantes : (1) que toute reconstitution historique de tout ce qui s’est réellement passé est hors de question, ce qui est venu jusqu’à nous étant une masse de légendes et de rapports contradictoires et (2) que ces légendes et rapports contradictoires sont néanmoins d’accord sur certains points principaux, qu’ils sont très anciens, et que les Juifs les plus savants considéraient qu’ils présentaient des sujets d’une grande importance dont la signification a échappé aux époques ultérieures. Les prêtres et les rois de l’Antiquité portaient certainement des vêtements[46] de ce genre, et le vêtement de peau était souvent imité dans les pièces tissées[47] ; en fait, le vêtement de peau était lui-même considéré comme remplaçant un vêtement encore plus ancien fait avec les feuilles du ficus religiosus[48].

C’est sans scrupule que je vous conduis dans ces chemins détournés et perdus du passé. Vous avez souvent proclamé que c’est votre obligation professionnelle de vous intéresser à tout et surtout à l’insolite. On peut cependant aller trop loin, et il est grand temps que je vous montre à quel point le livre d’Éther est un document sobre, réaliste et sensé. Revenons à Babel.


[1] La 1e partie de « The World of the Jaredites », [Le monde des Jarédites] IE [Improvement Era, prédécesseur de l’Ensign] 54, septembre 1951, pp. 628-30, 673-75, commençait ici.

[2] Richard Andree, Die Flutsagen, Braunschweig, Bieweg, 1891; Franz von Schwarz, Sintfluth und Völkerwanderungen, Stuttgart, Enke, 1894, pp. 358 & passim.

[3] Emil G. Kraeling, « The Earliest Hebrew Flood Story », JBL 66, 1947, pp. 290, 280-85.

[4] Id., p. 285.

[5] Albrecht Götze, Hethiter, Churriter und Assyreer, Oslo, Aschehoug, 1936, p. 11.

[6] Meissner, Babylonien und Assyrien, 2 vols., Heidelberg, Winter, 1926, illustre la dépendance permanente de toute la civilisation bablyonienne postérieure vis-à-vis de la culture des premiers colons de la vallée, p. ex., dans la littérature, 2:154-55; cf. Alexandre Moret, Histoire de l'Orient, 2 vols., Paris, Presses Universitaires, 1929-36, 1:130.

[7] A. Richards, cité par A. C. Bouquet, Comparative Religion, 6e éd., Baltimore, Penguin, 1962, p. 24.

[8] Siegfried Schott, Mythe und Mythenbildung im alten Ägypten, Leipzig, Hinrich, 1945; réimpression Hildesheim, Olm, 1964, pp. 10-11.

[9] « La finesse des fils est telle qu'avec nos machines les plus récentes, nous ne l'avons guère dépassée. » Lacasine, cité par Moret, Histoire de l'Orient, 1:66. Le tissu le plus ancien connu présente un degré de perfection élevé, F.-M. Bergounioux et André Glory, Les Premiers Hommes, Paris, Didier, 1952, pp. 388-90.

[10] La supériorité de la flèche à pointe de pierre a été pleinement démontrée par Saxton Pope, Hunting with the Bow and Arrow, New York, Putnam, 1947.

[11] Wilhelm Schmidt, « The Injury Done to the Study of Primitive Man by Evolutionary Preconceptions », dans Edward Eyre, dir. de publ., European Civilization, 7 vols., Oxford, Oxford University Press, 1934-38, 1:36-51. « Les artistes paléolithiques », dit Moret, Histoire de l'Orient 1:23, « ont dû vivre à une époque où ils pouvaient travailler de manière continue, en sécurité et dans la permanence. » Nous pourrions les envier !

[12] P. van der Meer, The Ancient Chronology of Western Asia and Egypt, Leiden, Brill, 1947, p. 13.

[13] La 2e partie de « The World of the Jaredites », IE 54, octobre 1951, pp. 704-6, 752-55, commençait ici.

[14] Alfred Jeremias, Handbuch der altorientalischen Geisteskultur, Leipzig, Hinrich, 1913, pp. 33-34, 48, 51, 55-57, 92, 128.

[15] Hugh W. Nibley, « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951, pp. 226-53.

[16] On trouvera les traitements classiques de la tour dans Jeremias, Handbuch der altorientalischen Geisteskultur, pp. 7, 85-86, 149-50, 230, 236, 275, 286-89, 319, citant de nombreuses autorités; Alfred Jeremias, Das Alte Testament im Lichte des Alten Orients, 3e éd., Leipzig, Hinrich, 1916, pp. 168-80; Theodor Dombart, Der Sakralturm, Munich, Beck 1920; Dombart, « Der Babylonische Turm », Das Alte Orient 29, 1930, Heft 2; Eric Burrows, « Some Cosmological Patterns in Babylonian Religion », dans Samuel H. Hooke, dir. de publ., The Labyrinth, Londres, Society for Promoting Christian Knowledge, 1935, pp. 45-70, et en bas, n. 19.

[17] Enoch 6:2-8; The Book of Jasher 9:20-39; E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus, 2 vols., Oxford, Oxford University Press, 1932, 1:3-4.

[18] Hugh W. Nibley, « The Arrow, the Hunter, and the State », WPQ 2, 1949, pp. 339-40.

[19] Id., 339-43; cf. Wilhelm Nestle, « Legenden vom Tod der Gottesverächter », ARW 33, 1936, pp. 246-69.

[20] Le vague « devant l’Eternel » de la Bible, "(Genèse 10:9) cache la véritable signification, rendue par « contre l’Eternel » par les auteurs rabbiniques et les premiers auteurs chrétiens; sur ce thème, voir Karl Preisendanz, « Nimrod », dans RE 17:624. Au sujet des crimes de Nimrod, voir Nibley, « The Arrow, the Hunter, and the State », pp. 339-41.

[21] Sous la direction de Nimrod, les hommes dirent: « Nous monterons au ciel, et nous le frapperons (Dieu) avec des arcs et des lances; et Dieu connut toutes leurs œuvres… et il vit la ville et la tour qu’ils construisaient », Jasher 9:20; cf. G. Sale, The Koran, Philadelphie, Lippincott, 1870, p. 269. On signale la même coutume et la même arrogance à propos des anciens Thraces, Hérodote, Histoires IV, p. 94.

[22] Voir l’article « Nimrod », JE 9:309-11; cf. 1 Enoch 10:7-10 sur Azazel, le chasseur fou à qui « sont attribués tous les péchés », qui « a conduit les anges dans leur recherche des filles des hommes », etc. Preisendanz, « Nimrod », p. 624.

[23] Clément de Rome, Homilia (Homélie) IX, 3-5, dans PG 2:241-44.

[24] Chronicon Paschale 36, dans PG 92:145. Coran 16:5, 66; 33:70-72; 40:79 parle de la consommation d’animaux. Cf. Chronicon Anonymi 3, dans PL 3:680

[25] Mahbub, (Agapius) of Menbij, Alexandre Vasiliev, dir. de publ., Kitab al-Unwan, dans PO 5:631; Budge, Chronography of Bar Hebraeus 1:8; à propos de Nimrod, l’usurpateur qui « tua son père et prit sa mère pour épouse », Charles M. Doughty, Travels in Arabia Deserta, New York, Random House, 1937, 2:32, p. 657.

[26] W. St. Chad Boscawen, « The Legend of the Tower of Babel », TSBA 5, 1876, pp. 303-12.

[27] A. J. Carnoy, Indian/Iranian Mythology, vol. 6 de Mythology of All Races, Boston, Marshall Jones, 1917, p. 321.

[28] Selon l’historien perse Tha'labi, Kitab Qisas al-Anbiyya, Le Caire, Mustafa al-Babli al-Halabi wa-Awladuhu, A. H., 1345, p. 33.

[29] Ad-Diyarbakri, Tarikh al-Khamis, Le Caire, A. H., 1283, 1:67; Clément Huart et Louis Delaporte, L'Iran antique, Paris, Michel, 1952, pp. 454-55.

[30] Preisendanz, « Nimrod », p. 626. Kraeling, « The Earliest Hebrew Flood Story », p. 289, n. 28; Eduard Meyer, Geschichte des Altertums, 5 vols., Stuttgart, Cotta, 1925-58, vol. 2, pt. 2, pp. 31-32.

[31] O. Emin, Izsledovania i Statyi, Moscou, 1896, pp. 301-3.

[32] J’ai traité de ce sujet d’une manière assez détaillée dans mon article « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951, pp. 226-253. On trouvera un passage en revue de diverses montagnes primordiales de ce genre dans Theodor H. Gaster, Thespis, New York, Schuman, 1950, pp. 184-85, 169-71; H. R. Hall, « Notices of Recent Publications », JEA 10, 1924, pp. 185-187.

[33] C. J. Gadd, Ideas of Divine Rule in the Ancient East, Londres, Oxford University Press, 1948, pp. 1-3; Dahhad-Jemshid en est un exemple typique, Carnoy, Indian/Iranian Mythology, pp. 321-22.

[34] Jasher 7:39-46.

[35] Jeremias, Das Alte Testament im Lichte des Alten Orients, 159-60, citant bin Gorion et le Pirke de R. Eliezer; « Nimrod », JE 9:309; Preisendanz, « Nimrod », p. 627.

[36] La citation est tirée de Jasher 7:24-30; d’autres sont données dans « Nimrod », JE 9:309-11, cf. Jeremias, Das Alte Testament im Lichte des Alten Orients, pp. 159-60.

[37] August F. von Gall, Basileia tou Theou, Heidelberg, Winter, 1926, p. 330, citant 2 Enoch 22:8.

[38] Robert Eisler, Iesous Basileus ou Basileusas, 2 vols., Heidelberg, Winter, 1929-30, 2:33-38. Eisler, 33, cite la tradition que Jean-Baptiste portait l’habit de peau, 'or, (Genèse 3:21) au lieu de l’habit de lumière originel, ('or) porté avant la chute; divers cultes anciens, interdisant l’abattage d’animaux, changèrent l’habit de peau en habit de poils, id., (Genèse 2:16, 34, 118-19), cf. Friedrich Dieterici, dir. de publ., Thier und Mensch vor dem König der Genien, Leipzig, Hinrich, 1879; réimpression Hildesheim, Olms, 1969, pp. 22, 97.

[39] Jean Chrysostome, Commentarius in Sanctum Matthaeum Evangelistam, Commentaire sur Matthieu) 10, 4 dans PG 57:188-89; ceci et la vie anonyme de Jean-Baptiste sont tous deux cités dans Eisler, Iesous Basileus 2:36, n. 6. Selon le R. H. Charles, Book of Jubilees, Jérusalem, Makor, 1972, 3:30-31, écrit au 2e s. av. J.-C., dorénavant cité sous le nom Jubilés, « c’est à Adam seul qu’il [Dieu] a donné pour couvrir sa honte... À cause de cela, il est prescrit sur les tablettes célestes concernant tous ceux qui connaissent le jugement de la loi, qu’ils doivent couvrir leur honte et ne doivent pas se dénuder comme le font les païens. »

[40] Eisler, Iesous Basileus, 2:78-81; Josèphe, Histoirs ancienne des Juifs, 3:182-87, cf. Eusèbe, Historia Ecclesiastica, (Histoire ecclésiastique) I, 6, dans PG 20:533-36.

[41] Eisler, Iesous Basileus, 2:35, 78, 109-10; von Gall, Basileia tou Theou, pp. 330-32, cit. Apocalypse de Baruch grecque, (3 Baruch) Baruch 4:16; 1 Enoch 62:15; 2 Enoch 22:8; "Apocalypse 3:4-5; " Apocalypse 16:11; les Mandéens croyaient que le vêtement de Jean-Baptiste serait donné à tous ceux qui étaient admis au salut, Eisler, Iesous Basileus, 2:33, cf. Odes de Salomon 25:8; et l’écrit apostolique du 2e s. publié par Carl Schmidt, Gespräche Jesu mit seinen Jüngern nach der Auferstehung, Leipzig, Hinrich, 1919, p. 72. Lié au baptismi vestamentum des premiers chrétiens, Tertullien, De Baptismo, (Du baptême) p. 13, dans PL 1:1323, 1215).

[42] Voir ci-dessus, n. 7; cf. Joseph Poplicha, « The Biblical Nimrod and the Kingdom of Eanna », JAOS 49, 1929, pp. 304-5.

[43] Selon des auteurs apocryphes, la véritable raison pour laquelle Abraham fut expulsé d’Egypte fut son refus de faire l’échange. Dieterici, Thier und Mensch, 112; A. Wünsche, Salomons Thron und Hippodrom Abbilder des Babylonischen Himmelsbildes, Ex Oriente Lux 2, 3, Leipzig, Pfeiffer, 1906, p. 26. Il y a pas mal de documentation égyptienne qui traite de cette coutume d’échange royal de vêtements et d’honneurs, mais nous n’avons pas le temps d’approfondir cela ici. Je voudrais simplement attirer l’attention sur le fait que nous nous trouvons ici dans un monde de coutumes et de notions bien établies, quelque bizarres qu’elles puissent paraître au profane.

[44] « Nimrod », JE 9:309: « Quand les animaux virent [Nimrod] revêtu de ces habits, ils se couchèrent devant lui, de sorte qu’il n’eut aucun mal à les attraper. »

[45] Jasher 27:2-13.

[46] Ci-dessus n. 29; les prêtres, les membres de la famille royale et les morts égyptiens étaient tous revêtus du vêtement classique de peau du sacredoce égyptien; cf. T. J. C. Baly, « Notes on the Ritual of Opening the Mouth », JEA 16, 1930, pp. 173-186. Le kaunakes des Sumériens était un vêtement épais de peau, qui ne convenait absolument pas au climat de la Babylonie et a, pour cette raison, été considéré comme la preuve que les Sumériens venaient du nord, Moret, Histoire de l'Orient 1:21, n. 81; vs. George A. Barton, « Whence Came the Sumerians? » JAOS 49, 1929, pp. 263-64. Montague R. James, The Apocryphal New Testament, Oxford, Clarendon, 1924, p. 414; cf. p. 412, on a trouvé, en 1939, sur les vêtements du roi, une statuette d’ambre montrant le roi d’Assyrie portant les insignes du souverain sacrificateur juif, « A Unique Example of Assyrian Sculpture: A Portrait in Amber », ILN, 7 janvier 1939, p. 25.

[47] Plus tard, le prêtre égyptien ne porta plus de « peau de léopard, mais une tunique serrante de lin fin en forme de peau de léopard », H. R. Hall, « The Bronze Statuette of Khonserdaisu in the British Museum », JEA 16, 1930, p. 1, cf. T. J. C. Baly, « Notes on the Ritual of Opening the Mouth », 178. Les chrétiens syriens disaient que le vêtement donné à Adam était en coton, la « peau » de l’arbre, Eisler, Iesous Basileus, 2:34; ce point de doctrine, disent-ils, n’était connu que de Moïse, « qui appelait le coton ‘peau’, parce que parmi les arbres il prend la place de la peau » ; de là l’idée que Jean-Baptiste tirait ses vêtements des arbres. Les Juifs conservèrent des traces de l’ancien vêtement dans leurs phylactères et dans les tsitsit, les quatre fils que tous les Juifs avaient autrefois au bord de leur vêtement, Ferris J. Stephens, « The Ancient Significance of Sisith », JBL 50, 1931, pp. 59-70. Comparez avec l’Irham des musulmans dans John L. Burckhardt, Travels in Arabia, 2 vols., Londres, Colburn & Bently, 1831, 1:104-5, 163-64.

[48] Références dans Eisler, Iesous Basileus, 2:34, n. 11.


CHAPITRE DEUX : Le départ

La dispersion

Le livre d’Éther, dans sa description du déracinement et de la dispersion, depuis la tour, d’une population nombreuse, nous la montre s’en allant non pas individuellement mais par groupes, et pas simplement des groupes de familles, mais des groupes d’amis et d’associés : « tes amis et leurs familles, et les amis de Jared et leurs familles » ("Éther 1:41). Il n’y avait pas de raison de laisser la langue de Jared sans la confondre s’il n’y avait personne à qui il pourrait parler, et son frère invoqua le Seigneur pour que ses amis puissent également conserver la langue. Ceci s’appliquerait néanmoins à n’importe quelle autre langue : si chaque personne devait parler une langue rien que pour lui et partir tout à fait seul, les races auraient été non pas simplement éparpillées mais tout à fait annihilées[1]. Nous ne devons pas tomber dans le vice classique qui consiste à lire dans les Ecritures des choses qui ne s’y trouvent pas. Notre texte ne dit absolument pas que tout le monde s’est tout à coup mis à parler une nouvelle langue. Il nous est dit dans le livre d’Éther que les langues furent confondues avec et par la « confusion » du peuple : « Invoque le Seigneur, dit Jared (Éther 1:34), afin qu’il ne nous confonde pas de telle sorte que nous ne puissions comprendre nos paroles » (italiques ajoutés). Cette précision est significative pour plus d’une raison. Comment peut-on dire que « nous ne pouvons comprendre nos paroles » ? Les mots que nous ne pouvons pas comprendre peuvent être des syllabes qui n’ont pas de sens ou peuvent être dans une langue étrangère, mais dans l’un ou l’autre cas, ce ne sont pas nos paroles. La seule manière pour nous de ne pas comprendre nos propres paroles c’est que des mots qui sont réellement les nôtres changent de sens parmi nous. C’est exactement ce qui arrive lorsque les gens et par conséquent les langues sont soit « confondus », c’est-à-dire mélangés, soit éparpillés. Dans le récit d’Éther, la confusion des gens ne doit pas être séparée de la confusion de leur langue ; elles sont, et ont toujours été, un seul et même processus : le Seigneur, nous dit-on (Éther 1:35-37), « ne confondit pas la langue de Jared ; et Jared et son frère ne furent pas confondus... et le Seigneur eut compassion de leurs amis et de leurs familles aussi, de sorte qu’ils ne furent pas confondus ». Il est clair que « confondre », tel que le mot est utilisé dans le livre d’Éther, doit être pris dans son sens véritable et littéral de « déverser ensemble », « mélanger ensemble », si l’on se rapporte à la prophétie qui se trouve dans (Éther 13:8, qui dit que « Ie reste de la maison de Joseph sera édifié dans ce pays... et il ne sera plus confondu », le mot signifiant ici mêlé à d’autres peuples, culturellement, linguistiquement ou autrement.

Il y a encore une autre expression biblique importante à laquelle notre texte apporte un éclaircissement bienvenu : Éther ne dit pas que « toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots » (Genèse 11:1), mais il nous donne une indication intéressante sur la manière dont il faut comprendre ce passage. Tout comme « fils » et « descendant » sont le même mot en hébreu et peuvent par conséquent être facilement confondus par des traducteurs (qui en fait n’ont pas la possibilité de savoir, à part le contexte, dans quel sens il faut comprendre le mot), de même « terre » et « pays » sont le même mot, le eretz bien connu. Étant donné que le livre d’Éther, qui ne parle que des Jarédites, note que « il n’y avait aucun des beaux jeunes fils ni des belles jeunes filles sur la surface de toute la terre qui se repentît de ses péchés » (Éther 13:17), il semblerait que l’expression courante « toute la terre » (kol ha-aretz) de l’Ancien Testament ne doive pas toujours être prise dans le sens de globe tout entier. Il est certainement tout aussi légitime de penser que l’époque de Péleg a été le moment où, comme le décrivent les vieux écrivains juifs, « Ies enfants de Noé commencèrent à diviser la terre entre eux[2] », que d’imaginer sans la moindre autorité la dérive des continents ou le déchirement du globe terrestre. La première réaction qu’a le lecteur d’un texte ancien et fragmentaire devient ordinairement un credo qu’il garde toute sa vie, même si les recherches et la révélation se sont combinées dans les derniers jours pour discréditer cette solution évidente et facile des mystères. Lorsque nous l’examinons, le livre d’Éther, comme 1 Néphi, a tout d’un récit sobre qui s’en tient aux faits et n’a jamais été censé être un tremplin pour l’imagination ; par exemple, notre document n’attribue pas la dispersion du peuple, comme on pourrait le croire innocemment, à la confusion des langues. Lorsque le frère de Jared eut été assuré de ce que lui, son peuple et leur langue ne seraient pas confondus, la question de savoir s’ils seraient chassés du pays restait encore à résoudre : C’était un autre problème, et il est évident que la langue qu’ils parlaient avait aussi peu à voir avec leur expulsion du pays qu’avec leur destination. C’est quelque chose d’autre qui va chasser de chez eux les Jarédites réticents. Qu’est-ce qui a pu les forcer à partir ? Pour être sobre et fidèle aux faits, l’histoire n’a pas besoin de se cantonner au monotone, au normal et au quotidien. La confusion et la dispersion des gens de la tour ne fut pas l’évolution lente du processus historique. Elle fut soudaine et terrible, et le livre d’Éther donne l’indication la plus claire possible de ce qui l’a causée.

Mais ceci introduit un thème dont il m’est impossible de parler brièvement. Réservons-le pour une autre lettre.

Une note sur le temps[3]

Cher F.,

Il est réjouissant de savoir que vous avez enfin lu le livre d’Éther et que vous avez découvert qu’il n’est pas, en dépit de son nom, « du chloroforme en caractères d’imprimerie ». Le sujet que vous contestez maintenant, « le récit extravagant et outré de la façon dont ils ont traversé l’océan », est celui-là même auquel ma dernière lettre voulait en venir. Nous avons terminé, vous vous en souviendrez, par l’observation que c’est quelque chose d’effroyable qui a dû chasser les Jarédites du pays. Qu’était-ce ?

Les burans de l’Asie centrale sont toujours terribles. Les voyageurs anciens et modernes racontent des histoires presque incroyables mais uniformes sur ces vents terrifiants qui déplacent presque quotidiennement d’énormes masses de sable, de poussière et même de gravier d’une partie du continent à l’autre[4]. Les grands dépôts de lœss sur les bords orientaux et occidentaux de cette vaste région témoignent de tempêtes de sable encore plus terribles qui accompagnèrent la dessiccation du pays après l’époque glaciaire. Mais c’est quand le climat du monde connaît un bouleversement, comme cela a été le cas un certain nombre de fois dans le cours de l’histoire, que les sables qui soufflent de l’Asie font tomber de puissants empires en ruines, ensevelissent de grandes villes presque du jour au lendemain et dispersent les tribus dans toutes les directions pour envahir et submerger les civilisations plus favorisées de l’Est et de l’Ouest. Le temps qu’il fait en Asie est le grand mécanisme moteur central de l’histoire du monde. Ce n’est que ces dernières années que les hommes ont commencé à faire le lien entre les grandes migrations de l’histoire, ainsi que les guerres et les révolutions qui les ont accompagnées, et ces grandes crises climatiques, comme le grand vent et la sécheresse de 2300-2200 av. J.-C et les inondations mondiales de 1300 av. J.-C, que nous savons maintenant s’être produits dans le courant de l’histoire écrite[5]. Ceux qui étudient la société ont été à ce point hypnotisés par la facilité avec laquelle tous les imprévus de la vie peuvent être expliqués en fonction des principes de l’évolution, que la fureur des éléments et l’effondrement des empires passent inaperçus dans leurs graphiques et leurs manuels. Alors qu’ils ont sous les yeux des exemples aussi visibles que le nez au milieu de la figure, ils dédaignent néanmoins de reconnaître des choses aussi bassement sensationnelles que les épidémies et les tremblements de terre, et ils ne veulent pas non plus reconnaître la vitesse effrayante avec laquelle les scènes de l’histoire du monde changent.

Sir Aurel Stein, dans son livre Lou-Lan, a décrit les maisons et les rues désertes de cette ville se trouvant exactement dans le même état qu’il y a quatorze siècles, lorsque leurs habitants furent chassés par une sécheresse si soudaine et si terrible que ni le bois des arbres fruitiers, ni les tissus les plus délicats n’ont pourri depuis[6]. La grande ville d’Etsina fut tout aussi soudainement abandonnée il y a six cents ans et ne fut retrouvée qu’en 1908 : « Toute vie naturelle mourut. Les arbres de la forêt se jetèrent sur le sol [parlant évidemment des vents terribles]... et il s’éleva des tempêtes qui ensevelirent bientôt le pays sous le sable. » Aujourd’hui encore, les arbres sont là non décomposés, « comme des momies desséchées au soleil, morts, nus et gris... ils étaient étendus par milliers sur une vaste région, qui était autrefois une forêt ombragée... nous sommes passés devant d’autres ruines de fortifications abandonnées, et avec d’étranges sensations, nous avons déterré des objets qu’aucun être humain n’avait touché pendant plus de six cents ans...[7] »

Le même voyageur qui raconte cela allait être témoin oculaire de la répétition de cette tragédie asiatique bien connue :

« Un jour, nous avons rencontré un village sart abandonné où les digues nouvellement jetées et les terrassements inachevés témoignaient de la lutte désespérée qu’avait menée l’ancienne population pour retenir l’eau en voie de disparition... Mais un jour était venu où il n’y avait plus eu d’eau. Les animaux se tenaient près des points d’eau et cherchaient en vain de l’humidité, les femmes pleuraient dans les maisons, et les hommes se rassemblaient dans la mosquée pour prier Allah pour obtenir le miracle qui seul pouvait sauver leurs nombreuses maisons [cf. Éther 1:38]. Mais il ne se produisit pas de miracle ; le village n’obtint pas d’eau et, dans la dernière extrémité de la famine, le peuple jeta ses possessions les plus indispensables sur les chevaux et les ânes restants et quitta rapidement ses foyers et le pays de ses pères pour suivre son aksakal [l’ancien du village, cf. le frère de Jared] dans les terres brûlées par le soleil à la recherche désespérée d’eau[8]. »

Le sort des malheureux vagabonds est décrit en ces termes : « Plus tard, nous avons rencontré de temps en temps de petits groupes de ces anciens paysans, qui, maintenant, nomades malheureux, erraient dans les steppes. Les fugitifs avaient été obligés de se répartir en petits groupes, puisqu’aucun cours d’eau ne pouvait les desservir tous...[9] ».

N’est-ce pas là en miniature l’histoire de la dispersion ? Vous savez comment les ancêtres des Étrusques furent chassés d’Asie mineure par la sécheresse et se dirigèrent vers l’ouest, à la recherche d’une terre promise. Ce n’était pas simplement de l’eau que recherchaient ces gens, mais une terre meilleure, et surtout de meilleurs pâturages. Dans l’épopée des Bani Hilal, on nous montre comment l’une des plus grandes tribus arabes fut chassée de chez elle par sept années de vents brûlants, et comment elle chercha une terre promise, tout d’abord en Asie centrale et puis au Maroc. C’est lorsque le reste du monde fut frappé de famine que l’Égypte devint le refuge des patriarches, car « il y avait du blé en Égypte ». Comme vous le savez, il y a deux points ou centres de rayonnement classiques à partir desquels toutes les migrations de l’Antiquité ont pris leur élan : le cœur de l’Asie et (à un bien moindre degré) le désert arabe. N’est-il pas remarquable que les migrations du Livre de Mormon prennent leur départ dans ces deux mêmes centres ?

Vous devez dépasser l’idée que l’histoire avance à un rythme lent et même majestueux. Ce n’est pas vrai. La calamité soudaine qui s’est abattue sur un village asiatique en 1927 a frappé maintes et maintes fois dans le passé, dispersant les habitants de grandes capitales et les transformant en vagabonds sur la terre, « et lorsque la tempête s’apaisait, les sables volants se solidifiaient de nouveau, et les nomades terrifiés trouvaient la face tout entière de la nature transformée en de nouvelles formes.[10] » Et de toutes les nombreuses villes et de tous les nombreux empires dispersés par une bouffée soudaine d’air brûlant, c’est Babel, la ville de la tour, qui a laissé derrière elle le dépôt le plus riche de légendes et de traditions.

Eusèbe, dans son Chronicon, qui, chose surprenante, s’est révélé être une des sources les plus dignes de confiance de l’histoire orientale ancienne, cite la Sibylle et lui fait dire que « lorsque tous les hommes parlaient une seule langue, certains d’entre eux construisirent une haute tour de manière à monter jusqu’au ciel, mais Dieu détruisit la tour par des vents puissants[11] ». Deux siècles plus tard, Théophile d’Antioche donne une version plus complète de l’histoire, citant la Sibylle en vers : « Après le cataclysme, les villes et les rois eurent un nouveau commencement, de cette manière. La première ville de toutes fut Babylone... et un homme du nom de Nimrod en devint le roi... comme à cette époque les hommes avaient tendance à se disperser, ils se consultèrent au lieu de consulter le Seigneur, et décidèrent de construire une ville et une tour dont le sommet arriverait au ciel, de sorte que leur nom puisse être glorifié... Ainsi parle la Sybille : Mais lorsque les menaces du grand Dieu s’accomplirent, menaces dont il avait averti les mortels à l’époque, ils construisirent une tour en pays assyrien. Ils parlaient tous autrefois la même langue et voulaient monter aux cieux étoilés. Mais immédiatement l’Immortel fit une forte pression sur les coups de vent, de sorte que le vent renversa la grande tour et poussa les mortels à lutter les uns contre les autres. Et lorsque la tour fut tombée, les langues des hommes furent divisées en de nombreux dialectes, de sorte que la terre se remplit de différents royaumes d’hommes[12]. « Le Livre des Jubilés (2e s. av. J.-C.) dit comment « le Seigneur envoya un vent puissant contre la tour et la renversa sur la terre, et voici c’était entre Assur et Babylone dans le pays de Schinear, et ils lui donnèrent le nom de ‘Renversement’[13]. » L’historien persan zélé et érudit qu’était Tha’labi (mort en 1030 apr. J.-C.), rapporte que le peuple fut dispersé de la tour par une sécheresse terrible accompagnée de vents d’une telle vélocité qu’ils renversèrent même la tour[14]. « Quarante ans après l’achèvement de la Tour », dit Bar Hebraeus, qui réunit une vaste quantité de traditions en Asie centrale au treizième siècle, « Dieu envoya un vent et la Tour fut renversée et Nemrodh y mourut[15]. La description de perturbations atmosphériques violentes accompagnées de bouleversements sociaux, de la dispersion de tribus et d’un changement de langues ne peut que remonter à un événement réel ; non seulement c’est le genre de choses auquel on s’attendrait, mais on sait aussi très bien que cela s’est produit maintes et maintes fois – il n’y a aucune raison de douter qu’une grande ville appelée Babel ait connu, il y a longtemps, le même destin que les gens de ‘Ad et Thamud, de Lou-Lan, d’Etsingol ou des Nasamonéens[16].

Mais le Livre de Mormon ? Contraste frappant avec l’histoire de Léhi, où les seules terreurs rencontrées au cours du voyage par terre et par mer étaient normales et familières, y compris un typhon, nous avons dans l’histoire de la migration jarédite un état de choses très insolite. Le Seigneur commanda à Néphi de construire « un bateau », un bateau ordinaire, dont ses frères étaient certains qu’il ne pourrait jamais le finir. Pourtant le bateau fut terminé et la famille mit à la voile. Les frères de Néphi, en dépit de toutes leurs moqueries, n’eurent apparemment pas de commentaires méprisants à faire sur le genre de bateau qu’il construisait. Nous en concluons que c’était, comme on l’appelle à diverses reprises, simplement « un bateau », quoique, étant terrien, Néphi eut besoin d’être spécialement guidé (1 Néphi 17:8). Or le peuple de Léhi dut traverser au moins deux fois et probablement trois ou quatre fois plus d’eau que les Jarédites, et un navire ordinaire lui suffit pour cela. Mais les barques de Jared étaient des navires tout à fait extraordinaires. Le Seigneur donna au constructeur des instructions spéciales pour tous les détails. Elles devaient être submersibles et cependant flotter très légèrement à la surface des vagues. « Elles étaient petites, et elles étaient légères sur l’eau » et cependant construites de manière à résister à une pression terrible : « extrêmement étanches », « étanches comme un plat », avec des trous d’aération spéciaux et scellés que l’on ne pouvait pas ouvrir lorsque la pression de l’eau à l’extérieur était plus grande que la pression d’air à l’intérieur. Le Seigneur expliqua pourquoi il serait nécessaire de construire de tels vaisseaux: parce qu’il était sur le point de déchaîner des vents d’une violence incroyable qui, le moins qu’on en puisse dire, feraient de la traversée un cauchemar effrayant. Toute fenêtre, dit-il en guise d’avertissement, volera en éclats ; il ne sera pas question de faire du feu ; « vous serez comme une baleine au milieu de la mer; car les vagues montagneuses se jetteront sur vous... vous ne pouvez traverser ce grand abîme sans que je ne vous prépare contre les vagues de la mer, et les vents qui sont sortis, et les flots qui viendront. »

« Que veux-tu donc que je prépare pour vous, pour que vous ayez de la lumière lorsque vous serez engloutis dans les profondeurs de la mer ? » (Éther 2:23-25). Il ne s’agissait pas ici d’une traversée normale ni d’une tempête brève et passagère... « le vent ne cessa jamais de souffler vers la terre promise pendant qu’ils étaient sur les eaux » (Éther 6:8) – « Ie Seigneur Dieu fit en sorte qu’un vent furieux soufflât sur la surface des eaux... ils furent de nombreuses fois ensevelis dans les profondeurs de la mer, à cause des vagues montagneuses qui déferlaient sur eux, et aussi des grandes et terribles tempêtes qui étaient causées par la violence du vent » (Éther 6:5-6; italiques ajoutés). Notre récit montre d’une manière parfaitement claire que le groupe allait passer pas mal de temps en dessous de la surface de la mer ! Il est évident que des vents aussi phénoménaux et continuels ne peuvent avoir été une simple perturbation locale, et nous pouvons supposer sans grande crainte de nous tromper que le livre d’Éther nous décrit ces mêmes super-vents que l’on dit avoir accompagné et peut-être causé la destruction de la tour.

Le livre d’Éther nous dit clairement qu’au moment de la dispersion le monde fut balayé par des vents d’une violence colossale. Il y a trois sources principales qui permettent de vérifier ceci : (1) les vieilles traditions concernant la tour, qui mentionnent presque toujours les vents, (2) les études des paléoclimatologues qui, coordonnées avec les documents historiques, montrent que le monde a connu à diverses reprises des changements climatiques catastrophiques dans les 6000 dernières années, par exemple la grande sécheresse mondiale et les tempêtes de vent vers 2200 av. J.-C, la terrible sécheresse de 1000 av. J.-C, les inondations également violentes de 1300 av. J.-C et le Fimbulwinter de 850 av. J.-C, etc., et (3) les comptes rendus historiques proprement dits de lieux qui ont subi le même sort que Babel, montrant que ce n’est pas là un événement fantastique mais véritablement caractéristique dans l’histoire du monde. Un bon exemple de ce genre de document historique est la Cosmographie de Qazwini, qui dit comment, au Moyen Âge, le grand dôme de Bagdad, lequel « dôme était le symbole (‘alam) de Bagdad et la couronne du pays, et la réalisation principale des fils d’Abbas », s’écroula pendant un grand vent de tempête. Les savants ont souvent fait remarquer que la tour de Babel était justement l’un de ces symboles de la puissance et de l’unité de ses constructeurs (Genèse 11:4)[17].

Non seulement la Bible ne fait pas mention des vents, mais le Livre de Mormon lui-même le fait seulement au passage, quoique très nettement, pour expliquer pourquoi les bateaux jarédites furent construits comme ils le furent et en décrivant le voyage par mer. Le fait même que ce détail soit simplement mentionné en passant est un argument puissant en faveur de l’authenticité du récit.

La route de l’exil[18]

Partis de la plaine de Schinear, les Jarédites se dirigèrent vers le nord et passèrent dans une vallée qui doit son nom à Nimrod, le grand chasseur, et de là « dans cette contrée où il n’y avait jamais eu d’homme » (Éther 2:5). Cela a dû les conduire dans la région des grandes et larges vallées où le Tigre, l’Euphrate, le Kura et l’Araks ont leur source, un « centre d’où rayonnent des vallées et des routes auxquelles l’Euphrate doit son importance comme grande route de pénétration commerciale et militaire[19] ». La présence fréquente, dans cette région, du nom de Nimrod, que nous avons déjà relevée, n’est peut-être pas sans importance véritable, car il n’est pas de phénomène historique qui ait été démontré aussi formellement que la ténacité extrême des noms de lieux. Dans de nombreux cas, les noms de lieux encore utilisés parmi les paysans ou les nomades illettrés, se sont révélés remonter aux temps préhistoriques.

Le point de savoir si le groupe est parti vers l’est ou vers l’ouest à partir de la vallée de Nimrod n’est pas d’importance majeure, quoiqu’un certain nombre de choses militent en faveur d’un itinéraire vers l’est[20]. Il y a par exemple la grande longueur du voyage : « Pendant ces nombreuses années nous avons été dans le désert » (Éther 3:3); pareille situation implique non seulement de vastes régions d’errance, mais un terrain favorable à des nomades éleveurs de bétail et une « contrée où il n’y avait jamais eu d’homme », conditions auxquelles les régions asiatiques se conforment beaucoup mieux que les européennes. La chose la plus révélatrice, c’est le fait que « Ie vent ne cessa jamais de souffler vers la terre promise pendant qu’ils étaient sur les eaux; et c’est ainsi qu’ils furent poussés par le vent » (Éther 6:8). Qu’ils soient partis des rivages de l’Orient ou des rivages de l’Occident, les Jarédites devaient nécessairement traverser l’océan entre le 30e et le 60e parallèle nord où les vents dominants sont des vents d’ouest d’un bout à l’autre du monde. Puisque la cause de ces vents se rattache à la révolution de la terre et au froid relatif des régions polaires, on peut supposer que les mêmes vents régnaient du temps de Jared que du nôtre. On ne peut évidemment pas être trop dogmatique là-dessus, car le climat a changé au cours des âges, et il se produit aussi des tempêtes anormales ; cependant, la constance extrême du vent suggère fortement des vents dominants de l’ouest et la traversée du Pacifique Nord, puisque, si les voyageurs avaient tenté l’Atlantique, cela aurait signifié avoir constamment le vent debout. La longueur du voyage par mer, 344 jours, ne nous dit rien puisque les navires, quoique poussés par le vent, n’utilisèrent apparemment pas de voiles : les ouragans presque perpétuels auraient rendu les voiles impossibles même s’ils en avaient eu. Mais le fait que le groupe resta presque un an sur l’eau, même avec les vents en poupe, fait certainement penser au Pacifique et rappelle de nombreuses histoires de jonques chinoises qui, au cours des siècles, ont été poussées, sans rien pouvoir y faire, par le vent pour finir, après avoir passé environ une année en mer, par s’échouer sur les plages de la côte occidentale de l’Amérique[21]. En outre, nous ne devons pas oublier qu’une montagne d’une « hauteur extrême » se trouvait près de l’endroit de l’embarquement jarédite (Éther 3:1) et qu’il n’y a pas de montagnes de ce genre sur la côte atlantique de l’Europe, comme il y en a en de nombreux endroits du rivage asiatique. Mais à l’est comme à l’ouest, de la Baltique au Pacifique, « du désert de Gobi et de la frontière de la Corée au Danube inférieur et aux Carpates », un seul mode de vie règne depuis l’aube de l’histoire, conditionné par un type de terrain remarquablement uniforme[22]. Un certain nombre d’études faisant autorité dans ce qu’on appelle l’Art des Steppes, et les fouilles des Russes au cours des années récentes, ont confirmé les suppositions les plus extravagantes quant à l’étendue, l’antiquité et l’uniformité des cultures de la steppe. La culture keltéminaire nouvellement découverte, par exemple, semble relier les unes aux autres toutes les grandes langues de l’Europe et de l’Asie centrale en un enchaînement préhistorique unique et vaste qui englobe non seulement la famille indo-européenne mais aussi la touranienne et même les antiques langues non aryennes de l’Inde[23]. L’Asie est le pays classique des tribus et des nations errantes, avec un type commun de culture et de société qui, comme nous le verrons, se retrouve parfaitement chez les Jarédites.

Seul le livre d’Éther voit les paysages maintenant secs et poussiéreux sous un aspect inattendu : « Et il arriva qu’ils voyagèrent dans le désert et construisirent des barques, dans lesquelles ils traversèrent de nombreuses eaux, étant continuellement dirigés par la main du Seigneur. Et le Seigneur ne leur permit pas de s’arrêter au-delà de la mer dans le désert, mais il voulut qu’ils continuassent jusqu’à la terre de promission... » (Éther 2:6-7; italiques ajoutés). La traversée de nombreuses eaux en étant constamment dirigés est surprenante, « Ia mer » en question n’étant apparemment qu’une – quoique la plus redoutable – des nombreuses eaux à traverser. Or, il est de fait que dans les temps anciens, les plaines de l’Asie étaient couvertes de « nombreuses eaux » qui ont maintenant disparu, mais dont l’existence a été signalée jusque bien avant dans les temps historiques ; elles étaient évidemment bien plus abondantes encore du temps de Jared. A l’époque d’Hérodote encore, le pays des Scythes (région dans laquelle le peuple de Jared se rendit tout d’abord) présentait de redoutables barrières d’eau à l’émigration : « La face du pays était sans doute très différent de ce qu’il est maintenant, dit Vernadsky, les fleuves étaient beaucoup plus profonds et il restait encore de l’époque glaciaire de nombreux lacs qui se transformèrent plus tard en marécages[24]. » En effet, la théorie émise par Pumpelly sur le développement de la civilisation à partir de cultures oasiennes présuppose l’existence de vastes mers intérieures, maintenant disparues, mais dont l’existence a été bien attestée même jusque dans les annales chinoises qui parlent de « vastes étendues d’eau, dont le Lob Nor et d’autres lacs rétrécis et petits lacs saumâtres de montagne sont tout ce qui en reste[25] ». L’assèchement constant du cœur de l’Asie depuis la fin de la dernière époque glaciaire est un des faits de base de l’histoire, et certains experts le considèrent même comme la source de l’histoire du monde. Mais c’est une découverte relativement récente. Celui qui a écrit le livre d’Éther a montré une perspicacité remarquable en mentionnant des eaux plutôt que des déserts le long du chemin des émigrants, car la plupart des déserts sont d’origine très récente, tandis que presque toutes les eaux antiques ont complètement disparu. Il nous suffit de nous souvenir que Sven Hedin a découvert qu’il y a des lacs qui se déplacent littéralement en Asie centrale !


[1] Parmi les traditions de la dispersion, on trouve aussi la tradition du juste dont la langue n’a pas été changée. Certains rabbins, dit Bar Hebraeus, dans E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus.

[2] Jubilés 8:8.

[3] La 3e partie de « The World of the Jaredites », IE 54, novembre 1951, pp. 786-87, 833-35, commençait ici.

[4] Jean de Pian de Carpini commence son récit de ses voyages en Asie Centrale au 13e siècle en décrivant ces vents, dans Manuel Komroff, dir. de publ., Contemporaries of Marco Polo, New York, Liveright, 1928, p. 4. Des explorateurs modernes tels que G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. 49, les mentionnent à diverses reprises, p. ex.: « Nous approchions du grand bassin désertique de l’Asie intérieure et chaque souffle de vent apportait de la poussière provenant de sa vaste étendue de sable », pp. 110, 193-95, 404, etc.

[5] On pourra trouver un bon traitement général des grands changements climatiques de l’histoire ancienne dans C. E. P. Brooks, Climate Through the Ages, Londres, Benn, 1926); A. R. Burn, Minoans, Philistines, and Greeks, New York, Knopf, 1930); Christopher Dawson, The Age of the Gods, Londres, Murray, 1928; J. L. Myres, « The Ethnology and Primitive Culture of the Nearer East and the Mediterranean World », dans Edward Eyre, dir. de publ., European Civilization, 7 vols., Oxford, Oxford University Press, 1934-38, 1:94-95, 103; J. B. S. Haldane, « A Biologist Looks at England », Harpers 175, August 1937, pp. 286; V. Gordon Childe, New Light on the Most Ancient East, New York, Praeger, 1953, ch. 2.

[6] Aurel Stein, Serindia, 5 vols., Oxford, Clarendon, 1921; réimpression Delhi, Matilal Banarsidass, 1980-83, 1:369-449; Aurel Stein, Innermost Asia, 3 vols., Oxford, Clarendon, 1928, 1:214-16.

[7] Henning Haslund, Men and Gods in Mongolia, New York, Dutton, 1935, pp. 106-10.

[8] Id., pp. 176-77.

[9] Id., p. 177.

[10] Id., p. 106.

[11] Eusèbe, Chronicorum I, 4, dans PG 19:116

[12] Théophile d’Antioche, Ad Autolycum II, 31, dans PG 6:1101; virtuellement le même texte dans les Livres Sibyllins, 3:98-107, dans R. H. Charles, Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament, 2 vols., Oxford, Clarendon, 1912, 2:380-81. On trouve l’idée que la tour fut construite expressément pour unifier le genre humain qui avait tendance à se disperser, dans Livres Sibyllins, 5:423: « touchant les nuages eux-mêmes et vue de tous, pour que tous les fidèles et tous les justes puissent voir la gloire du Dieu invisible ». Emil G. Kraeling, « The Earliest Hebrew Flood Story », JBL 66, 1947, p. 283, dit à propos de cette idée: « C’est là une philosophie primitive et pourtant profonde concernant la nature de la ville orientale. » Le point de savoir si Babel était une tour ou une ville est un détail, id., pp. 280-83, puisque les deux vont normalement de pair. Malgré tout, Dieu a maudit le projet parce qu’il était entrepris par les hommes de leur propre chef, sans le consulter: « Malheur à toi, Babylone, au trône d’or et aux sandales d’or, toi qui pendant maintes années fus reine, seule souveraine du monde, autrefois si grande et si cosmopolite », Livres Sibyllins 5:434-5.

[13] Jubilés 10:26.

[14] Tha'labi, Qisas al-Anbiyya, p. 43.

[15] Budge, Chronography of Bar Hebraeus, 1:8.

[16] Pour 'Ad et Thamud, R. A. Nicholson, A Literary History of the Arabs, Cambridge, Cambridge University Press, 1930, pp. 1-3; Hérodote, Histoires II, 31-32. La soudaineté de la chute de Babylone, maîtresse du monde, a laissé une impression indélébile dans l’esprit des hommes, qui ont appliqué le nom de cette ville comme « mot de code » à toutes les métropoles mondiales condamnées depuis lors, p. ex., Rome, Alexandrie.

[17] Le passage est dans E. Harder, Arabische Chrestomathie, Heidelberg, Goos, 1911, p. 166.

[18] La 4e partie de « The World of the Jaredites », IE 54, décembre 1951, pp. 862-63, 946-47, commençait ici. A l’origine, cette livraison commençait par le paragraphe suivant, dont le contenu de base apparaît au dernier paragraphe de la section précédente: « Ainsi, vous pensez que mon récit du Grand Vent est un peu tiré par les cheveux. Je ne prétends pas que la tour a été renversée par le vent, je relève simplement que les anciens avaient une tradition très anciennne, répandue et persistante que sa chute s’est accompagnée de grands vents. Je relie cela à la description des vents dans le Livre d’Ether. Toutefois, pour vous montrer que pareille chose est possible, je vous propose un parallèle historique. Qazwini, dans sa Cosmographie, dit que le grand dôme de Bagdad était un signe et un symbole de la puissance et de l’unité du pays. Les spécialistes ont souvent fait remarquer que la Tour de Babel était un symbole du même genre. Qazwini nous apprend en outre que ce grand édifice fut détruit par un vent terrible – du moins, il dit qu’il tomba pendant un ouragan et nous laisse tirer nos conclusions. »

[19] Alexandre Moret, Histoire de l'Orient, 2 vols., Paris, Presses Universitaires, 1929-36, 1:306.

[20] Voir appendice 1

[21] Voir Charles E. Chapman, A History of California: The Spanish Period, New York, Macmillan, 1926, pp. 21-30.

[22] La citation vient de Louis Marin, préface à G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. ix.

[23] V. Altman, « Ancient Khorezmian Civilization in the Light of the Latest Archaeological Discoveries, 1937-1945 », JAOS 67, 1947, pp. 81-85.

[24] George Vernadsky, Ancient Russia, New Haven, Yale University Press, 1943, pp. 15-16. Au 12e s., il était possible d’empêcher les invasions du grand royaume d’Asie Centrale, le Khwarazm en inondant le pays, Karl A. Wittfogel et Fêng Chia-Shêng, « History of Chinese Society Liao », TAPS 36, 1946, p. 647.

[25] Raphael Pumpelly, Explorations in Turkestan, 2 vols., Washington, Carnegie Institution, 1908, 2:286; cf. 1:66, 70-75


CHAPITRE TROIS : Jared dans les steppes

Le peuple en marche

Le récit de « la traversée des plaines » par Éther est une idylle asiatique. Il n'y manque rien d'essentiel. Tout d'abord, la steppe est noire de « troupeaux, mâles et femelles, de toute espèce » et si nous y regardons de plus près, la volaille, le poisson et même les abeilles et « les semences de toute sorte » ne manquent pas. En outre, le frère de Jared reçoit le commandement d'admettre dans sa compagnie ceux qu'il a envie d'emmener : « ... et aussi Jared, ton frère, et sa famille; et aussi tes amis et leurs familles, et les amis de Jared et leurs familles » (Éther 1:41). Voilà encore un contraste frappant avec l'histoire de Léhi : contrairement aux gens des sables, ces anciens ne constituent pas leurs sociétés sur la base de la parenté par le sang. Les amis de Jared et les amis de son frère sont deux groupes séparés, ce qu'ils ne seraient pas s'ils étaient parents. Apparemment, quiconque est un ami est un partisan et membre de la tribu, et cette règle, chose significative, est la loi fondamentale de la société asiatique depuis les temps les plus anciens connus, lorsque la formule « je les ai comptés parmi mon peuple » était appliquée à tous les peuples qu'un roi pouvait soumettre, quelles que fussent leur race ou leur langue[1].

Toutes ces familles, avec leurs troupeaux et leurs bagages, traversèrent les vallées et partirent dans les plaines dans l'intention et l'espoir de devenir « une grande nation » et de trouver une terre promise; toutes choses en quoi ils sont des nomades asiatiques typiques de la vieille école, comme le montreront quelques exemples.

Ammianus Marcellinus, écrivant au quatrième siècle de notre ère, compare les Alains en marche à « une ville mouvante ». Tous les peuples de l'Asie émigrent de la même façon, explique-t-il, en poussant devant eux de vastes troupeaux, montés à dos de bête, leur famille et leur mobilier suivant dans de grands chariots tirés par des bœufs. En dépit de leur richesse en bétail, dit Ammianus, ils chassent et pillent en chemin[2]. Les Huns, qui battirent et supplantèrent les Alains, conservèrent les mêmes coutumes, comme le firent à leur tour leurs successeurs, et ainsi de suite[3], jusqu'à ce qu'au treizième siècle, William de Rubruck, voyageant comme espion et observateur pour Louis IX de France, utilise presque les mêmes mots qu'Ammianus : « Le lendemain nous rencontrâmes les charrettes des Scacatai chargées de maisons, et je pensai qu'une grande ville venait à ma rencontre. Je m'étonnai également en voyant les immenses troupeaux de bœufs, de chevaux et de moutons[4]. » Dans notre siècle, Pumpelly décrit comment « mille familles kirghizes descendirent des défilés des environs, leurs longues caravanes de chameaux caparaçonnés et surchargés de richesses nomadiques, et chaque caravane avec ses troupeaux de moutons et de chèvres, de chameaux, de bétail et de chevaux...[5] ». Notez que les troupeaux de tous ces gens se composaient de toutes les espèces d'animaux, ce qui est pour nous un mélange presque inconcevable : « des troupeaux de toute sorte », dit Éther, qui semble savoir de quoi il parle. Si vous voulez remonter dans le temps, vous trouverez à une époque bien plus lointaine d'Ammianus que lui ne l’est de la nôtre, les annales des rois assyriens fourmillant des mêmes immenses troupeaux de bétail, de moutons, de chevaux, de chameaux et d'êtres humains, le tout pêle-mêle et traversant les plaines soit comme prisonniers de conquérants puissants, soit comme chercheurs d'évasion et de sécurité dans une terre promise[6]. C'est un tableau touchant et tragique que celui des tribus errantes cherchant éternellement de nouvelles patries, des terres promises où elles pourraient s'établir et devenir de « grandes nations ». Presque sans exception, ces gens, si terribles qu'ils nous apparaissent, à nous, ou aux tribus plus faibles qui se trouvaient sur leur chemin, étaient en réalité des réfugiés qui avaient été chassés de leurs fermes et de leurs pâturages d'origine par la pression d'autres tribus encore, qui, en fin de compte, avaient été obligées de partir par la nécessité commune que les conditions climatiques imposent de temps en temps aux usagers des herbages marginaux et sous-marginaux[7].

Si les Jarédites mélangeaient leur bétail, ils semblent également avoir mélangé leurs métiers et, pourrait-on bien se demander, quels étaient-ils : chasseurs, bergers ou fermiers ? Vous pourriez poser la même question à propos d’une quelconque société asiatique normale et obtenir la même réponse : ils sont les trois. McGovern fait remarquer à diverses reprises que les tribus des steppes ont en tout temps été à la fois des chasseurs, des bergers et des fermiers[8]. Et dans mes récentes études sur l'État, j'ai montré qu'ils étaient par-dessus le marché les premiers bâtisseurs de villes. Toutes les tribus dont nous venons de parler, par exemple, étaient des chasseurs experts, bien qu’aucune d'elles ne manquât d'animaux en abondance. Un cas typique est celui des Mandchou-Solons qui, lorsque la peste détruisit leurs troupeaux, se lancèrent dans l’agriculture, et cependant ils « ne labourent pas plus que la faim ne les y oblige et, les années où le gibier est abondant, ils ne labourent pas du tout[9] », c'est-à-dire que ce sont des chasseurs, des éleveurs ou des cultivateurs selon que l'exigent ou le permettent les conditions. Veillons donc à ne pas trop simplifier notre image de ce qu'était la vie dans les premières civilisations et concevoir des idées à la Cecil B. De Mille à propos d'une situation « primitive » qui n'a jamais existé.

Ce qui est remarquable, c'est que toute mention de troupeaux de quelque espèce que ce soit est manifestement absente de l'histoire de Léhi, bien que celle-ci soit racontée avec force détails. Quel contraste surprenant ! Un groupe fuyant Jérusalem en secret pour mener une vie de chasse et de maquis dans le désert et mourant presque de faim, l'autre acceptant les volontaires, pour ainsi dire de tous les côtés, dans une sorte de front massif, poussant devant lui d'innombrables animaux et emportant tout depuis les bibliothèques jusqu'aux ruchers et aux réservoirs de poissons ! Il serait difficile de concevoir deux types de migration plus diamétralement opposés, et cependant chacun correspond parfaitement aux us et coutumes rapportés au cours de l'histoire pour la partie du monde dans laquelle le Livre de Mormon le situe.

Mais comment les Jarédites ont-ils pu emporter tout ce matériel ? De la même manière que les autres Asiatiques l'ont toujours fait : dans des chariots. Et quels chariots ! « Mesurant un jour l'écartement entre les ornières marquées par les roues d'un de leurs chariots, rapporte William de Rubruck, j’ai découvert qu'il était de six mètres... J’ai compté vingt-deux bœufs dans un attelage, tirant une maison sur un chariot... l'essieu du chariot était de taille énorme, comme le mât d'un navire[10]. » Marco Polo a vu les maisons des Tartares montées « sur une sorte de chariot à quatre roues[11] ». Dix-sept cents ans avant Marco Polo, Xénophon a vu, sur les plaines d'Asie, d'énormes chariots tirés par huit couples de bœufs[12], et mille ans plus tôt encore on nous raconte comment les Philistins entrèrent en Palestine avec leurs familles et leurs possessions chargées sur d'immenses véhicules aux roues pleines tirées par quatre bœufs[13]. Aujourd'hui encore, ce genre archaïque de chariot survit dans les immenses chariots cérémoniels de l'Inde et les énormes voitures dans lesquelles des hommes de la plaine tels que les Buriats transportent leurs dieux à travers les steppes[14]. Mais pouvons-nous dire que le chariot peut être aussi vieux que les Jarédites ?

Selon toute probabilité, oui. Nous avons maintenant quelques échantillons d'une telle antiquité qu'on arrive à portée de voix du déluge lui-même, et que ces véhicules ont déjà acquis la forme et la perfection qu'ils vont garder sans altération profonde pendant des milliers d'années. Les attelages et les chariots des tombes royales d'Ur, le char d'el-Agar trouvé en 1937, la voiture de Khafaje, les ornières de chariots préhistoriques visibles partout, tout cela va dans le sens de la grande antiquité du chariot et de son origine en Asie centrale[15]. Le dernier véhicule cité, datant du quatrième millénaire av. J.-C., était tiré par des chevaux et justifie Gertrud Hermes dans sa conclusion que le cheval n'était pas seulement connu « mais véritablement utilisé, du moins dans certains endroits, comme animal de trait avec des chars de guerre » à une date étonnamment reculée[16].

H. G. Wells a fait un jour une description frappante d'un homme primitif se balançant au bout d'une branche et atterrissant à sa grande surprise sur le dos d'un cheval occupé à paître qui par hasard passait sous son arbre. Pareil événement, croit-il, expliquerait très logiquement la découverte de l'art de la cavalerie. C'est bien possible, mais ce n'est pas ainsi que cela s’est passé, selon le consensus auquel on est parvenu actuellement, qui est que « partout la traction a précédé le chevauchage ». Mieux encore, McGovern raconte comment, à une date relativement récente, « Ies Scythes et les Sarmates ont eu l'idée brillante et originale de monter l'animal qu'ils avaient longtemps eu l'habitude de conduire[17] ». On s'accorde généralement à dire que les véhicules tirés par des bœufs étaient plus anciens que ceux tirés par des chevaux, mais les uns et les autres remontent au quatrième millénaire av. J.-C., et bien qu'il ait été possible aux Jarédites d'aller à pied, comme les Mongols eux-mêmes au sixième siècle av. J.-C. encore, il ne leur aurait pas été possible dans de telles circonstances d'emmener des cages, des ruches et des réservoirs de poissons. Il n'y a pas la moindre objection à ce qu'ils aient utilisé des chariots, surtout du fait que les animaux ne manquaient pas pour les tirer.

À propos de Deseret[18]

Cher professeur F.,

Le personnage de loin le plus intéressant et le plus attrayant du convoi de Jared est deseret, l'abeille. Nous ne pouvons passer à côté de cet insecte sans jeter un coup d'œil sur son nom et sa signification possible, car notre texte manifeste pour deseret un intérêt qui dépasse de loin le respect auquel a droit l'exploit de transporter des insectes, aussi remarquable que cela soit. Le mot deseret, nous dit-on (Éther 2:3), « par interprétation, est une abeille », le mot venant clairement de la langue jarédite, puisque Éther (ou Moroni) doit l'interpréter. Or, c'est là une coîncidence remarquable que le mot deseret, ou quelque chose qui y ressemble très fort, ait joui d'une position rituelle importante parmi les fondateurs de la civilisation égyptienne classique, qui l'associaient de très près au symbole de l'abeille. Le peuple, l'auteur de la Seconde Civilisation, comme on l'appelle, semble être entré en Égypte depuis le nord-est dans le cadre de la même grande expansion de peuples qui envoya les créateurs de la civilisation babylonienne classique vers la Mésopotamie[19].

Nous voyons donc les fondateurs des deux principales civilisations-mères de l'Antiquité entrer dans leur nouvelle patrie au même moment environ, venant d'un centre commun, apparemment ce même centre d'où les Jarédites partirent, eux aussi, mais nous en reparlerons plus tard. Ce qui nous intéresse ici, c'est que les pionniers égyptiens apportaient de leur patrie asiatique un culte et un symbolisme complètement développés[20]. Il semble qu'un de leurs principaux objets de culte ait été l'abeille, car le pays qu'ils colonisèrent d’abord en Égypte prit dorénavant le nom de « pays de l'abeille » et était désigné dans l'écriture hiéroglyphique par l'image d'une abeille, et d'autre part tous les rois d'Égypte, « en leur capacité de roi de la Haute et de la Basse Égypte » portaient le titre : « ceIui qui appartient au roseau et à l'abeille[21] ». Dés le début, les spécialistes des hiéroglyphes se sont demandé quelle valeur de son il fallait donner à l'image de l'abeille[22]. Selon Sethe, dès le Nouvel Empire, les Égyptiens eux-mêmes avaient oublié le mot originel[23], et Grapow dit que le titre honorifique qu’est celui de l'abeille est « illisible[24] ». N'est-il pas étrange qu'un mot aussi courant et aussi important ait été oublié ? Que s’est-il passé ? Quelque chose qui n'est pas rare du tout dans l'histoire du culte et du rituel, à savoir le fait que l'on évitait ou interdisait délibérément de prononcer le mot sacré. Nous savons que le signe de l'abeille n'était pas toujours écrit mais que, « pour des raisons superstitieuses, on lui substituait[25] » parfois l'image de la Couronne rouge, la majesté de la Basse Égypte. Si nous ne connaissons pas le nom original de l'abeille, nous connaissons le nom de cette Couronne rouge, le nom qu'elle portait lorsqu'elle fut substituée à l'abeille. Ce nom était dsrt (on ne connaît pas les voyelles, mais nous pouvons être sûrs qu'elles étaient toutes brèves; le « s » de dsrt avait un son fort, dont la meilleure représentation serait peut-être « ch », mais désigné par un caractère spécial, un « s » surmonté d'un minuscule coin par lequel les Égyptiens désignaient à la fois leur pays et la couronne qu'ils servaient. Maintenant lorsque la couronne apparaît à la place de l'abeille, on l'appelle parfois bit « abeille[26] », et cependant l'abeille, bien qu'étant l'équivalent exact de la couronne, n'est jamais, en vertu du même principe, appelée dsrt. Ceci révèle certainement un refus délibéré de le prononcer, surtout parce que dsrt veut dire également « rouge », mot spécialement applicable aux abeilles. Si les Égyptiens ne tenaient pas à dessiner l'image de l'abeille « pour des raisons superstitieuses », ils hésiteraient certainement à prononcer son vrai nom. Dans le sens de « rouge », on pouvait prononcer le mot sans crainte, mais jamais dans le sens de « abeille ». Un parallèle bien connu saute immédiatement aux yeux. À ce jour, personne ne sait comment il faut prononcer le nom hébreu de Dieu, YHWH, parce qu'aucun bon Juif n'oserait le prononcer même s'il le savait, mais au lieu de cela, lorsqu'il voit le mot écrit, il lui substitue toujours un autre mot, Adonaï, pour éviter de prononcer le son terrible du Nom. Cependant, la combinaison des sons HWH est une racine verbale très courante en hébreu et comme telle constamment utilisée. Il y a d'autres exemples de substitution de ce genre-là en hébreu, et il a dû y en avoir beaucoup dans les hiéroglyphes qui, comme le fait remarquer Kees, sont en réalité un langage à double sens.

Il y a un autre fait remarquable qui montre aussi que les Égyptiens évitaient délibérément d'appeler l'abeille deseret tout en appliquant le nom aux choses qu'elle symbolisait et même qui lui étaient substituées. Le symbole de l'abeille se répandit dans d'autres directions à partir de sa patrie d'origine, quelle qu'elle ait été, jouissant d'une place éminente dans les mystères royaux des Hittites, apparaissant dans cette archive vivante de la préhistoire qu'est le Kalevala et survivant même dans les rites pascals de certaines nations. Partout ici, l'abeille est l'agent grâce auquel le roi ou héros mort ressuscite d'entre les morts, et c'est en relation avec cela que l'abeille figure aussi dans les rites égyptiens[27]. Or, le peuple originel de « deseret », les fondateurs de la Seconde Civilisation, « Ies intellectuels d'On » prétendaient que leur roi, et lui seul, possédait le secret de la résurrection. C'était là en fait la pierre angulaire de leur religion; ce n'était rien moins que « Ie secret du roi », le pouvoir sur la mort par lequel il détenait son autorité tant parmi les hommes que dans l'au-delà[28]. Si l'abeille avait un rôle quelconque dans les rites profondément secrets de la résurrection royale de l'Ancien Empire – et comment pourrions-nous autrement expliquer sa présence dans les versions ultérieures et plus populaires des mêmes rites ? – on comprend pourquoi son nom et son office véritables ont été soigneusement cachés du monde. En outre, le fait que la couronne de dsrt est la « couronne de l'abeille » est, me semble-t-il, clairement indiqué par l'élément le plus frappant de la couronne, à savoir la longue antenne qui sort de sa base et qui, dans les dessins les plus anciens ne se termine pas par une boucle savamment tracée comme plus tard, mais ressemble exactement aux antennes extrêmement longues et bien visibles des plus anciennes abeilles hiéroglyphiques. Certains entomologues ont prétendu que le signe de l'abeille n'est pas une abeille du tout, mais un frelon, et certains égyptologues l'ont en conséquence lu dans ce sens; mais cela ne fait que rendre l'affaire plus mystérieuse puisqu'elle laisse les Égyptiens friands de miel sans mot pour abeille, indiquant que le nom était soumis à une censure totale. Je suis personnellement persuadé que la désignation archaïque et rituelle de l'abeille était deseret, un « mot de pouvoir » trop sacré pour être confié au vulgaire, étant une des clefs du « secret du roi ».

Dans certaines éditions du Livre de Mormon, bien que pas dans la première, le mot deseret a une majuscule, car les éditeurs ont reconnu que c'est en réalité un titre, « qui, par interprétation, est une abeille », tout à fait distinct des « essaims d'abeilles » qui furent également emmenés. Dans ce cas, on pourrait être justifié, mais nous n'y insisterons pas, si on voyait en Deseret le symbole national ou pour ainsi dire le totem du peuple de Jared[29], puisque l'auteur de nos annales semble y attacher une importance toute particulière. Àtravers les brumes de la préhistoire, il nous semble vaguement distinguer les tribus s'éloignant d'un centre commun quelque part au nord de la Mésopotamie pour implanter une civilisation comme dans diverses régions de la terre. « Toutes les grandes migrations, sans aucune exception, écrit Eduard Meyer, qui ont à plusieurs reprises dans le cours de l'histoire du monde changé la face du continent eurasiatique... se sont dirigées vers les régions lointaines de l'ouest à partir d'un point d'Asie centrale[30]. » Et de toutes ces grandes vagues d'expansion, les plus importantes se déplaçaient sous l'égide de l'abeille donneuse de vie.

Nous n'avons toutefois pas besoin de nous lancer dans des conjectures pour présenter des arguments intéressants à propos de deseret. Énumérons les faits connus et restons-en là. (1) Les Jarédites, dans leurs errances, ont emporté « une abeille » qu'ils appelaient dans leur langue deseret, aussi bien que « des ruches d'abeilles ». (2) Les fondateurs de la Seconde Civilisation d'Égypte avaient l'abeille comme symbole de leur pays, de leur roi et de leur empire auxquels ils appliquaient la désignation deseret ou quelque chose de très apparenté[31]. (3) Ils n'ont jamais appelé l'abeille elle-même dsrt, mais le signe qui est souvent « pour des raisons superstitieuses » écrit à sa place est désigné par ce nom. (4) Le signe de l'abeille était toujours considéré par les Égyptiens comme très sacré : « En tant que déterminant, dit Sethe, il est significatif de remarquer qu'il est toujours placé avant n'importe lequel des autres...[32] ». Comme on le sait bien, cette priorité est la prérogative des objets les plus sacrés dans la rédaction des hiéroglyphes. Son caractère extrêmement sacré et son rôle de rituel strictement secret expliquent amplement, pour ne pas dire exigent, la volonté de ne pas exprimer son vrai nom dans la lecture des textes.

Pour en venir aux temps modernes, le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est une coïncidence très parlante que quand le peuple du Seigneur a émigré vers une terre promise en ces derniers jours, il a appelé le pays Deseret et a choisi l’abeille comme symbole de sa société et de son gouvernement. Le Livre d'Éther est bien entendu directement responsable de ceci, mais il est difficile de voir comment le livre a pu produire une répétition aussi frappante de l'histoire sans avoir lui-même une base historique réelle. Lorsqu'un document historique d'une période quelconque cite des personnes et des institutions qui ont véritablement existé, il est toujours supposé que le document, du moins en ce qui concerne ces choses, a des liens authentiques avec le passé. Deseret et l'abeille semblent toutes deux parfaitement chez elles dans le monde crépusculaire de la préhistoire, se cachant et s’expliquant alternativement l'une l'autre, mais jamais très éloignées l'une de l'autre. Les nombreux liens et parallèles qui doivent finalement éclaircir la question attendent encore d'être examinés. Qu'il suffise pour le moment de montrer que ces indices existent réellement.

En tant que naturaliste, vous protesterez certainement ici en disant que l'abeille était inconnue dans l'Amérique antique, ayant été introduite pour la première fois dans le Nouveau Monde par l'homme blanc au dix-septième siècle. Il y a sept allusions aux abeilles ou au miel dans le Livre de Mormon, et sans exception toutes appartiennent à l'Ancien Monde. Les nomades de Léhi, affamés de douceurs, se réjouirent extrêmement, comme le font toujours les Arabes, à la découverte de miel, mais cela se passait en Arabie. Les Jarédites emportèrent des ruches d'abeilles de Babel dans le désert pour un voyage de plusieurs années, mais il n'est pas fait mention d'abeilles dans le fret de leurs bateaux (Éther 6:4), omission importante, puisque ailleurs notre auteur se donne la peine de les mentionner. La survivance du mot abeille dans le Nouveau Monde après que les abeilles elles-mêmes eussent été laissées en arrière est un phénomène qui a beaucoup de parallèles dans l'histoire du langage, mais le Livre de Mormon ne mentionne nulle part que des abeilles ou du miel aient existé sur le continent américain.

La civilisation asiatique et jarédite ancienne : une vue générale

Quelques lignes plus haut, j'ai suggéré que les Jarédites n'étaient qu'une des « diverses tribus qui se répandirent dans toutes les directions à partir d'un centre commun... pour implanter une civilisation protohistorique commune dans diverses régions de la terre ». Je parlais en fonction des dernières recherches, et il ne m'est pas venu à l'esprit au moment même que le tableau de la grande dispersion est exactement celui que décrivent la Bible et le Livre de Mormon. Si nous devons les croire, au commencement, une civilisation unique s'est répandue dans le monde entier et les historiens ont maintenant appris que tel a réellement été le cas. Les savants ne discutent plus du point de savoir si c’est l'Égypte ou la Mésopotamie qui a été le véritable fondateur de la civilisation, car nous savons maintenant que l'une et l'autre dérivaient d'une source commune, « une civilisation mondiale, répandue sur un immense territoire et qui n’était absolument pas localisée en Orient ». Avec la découverte des cimetières royaux d'Ur, les savants ont commencé à se douter que l'Égypte et la Babylonie ont tiré leur civilisation « d'une source commune inconnue » qui, « du moins au commencement », unissait toutes les civilisations du monde en une civilisation mondiale unique, dont toutes les civilisations ultérieures ne sont que les variations sur un thème[33]. Dans mes études récentes sur l'origine du super-État, j'ai essayé de montrer que le cœur et le centre originel de cette civilisation mondiale doit être situé quelque part en Asie centrale, lieu à partir duquel les hordes conquérantes ont périodiquement débordé sur les régions provinciales ou périphériques de l'Inde, de la Chine, de l'Égypte et de l'Europe pour y établir des dynasties royales et sacerdotales. Et maintenant, il semblerait que le Nouveau Monde doive être inclus dans ce système asiatique, car le professeur Frankfort rapporte que « dans des cas aussi frappants que le bronze chinois ancien ou le dessin de la sculpture mexicaine ou des indiens américains du nord-ouest, on doit compter, dans une plus grande mesure que la plupart d'entre nous n'étaient jusqu'à présent disposés à l'admettre, avec la possibilité qu'il y ait eu une diffusion en provenance de l'Europe orientale et du Proche-Orient[34] ». Il y a quelques années, ceci aurait été de la haute trahison pour les archéologues américains. Maintenant c'est une indication de plus de l'unité de la civilisation mondiale qui, nous commençons à nous en rendre compte, était aussi caractéristique de l'histoire ancienne que de l'histoire moderne.

Dans le cas des Néphites, il était possible de situer exactement les centres de culture de l'Ancien Monde d'où sortait leur civilisation. Pouvons-nous faire la même chose pour les Jarédites ? Je le pense, car ils venaient de cette région qui servait dans les temps anciens de véritable lieu de recrutement pour les invasions mondiales. C'est à cet endroit-là qu'appartient leur culture et c'est là qu'elle s'insère. Il est encore trop tôt pour essayer une description détaillée de la vie à l'époque de la dispersion. « L'archéologie de l'Asie centrale nomade est encore dans sa tendre enfance » écrit G. N. Rœrich, une nouvelle branche de la science de l'histoire est en train de naître, dont le but sera de formuler les lois qui édifieront l'État nomade et d'étudier les restes d'un grand passé oublié[35]. » Mais le tableau général commence à prendre forme. Je vais vous en esquisser brièvement les grands traits.

Le fait de base, c'est l'espace – de gigantesques étendues d’herbages, de bois et de montagnes que les chasseurs et les bergers ont sillonnées depuis des temps immémoriaux, empiétant sur le territoire les uns des autres, faisant des raids sur les installations les uns des autres, se volant mutuellement le bétail, échappant de peu et poursuivant tour à tour. Quand les temps sont bons, les tribus se multiplient et il y a surpopulation; quand les temps sont mauvais, ils sont forcés d'envahir leurs terrains mutuels à la recherche d'herbe. Le résultat est un chaos chronique, situation qui a été un défi permanent au génie et à l'ambition d'hommes qui avaient le talent de diriger. Périodiquement, le Grand Homme apparaît en Asie pour unir les membres chamailleurs de sa tribu en un dévouement fanatique à sa personne, soumettre ses voisins les uns après les autres et finalement, en écrasant une grande coalition, mettre fin à toute résistance, et amener enfin « la paix et l'ordre » dans le monde. Les étendues sans fin des steppes et l'absence de toute frontière naturelle réclament les talents d'un homme d'État de grande envergure, l'idée et la technique de l'empire étant en fait tous les deux d'origine asiatique. Pendant un certain temps, un esprit unique réussit presque à gouverner le monde, mais un règlement de comptes se produit rapidement lorsque le Grand Homme meurt. Pendant que ses ambitieux parents se ruent sur le trône, l'empire mondial s'effondre promptement: l'espace, la force qui a produit le super-État, le détruit maintenant en permettant aux héritiers et aux prétendants mécontents et comploteurs de s'en aller chacun de son côté vers des régions lointaines fonder de nouveaux états en espérant, avec le temps, absorber tous les autres et rétablir la domination mondiale. Le chaos des steppes n'est pas le désordre primitif de petites tribus sauvages entrant accidentellement de temps à autre en collision dans leurs errances. C'est plutôt, et cela a toujours été, un jeu d'échecs astucieux, joué par des hommes d'une ambition illimitée et de facultés intellectuelles formidables ayant à leur disposition de puissantes armées[36].

Mais revenons-en aux Jarédites. Leur histoire tout entière est celle d'une lutte féroce et implacable pour le pouvoir. Le livre d'Éther est une chronique ancienne typique, une histoire militaire et politique avec, au passage, des clins d’œil sur la richesse et la splendeur des rois. Vous remarquerez que la structure tout entière de l'histoire jarédite est axée sur une succession d'hommes forts, dont la plupart sont des personnages assez terribles. Peu d'annales aussi laconiques sont lestées d'un tel poids de méchanceté. Les pages d'Éther sont assombries par des intrigues et une violence d'une facture strictement asiatique. Lorsqu'un rival au trône est battu, il s'en va tout seul dans le désert et attend son heure tout en rassemblant une « armée de proscrits ». Pour ce faire, il « entraîne » de son côté des hommes en leur distribuant cadeaux et pots-de-vin. Les forces ainsi acquises, il se les assure en leur imposant des serments terribles. Lorsque l'aspirant au trône devient suffisamment fort pour liquider ses rivaux par l'assassinat, la révolution ou une bataille rangée, l'ancien bandit et hors-la-loi devient roi et doit à son tour compter avec une nouvelle fournée de rebelles et de prétendants. C'est exactement comme si on lisait l'ouvrage sombre et déprimant d'Arab Shah, La vie de Timour, biographie d'un conquérant asiatique typique, avec ses sombres allusions au surnaturel et surtout aux œuvres du diable. C'est un tableau étrange et sauvage de politique cauchemardesque que décrit le livre d'Éther, mais, historiquement parlant, c'est un tableau profondément vrai. Prenez quelques exemples tirés de l'Ancien Monde.

Dans les plus anciens documents du genre humain, nous trouvons le dieu suprême, fondateur de l'État et du culte, occupé à « se frayer un chemin vers le trône par la bataille, souvent par la violence contre les prédécesseurs de sa famille, ce qui implique généralement des incidents atroces et obscènes[37] ». On voit ainsi que « Ies abominations des anciens », sur lesquelles Éther a pas mal de choses à dire, ont une antiquité respectable. Il y a maintenant d'amples raisons de croire que les plus anciens empires que nous connaissons n'étaient absolument pas les premiers et que le processus bien connu remonte aux temps préhistoriques : « Les empires ont dû être formés et détruits à ce moment-là comme ils devaient l'être plus tard[38] ». Ces empires « n'étaient pas le résultat d'une expansion ou d'un développement graduels, mais devenaient rapidement des empires énormes sous la direction d'un seul grand homme, observe McGovern, et sous le règne de ses successeurs déclinaient lentement mais sûrement », quoique dans beaucoup de cas ils « se désintégrassent immédiatement après la mort de leurs fondateurs[39] ».

Le fugitif qui rassemble des forces dans le désert[40] en attirant à lui des gens appartenant à son rival est un procédé strictement conventionnel dans les steppes. C'est ainsi que tout grand conquérant commence. Lu Fang, « le chef d'une petite bande militaire, moitié soldats, moitié bandits » fut, il y a deux mille ans, près de conquérir les empires hun et chinois, et il y serait parvenu si certains de ses propres officiers ambitieux ne l'avaient pas abandonné tout comme il en avait abandonné d'autres[41]. C’est après avoir dépouillé son frère du trône qu'Attila « chercha à soumettre les principaux pays du monde[42] », et, après sa mort, deux de ses descendants s'en allèrent dans le désert et y rassemblèrent autour d'eux « des armées de proscrits », chacun espérant s'adjuger l'empire mondial[43]. Vous vous souviendrez que Gengis Khan vécut pendant des années comme proscrit et bandit tout en rassemblant autour de lui les forces qui allaient dominer tous ses rivaux, et que ces forces étaient bel et bien soutirées aux armées des rivaux eux-mêmes. Dans le système nomade, « Ies chefs, les bagadours et les noyans, s'efforçaient de devenir indépendants en attirant à eux des sujets et des partisans[44] ». Les grands souverains d’Asie sont régulièrement passés de la situation risquée de chef de bande à celle à peine moins risquée de monarque du monde – et retour – dans un monde où « chacun était rempli du désir de devenir un prince indépendant » et tous les princes de devenir seigneur de tous[45]. « Les aventuriers les plus hardis s'empressaient de s’attrouper autour de la bannière du nouveau chef prospère de leur race », au commencement comme de nos jours, où tous les jeunes d'Asie centrale se sont ralliés à la bannière du jeune Ma Chung-Ying, quinze ans, lequel « mûrissait calmement un plan visant à la conquête du monde entier[46] ».

Non seulement la pratique jarédite qui consiste à « entraîner » à ses côtés les partisans d'un rival tout en se créant une armée dans le désert est dans la meilleure tradition asiatique, mais la méthode utilisée est également dans la meilleure tradition reconnue[47]. C'est ainsi qu'Akish unit ses partisans autour du noyau de sa famille (les conquérants asiatiques ont fanatiquement l'esprit de famille) en prodiguant les dons, car « Ie peuple d'Akish était aussi avide de gain qu'Akish était avide de pouvoir; c'est pourquoi les fils d'Akish lui offrirent de l'argent, moyen par lequel ils entraînèrent la plus grande partie du peuple après eux » (Éther 9:11). Ce furent les fils de Gengis Khan qui, vous vous en souviendrez, firent la plus grande partie de sa campagne pour lui, et dès le début le secret de son pouvoir, c'était l'immense réserve d’objets précieux qu'il avait toujours près de son trône et à l'aide desquels il récompensait, selon la coutume immémoriale des steppes, tous ceux qui se joignaient à lui[48]. Au sixième siècle, Ménandre, ambassadeur romain à la cour du Grand Khan, vit cinq cents chariots pleins d'or, d'argent et de vêtements de soie qui accompagnaient le monarque dans ses errances[49], car « l'antique loi des Khans » était que nul n'entre les mains vides en la présence du souverain et ne le quitte sans récompense[50]. Le processus typique de l'impérialisme de la steppe, selon Vernadsky, commence par « Ia richesse accumulée entre les mains d'un chef capable », qui lui permet d'étendre sa popularité parmi les clans du voisinage[51]. Tous les observateurs du système asiatique ont commenté sur le zèle ardent avec lequel les hommes des steppes se consacrent à deux objectifs : la puissance et le gain. L'un et l'autre sont inséparables, bien entendu, et chacun engendre l'autre, mais nulle part le gouvernement tout entier n'est mis sur une base aussi franchement mercenaire qu'en Asie, où les ambassadeurs les plus vénaux de l'Ouest ont été embarrassés aussi bien par la franchise que par l'astuce de leurs hôtes asiatiques pour qui toute vie n'est qu'une transaction commerciale. Le fait que cette caractéristique est propre à la société jarédite, se révèle dans le fait que les mobiles jumeaux du pouvoir et du gain reçoivent beaucoup plus d'attention dans le livre d'Éther qu’en n’importe quel autre endroit du Livre de Mormon, comme le montre un coup d'œil sur la concordance.

Mais si le chef ambitieux acquiert des adhérents par la corruption, il les garde à lui par des serments. Le serment est la pierre d'angle de l'État asiatique comme de l'État jarédite. Akish nous fournit encore une fois un excellent exemple :

« Et il arriva qu'Akish rassembla dans la maison de Jared toute sa parenté et lui dit: Me jurerez-vous que vous me serez fidèles dans ce que je vais vous demander ? Et il arriva qu’ils lui jurèrent tous, par le Dieu du ciel, et aussi par les cieux, et aussi par la terre, et par leur tête, que quiconque refusait l'aide qu’Akish désirait perdrait la tête... Et Akish leur fit prêter les serments donnés par ceux d'autrefois qui cherchaient aussi le pouvoir, serments transmis depuis Cain... » (Éther 8:13-15).

Notez que l'on fait remonter explicitement ces terribles serments à l'Ancien Monde. Les textes les plus anciens de « la plus vieille langue du monde », selon Hommel, sont des incantations « ayant la conclusion stéréotypée : ‘que cela soit juré (ou conjuré) par le nom du ciel, que ce soit juré par le nom de la terre !’[52] » Il ressort clairement, de la foule de documents qui ont paru dans les dernières années pour nous enseigner les voies des hommes à l'aube de l'histoire, que les serments, les conspirations et les combinaisons étaient de pratique courante depuis le commencement. Quelle meilleure illustration pourrait-on en demander que le grand cantique du nouvel an babylonien, le « Enuma Elish », dans lequel Tiamat, visant au gouvernement de l'univers, « entraîne » de son côté les dieux, de sorte qu'ils « conspirent sans cesse jour et nuit » contre le souverain légitime et « se rassemblent en une armée pour livrer bataille ». Lorsqu'il apprit la nouvelle, le vrai roi demeura assis sur son trône « sombre et silencieux, sans dire un mot », puis « il se frappa la cuisse, se mordit les lèvres, domina sa voix » et finalement donna l'ordre d'assembler son armée, laquelle, par acclamation officielle, fit serment de fidélité à son chef Mardouk[53]. Cette histoire, qui remonte au début des choses (le texte proprement dit vient de la première dynastie babylonienne)[54], n'est pas une simple fantaisie primitive; c'est le tableau authentique et familier du grand khan qui apprend qu'un parent et rival lève une armée contre lui dans le désert.

L'histoire de la montée et de la carrière de tout grand conquérant est une longue série de serments terribles contractés et violés. Les plus solennels de ces serments sont scellés en buvant du sang, comme lorsque « Ie roi des Commains… ordonna que [l'empereur de Constantinople] et son peuple… fussent saignés, et chacun but alternativement le sang de l'autre[55] ». L'étude des plus anciennes annales d'Asie nous conduit, comme l'étude des plus anciennes langues, dans un monde de serments et d'alliances[56]. Et pourquoi devrait-il en être ainsi ? L'explication en est simple, car le but du serment c'est de lier: le mot égyptien qui veut dire « serment », pour donner un exemple, est simplement ankh, originellement un « nœud ». Dans un monde aux vastes espaces libres et à la population limitée, où les nomades errants peuvent opter pour l'indépendance en chassant les animaux ou en poussant le bétail sur des herbages sans limites, comment peut-on lier les hommes à un endroit ou à un chef ? Il faut les lier par des serments, parce qu'il n'y a aucun autre moyen de les retenir. Bien entendu, on faisait l'impossible pour rendre le serment aussi contraignant, c'est-à-dire aussi terrible que possible, et, bien entendu, de tels serments étaient rompus dès que cela convenait. La facilité avec laquelle les hommes des steppes peuvent passer d'un camp à l'autre a toujours maintenu leurs rois dans un état d'éveil soupçonneux, de sorte que la monarchie asiatique est constamment enveloppée dans une atmosphère étouffante – et très jaréditique – de soupçons et d'intrigues.

Mithra gouverne, dit l'Avesta, en vertu de ses dix mille espions, qui font que lui seul, de tous les rois, ne peut être dupé[57]. C'est l'institution des « yeux du Roi et des oreilles du Roi » perfectionnée par les Perses et héritée par les monarques de beaucoup de pays. Le succès de toute conspiration contre une royauté qui est tellement sur ses gardes dépend par conséquent avant tout du secret et de la surprise, et c'est pourquoi nous avons comme adjonction et nemesis inévitables de la royauté asiatique la société secrète, imprégnant toute vie d'un sentiment paralysant d'insécurité, comme le note Hœrnes, et renversant dynasties et empires en une seule nuit[58]. Le cadeau que l'Asie a fait au monde a bien souvent sauvé le monde du gouvernement de l'Asie, car combien de conquérants assyriens, perses ou mongols n'ont pas été obligés de tourner le dos à l'Occident au moment où ils étaient sur le point de conquérir le monde, pour étouffer les incendies des révoltes allumés par les conspirations secrètes de parents derrière leur dos ! La constitution normale de l'empire asiatique, écrivent Huart et Delaporte, est « un despotisme tempéré par des détrônements et des assassinats », dans lesquels le clergé joue le rôle principal[59]. Pour le meilleur ou pour le pire, tout souverain des steppes, quelque grands que soient son pouvoir et son prestige personnels, doit compter avec la présence d'une catégorie de prêtres ambitieux et puissants, ordinairement des shamans. Même Gengis Khan, le plus puissant de tous, fut presque renversé de son trône par un grand prêtre ambitieux, et à l'aube de l'histoire, plus d'un grand prêtre de ce genre s'est adjugé le gouvernement[60]. Le cas du frère de Shared, dont le « grand prêtre l'assassina tandis qu'il était assis sur son trône » (Éther 14:9) est par conséquent tout à fait typique et ce n'est pas une simple coincidence. Car non seulement on nous dit que le système fut hérité « de ceux d'autrefois » et perpétué par les mêmes méthodes des sociétés secrètes, des pactes familiaux, des corruptions, des serments, des assassinats, etc. que dans l'Ancien Monde, mais on nous donne encore une image claire du cadre dans lequel tout ceci se passe.


On nous dit, par exemple, qu'un fils du roi Akish, furieux contre son père à cause de la mort inhumaine de son frère, qu'on avait laissé mourir de faim (comme c'est typique !), s'en alla se joindre aux armées sans cesse croissantes du roi déposé, Omer, qui, depuis qu'il avait été renversé par « une combinaison secrète d'Akish et de ses amis », demeurait dans des tentes et rassemblait des forces pour revenir (3 Éther 9:3, 9). Notez la fluidité manifeste de la société jarédite, la possibilité pour de grands groupes de gens d’errer çà et là dans un continent peu habité. Notez aussi comme la géographie « de la face de ce pays du nord » correspond bien à celle qui existait sous les mêmes latitudes de l'autre côté du monde, où l'on trouve en grande partie le même paysage. Ceci, nous le verrons plus tard, est très significatif, car cela montre qu'il est fort possible qu'une bonne partie du mode de vie indien trouve son origine chez les chasseurs et les nomades d'Asie à une date très reculée. La thèse même qui a souvent été proposée comme l'argument le plus fort contre le Livre de Mormon, c'est le Livre de Mormon lui-même qui est le premier à l'avancer ! Mais nous y reviendrons plus tard.


[1] Hugh W. Nibley, « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951, pp. 245-46.

[2] Ammianus Marcellinus, Rerum Gestarum XXXI, 2, surtout les sections 18-22.

[3] Voir la description frappante dans Priscus Rhetor, De Legationibus Romanorum ad Gentes, dans PO 113:7-9. Écrit en 433 apr. J.-C.

[4] William of Rubruck, ch. 12, dans Manuel Komroff, dir. de publ., Contemporaries of Marco Polo, New York, Liveright, 1928, p. 76.

[5] Raphael Pumpelly, Explorations in Turkestan, 2 vols., Washington, Carnegie Institution, 1908, 2:260.

[6] David D. Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2 vols., Chicago, University of Chicago Press, 1926-27, vol. 1.

[7] Le sentiment d’être perdu et à la recherche d’une terre promise a toujours dominé chez les nomades d’Asie et est finement illustré dans une étude récente sur les Kirghizes, Semen I. Lipkin, Manas Vyelikodushnyi, Moscou, Sovietski Posaty, 1947.

[8] William M. McGovern, The Early Empires of Central Asia, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1939, pp. 73-78. Cf. Pumpelly, Explorations in Turkestan 1:39, 41, 67-69.

[9] Henning Haslund, Men and Gods in Mongolia, New York, Dutton, 1935, p. 264.

[10] William of Rubruck, ch. 2, dans Komroff, Contemporaries of Marco Polo, p. 59.

[11] T. Wright, dir. de publ., The Travels of Marco Polo, Londres, Bohn, 1854, 129, livre 1, ch. 47.

[12] Comme source, Alexandre Moret, Histoire de l'Orient, 2 vols., Paris, Presses Universitaires, 1929-36, 2:584, n. 150.

[13] Xénophon, Cyropédie VI, 1, 52, 29, où il décrit les immenses chariots-tours de bois utilisés à la guerre.

[14] M. A. Czaplicka, Aboriginal Siberia, Oxford, Clarendon, 1914, pl. 16.

[15] Xénophon, Cyropédie VI, 1, 27, note que « dans les temps anciens, les Mèdes, les Syriens, les Araméens et tous les habitants de l’Asie faisaient usage de ces chariots qui ne survivent aujourd’hui que chez les Cyrénéens. »

[16] Gertrud Hermes, Anthropos 31, 1925, pp. 94, cf. 32, 1926, pp. 105-27. Pour le char de Tel Agrab, découvert après la parution de l’ouvrage faisant autorité d’Hermes, voir Henri Frankfort, « Revelations of Early Mesopotamian Culture », ILN, 6 décembre 1937, pp. 794-95.

[17] McGovern, The Early Empires of Central Asia, p. 47; Meissner, Babylonien und Assyrien, 2 vols., Heidelberg, Winter, 1926, 1:93.

[18] La 5e partie de « The World of the Jaredites », IE 55, janvier 1952, pp. 22-24, commence ici.

[19] Voir, d’une manière générale, Moret, Histoire de l'Orient, vol. 1.

[20] Id., 1:173.

[21] Alan H. Gardiner, Egyptian Grammar, Oxford, Oxford University Press, 1950, pp. 73-74. Le carex est le signe de la Haute-Égypte et l’abeille, celui de la Basse-Égypte. Ce sujet est traité en grand détail dans Hugh W. Nibley, Abraham in Egypt, Salt Lake City, Deseret, 1981, pp. 225-45.

[22] Voir les suppositions de W. Pleyte, « La Guêpe », ZASA 4, 1866, pp. 14-15; Kurt H. Sethe, « Über einen vermeintlichen Lautwerth des Zeichens der Biene », ZASA 30, 1892, pp. 113-19; Karl Piehl, « La Lecture du Signe (Abeille) », ZASA 36, 1898, pp. 85.

[23] Sethe, « Über einen vermeintlichen Lautwerth des Zeichens der Biene », pp. 117.

[24] Adolf Erman et Hermann Grapow, Aegyptisches Handwörterbuch, Berlin, Reuther & Reichard, 1921, pp. 223.

[25] Gardiner, Egyptian Grammar, p. 504. Le « t » final de deseret est la forme du féminin, qui ne fait pas partie de la racine, celle-ci étant dsr. On ne peut néanmoins pas l’omettre pour désigner l’abeille, la couronne ou la Basse-Égypte, tous mots qui sont féminins. Le texte original disait à cet endroit: « La substitution était naturelle, car l’abeille, comme la couronne rouge, était identique à la majesté de la Basse-Égypte. »

[26] Erman et Grapow, Wörterbuch der aegyptischen Sprache, 1:435.

[27] Theodor H. Gaster, Thespis, New York, Schuman, 1950, pp. 364-67. Dans ses notes sur le mythe de Telepinu, Gaster attire l’attention sur les liens qui relient les rites de l’abeille dans tout le monde antique. Sur l’abeille dans le rituel chrétien, voir L. Duchesne, Origines du culte chrétien, 5e éd., Paris, Boccard, 1920, p. 266.

[28] Moret, Histoire de l'Orient, 1:175-180, 189, 207-22, 230-37, surtout pp. 257-58.

[29] En Égypte, « les rois du Nord étaient incarnés dans le totem de Bouto : une abeille (bit) »; id., 1:178.

[30] Eduard Meyer, Geschichte des Altertums, 2e éd., Stuttgart, Cotta, 1928, vol. 2, 1e partie, p. 36.

[31] Erman et Grapow, Wörterbuch der aegyptischen Sprache, 1:434.

[32] Sethe, « Über einen vermeintlichen Lautwerth des Zeichens der Biene », p. 118; « Als Determinativ steht es aber, was zu beachten ist, stets allen anderen voran. » [En tant que déterminant, elle précède, et il faut y faire attention, toujours tous les autres.]

[33] Moret, Histoire de l'Orient, 1:12.

[34] Henri Frankfort, Cylinder Seals, Londres, Macmillan, 1939, p. 311.

[35] G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. 123.

[36] On trouvera un traitement général de ce thème dans Ellsworth Huntington, Mainsprings of Civilization, New York, Wiley, 1945, pp. 187-207.

[37] C. J. Gadd, Ideas of Divine Rule in the Ancient East, Londres, Oxford University Press, 1948, p. 1.

[38] George Vernadsky, Ancient Russia, New Haven, Yale University Press, 1943, p. 27.

[39] McGovern, The Early Empires of Central Asia, 116-117, p. 124.

[40] La 6e partie de « The World of the Jaredites », IE 55, février 1952, pp. 92-94, 98, 100, 102, 104-105, commençait ici. L’article originel dans le magazine commençait comme ceci: « Cher F.: Pour poursuivre le thème de ma lettre: En ce qui concerne le fugitif qui rassemble des forces dans le désert en détournant des gens de son rival, il y avait, au premier siècle, Lu Fang. »

[41] McGovern, The Early Empires of Central Asia, pp. 224-26.

[42] C. C. Mierow, The Gothic History of Jordanes, Princeton, Princeton University Press, 1915, pp. 101-3; ch. 35.

[43] C’étaient Dinzio, id., 129-131; ch. 53, et Mundo, id., pp. 137-38; ch. 58.

[44] B. Ya. Vladimirtsov, The Life of Chingis-Khan, New York, Houghton Mifflin, 1930, p. 3.

[45] Fikret Isiltan, Die Seltschuken-Geschichte des Akserayi, Sammlung Orientalistischer Arbeiten 12, Leipzig, Harrassowitz, 1943, p. 88.

[46] La première citation est de E. S. Creasy, History of the Ottoman Turks, 2 vols., Londres, Bentley, 1854-56, 1:5, la deuxième, de Sven Hedin, The Flight of Big Horse, trad. F. H. Lyon, New York, Dutton, 1936, p. 16. Cf. Mildred Cable, The Gobi Desert, New York, Macmillan, 1945, pp. 222-32.

[47] F. E. A. Krause, Cingis Han, Heidelberg, Winter, 1922, p. 13. Michael Prawdin, The Mongol Empire, Londres, Allen & Unwin, 1940, pp. 47-49. On trouve une description de la technique utilisée pour détourner les partisans d’un autre dans Al-Fakhari, Al-Adab al-Sultaniah wal-Daula-l-Islamiah, Le Caire, p. 5.

[48] Prawdin, The Mongol Empire, p. 86

[49] Menander Protector, De Legationibus Romanorum ad Gentes 8, dans PG 113:888.

[50] Selon Odoric de Pordennone, ch. 18, dans Komroff, Contemporaries of Marco Polo, pp. 249-50 « la loi antique » des Khans dit, « Tu n’apparaîtras pas les mains vides en ma présence », avec pour conséquence que « Aucun Mongol, aujourd’hui, n’entrait dans la tente de son souverain sans être richement récompensé », Prawdin, The Mongol Empire, p. 86. La nature strictement mercenaire de toute l’affaire est bien décrite par Peter Patricius en 230 apr. J.-C., dans PG 113:665-68, et par Priscus, en 449 apr. J.-C., dans PG 113:748-52. E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus, 2 vols., Oxford, Oxford University Press, 1932, 1:505, raconte comment Baidu, le Mongol, quand il voulut supplanter son frère sur le trône d’Asie, « rendit les hommes riches par des dons et il rendit les hommes splendides par des vêtements royaux. » C’est ainsi qu’il s’assurait leur allégeance. On pourrait citer des parallèles innombrables.

[51] Vernadsky, Ancient Russia, p. 80.

[52] Fritz Hommel, Ethnologie und Geographie des alten Orients, Munich, Beck, 1926, pp. 22-23.

[53] Je suis le texte de René Labat, Le poème babylonien de la création, Paris, Maisonneuve, 1935, pp. 98-101.

[54] Id., p. 24.

[55] Mémoires de Saint Louis, dans Jean de Joinville, Chroniques des Croisades, trad. angl., Londres, Bohn, 1848, p. 482. L’histoire tout entière de Gengis Khan est une longue succession de serments terribles, dont le plus solennel est prêté avec un sac plein de sang, pour suivre Krause, Cingis Han, pp. 17-18, 23-24, etc. Hérodote, Histoires IV, p. 64, décrit les serments prêtés en buvant du sang par les Scythes deux mille ans plus tôt.

[56] Moritz Hoernes, Natur und Urgeschichte des Menschen, 2 vols., Vienne, Hartleben, 1909, 1:582, qui traite de la situation dans les sociétés préagraires en général.

[57] James Darmesteter, The Zend-Avesta, 3 vols., Oxford, Oxford University Press, 1895, 2:135, 140, Yasts 15:63; 21:82.

[58] Hoernes, Natur und Urgeschichte des Menschen 2:418. Le lecteur doit se rappeler que les confréries et les sociétés secrètes ont toujours été le fondement du gouvernement et de la religion asiatique, qu’elle soit chamaniste, (p. ex. le Bn), lamiste ou bouddhiste, de Pékin au Caire.

[59] Clément Huart et Louis Delaporte, L'Iran antique, Paris, Michel, 1952, p. 399.

[60] J’ai une longue note sur ce sujet dans mon article, Hugh W. Nibley, « Sparsiones », CJ 40, 1945, p. 526, n. 70.


CHAPITRE QUATRE : La culture jarédite, splendeur et honte

Un monde de prisons

Les Jarédites, comme leurs cousins asiatiques, et au contraire des Néphites, étaient des monarchistes convaincus, et leur monarchie est le despotisme asiatique bien connu auquel rien ne manque. Où pourrait-on trouver le suzerain asiatique typique croqué plus parfaitement que dans les quatre versets qui décrivent le règne de Riplakish (Éther 10:5-8) ? La lubricité et la cruauté, la magnificence et l’oppression, tout y est. Ce genre de choses était bien connu du temps de Joseph Smith – après tout, Hajji Baba parut en 1824 – mais le livre va loin au-delà du tableau conventionnel pour nous montrer des institutions tout à fait étrangères à l’expérience des Occidentaux.

C’est le cas de la pratique, souvent mentionnée dans le livre, qui consiste à garder un roi prisonnier pendant toute sa vie, le laissant engendrer et élever des enfants en captivité, alors même que les fils ainsi élevés chercheront presque à coup sûr à venger leur père et à prendre le pouvoir quand ils deviendront majeurs. C’est ainsi que Kib est fait prisonnier par son propre fils, engendre encore d’autres enfants en captivité et meurt de vieillesse, toujours prisonnier. Pour venger Kib, son fils Shule vainc le mauvais fils Corihor auquel il permet toutefois de garder du pouvoir dans le royaume ! Shule, à son tour, est fait prisonnier par Noé, fils de Corihor, pour être ensuite kidnappé de sa prison et remis au pouvoir par ses propres fils. Et ainsi de suite: « Seth... demeura toute sa vie en capitivité... Moron demeura en captivité tout le reste de ses jours et il engendra Coriantor. Et Coriantor demeura tout le reste de sa vie en captivité... et... engendra Éther, et il mourut, ayant demeuré toute sa vie en captivité[1]. » Cela nous semble être un système parfaitement ridicule, et cependant il est conforme à un usage asiatique immémorial. C’est ainsi que quand Baidu et Kaijatu se disputèrent le trône d’Asie, les conseillers de ce dernier déclarèrent, lorsqu’il acquit l’ascendant : « Il est juste qu’il [Baidu] soit mis sous le joug du service et soit gardé en esclavage pendant toute la période de sa vie, pour que sa main ne puisse jamais s’étendre pour tuer ou faire du mal. » Kaijatu ne suivit pas ce conseil, et il eut à s’en mordre les doigts, car bientôt son frère organisa un coup d’état et le mit, lui, dans une tour pour le restant de ses jours, mais refusa de le tuer[2]. L’expression « mis sous le joug du service » nous rappelle que dans le livre d’Éther on oblige les rois à « servir de nombreuses années en captivité » (Éther 8:3; 10:15; 10:30). Benjamin de Tudèle raconte comment le calife, chef spirituel de toute l’Asie occidentale, prit des dispositions pour que « les frères et les autres membres de la famille du calife » vécussent une vie d’aisance, de luxe et de sécurité : « Chacun d’eux possède un palais à l’intérieur de celui du calife, mais ils sont tous entravés par des chaînes de fer, et un officier spécial est désigné pour diriger chaque maison, pour les empêcher de se révolter contre le grand roi[3]. » Gengis Khan, au début de sa carrière, fut mis au pilori et emmené avec la cour d’un prince rival comme prisonnier permanent – sa fuite fut presque surhumaine. Son descendant, Timour, et sa femme furent également faits prisonniers permanents et maintenus dans une étable par un souverain rival[4]. À un moment difficile, le shah de Perse fut incapable de venir à l’aide du même Timour comme allié parce que, expliqua-t-il, « son neveu Mansour lui avait volé son armée et l’avait jeté en prison », et cependant il pouvait écrire des lettres[5]. Quand il vainquit son frère Alluddine dans leur lutte pour l’empire seldjoucide, Izzudine le mit en prison; mais lorsque, au bout de sept ans, Izzudine mourut, son frère fut immédiatement libéré et mis sur le trône sans qu’il y eût une voix dissidente : On l’avait gardé pendant tout ce temps-là derrière les barreaux par simple précaution[6] ! Il était de coutume chez les rois turcs, comme on l’a récemment prouvé alors que les savants en ont douté pendant longtemps, de permettre à leurs rivaux battus de s’asseoir sur leur trône le jour, mais de les enfermer dans des cages de fer pour la nuit[7] ! Ces seigneurs des steppes, comme le chef mamelouk qui rappela à l’ordre un général arriviste en le faisant amener à la cour dans une cage[8], suivaient les traces de rois beaucoup plus anciens. Sennachérib rapporte à propos d’un rival, qui n’était rien moins que le roi de Babylone, que « on le jeta enchaîné dans une cage et on me l’amena. Je le liai dans la porte du milieu de Ninive comme un pourceau[9]. » Et Assurbanipal dit du roi d’Arabie : « Je l’ai mis dans un chenil. Je l’ai enchaîné avec des chacals (?) et des chiens et je l’ai fait garder la porte de Ninive[10]. » En remontant aux plus anciens de tous les documents, nous trouvons une vaste catégorie de légendes, partout dans le monde ancien, racontant comment au commencement un dieu victorieux lia et emprisonna les membres rebelles de sa famille, ne les tuant pas, puisqu’ils appartenaient à sa propre nature divine; les plus anciens mythes de Zeus et d’Osiris viennent tout de suite à l’esprit[11]. Vous remarquerez que les rois emprisonnés dans Éther le sont tous par les membres de leur famille.

À l’emprisonnement permanent des rois est apparentée l’institution des travaux forcés en prison. Riplakish « obtint tous ses beaux ouvrages, oui, c’est-à-dire qu’il fit raffiner son or fin en prison; et il fit exécuter toutes sortes de fins travaux en prison » (Éther 10:7). Le travail en prison, nous dit-on, c’était cela ou payer des impôts ruineux (Éther 10:6). Dès le début, les Assyriens utilisèrent un système assez semblable. Tiglath Pileser III dit : « Je leur imposai un tribut et des impôts... J’emmenai leurs chevaux, leurs mules, leurs chameaux, leur bétail, leurs moutons et leurs ouvriers innombrables... Tous les artisans habiles, je les utilisai astucieusement au mieux. J’imposai au pays de Nairi des taxes féodales, des travaux forcés et des surveillants[12]. » Notez la combinaison des taxes et des travaux forcés, tout comme dans Éther. Même les rois doivent servir, comme, nous l’avons vu, c’était le cas chez les Jarédites : « Les rois, leurs gouverneurs, je les soumis à mes pieds et je leur imposai des corvées[13]. » Les souverains ultérieurs d’Asie continuèrent la tradition, les Scythes considérant tous les peuples comme leurs esclaves et leurs successeurs parthes asservissant les habitants de vastes régions à peiner dans leurs grandes fermes de travail[14]. Alors qu’en Asie occidentale, Alaric et Attila traitaient tous les hommes comme leurs serfs[15], à l’est du Wei, les conquérants faisaient travailler un million de captifs pendant cent ans dans des grottes pour produire « toutes sortes de fins travaux[16] ». « Dans une maison construite dans ce but », dit Marco Polo, décrivant comment cela se fait dans une partie de l’Asie, « tous les artisans sont obligés de travailler pendant un jour de la semaine au service de sa Majesté[17] ». Chaque membre de la famille du Grand Khan « recevait un certain nombre d’ouvriers spécialisés, d’artisans, d’artistes et ainsi de suite, qui étaient à son entière disposition et qu’il installait où il voulait[18] ». Tamerlan se réserva des artistes de ce genre, surtout des orfèvres et des travailleurs de verre, les obligeant à s’installer dans des camps de prisonniers à Samarkande, à peu près de la même manière dont Assur-Nazir-Pal avait asservi les travailleurs araméens 3000 ans plus tôt[19]. Même à notre époque, le Ja Lama forçait tous ceux qui tombaient en son pouvoir, « fonctionnaires tibétains… pèlerins mongols, lamas… marchands chinois… chefs kirghizes » aussi bien qu’une foule innombrable de soldats et de paysans, « à travailler à construire des bâtiments, des tours et des murs » à sa gloire[20].

Nous ne devons pas perdre de vue les programmes de construction ambitieux des rois jarédites, car rien n’est plus typique des anciens souverains de l’Orient, où même les légendes préhistoriques ressassent la question des constructions avec une persistance remarquable[21] ». Coriantum « bâtit beaucoup de villes puissantes » (Éther 9:23); Riplakish le magnifique « construisit beaucoup d’édifices spacieux » ("Éther 10:5) et Morianton « construisit beaucoup de villes, et le peuple devint extrêmement riche… en bâtiments » (Éther 10:12). C’est étrange que des rois guerriers et nomades se montrent passionnés de construction, et c’est un fait en Asie comme en Amérique : « Les villes sortaient de terre comme des champignons en l’honneur du Khan du jour, la plupart d’entre elles restant inachevées et tombant rapidement en ruines. On rassemblait dans ce but des armées d’artisans [encore une pratique jarédite]… puis le Khan mourait et de la future gloire il ne restait rien qu’un tas de ruines...[22] » Une façon de faire absurde et peu rentable qui menait souvent à la ruine financière et à la révolution, comme nous l’apprenons dans les pages de Bar Hebraeus et aussi par l’exemple de Riplakish dans le Livre de Mormon (Éther 10:5-8) : « Il eut beaucoup d’épouses et de concubines, et mit sur les épaules des hommes ce qu’il était pénible à porter; oui, il leur imposa de lourds impôts; et avec les impôts, il construisit beaucoup d’édifices spacieux... et... le peuple se souleva contre lui... de sorte que Riplakish fut tué et que ses descendants furent chassés du pays. » J’ai parlé, dans un article récent, de cette étrange passion pour la construction, mais ce sur quoi je veux attirer l’attention ici, c’est sur la ressemblance exacte entre la pratique jarédite et celle de l’Ancien Monde. Soit dit en passant, les femmes et les concubines sont un élément important du tableau, car elles sont le principal sujet de dépense et la cause principale de la ruine financière parmi les souverains des steppes, où il était de règle que tout roi montre sa richesse et sa puissance par le nombre de ses femmes et de ses concubines, dont chacune devait posséder un camp complet et une cour à elle[23].

Les dépenses et le soin particuliers affectés au trône royal de Riplakish (Éther 10:6) sont encore une touche authentique. On disait que le plan du trône royal avait été révélé par le ciel à Gudea, le célèbre patesi de Lagash, et en tous temps on a cru d’une manière générale en Asie qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul vrai trône au monde, et qu’une personne non autorisée qui tentait de s’asseoir dessus subirait des blessures graves[24]. L’importance du trône[25] est bien illustrée dans l’histoire qui raconte comment le Mongol Baidu « fut induit en erreur par les flagorneurs, et il devint lui-même orgueilleux et magnifique... il fit venir le grand trône qui était à Tabriz... et il l’installa dans le voisinage d’Aughan, et il monta et s’assit dessus, et s’imagina que dorénavant son royaume était assuré[26] ». Très célèbre est l’histoire qui raconte comment Merdawij de Perse chercha à prendre le titre et la gloire du Roi de l’Univers au neuvième siècle, érigea un trône en or sur le modèle des anciens monarques perses, et crut sottement que c’était le trône qui lui donnait la majesté[27]. À propos du trône du Grand Khan, Carpini écrit : « Il y avait aussi une haute estrade construite en planches, où était placé le trône de l’empereur, trône qui était très curieusement travaillé dans de l’ivoire, où il y avait aussi de l’or et des pierres précieuses… Et il était arrondi dans le dos[28]. » Le « trône extrêmement beau » de Riplakish était quelque chose de ce genre, car on peut montrer que les trônes d’autrefois, où qu’on les trouve, que ce soient des trônes-dragons, des trônes-paons, des trônes-griffons ou même la sédile curule romaine, tout cela remonte au vieux modèle d’Asie centrale[29].

L’épisode de Salomé

Il y a, dans le livre d’Éther, le récit d’une intrigue qui présente des parallèles très antiques et très répandus (qui n’ont toutefois été découverts que récemment). C’est l’histoire de la fille de Jared. Il s’agit d’un Jared plus récent qui se révolta contre son père, « flatta beaucoup de gens, par ses paroles rusées, jusqu’à ce qu’il eût gagné la moitié du royaume... emmena son père en captivité » après l’avoir battu à la guerre, « et le fit servir en captivité » (Éther 8:2-3). En captivité, le roi eut d’autres fils qui inversèrent finalement la situation en défaveur de leur traître de frère et battirent ses forces au cours d’une escarmouche de nuit. Ils lui épargnèrent la vie quand il leur eut promis d’abandonner le royaume, mais c’était sans compter avec la fille de Jared, une jeune fille ambitieuse qui avait lu, ou du moins demandé à son père si lui avait « lu les annales que [leurs] pères [avaient] apportées à travers le grand abîme », récit très instructif des moyens par lesquels les hommes d’autrefois obtinrent « des royaumes et une grande gloire ».

« N’a-t-il pas lu les annales que nos pères ont apportées à travers le grand abîme ? Voici, n’y a-t-il pas un récit concernant ceux d’autrefois qui, par leurs plans secrets, obtinrent des royaumes et une grande gloire ? Ainsi donc, que mon père fasse venir Akish, fils de Kimnor; et voici, je suis belle, et je danserai devant lui, et je lui plairai, de sorte qu’il me désirera pour épouse; c’est pourquoi, s’il te demande de me donner à lui pour épouse, tu diras: Je te la donnerai si tu m’apportes la tête de mon père, le roi » (Éther 8:9-10).

Historiquement parlant, tout ce qu’il y a à retirer de cette histoire, c’est qu’elle n’a absolument rien d’original. C’est ainsi qu’il doit en être. La demoiselle demande à son père s’il a lu « les annales » et lui rappelle qu’il y trouve un certain récit qui décrit comment « ceux d’autrefois... obtinrent des royaumes ». En conséquence, elle élabore un plan qui permet de comprendre de quoi il était question dans « le récit ». Il y était question d’une façon de faire habituelle (car « royaumes » est au pluriel) dans laquelle une princesse danse devant un étranger romantique, gagne son cœur, et l’incite à décapiter le roi régnant, à l’épouser et à monter sur le trône. La sinistre fille de Jared applique le plan à fond. Ayant fait décapiter son grand-père et mettre son père sur le trône, elle épouse ensuite l’assassin, Akish, qui, ayant maintenant été « asserment[é] par le serment des anciens [de nouveau le vieux système]... obtin[t] la tête de son beau-père, tandis qu’il était assis sur son trône » (Éther 9:5). Et qui l’amena à commettre ce nouveau crime ? « Ce fut la fille de Jared qui lui mit dans le cœur de redécouvrir ces choses d’autrefois, et Jared le mit dans le cœur d’Akish » (Éther 8:17). Elle influença tout d’abord Akish par son père Jared, mais lorsqu’il fut devenu son mari, Akish agit, bien entendu, directement sous son influence pour liquider le rival suivant. Selon le système antique (car Éther insiste sur le fait que tout cela remonte aux « anciens »), Akish, dès qu’il deviendrait évident qui serait son successeur, serait marqué comme étant la prochaine victime, et effectivement nous le voyons tellement soupçonneux à l’égard de son propre fils, qu’il le met en prison et le fait mourir de faim; mais il y avait d’autres fils, et ainsi « il commença à y avoir une guerre entre les fils d’Akish et Akish », qui se termina par la ruine totale du royaume (Éther 9:12). Bien des années plus tard, la vieille machination fut remise à la mode par Heth, qui « commença à adopter de nouveau les plans secrets d’autrefois », détrôna son père, « Ie tua avec sa propre épée; et il régna à sa place » (Éther 9:26-27).

C’est là en effet une tradition étrange et terrible que cette manière de se succéder sur le trône, et cependant il n’est pas de tradition mieux attestée dans le monde antique que le rituel de la princesse dansante (représentée par la prêtresse salmé des Babyloniens, d’où le nom Salomé) qui conquiert le cœur d’un étranger, l’amène à l’épouser, à décapiter le vieux roi et à monter sur le trône. J’ai constitué autrefois un énorme dossier sur cette horrible femme et j’ai même fait une conférence sur elle lors d’une réunion annuelle de l’American Historical Association[30]. On trouve tout sur le sordide triangle du vieux roi, du concurrent et de la beauté dansante dans Frazer, Jane Harrison, Altheim, B. Schweitzer, Farnell et d’autres spécialistes du folklore[31]. Ce qu’il faut remarquer spécialement, c’est qu’il semble qu’il y ait réellement eu un rite de succession d’une grande antiquité qui suivait ce modèle. C’est l’histoire qui est à la base des rites d’Olympie, de l’Ara Sacra et des danses lascives et choquantes des hiérodules rituelles dans tout le monde antique[32]. Bien qu’il ne soit pas sans parallèles historiques réels, comme Iorsqu’en 998 de notre ère, la sœur du calife obtint comme don la tête du gouverneur de Syrie[33], l’épisode de la princesse dansante est en tout temps essentiellement un rituel, et le nom de Salomé n’est peut-être pas un accident, car son histoire est loin d’être unique. Assurément le livre d’Éther est sur le terrain le plus ferme que l’on puisse imaginer quand il attribue le comportement de la fille de Jared à l’inspiration de textes rituels – des instructions secrètes sur l’art de déposer un roi vieillissant. La version jarédite est, soit dit entre parenthèses, très différente de l’histoire de Salomé dans la Bible, mais concorde avec beaucoup de récits plus anciens qui nous sont parvenus dans les plus vieux documents de la civilisation.

L’acier, le verre et la soie

Avant de nous attaquer aux annales militaires sombres et déprimantes qui constituent le gros de l’histoire jarédite, comme de toute histoire ancienne, nous aurons maintenant l’agréable devoir d’examiner brièvement les quelques allusions que le Livre de Mormon fait au passage à la culture matérielle de cette étrange nation.

Il y a quelques années, votre objection la plus véhémente à l’histoire Jarédite aurait certainement été ses allusions désinvoltes au fer et même à l’acier (Éther 7:9) à une époque où on était censé n’avoir aucune idée de ce qu’étaient le fer et l’acier. Aujourd’hui la protestation sera assez faible, même dans les secteurs qui sont « toujours sous l’influence d’une théorie de l’évolution que l’on a eu le malheur d’introduire dans l’étude de l’histoire ancienne[34] ». Rien n’illustre mieux l’inutilité de vouloir essayer d’appliquer la règle mécanique, ingénieuse et pratique du progrès à l’histoire que la situation actuelle des âges du métal. Je vous renvoie à la récente étude de Wainwright sur « L’Apparition du Fer ». Vous y apprendrez que l’emploi du fer est aussi primitif que celui de n’importe quel autre métal : « En utilisant des morceaux de sidérolithe, pendant qu’ils étaient encore à l’ère chalcolitique, les Égyptiens prédynastiques ne faisaient absolument rien d’extraordinaire. Les Esquimaux en faisaient autant (bien que dans les autres cas cela ne se soit fait qu’à l’Âge de l’Os), aussi bien que les Indiens néolithiques d’Ohio. Les Sumériens d’Ur étaient à l’époque au début de I’Âge du Bronze, ce qui ne les empêcha pas de retomber plus tard dans l’Âge du Cuivre[35]. » Cette possibilité de rechute est très significative : Il n’y a pas de raison pour que d’autres nations ne puissent rétrograder au même titre que les Sumériens. Mais les morceaux de sidérolithe n’étaient pas la seule source préhistorique, car « il s’avère maintenant que, quoique ne s’y intéressant pas, l’homme a pu, à une époque extrêmement reculée, faire fondre son propre fer à partir de ses minerais et en fabriquer des armes[36]. » Mais comment des hommes ont-ils pu faire une aussi grande découverte ou transmettre un art aussi difficile sans s’y intéresser ? Nous ne pouvons que croire qu’il y a eu quelque part des gens qui s’y sont réellement intéressés, et il se fait que ces gens-là, comme nous le verrons bientôt, demeuraient dans la patrie d’origine des Jarédites. Il n’y a assurément plus aucune raison de refuser le fer aux Jarédites s’ils le voulaient. Une lame de couteau mésopotamienne « d’origine non météorique » et fixée dans une poignée a été datée avec certitude au vingt-huitième siècle av. J.-C.; du fer de la Grande Pyramide remonte à 2900 av. J.-C. et « a peut-être été extrait d’un minerai[37] ». Cependant, les Égyptiens, loin de se spécialiser dans le fer, n’ont jamais fait beaucoup attention à ce métal sauf dans leurs rituels primitifs, dernier endroit où l’on se serait attendu à l’y trouver si c’était une invention tardive. Bien que Wainwright lui-même ait découvert à Gerzah, en Égypte, des perles de fer qui « remontent à environ 3500 ou plus tôt ... en fait, l’Égypte fut le dernier pays du Proche-Orient à entrer dans I’Âge du Fer, et ce, seulement sous l’intensification des influences du nord[38] ». En fait, en 1000 av. J.-C., « I’Égypte reste encore à l’Âge du Bronze[39] ». Ayant prouvé que le travail du fer est aussi vieux que la civilisation, les Égyptiens se mettent ensuite, à la grande consternation des évolutionnistes, en devoir de prouver que la civilisation est parfaitement libre de l’ignorer. Ce sont les Asiatiques qui ont en réalité tiré le plus grand parti du fer. Dès 1925 av. J.-C., un roi hittite avait un trône de fer, et dans les inventaires des temples hittites, « c’est le fer qui est le métal ordinaire, et non le bronze, auquel on est accoutumé dans les autres pays du Proche-Orient[40] ». Si nous nous dirigeons plus vers l’est, dans la région d’où proviennent les Jarédites, nous voyons que la manufacture du fer est si avancée au moment de la période d’Amarna que le monarque local peut envoyer au roi d’Égypte deux splendides poignards « dont la lame est en khabalkinu », le mot étant ordinairement traduit par « fer »[41]. Bien que la traduction ne soit pas absolument certaine, les allusions littéraires à l’acier sont très anciennes. Le Zend Avesta parle constamment de l’acier, et l’acier vient avant le fer dans les quatre âges de Zarathustra[42], ce qui fait penser à la doctrine védique que le ciel fut créé à partir de l’acier et que l’acier était le « métal bleu-ciel » des tout premiers Égyptiens et Babyloniens[43]. Les légendes des tribus d’Asie sont pleines d’oiseaux, de flèches et d’autres objets magiques en fer et en acier, et le fondateur de la dynastie Seldjoucide d’Iran était, comme nous l’avons noté, appelé Arc-de-Fer ou d’Acier[44]. Le travail du fer est pratiqué en Asie centrale même par des tribus primitives, et Marco Polo dit qu’ils exploitent « I’acier » plutôt que le fer[45]. Quand on peut entendre par « acier » toute forme de fer très résistant, la formule chimique correcte de ce métal se trouve dans les objets d’acier de Ras Shamra, qui remontent jusqu’au 14e siècle av. J.-C.[46] Si nous voulions faire remonter ce métal jusqu’à son lieu et à sa date d’origine, nous nous trouverions selon toute probabilité dans le monde des Jarédites, car leur pays était celui de Tubal-Caïn « Ie coin nord-ouest le plus extrême de la Mésopotamie », qui est, observe Wainwright, approuvant l’histoire de Genèse 4:22, « le pays le plus ancien où nous savons que des réserves de fer manufacturé étaient conservées et distribuées au monde[47] ». C’est dans cette région et non en Égypte que nous devons chercher les espèces les plus anciennes aussi bien que les meilleures de travail antique du fer, même si les Égyptiens connaissaient le fer au moins dès 3500 av. J.-C.

L’exemple du fer, de l’acier et du bronze est instructif. Ils ne se sont pas développés par degrés imperceptibles pour conquérir le monde en un triomphe sans cesse croissant au cours des âges, mais apparaissent pleinement développés pour être utilisés dans un endroit et interdits dans l’autre, prospérer à une époque et être abandonnés à l’époque suivante[48]. Il en va de même d’un autre produit attribué aux Jarédites et que, jusqu’à ces dernières années, on croyait avoir été une invention relativement tardive. Du temps de Joseph Smith, et longtemps après, il n’y avait pas un seul savant qui n’acceptât sans réserve l’histoire de l’origine du verre racontée par Pline[49]. J’étais autrefois intrigué par le fait que la mention, dans (Éther 2:23), de « fenêtres, (qui) voleraient en éclats » ne peut avoir trait qu’à des fenêtres de verre, puisque aucune autre sorte ne serait étanche tout en restant fenêtre, et qu’elles devraient être fragiles pour pouvoir voler « en éclats ». En outre, Moroni, en parlant précisément de « verre transparent » dans (Éther 3:1), suit probablement Éther. Cela voudrait dire que l’invention du verre est bien plus ancienne qu’on aurait pu se l’imaginer jusqu’à la découverte récente d’objets tels que des perles de verre égyptiennes datant de la « fin du troisième millénaire av. J.-C.[50] » et « des plaques de verre bleu turquoise d’excellente qualité » en la possession d’une des toutes premières reines d’Égypte[51]. « On sait très peu de choses, écrit Newberry, sur les débuts de l’histoire du verre », bien que l’on puisse « faire remonter [cette histoire] jusqu’à l’époque préhistorique, car on a trouvé des perles de verre dans des tombes préhistoriques[52] ». Il ne faut pas s’étonner si la présence d’objets de verre avant le sixième siècle av. J.-C. est « très rare[53] », car le verre pourrit, comme le bois, et l’on peut déjà s’étonner que le peu qu’il en reste soit parvenu jusqu’à nous depuis la lointaine antiquité. Par ailleurs, il y a un monde de différence entre peu d’objets de verre et pas d’objets du tout. Tout ce que nous avons pour montrer que les Mésopotamiens utilisaient des couteaux de fer tout au début du troisième millénaire av. J.-C., c’est un seul et unique grumeau de terre rougeâtre, mais c’est tout ce qu’il nous faut. De même, le plus ancien morceau de verre daté que nous connaissions vient de l’époque d’Amenhotep 1er; cependant, sous ses successeurs immédiats, on voit apparaître des vases qui révèlent une technique avancée dans le travail du verre : « Ils révèlent l’art à un très haut niveau de compétence, qui doit être le résultat d’une longue série d’expériences », écrit Newberry[54].

La découverte du plus ancien travail du verre et du fer en Égypte n’est pas du tout un éloge à la civilisation supérieure des Égyptiens, mais plutôt aux qualités supérieures de préservation de leurs sables secs. Nous avons vu que les Égyptiens se souciaient très peu du fer dont la patrie était en réalité le pays de Tubal-Caïn.

Il semble qu’il en soit de même du verre. Les mythes et le folklore de la plus ancienne couche de légendes asiatiques (les cycles des cygnes-jeunes filles et des flèches-chaînes, par exemple) sont pleins de montagnes de verre, de palais de verre et de fenêtres de verre. Dans une légende extrêmement archaïque et très répandue, l’oiseau Shamir (il porte beaucoup de noms), cherchant à entrer dans la chambre de la reine des enfers, se brise les ailes contre la vitre de sa fenêtre quand il essaie de la traverser. Comme je l’ai montré dans une autre étude, la montagne de verre des légendes du nord et le palais de verre de l’immense cycle de Schéba en sont les variantes. « La vitrification et la pâte vitrée », si proches du verre que leur absence dans la même région est surprenante, étaient « connues et largement utilisées en Égypte et en Mésopotamie à partir du quatrième millénaire av. J.-C.[55] ». Mais ce genre de produit, appliqué aux objets d’argile, a une bien plus grande chance de laisser une trace de lui-même que le verre pur qui se désintègre tout simplement dans la terre humide, processus que j’ai souvent eu l’occasion d’observer dans les tas d’immondices grecs antiques. Ceci explique facilement la rareté des restes de verre en dehors de l’Égypte. Nous nous rendons maintenant compte que les savants qui rejettent catégoriquement l’affirmation de Marco Polo qu’il avait vu des vitres de verre coloré à la cour du grand Khan ont parlé trop vite. Un contemporain de Marco Polo « dit que les fenêtres de certains des yachts ou des barques avaient du verre à vitre » en Chine, mais le commentateur qui cite cette autorité ajoute que « Ia manufacture en était probablement européenne[56] ». Il est intéressant de constater que l’emploi le plus antique du verre pour fenêtre en Extrême-Orient était pour les fenêtres de bateau, mais le fait que le verre était rare en Chine n’en fait pas du verre européen, car ce n’était pas l’Europe, mais l’Asie centrale qui excellait dans la production du verre. En 1221, un observateur chinois en Asie centrale fut frappé par la grande industrie locale qui produisait entre autres choses des vitres en verre clair[57]. Nous avons noté que les grands Khans s’intéressaient spécialement aux orfèvres et aux ouvriers du verre.

Si le verre et le fer périssent, que dire de la soie ? Le « fin lin retors » des Jarédites (Éther 10:24) ne pose pas de problème sérieux, puisque, comme je l’ai fait remarquer dans une précédente lettre, des lambeaux du lin le plus fin ont réellement survécu dans des sites préhistoriques dans l’Ancien Monde. Mais le même verset parle de soie. Étant donné que peu de substances s’oxydent plus complètement que la soie, il n’est pas surprenant que la seule preuve que nous ayons de son existence sans l’Antiquité soient les documents écrits. Mais ils suffisent pour offrir aux Jarédites le luxe de porter leurs vêtements de soie, si l’on doit accorder le moindre crédit aux affirmations citées dans l’Encyclopedia Britannica que l’on portait de la soie en Chine dans la première moitié du troisième millénaire av. J.-C. et en Inde dès 4000 av. J.-C[58]. L’antériorité de l’Inde par rapport à la Chine suggère un point de distribution central pour l’une et l’autre, ce qui serait bien entendu l’Asie centrale et effectivement, Khotan, en Asie centrale, était le grand centre au Moyen Âge. La fabrication de la soie à une date très reculée dans les îles grecques et la légende du Dédale minœn rapportée par Appollodore, qui ne peut avoir trait qu’à la culture de la soie, donnent à penser que c’est l’Asie plutôt que la Chine qui a été le centre de distribution préhistorique de la connaissance de la soie dans le monde.

Le règne animal

Comme le métal et le verre, les animaux d’autrefois ont longtemps été représentés de manière incorrecte par les idées préconçues des archéologues. Jusque il y a cinq ans – et peut-être encore maintenant – les meilleurs archéologues étaient convaincus que le chameau n’était pas connu en Égypte avant l’époque grecque et romaine, et traitaient l’histoire biblique des chameaux d’Abraham (Genèse 12:16) comme la plus grossière des gaffes. Cependant J. P. Free a pu démontrer l’existence et l’emploi constant de cet animal en Égypte depuis les temps préhistoriques jusqu’à présent et ce, sur la base d’indices qui sont à la portée de tout étudiant consciencieux[59]. Nous savons que le cheval, comme le fer, avec lequel il est souvent associé dans l’histoire conventionnelle, n’est pas apparu sur la scène en un seul endroit pour se répandre graduellement et d’une manière constante dans le monde entier, mais a été introduit à diverses reprises dans la région de la culture primitive indo-germanique, s’infiltrant, pour ainsi dire, à maintes reprises[60]. Si certains peuples préhistoriques (par ex. à Anau) ont eu le bœuf et le cheval avant le chien ou la chèvre, d’autres (comme les Ertebœlliens) avaient le chien longtemps avant les autres. Je pense qu’il est assez remarquable, écrit McGovern, que nous ne trouvions pas de mention spécifique du chameau chez les Scythes et les Sarmates bien que ... son existence et son utilité aient dû être connues[61]. » La morale en est que nous ne pouvons être sûrs de rien. Tout naturaliste supposerait que l’éléphant est éteint dans l’ouest de l’Asie depuis des centaines de milliers d’années, à en juger par les preuves que cette bête a laissées de son existence. C’est l’histoire écrite seule qui nous donne l’assurance que de vastes troupeaux d’éléphants parcoururent les terres tempérées de Syrie et du haut de l’Euphrate jusqu’à la dix-huitième dynastie égyptienne, lorsque les pharaons les y chassaient par sport, et que les seigneurs guerriers de l’Asie centrale utilisèrent les éléphants jusqu’au cours du Moyen Âge[62]. Dans la haute antiquité, l’espèce sauvage disparut sans laisser de traces, peut-être à cause d’un changement dans le climat de la terre. Je pense qu’il est très significatif que le Livre de Mormon ne parle d’éléphants qu’à propos des Jarédites, puisqu’il n’y a aucune raison apparente pour qu’ils n’aient pas été aussi courants au cinquième qu’au quinzième siècle av. J.-C. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils ont disparu dans de grandes parties de l’Asie à un moment donné entre ces dates, de même que dans le Nouveau Monde, si l’on veut en croire le Livre de Mormon, ne laissant que les documents écrits des hommes pour témoigner de leur existence.

« Ils ont beaucoup de fer, d’accarum et d’andanicum », dit Marco Polo, parlant de la population de Kobian. « Ils font ici des miroirs en un acier extrêmement poli, de grande taille et très beaux. » Ce qu’il faut noter ici, ce n’est pas avant tout l’état avancé du travail du fer en Asie centrale, bien que, comme nous l’avons vu, cela soit significatif, mais le fait que personne ne sait au juste ce que sont l’accarum et l’andanicum. Marco le savait, bien entendu, mais puisque ces objets n’existaient pas en Europe, il n’y avait pas de mot occidental pour les traduire et par conséquent tout ce qu’il pouvait faire, c’était les appeler par le seul nom qu’on leur donnait. Il en va de même des cureloms et des cumoms d’Éther 9:19. Ces animaux étaient inconnus des Néphites, c’est pourquoi Moroni ne traduit pas les mots, ou alors, quoique connus des Néphites, ils n’appartiennent pas à notre expérience, de sorte que c’est notre langue, à nous, qui n’a pas de nom à leur donner. C’étaient simplement des variétés de ces nombreuses « autres espèces d’animaux qui étaient utiles pour la nourriture de l’homme » (Éther 9:18). L’histoire de l’élevage « d’animaux qui étaient utiles à l’homme » est extrêmement complexe; faire le pedigree, même d’espèces aussi évidentes que le cheval arabe, le dromadaire ou le bœuf, est encore tout à fait impossible[63]. Ceux qui sont allés tant d’Europe que de l’Extrême-Orient en Asie centrale parlent toujours des espèces particulières d’animaux qu’ils y trouvent: des chameaux à deux bosses (qui en réalité ne ressemblent pas plus au dromadaire arabe qu’un lama ressemble à un mouton), des moutons à longue queue et d’étranges variétés de bœufs et de chevaux, tous animaux pour lesquels il est impossible aux voyageurs de trouver des mots dans leur propre langue[64]. Ils appellent donc les dromadaires et les chameaux bactriens « chameaux » et les kulans « chevaux », tout comme le Livre de Mormon désigne, sans aucun doute, sous le nom de moutons et de gros bétail des espèces qu’il nous serait difficile de reconnaître. Je trouve extrêmement rassurant que le livre d’Éther, en nous conduisant dans des temps archaïques, tienne absolument à compliquer les choses en parlant d’animaux manifestement éteints du temps des Néphites et d’espèces que nous ne pouvons pas identifier.

La description de la façon dont les gens furent chassés d’un pays par une invasion de serpents qui, ensuite, « [coupèrent] le chemin, pour que le peuple ne pût passer » (Éther 9:31-35) peut mettre rudement à l’épreuve votre crédulité scientifique. Je me hâte de vous rassurer. On nous dit que Pompée le Grand ne put faire passer son armée en Hyrcanie parce que le chemin était barré par des serpents le long de l’Araxe, cours d’eau encore infesté de ces animaux[65]. Une des principales activités philanthropiques des mages perses était de faire la guerre aux serpents, devoir qui doit remonter à une époque où les hommes étaient cruellement affligés par eux[66]. Les Absurtitani passaient pour avoir été chassés de leur pays par des serpents et Esarhaddon d’Assyrie rappelle l’horreur et le danger d’une marche effectuée par son armée à travers un pays « de serpents et de scorpions, dont la plaine était couverte comme de fourmis[67] ». Au treizième siècle de notre ère, le shah Sadrouddine décida de construire une capitale qui surpasserait toutes les autres villes en splendeur; cependant le projet dut être abandonné après d’énormes dépenses lorsque, pendant une période de sécheresse, l’endroit grouilla à ce point de serpents que personne ne pouvait y vivre[68]. Il est intéressant de constater, dans cet ordre d’idées, que le fléau des serpents mentionné dans Éther est décrit comme consécutif à une période d’extrême sécheresse (Éther 9:30).

Au dixième chapitre d’Éther, nous lisons que de grandes expéditions de chasse furent entreprises au temps du roi Lib dans le pays riche et giboyeux du sud « pour chasser de la nourriture pour le peuple du pays » (Éther 10:19). Les Occidentaux ont tendance à considérer la chasse comme une activité très individualiste; en effet, Oppenheimer insiste sur le fait que les chasseurs opèrent « toujours soit en petits groupes, soit seuls ». Mais telle n’est pas la façon dont les anciens Asiatiques chassaient. Selon Odoric et William, les Mongols chassaient toujours en grandes battues, des milliers de soldats poussant le gibier vers le centre d’un grand cercle où le roi et sa cour choisissaient les animaux[69]. C’était la façon normale d’approvisionner une armée et une nation en Asie comme Xénophon le décrit dix-sept siècles avant Carpini[70]. Des milliers d’années avant Xénophon, un Égyptien pré-dynastique gravait une palette en ardoise verte sur laquelle il décrivait une armée de rabatteurs formant un grand cercle autour d’une troupe d’animaux affolés et en pleine confusion poussés vers un enclos circulaire au centre. C’est la chasse royale, à la mode jarédite, à l’aube de l’histoire[71]. Ces grandes chasses étaient toujours conduites par le roi, comme chez les Jarédites : « Et Lib devint aussi un grand chasseur » (Éther 10:19). « Les rois doivent être chasseurs » et toute cour royale devait avoir sa réserve de chasse à l’instar des anciens dirigeants de l’Asie qui mettaient invariablement à part, comme refuges pour les animaux, de vastes superficies de terrain où il était interdit d’habiter[72]. Ici le Livre de Mormon nous présente un scoop vraiment stupéfiant : « Ils conservèrent le pays situé du côté du sud comme désert, pour avoir du gibier. Et toute la surface du pays situé du côté du nord était couverte d’habitants » (Éther 10:21). Le tableau de la vieille économie de chasse des Asiatiques est complet dans tous ses points essentiels et correct dans tous ses détails.


[1] Éther 11:9, 18-19, 23; cf. 10:14, 31; 7:7; 8:3-4; 10:15, 30.

[2] E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus, 2 vols., Oxford, Oxford University Press, 1932, 1:495, 500.

[3] Benjamin de Tudela, Voyages, ch. 56, dans A. Asher, dir. de publ., The Itinerary of Rabbi Benjamin of Tudela, 2 vols., New York, « Hakesheth », n. d., 1:95, italiques ajoutés; cf. id., 1:96: à la suite d’une rébellion, « il fut décrété que tous les membres de la famille du Calife devaient être enchaînés pour contrecarrer leurs intentions rebelles. Cependant, chacun d’eux réside dans son palais… ils mangent et boivent et mènent joyeuse vie. »

[4] Michael Prawdin, The Mongol Empire, Londres, Allen & Unwin, 1940, p. 424.

[5] Id., 448.

[6] Fikret Isiltan, Die Seltschuken-Geschichte des Akserayi, Sammlung Orientalistischer Arbeiten 12, Leipzig, Harrassowitz, 1943, pp. 41-42. On trouvera quelques dépositions pittoresques de souverains dans Budge, Chronography of Bar Hebraeus 1:147, 163, 176, 178.

[7] N. Martinovitch, « Another Turkish Iron Cage », JAOS 62, 1942, p. 140, citant un certain nombre de cas.

[8] Budge, Chronography of Bar Hebraeus, 1:471.

[9] David D. Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2 vols., Chicago, University of Chicago Press, 1926-27, 2:155.

[10] Id., 2:314.

[11] A. B. Cook, Zeus, 3 vols., Cambridge, Cambridge University Press, 1914-40, et C. J. Gadd, Ideas of Divine Rule in the Ancient East, Londres, Oxford University Press, 1948, traitent en détail de ce sujet.

[12] Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 1:270-71, 288; 1:182.

[13] Id., 1:50.

[14] William M. McGovern, The Early Empires of Central Asia, Chapel Hill,University of North Carolina Press, 1939, p. 73. Cf. Hérodote, Histoires IV, p. 20.

[15] Claudian, Bellum Geticum 11, pp. 364-68; C. C. Mierow, The Gothic History of Jordanes, Princeton, Princeton University Press, 1915, 128-29; ch. 52.

[16] Henning Haslund, Men and Gods in Mongolia, New York, Dutton, 1935, p. 4.

[17] Marco Polo, Voyages.

[18] B.Ya.Vladimirtsov, The Life of Chingis-Khan, New York, Houghton Mifflin, 1930, pp. 147-48; la citation se trouve p. 148. D’après cette théorie, « les vaincus sont la propriété du conquérant, qui est leur maître légitime, ainsi que celui de leur pays, de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants. Nous avons le droit de faire ce que nous voulons de ce qui nous appartient », E. S. Creasy, History of the Ottoman Turks, 2 vols., Londres, Bentley, 1854-56, 1:21.

[19] Prawdin, The Mongol Empire, pp. 131, 142, 175, 476. Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 1:182.

[20] G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. 232.

[21] Prawdin, The Mongol Empire, p. 374; Gadd, Ideas of Divine Rule in the Ancient East, p. 6.

[22] Prawdin, The Mongol Empire, p. 374.

[23] Sous le sous-titre « Mountain and Palace », dans Hugh W. Nibley, « Hierocentric State », WPQ 4, 1951, pp. 235-38. Aucun empire n’était possible sans un palais et une ville pour centre, comme dans Jubilés 4:9; 7:14. Dans les temps les plus anciens, « tout roi se construisait une nouvelle résidence en montant sur le trône », dit Eduard Meyer, Geschichte des Altertums, 2e éd., Stuttgart, Cotta, 1909, vol. 1, 2e partie, p. 145, car il était de coutume « que tout roi possède sa propre ‘ville’ ».

[24] A. Wünsche, Salomons Thron und Hippodrom, Ex Oriente Lux 2:3, pp. 9 et suiv., 22-25. Tha'labi, Qisas al-Anbiyya, pp. 11-12.

[25] La 7e partie de « The World of the Jaredites », IE 55, mars 1952, pp. 162-65, 167-68, commençait avec cette phrase.

[26] Budge, Chronography of Bar Hebraeus, 1:500.

[27] Clément Huart et Louis Delaporte, L'Iran antique, Paris, Michel, 1952, p. 367; Adam Mex, The Renaissance of Islam, Salahuddin Khuda Bukhsh et D. S. Margoliouth, tr., Londres, Luzac, 1937, pp. 19-20. Ce trône d’or était dressé sur une plateforme en or, devant laquelle se trouvait une plateforme en argent sur laquelle ses princes s’asseyaient dans des fauteuils dorés ; certains disent que ces derniers étaient des trônes d’argent.

[28] Carpini, ch. 28, dans Manuel Komroff, dir. de publ., Contemporaries of Marco Polo, New York, Liveright, 1928, p. 45.

[29] Eduard Meyer, Geschichte des Altertums, 2e éd., Stuttgart, Cotta, 1928, vol. 2, 1e partie, p. 235; Hugh W. Nibley, « Hierocentric State », WPQ 4, 1951, p. 240. La sella curulis était un pliant doré utilisé par l’empereur romain, mais son nom montre qu’elle était montée, à l’origine, sur des roues à la manière asiatique.

[30] A la réunion de la Côte Pacifique en 1940, ARAHA, 1940, p. 90.

[31] Hugh W. Nibley, « Sparsiones », CJ 40, 1945, pp. 541-43.

[32] Id., pour un traitement préliminaire.

[33] Budge, Chronography of Bar Hebraeus, 1:182, « La soeur du Calife avait un certain scribe, un Égyptien, en Syrie, et il lui envoya un messager pour se plaindre auprès d’elle d’Abu Tahir [gouverneur de Syrie]… Et parce que son frère faisait toujours très attention à ce qu’elle disait, elle alla pleurer devant lui. Et elle reçut [de lui] l’ordre et elle l’envoya et tua Abu Tahir, et sa tête fut transportée en Égypte. »

[34] La citation est de P. Van der Meer, The Ancient Chronology of Western Asia and Egypt, Leiden, Brill, 1947, p. 13. La citation ne concerne pas le verre, mais a trait aux questions de préjugés historiques.

[35] Gerald A. Wainwright, « The Coming of Iron », Antiquity 10, 1936, p. 7.

[36] Id., p. 7.

[37] Id., pp. 8-9.

[38] Id., pp. 7, 23.

[39] Id., p. 22.

[40] Id., p. 14; italiques ajoutés.

[41] Id., p. 18.

[42] Friedrich Spiegel, Ernische Alterthumskunde, Leipzig, 1873, 2:152. James Darmesteter, The Zend-Avesta, 3 vols., Oxford, Oxford University Press, 1880-87, 1:93.

[43] Ce sujet a été abordé dans Hugh W. Nibley, « Lehi dans the Desert », IE 53, 1950, pp. 323-25.

[44] Sadr al-Din Abi al-Hasan 'Ali b. Nasir b. 'Ali al-Husayni, Akhbar al-Dawla al-Saljuqiyya, Lahore, Université du Penjab, 1933, p. 1. Ceci pourrait être considéré comme une simple épithète ornementale, s’il n’y avait pas le fait que le nom Flèche de fer est assez courant et désigne en fait une telle arme, Semen I. Lipkin, Manas Vielikodushnyi, Moscou, Sovietski Posaty, 1947, pp. 24-25. Ce qu’impliquent les arcs d’acier est bien entendu très significatif pour 1 Néphi 16:18.

[45] T. Wright, dir. de publ., The Travels of Marco Polo, Londres, Bohn, 1854, p. 53, livre1,ch. 14. Pendant qu’il voyageait en Asie Centrale, en 568 apr. J.-C., Ménandre rencontra plus d’une fois des tribus primitives des montagnes, qui essayaient de lui vendre leurs outils de fer locaux; Menander Protector, De Legationibus Romanorum ad Gentes 8, dans PG 113:884.

[46] T. J. Meek, « The Challenge of Oriental Studies to American Scholarship », JAOS 63, 1943, p. 92, n. 73, donne la formule de l’acier de Ras Shamra.

[47] Wainwright, « The Coming of Iron », p. 16.

[48] « Le clan des forgerons a dû garder longtemps secret l’art de forger le fer pour conserver ses privilèges. » George Vernadsky, Ancient Russia, New Haven, Yale University Press, 1943, p. 43.

[49] D. B. Harden, « Ancient Glass », Antiquity 7, 1933, p. 419; Pline, Histoire naturelle XXXVI, p. 191.

[50] Harden, « Ancient Glass », p. 419.

[51] P. E. Newberry, « A Glass Chalice of Tuthmosis III », JEA 6, 1920, p. 159.

[52] Id., pp. 158-59.

[53] Harden, « Ancient Glass », p. 419.

[54] Newberry, « A Glass Chalice of Tuthmosis III », 158; Harden, « Ancient Glass », p. 420, cf. 426.

[55] Harden, « Ancient Glass », p. 419.

[56] Wright, The Travels of Marco Polo, p. 179, n.1, livre 2, ch. 6). L’existence de telles fenêtres a été vivement contestée sans raison valable. Un voyageur d’autrefois « mentionne que les fenêtres de certains yachts ou barques avaient du verre à vitre » en Orient, Id. Il est intéressant de remarquer que la seule utilisation prouvée du verre à vitres était celle des navires.

[57] Karl A. Wittfogel et Fêng Chia-Shêng, « History of Chinese Society Liao », TAPS 36, 1946, p. 661.

[58] « Silk and Sericulture », Encylopaedia Britannica, 24 vols., Chicago, Encyclopaedia Britannica, 1960, 20:661.

[59] Joseph P. Free, « Abraham's Camels », JNES 3, 1944, pp. 187-93.

[60] Fritz Flor, dans Harentz, dir. de publ., Germanen und Indo-Germanen, Heidelberg, 1934, 1:111 et suiv., p. 122.

[61] McGovern, The Early Empires of Central Asia, p. 77, cf. 27; Raphael Pumpelly, Explorations in Turkestan, 2 vols., Washington, Carnegie Institution, 1908, 1:41-43.

[62] James H. Breasted, A History of Egypt, New York, Scribner, 1909, p. 304; Wittfogel & Chia-Shêng, « History of Chinese Society Liao », p. 669.

[63] L’autorité principale sur le sujet est Max Hilzheimer. Voir Max Hilzheimer, « Dogs », Antiquity 6, 1932, pp. 411-19; et Max Hilzheimer, « Sheep », Antiquity 10, 1936, pp. 195-206.

[64] Voir, par exemple, Wittfogel & Chia-Shêng, « History of Chinese Society Liao », p. 662, Haslund, Men and Gods in Mongolia, p. 73.

[65] Darmesteter, Zend-Avesta, 1:5, n. 3.

[66] Hérodote, Histoires I, 140.

[67] James A. Montgomery, Arabia and the Bible, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1934, p. 50.

[68] Isiltan, Die Seltschuken-Geschichte des Akserayi, pp. 97-98.

[69] Odoric ch.13, et William of Rubruck ch.7, dans Komroff, Contemporaries of Marco Polo, pp. 241, 68. Sur Oppenheimer, voir Nibley, « Hierocentric State », p. 251.

[70] Xénophon, Cyropédie II, 4, pp. 16-26.

[71] E. A. Wallis Budge, The Mummy, Cambridge, Cambridge University Press, 1925, plaque 2, centre.

[72] Nibley, « Hierocentric State », pp. 238-44; et Hugh W. Nibley, « The Arrow, the Hunter, and the State », WPQ 2, 1949, pp. 343-44.


CHAPITRE CINQ : Ils prennent les armes

Les grands espaces libres[1]

Mon cher professeur F.,

Si mes rabâchages constants sur l’Asie centrale vous irritent, permettez-moi de vous rappeler de nouveau que le livre d’Éther ne nous laisse pas le choix. Il ne nous permet jamais d’oublier que ce que les rois jarédites faisaient était une imitation consciente et une continuation ininterrompue des pratiques des « anciens », de « ceux d’autrefois » de l’autre côté de l’eau. Ceci est, soit dit en passant, une autre indication de ce que nous ne devons pas considérer que la migration jarédite se produisit immédiatement après le déluge, car la chute de la Tour vit la destruction d’un ordre antique et établi. Les Jarédites quittèrent leur patrie, poussant devant eux de grands troupeaux de bétail à la manière immémoriale des Asiatiques, et même s’ils n’avaient jamais été nomades auparavant, ils menèrent certainement la vie des steppes pendant les nombreuses années qui s’écoulèrent avant qu’ils ne mettent à la voile (Éther 3:3), et quand ils embarquèrent, ils entassèrent tout ce qu’ils pouvaient de leurs animaux dans leurs petits bateaux, « Ieurs troupeaux de gros et de petit bétail » et d’autres animaux (Éther 6:4), et en arrivant au Nouveau Monde, ils continuèrent à élever « toutes sortes de bétail, de bœufs, et de vaches, et de brebis », comme leurs ancêtres l’avaient fait dans le pays d’origine (Éther 9:18). Rien ne pourrait mieux contribuer à garder en vie les pratiques de l’Ancien Monde que ces sociétés secrètes notoirement conservatrices qu’Éther fait toujours remonter aux « serments des anciens » et qui ont, à toutes les époques, exercé une attirance fatale sur les hommes de l’Asie. Nous avons déjà noté que ces abominations secrètes sont le produit nécessaire d’une société dans laquelle les liens sociaux peuvent être facilement rompus. L’histoire politique des Jarédites trahit clairement, dans tous ses aspects, les pratiques des « gens des grands espaces ».

L’histoire jarédite dans le Nouveau Monde fut officiellement inaugurée par une assemblée générale et un recensement de toute la nation (Éther 6:19), pratique typiquement asiatique, qui remonte au temps des chasseurs préhistoriques et qui est à la base de toutes les organisations politiques antiques, comme je l’ai démontré dans un certain nombre d’articles [2]. D’une manière strictement conforme à la façon de procéder dans l’Antiquité, cette assemblée était l’occasion de choisir un roi et de fonder une dynastie, qui, comme le prévit clairement le frère de Jared, ne pouvait que conduire tout droit dans l’ornière des intrigues et des remous de l’Ancien Monde dont les Jarédites avaient déjà été délivrés une fois (Éther 6:23). Il avait raison, car bientôt un certain Corihor « se rebella contre son père, et passa au pays de Néhor, et il... entraîna beaucoup de gens après lui » (Éther 7:4). Puis il retourna au pays de Moron, fit son père prisonnier, mais fut soumis par son frère Shule, homme juste, qui réalisa l’ambition de tout monarque asiatique de « [répandre] son royaume sur toute la surface du pays » (Éther 7:11) [3]. Shule donna alors à son frère capable et ancien rival « du pouvoir dans son royaume » (Éther 7:13), touche surprenante mais tout à fait authentique, d’où il apparaît que les émirs participaient à l’immense tâche de gouverner l’empire, comme en Asie. Le petit-fils de Shule « se rebella contre son père, et vint demeurer dans le pays de Heth », entraînant des gens jusqu’au moment où il s’acquit la moitié du royaume (Éther 8:2). Son père déposé « quitta le pays avec sa famille, et il voyagea de nombreux jours, et passa de l’autre côté, et longea la colline de Shim, et passa de l’autre côté près de l’endroit où les Néphites furent détruits et de la vers l’est, et arriva à... la mer » (Éther 9:3), où il vécut dans des tentes et où il fut rejoint plus tard par d’autres réfugiés fuyant son royaume déchiré (Éther 9:9) où la guerre civile avait réduit la population à presque zéro – autre touche asiatique, comme nous le verrons. Des années plus tard, quand les frères royaux Shared et Coriantumr luttèrent pour le royaume, Coriantumr battit son frère, « Ie poursuivit jusqu’au désert d’Akish », où les deux armées se pillèrent mutuellement la nuit et « [mirent] le siège au désert », jusqu’à ce que Coriantumr en sorte vainqueur, pourchasse le successeur de son frère jusqu’au bord de la mer pour être à son tour battu et poursuivi à nouveau dans le désert d’Akish, emmenant « tout le peuple, tandis qu’il fuyait devant Lib » (Éther 14:15). Encore des batailles, une nouvelle poursuite jusqu’à la côte (Éther 14:26), de là jusqu’aux eaux de Ripliancum, puis vers le sud pour camper à Ogath, et de là à la colline de Ramah pour l’affrontement final.

Cet échantillonnage devrait vous donner un tableau de la façon spéciale des Jarédites de faire la guerre, une guerre de mouvements sans frontières fixes, de grandes armées balayant le continent pour fuir ou pour poursuivre, tirant le maximum de profit de l’espace en retombant constamment sur tel ou tel « désert », établissant des camps rivaux pour un à deux ans, pendant que des groupes ou des individus dissidents se joignent à une armée ou à l’autre. C’est de nouveau l’Asie, et cela demande une note géographique.

Le continent nord-américain est une reproduction grossière du continent asiatique, avec des toundras et des forêts dans le nord, cédant la place à de vastes herbages, des déserts et finalement des jungles tropicales dans le sud. La différence principale est qu’en Asie tout est plus grand: les forêts et les plaines semblent illimitées, les déserts sont plus vastes, plus chauds et plus secs, les montagnes beaucoup plus hautes et plus inaccessibles, les jungles plus profondes et plus dangereuses, les cours d’eau plus larges et plus profonds. Et cependant ces formidables barrières n’ont pas empêché les marches et les contre-marches rapides et incessantes d’armées puissantes à toutes les époques. Un des plus anciens textes aryens est la prière: « Puissions-nous aller sans encombre le long des routes, trouver de bons chemins dans les montagnes, courir facilement dans les forêts et traverser joyeusement les cours d’eau [4] ! » Pendant une certaine campagne, nous dit-on, l’armée de Juji « n’était séparée que par deux mille kilomètres » du gros des Mongols [5]. Cela doit donner une idée des distances couvertes par ces hordes qui hivernaient dans les plaines de France ou de Hongrie et dressaient leurs camps d’été dans les Altaï ou sur le fleuve Onon, presque face au Pacifique nord. Et tout n’était pas plaines plates non plus, car les rois des steppes étendirent maintes et maintes fois leur règne jusqu’en Chine, en Inde, en Perse, en Asie Mineure, en Europe et en Sibérie, ce qui signifiait traverser régulièrement les plus grands déserts, les plus hautes montagnes et les fleuves les plus larges de la terre.

L’État asiatique se compose de deux éléments principaux, d’une part une population sédentaire vivant dans les villes-oasis et poussant les arts, l’industrie et l’agriculture à des niveaux de perfection parfois étonnants, et d’autre part un chef migrateur, se déplaçant à la tête de sa foule guerrière – une armée tribale de conquérants avec comme noyau sa propre tribu et sa propre famille, marchant constamment de ville en ville et de château en château, traversant des déserts brûlants ou des cols de montagne glacés pour frapper de crainte le monde, écraser les révoltes, et par-dessus tout étouffer les ambitions de tout rival possible pour la domination du monde [6]. Cette armée est une nation en marche, avec ses femmes et ses enfants – les Mongols, quand ils laissèrent leurs familles derrière eux, inaugurèrent un changement radical dans la stratégie des steppes, parvenant à une rapidité et à une mobilité qui paralysèrent rapidement les hordes de leurs rivaux, aux déplacements plus lents, qui continuaient à observer la vieille coutume de marcher avec leurs familles et leurs objets ménagers. Les Hyksos, au dix-huitième siècle av. J.-C., et le Peuple de la Mer, cinq cents ans plus tard, étaient des nations de ce genre en marche – une armée dévastatrice, mais une armée emmenant tous ses biens et toutes ses familles à la recherche de nouvelles terres à coloniser, balayant « les habitants du pays, tous ceux qui ne voulaient pas se joindre à [eux] », exactement à la manière jarédite (Éther 14:27) [7]. En tout temps, parmi le peuple des steppes, « la nation et l’armée sont une seule et même chose; le Seigneur du clan ou rex devenant duc ou voïvode » au combat [8]. C’est certainement le cas des Jarédites dont les rois sont avant tout des chefs sur le terrain, et qui vont au combat « avec leurs femmes et leurs enfants – les hommes, les femmes et les enfants armés d’armes de guerre, avec des boucliers, et des plastrons de cuirasse, et des casques, et vêtus pour la guerre » (Éther 15:15). L’armure mérite d’être mentionnée, car on sait maintenant qu’elle aussi est une invention d’Asie centrale et une invention d’une grande antiquité, empruntée plus tard par l’Europe et l’Extrême-Orient, mais atteignant un haut niveau de perfection dans les steppes à l’époque préhistorique [9].

Étant donné que les rois jarédites et leurs armées migratoires étaient constamment en mouvement à la meilleure manière des Asiatiques, y a-t-il une raison pour qu’ils ne couvrent pas des distances asiatiques ? Alors pourquoi faire tant d’histoires à propos de Cumorah ? De la langue étroite de terre jusqu’à l’État de New York, il y a une distance qui nous renverse, mais pour Jouji ou Timour ce serait peu de chose. Du fait que nous considérons, nous, les voyages en termes d’heures ou tout au plus de jours, nous risquons d’oublier que les gens qui ne cessent jamais de se déplacer considèrent l’espace non pas du point de vue du temps mais du point de vue des étapes, et que quand on le répartit en étapes, l’itinéraire le plus long de la terre devient praticable, même pour le moyen de transport le plus primitif. En un mot, les distances ne comptent pas. Un coup d’œil sur la carte montrera que le vaste territoire que les les Jarédites ont pu couvrir est en réalité assez raisonnable selon les critères asiatiques. L’expédition de l’Académie Brigham Young de 1900 est allée de Provo à Panama en un temps remarquablement court, bien que mal équipée à tous points de vue [10].

Quand le roi Omer fut renversé par son fils Jared, il dut voyager « de nombreux jours » avant d’être hors de portée de l’usurpateur, qui s’était emparé du royaume, lequel s’était « [répandu]... sur toute la surface du pays » (Éther 9:3; 7:11). En fait, il s’enfuit aussi loin que cela lui était possible vers des régions qui allaient devenir le terrain classique de refuge et de combat des derniers Jarédites. C’est sur le terrain que nous devons chercher les os et les tertres funéraires des Jarédites, pas dans leurs villes. Tout comme les grands édifices des Mongols, qui comptent parmi les bâtiments les plus nobles de la terre, se trouvent dans le sud et l’ouest, loin des terrains de chasse et de combat primordiaux des tribus, de même les grands monuments de la civilisation jarédite abondent dans les terres du sud, qu’ils ont d’abord colonisées, plutôt que dans le désert des dernières grandes batailles. Un des paradoxes étranges de l’histoire, c’est que les nomades des steppes ont peut-être été les plus grands constructeurs de tous les temps, bien que leur type normal de « ville » fasse « penser davantage à une ville de tentes ressemblant à un camp nomade qu’à une ville au sens ordinaire du terme [11] ». Dans les terres qu’il conquiert, le Mongol construit des Taj Mahals et des Jehols, mais dans ses propres terres, « les vents nettoient l’espace qu’il a souillé, les pâturages que ses troupeaux ont tondus poussent plus verts que jamais et la nature répare rapidement tous les méfaits qu’il a infligés à son bon ordre [12] », et ainsi « de grands empires nomades sont nés et ont disparu dans l’inconnu » sans laisser de traces [13]. Ce qu’il faut noter, c’est que dans le modèle asiatique, la civilisation des camps, qui ne laisse pas de traces derrière elle, et la civilisation des villes ont été, et c’est caractéristique, patronnées par les mêmes tribus et les mêmes souverains depuis le commencement de l’histoire. Que des gens vivent comme des nomades et construisent cependant de grandes villes n’est pas plus contradictoire que de les voir être à la fois chasseurs et fermiers ou à la fois bergers et marchands. Mais depuis le début, les hommes ont préféré pratiquer la chasse, la pâture et le fermage dans des secteurs spéciaux réservés à cette fin, coutume dûment observée par les Jarédites, comme nous l’avons vu (Éther 10:19-21) [14]. L’étude du vieux système asiatique explique facilement toutes les difficultés apparentes que l’on aurait à trouver Cumorah dans des contrées éloignées du centre jarédite.

La vie normale de l’Asie est une vie de chaos, de violence et d’insécurité produite par des guerres constantes entre les tribus et la rivalité entre des hommes ambitieux au sein de ces tribus. De temps en temps apparaît un surhomme qui, s’étant acquis tout d’abord la domination totale d’une tribu, écrase impitoyablement ses voisins un par un, obligeant les survivants à faire cause commune contre lui et à former une grande coalition; un règlement de comptes final dans lequel cette coalition est soit détruite, soit victorieuse dans une grande « bataille des nations » décide du sort du monde pour les générations qui suivent. Si le grand homme gagne, le monde connaît une période de paix et d’unité forcées sous le règne absolu d’une seule volonté de fer. À n’importe quel moment de sa carrière, le conquérant du monde doit affronter un rival particulier, son rival le plus dangereux de l’heure, contre lequel se tourne toute son attention avec une haine personnelle passionnée et une fureur implacable. On peut trouver ceci dans presque n’importe quelle page de la vie de n’importe quel candidat cosmocrate, depuis Sargon jusqu’à Hitler. C’est aussi le leitmotiv de l’histoire jarédite, qui, chaque fois qu’elle devient cohérente, se cristallise autour de la personne d’un guerrier terrible mais compétent en lutte contre un rival tout aussi alarmant. Tandis que « Coriantumr [passait] avec son armée dans le désert pendant deux années, pendant lesquelles il reçut de grandes forces pour son armée » (Éther 14:7 ), son adversaire Shared reçut « aussi de grandes forces pour son armée » par le fonctionnement de « combinaisons secrètes ». Plus tard, Coriantumr dressa ses tentes près de la colline de Ramah et passa quatre années à réunir le peuple (Éther 15:11-14). De la même façon, Gengis Khan se cacha pendant deux ans dans le désert, recrutant une armée contre son parent Wang Khan, qui faisait la même chose et consacra plus tard quatre ans à édifier une armée pour affronter l’empereur de Khwarizm, qui travaillait fiévreusement pour édifier son armée à lui, chacun faisant tout ce qui était en son pouvoir pour « entraîner » les alliés de son ennemi vers son propre côté [15].

Ce système d’ « entraîner » vers soi est, comme nous l’avons déjà noté, très antique en Asie. Il y a même un mot arabe spécial pour le désigner: jadhab. « À qui enlèverai-je... la terrible souveraineté ? » demande Mithra dans l’Avesta, qui est plein de héros légendaires entraînant vers eux-mêmes les alliés de l’autre [16]. Le recrutement de forces rivales s’accompagne régulièrement, comme dans le Livre de Mormon, d’un échange de lettres personnelles entre les chefs et de l’envoi de défis officiels: « Que les Chanyu viennent dans le sud et rencontrent l’empereur en bataille ouverte ou alors deviennent sujets et fassent révérence au trône impérial », voilà un exemple typique [17]. La jalousie et l’ambition, dit Xénophon, sont l’essence de la royauté asiatique, qui est une chose intensément personnelle; il décrit comment Crésus et Cyrus consacrèrent chacun chaque atome de l’énergie et des trésors dont ils disposaient à rassembler de vastes armées composites pour mener la bataille pour le gouvernement de toute l’Asie [18]. Le caractère intensément personnel de cette rivalité a été décrit dans les pages inoubliables d’Hérodote. Dans les annales égyptiennes, le pharaon seul est l’unique vainqueur et l’unique héros, et l’enjeu de toute guerre est simplement sa querelle personnelle avec le monarque opposé [19]. Tout roi de Babylonie et d’Assyrie accomplit à lui tout seul tous ses immenses exploits, comme l’expliquent les monuments, et se fait un devoir de faire savoir que sa majesté a personnellement liquidé le roi rival: « Au milieu de cette bataille, ma propre main a capturé Kachtilach, le roi kassite. » « Contre le roi lui-même, à la pointe de la lance, jusqu’au coucher du soleil, j’ai mené la bataille [20]. » Cette dernière citation rappelle d’une manière frappante la scène dans le Livre de Mormon où Shiz et Coriantumr se tapent dessus jusqu’à la tombée de la nuit (Éther 15:20-29). Les exploits proprement dits de Sargon, de Cyrus, de Thoutmès III ou de Ramsès Il nous laissent entendre, en outre, que le combat personnel entre rois n’était pas une vantardise sans fondement mais avait réellement lieu.

Puisque toute guerre était un combat personnel entre deux rois, il était de coutume qu’ils se défient mutuellement en duel. Le roi des Scythes envoya son défi au roi des Massagètes et aussi au grand Darius, dont le père avait échangé précédemment des défis avec une reine des Massagètes; le roi des Visigoths défia l’empereur Honorius en combat singulier, tout comme le roi Lazare de Servie le fit avec Amurath le Turc, et ainsi de suite [21]. Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer maintenant que le système tout entier de l’étiquette de la chevalerie est né dans les steppes d’Asie. Les grands Khans, lorsque leurs rivaux étaient capturés au combat, les décapitaient personnellement, comme le font encore les généraux chinois avec d’autres généraux chinois [22]. La reine Tomyris non seulement décapita Cyrus, selon la légende, mais, folle de haine, lui cogna la tête en tous sens dans une peau remplie de sang [23]. Il était courant, parmi les maîtres des steppes, de convertir le crâne d’un ennemi personnel en coupe à boire, comme l’empereur des Bulgares avec le crâne de l’empereur Nicéphore et comme le roi des Hiung-nu avec celui du souverain d’Iran. Les Ukrainiens d’autrefois prêtaient serment en buvant du sang dans de tels récipients [24]. Les souverains assyriens recueillent la peau des monarques rivaux, comme le Ja Lama l’a fait de notre propre temps [25].

Nous nous sommes étendus avec une complaisance qui frise le mauvais goût sur ces détails sanglants parce qu’il est nécessaire d’expliquer ce dont le livre d’Éther traite. La férocité sinistre avec laquelle les souverains d’Asie concentrent toute leur colère sur la personne d’un roi rival appartient à la tradition jarédite: « Coriantumr fut extrêmement en colère contre Shared, et il alla… lui livrer bataille; et ils se rencontrèrent avec une grande colère » (Éther 13:27). Et « lorsque Shiz eut reçu son épître, il écrivit une épître à Coriantumr, disant que s’il se livrait, pour qu’il pût le tuer de sa propre épée, il épargnerait la vie du peuple » (Éther 15:5). Pendant la bataille qui s’ensuivit, « Shiz se leva, et ses hommes aussi, et il jura dans sa colère qu’il tuerait Coriantumr ou périrait par l’épée » (Éther 15:28). Ce que ces hommes recherchent avant tout, ce n’est pas le pouvoir ou la victoire, mais un règlement de comptes avec un rival personnel.

Guerres d'extermination

Shiz et Coriantumr, au cours de leurs déplacements dans leurs campagnes sans fin, « balayèrent les habitants devant eux, tous ceux qui ne voulaient pas se joindre à eux » (Éther 14:17). C’est la méthode asiatique classique du recrutement forcé: « Si la province voisine à celle qu’ils envahissent ne veut pas les aider », dit un témoin oculaire de la technique tartare, « ils la dévastent et, avec les habitants qu’ils emmènent, ils vont combattre l’autre province. Ils mettent leurs captifs au premier rang du combat, et s’ils ne se battent pas courageusement, les passent au fil de l’épée [26]. » C’est de cette manière que les seigneurs guerriers asiatiques balayèrent la terre devant eux depuis le début, comme Shiz (Éther 14:18) et comme les hordes communistes de nos jours, obligeant tous ceux qui se trouvaient sur leur chemin à se joindre à eux. « Je les comptai parmi mon peuple », dit le conquérant assyrien, parlant d’une nation après l’autre, et cette antique formule semblerait remonter à notre vieil ami Nimrod, que la superstition populaire voyait réincarné dans Gengis Khan quand, selon Carpini, il « devint un chasseur puissant ». « Il apprit à voler les hommes et à les prendre comme proies. Il faisait des incursions dans d’autres pays, emmenant tous les captifs qu’il pouvait, et se les adjoignant », comme Nimrod l’avait fait, à l’aide de serments terribles [27]. Ce système consistant à « balayer la terre » explique comment il était possible à de petites tribus asiatiques obscures de grossir très rapidement pour devenir conquérantes de toute l’Asie et de la plus grande partie de l’Europe: La tribu qui donnait son nom aux hordes conquérantes était simplement le noyau d’une armée qui faisait boule de neige pour se transformer en une armée mondiale grâce au recrutement forcé de tous ceux qu’elle rencontrait.

On a beaucoup écrit sur le caractère terrible affiché expressément par les grands conquérants, surtout par Gengis Khan, dont les pratiques ont été excusées par des biographes récents, arguant qu’il n’y a pas de meilleure arme que la terreur pour amollir l’opposition, provoquer une reddition rapide et sauver ainsi des vies. Assurément, la terreur est la caractéristique de la stratégie asiatique avec son « mépris de la vie humaine [28] », et la prétention d’un roi assyrien pourrait bien être répétée par l’écho de beaucoup de ses successeurs anciens et modernes: « Je marchai victorieusement, comme un chien furieux, répandant la terreur, et je ne rencontrai pas de conquérant [29]. » Pour nous, être un chien furieux n’est guère une chose dont on ait à se vanter, mais la terreur était soigneusement calculée. Shiz l’aurait compris, lui qui en poursuivant Coriantumr, « tua femmes et enfants, et brûla les villes. Et la crainte de Shiz se répandit dans tout le pays, oui, un cri retentit dans tout le pays: Qui peut résister à l’armée de Shiz ? Voici, il balaie la terre devant lui ! » (Éther 14:17-18). Quand Corihor obtint la victoire, ce fut à son tour d’être la terreur de la terre, et « le peuple commença à être effrayé et commença à fuir devant les armées de Coriantumr... » (Éther 14:27).

Un sous-produit important du système asiatique jarédite de rallier des armées et d’absorber des nations, c’est l’efflorescence de bandes de brigands sur toute la surface du pays. Quiconque ne veut pas se joindre aux grandes armées est, comme nous l’avons vu, mis à mort, mais ceux qui s’échappent ? Ils sont naturellement des hors-la-loi, n’étant fidèles à aucun roi et n’ayant par conséquent aucun droit à être protégés. Pour survivre, ces gens se réunissent en bandes, et comme tous sont des déserteurs dont la tête est mise à prix, leur comportement devient très dangereux. L’Asie a été en tout temps couverte de bandes de brigands, exactement comme le continent américain sous le règne des Jarédites, et, de temps en temps, ces bandes de brigands ont formé des coalitions suffisamment fortes pour détruire des états et renverser des trônes. Lorsque les guerres entre les Mongols et les Mamelouks eurent épuisé toutes leurs ressources et ruiné beaucoup de pays, des soldats des deux armées se mirent en bandes pour devenir des armées de brigands, rassemblèrent les proscrits dans les déserts et les montagnes, et faillirent de peu conquérir tout l’ouest de l’Asie [30]. Les pages de Bar Hebraeus sont pleines de ces bandes de brigands et de bonnes descriptions de la façon dont elles opèrent. Partout où des gouvernements centraux étaient affaiblis par des guerres et la corruption, des bandes de brigands apparaissaient comme si elles sortaient de terre, comme par exemple, lorsque, au début du neuvième siècle, le brigand Omar devint la terreur de tout le Proche-Orient et, unissant ses forces à celles du chef de brigands Nasir dans le nord « commença à détruire le monde [31] ».

Tout comme des bandes de brigands formaient souvent le noyau d’armées conquérantes du monde (certains empereurs chinois avaient des armées entières composées de « jeunes dévoyés »), de même ces armées mondiales, une fois battues, se démembraient rapidement pour redevenir des bandes de brigands, pendant que leur chef, précédemment souverain mondial, se retrouvait de nouveau simple chef de bandits [32]. Les années pendant lesquelles Justinien et Chosroes s’affrontèrent en une rivalité mortelle pour le gouvernement du monde virent la naissance dans l’ouest de l’Asie d’une foule bigarrée de bandes de brigands comptant douze mille hommes, qui causèrent la ruine totale d’une grande partie du monde civilisé; à cette époque de panique et d’insécurité, « un grand schisme tomba sur les Arabes (c’est-à-dire les habitants) et en tous lieux se dressait un homme qui n’était pas d’accord avec son compagnon [33] ». Cet état de choses typique et récurrent rappelle d’une manière frappante les jours terribles des brigands jarédites, où chaque homme dormait sur son épée pour protéger ses biens de tous les autres hommes, et se les faisait quand même voler (Éther 14:1-2). Il n’est pas nécessaire de nous attarder sur les aspects pathologiques de la guerre à l’asiatique: le déguisement hideux, les serments sanglants, les hurlements d’aliénés, les pyramides de têtes et le reste. Dans Tarass Boulba, Gogol montre les hordes cosaques devenir complètement folles au combat ou, comme le dit Éther (Éther 15:22): « Ils étaient ivres de colère, comme un homme est ivre de vin. » Un aspect déplaisant de l’affaire, qui vaut d’être mentionné, est la coutume universelle de collectionner les scalps, chose pratiquée en tout temps avec zèle dans les steppes d’Asie comme celles d’Amérique [34]. C’était en fait la coutume des conquérants asiatiques de poser en tout temps comme des incarnations du diable [35].

Les guerres insensées des chefs jarédites provoquèrent l’annihilation totale des deux camps, les rois étant les derniers à partir. La même chose était presque arrivée précédemment du temps d’Akish, quand une guerre civile entre ses fils et lui-même avait réduit la population à trente personnes (Éther 9:12). Tout ceci nous paraît peu vraisemblable, mais deux circonstances caractéristiques de la gurerre à l’asiatique expliquent pourquoi le phénomène n’est certainement pas sans parallèle: (1) Étant donné que toutes les guerres sont un conflit strictement personnel entre rois, la bataille doit continuer jusqu’à ce qu’un des rois tombe ou soit pris. (2) Et cependant les choses s’arrangent de telle manière que le roi doit être le tout dernier à tomber, l’armée tout entière existant dans le seul but de défendre sa personne. C’est ce que l’on voit clairement dans le jeu d’échecs, dans lequel toutes les pièces peuvent être prises, sauf le roi, qui ne peut jamais l’être. « Le shah aux échecs, écrit M. E. Moghadam, n’est pas tué et ne meurt pas. Le jeu est terminé quand le shah est poussé dans une position d’où il ne peut s’échapper. Ceci est conforme à toutes les bonnes traditions du jeu d’échecs, et derrière ces traditions, celle de capturer le roi à la guerre plutôt que de le tuer, chaque fois que c’était possible [36]. » Vous vous souviendrez des nombreux cas dans le livre d’Éther où des rois furent gardés des années en prison sans être tués. Dans le code de la chevalerie médiévale, hérité de l’Asie centrale, la personne du roi est sacrée, et tous les autres doivent périr pour le défendre. Après la bataille, le vainqueur peut faire de son rival ce qu’il veut – et l’on inventait parfois des tortures infiniment ingénieuses pour le règlement de comptes final – mais tant que la guerre continuait, le roi ne pouvait pas mourir, car, lorsqu’il mourait, la guerre était terminée, quelque puissantes que fussent les forces survivantes. De même, Shiz était disposé à épargner tous les sujets de Coriantumr du moment qu’il pouvait décapiter celui-ci de sa propre épée. Dans ce cas, bien entendu, les sujets deviendraient les siens. Le cercle de guerriers, « grands et puissants quant à la force des hommes » (Éther 15:26) qui se battaient autour de leur roi jusqu’au dernier homme représente cette même institution antique, le « dernier carré » sacré que nos propres ancêtres nordiques ont emprunté à l’Asie et que nous retrouvons maintes et maintes fois dans les guerres des tribus, dans lesquelles plus d’une fois le roi était véritablement le dernier à mourir. N’allez donc surtout pas vous imaginer que le dernier chapitre d’Éther est fantaisiste ou tiré par les cheveux. Les guerres d’extermination sont une véritable institution dans l’histoire de l’Asie.

Pour citer quelques exemples, quand Gengis Khan conquit la grande nation merkite, il ne laissa qu’un seul homme vivant: le frère de sa favorite [37]. Les rois assyriens annihilaient systématiquement tous les êtres vivants des pays qu’ils conquéraient, semant du sel dans les champs, comme les Romains, et inondant les emplacements des villes qu’ils avaient détruites pour les transformer en déserts inhabitables [38]. Dans des villes d’un million d’habitants, les Mongols ne laissaient âme qui vive, et transformaient d’immenses provinces en désert total [39]. La grande île de Chypre demeura un désert inhabité pendant sept ans après avoir été prise par les Turkomans [40]. Les Goths, en une seule bataille, exterminèrent entièrement les Scires [41], comme les Huns exterminèrent les Scythes et les Alains, et comme les Mongols exterminèrent les Tartares [42]. Les Mongols eux-mêmes reçurent leur châtiment en 1732, quand leurs propres cousins, les Mandchous, balayèrent neuf dixièmes des Mongols Orets dans un projet inspiré par les Chinois, visant à rayer les deux camps de la face du monde [43]. Ces suicides mutuels des nations n’étaient pas rares: les Kins et les Hsia Hsia, les deux plus grands empires de leur temps et aussi intimement apparentés par le sang que les peuples de Shiz et de Coriantumr, se livrèrent pendant quinze années des guerres qui balayèrent dix-huit millions de personnes, chiffre qui rend assez mesquins les deux millions d’Éther (Éther 15:2). Soit dit entre parenthèses, les guerres de Gengis Khan coûtèrent, rien qu’à la Chine, quarante millions de vies [44] ! La dynastie Jao des Huns du nord et l’empire Dsin du sud réalisèrent presque le suicide mutuel pendant une guerre civile dans laquelle « aucun des camps n’était disposé à faire la paix tant que l’autre n’était pas complètement écrasé ». Au premier siècle av. J.-C., les Huns se divisèrent pour suivre deux frères, Jiji et Huhansie. Vingt ans de guerre s’ensuivirent et le conflit ne se termina que lorsque, en 43 av. J.-C., les gens de Jiji finirent, en désespoir de cause, par fuir vers l’ouest à la meilleure manière jarédite, laissant, derrière eux, « de vastes étendues de terres vides et abandonnées » [45].

Ce genre d’histoire devrait convaincre les plus sceptiques que le livre d’Éther n’exagère pas dans ce qu’il nous dit soit à propos de ce qui est arrivé, soit à propos de l’envergure des événements. Le récit est conservateur par rapport à ce qui se passe en Asie, mais, en fonction de ce qui se passe là-bas, parfaitement authentique.

Ce que les Jarédites laissèrent derrière eux, ce fut un pays couvert d’ossements, car « si rapide et si expéditive fut la guerre », que « toute la surface du pays était couverte des corps des morts » (Éther 14:21-22) et une génération plus tard « leurs ossements jonchaient le pays situé du côté du nord » (Omni 1:22). Un voyageur médiéval, passant près de Kiev, des années après les grandes guerres entre les hordes mongoles et russes, rapporte: « Pendant que nous traversions cette région, nous trouvâmes sur le sol une multitude innombrable de crânes et d’ossements. » Loin de là, en Commanie et Cangle, « nous trouvâmes beaucoup de crânes et d’ossements étalés sur le sol comme du fumier ». Tous les habitants vivants, remarque-t-il, étaient réduits en esclavage [46]. Lorsqu’il y avait la moindre possibilité d’enterrer après ces grandes batailles, le seul procédé pratique était d’entasser les corps en grands tas et de les recouvrir de terre, « érigeant de grands tumulus sur eux ». La nation Naiman tout entière fut ainsi enterrée après sa destruction [47]. Joinville, voyageant une année entière en Asie pour arriver à la cour du « cham de Tartarie », vit tout le long de la route de la conquête tartare « de vastes tumulus d’ossements » [48]. Une comparaison soigneuse des tumulus préhistoriques d’Asie et d’Amérique s’indiquerait, mais il y a peu de chances qu’on y procède avant des années.

Des survivants jarédites ? [49]

La première règle de la critique historique, quand on traite du Livre de Mormon ou de d’importe quel autre texte antique, c’est: Ne simplifiez jamais à outrance. Malgré son style narratif simple et direct, cette histoire est bourrée, comme peu d’autres le sont, d’une fantastique richesse de détails qui échappent complètement au lecteur peu attentif. Le Livre de Mormon tout entier est un condensé, et un condensé magistral; il faudra des années rien que pour démêler les milliers de déductions et d’implications subtiles qui enrobent ses déclarations les plus simples. Seules la paresse et la vanité conduisent l’étudiant à la conviction prématurée qu’il a la réponse finale à ce que contient le Livre de Mormon. « Les hommes sont constitués de telle manière, a dit Joseph Smith, qu’ils sont tentés de dresser des piquets et de fixer des limites aux œuvres et aux voies du Tout-Puissant... Pourquoi être si certains que vous comprenez les choses de Dieu, alors que tout pour vous est si incertain [50] ? » Ces paroles s’appliquent de la même manière au revivaliste le plus délirant qu’au savant le plus capable. Tertullien enseignait qu’il fallait considérer que tout ce que la Bible ne disait pas explicitement s’être produit dans le passé comme ne s’étant pas produit du tout. De nos jours, même l’étudiant de la Bible aux opinions les plus arrêtées ne se limiterait pas d’une manière aussi stricte; mais, admettons que nous puissions aller plus loin que Tertullien, jusqu’où pouvons-nous aller ? Rien dans l’Évangile rétabli n’a autant offensé le monde chrétien que le fait qu’il tenait absolument à aller beaucoup trop loin pour que cela fasse l’affaire du monde chrétien et qu’il osait parler de points de doctrine et d’événements qui ne sont pas du tout mentionnés dans la Bible.

Par exemple, Brigham Young dit, en opposition à de longs siècles d’interprétation erronée de Genèse 1:14: « Depuis combien de temps les cieux étoilés existent-ils? Nous ne pouvons le dire; pendant combien de temps continueront-ils à exister ? Nous ne pouvons le dire. Combien de temps y aura-t-il de l’air, de l’eau, de la terre, combien de temps les éléments dureront-ils dans leurs combinaisons actuelles ? Ce n’est pas à nous de le dire. Notre religion nous enseigne qu’il n’y a jamais eu de temps où ils (les éléments physiques) n’existaient pas, et il n’y aura jamais de temps où ils cesseront d’être; ils sont là et y seront dorénavant [51]. » Manifestement, les implications de déclarations de ce genre sont hautement offensantes pour beaucoup de bons chrétiens. Six mois avant sa mort, Joseph Smith, le prophète, a déclaré: « Il y a un certain nombre d’années que j’essaie de préparer l’esprit des saints à recevoir les choses de Dieu; mais nous en voyons souvent certains qui, après avoir souffert comme ils l’ont fait pour l’œuvre de Dieu, s’effritent comme du verre dès qu’arrive quoi que ce soit de contraire à leurs traditions [52]. » De quelles traditions parle-t-il ? Pas de la damnation des petits enfants, ni du baptême par aspersion, ni des idées néoplatoniciennes sur Dieu, car ces choses-là, les saints les avaient laissées derrière eux. Le traditionnalisme auquel il fait allusion est clairement défini dans un autre discours donné vers la même époque par le Prophète, quand il dit: « Je suppose qu’il ne m’est pas permis de me lancer dans l’examen de quelque chose qui n’est pas contenu dans la Bible. Si je le faisais, il y a ici, je pense, tant d’hommes plus que sages qu’ils crieraient ‘trahison’ et me mettraient à mort. Je vais donc utiliser la vieille Bible et je vais me faire commentateur aujourd’hui [53]. » Notez que de bons membres de l’Église sont accusés de deux folies: (1) prendre la Bible comme seule source possible de connaissance, et (2) interpréter la Bible strictement à la lumière de leur propre expérience limitée.

Venons-en au Livre de Mormon: n’est-il pas possible de tomber là aussi dans le vieux vice sectaire de la simplification à outrance ? N’y a-t-il pas beaucoup de saints des derniers jours qui tiennent absolument à ce que tout Américain d’origine pré-colombienne soit lamanite parce que, en vérité, il y a eu autrefois des Néphites et des Lamanites, et que les Néphites ont été détruits ? Et pourtant le Livre de Mormon lui-même rend pareille interprétation impossible. Les Néphites ont été détruits, nous dit-on, mais il est pertinent, pour ce qui est du cas des Jarédites, de demander ce que le Livre de Mormon entend par « détruit » ? Le mot doit être pris, comme tant d’autres mots-clefs du livre, dans son sens premier et original: « Démolir, séparer violemment en ses parties constitutives, démembrer la structure. » Détruire, c’est ruiner la structure, non pas annihiler les parties. C’est ainsi que dans (1 Néphi 17:31), nous lisons à propos de l’Israël du temps de Moïse que « selon sa parole, il les détruisit; et, selon sa parole, il les conduisit... », les réunissant après qu’ils ont été « détruits », c’est-à-dire dispersés, et avaient besoin d’un dirigeant. Selon (2 Néphi 25:9) : « ... comme une génération a été détruite parmi les Juifs... de même ils ont été détruits de génération en génération selon leurs iniquités ». Le massacre total d’une génération quelconque serait bien entendu la fin complète de son histoire, mais ce n’est pas cela que veut dire « détruit ». À propos des Juifs de Jérusalem, Néphi dit (1 Néphi 17:43): « Je sais que le jour va assurément venir où ils seront détruits, sauf un petit nombre... ». Plus tard, « lorsque le Messie sera ressuscité des morts... voici, Jérusalem sera de nouveau détruite... » (2 Néphi 25:14).

Dans ces deux cas, ce qui s’est produit en réalité, c’est que les Juifs ont tous été dispersés « sauf un petit nombre » qui est resté dans le pays. Les Israélites, en entrant dans la terre promise, nous dit-on, chassèrent « les enfants du pays, oui au point de les disperser jusqu’à la destruction » (1 Néphi 17:32). Ceci montre clairement que la destruction des Cananéens, c’était leur dispersion, comme on sait que cela a été le cas. De même pour les Néphites: « ... lorsque ta postérité aura été détruite, et aura dégénéré dans l’incrédulité, et aussi la postérité de tes frères, voici, ces choses seront cachées » (1 Néphi 13:35), où Néphites et Lamanites à la fois dégénèrent dans l’incrédulité après avoir été détruits.

Nous ne trouvons qu’une seule fois dans le Livre de Mormon un cas d’annihilation, où l’on nous dit spécifiquement que « toute âme vivante des Ammonihahites fut détruite » (Alma 16:9), où non seulement la structure sociale, mais aussi chaque individu succombent. Dans d’autres cas, le Seigneur promet qu’il ne détruira pas entièrement les descendants du fils cadet de Léhi, Joseph (2 Néphi 3:3), ou de Lémuel (2 Néphi 4:9), et il est même dit à Néphi que Dieu « ne souffrira pas que les Gentils détruisent totalement le mélange de ta postérité qui est parmi tes frères » (1 Néphi 13:30), même si la promesse et l’accomplissement étaient que les Néphites seraient « détruits » (Éther 8:21), et même si Moroni peut dire: « Il n’y a personne d’autre que les Lamanites » (Éther 4:3).

Ainsi donc, quand nous lisons dans le tout premier verset d’Éther que les Jarédites « furent détruits par la main du Seigneur sur la surface de ce pays du nord », nous devons entendre par là que la nation fut écrasée et dispersée, mais non que la bataille catastrophique finale fut nécessairement la fin de l’histoire. La première pensée qui vient à l’esprit du roi Mosiah quand il découvre les vingt-quatre plaques, c’est: « Elles nous donneront peut-être la connaissance d’un reste du peuple qui a été détruit, d’où ces annales sont venues... » (Mosiah 8:12) montrant que, qu’il ait survécu quelqu’un ou non, pour Mosiah du moins, il était parfaitement possible que des restes d’un peuple existent après que ce peuple ait été « détruit ». Mais Éther n’a-t-il pas prophétisé que « toute âme serait détruite, sauf Coriantumr » (Éther 13:21) ? Toute âme de quoi ? Très exactement de « son royaume ainsi que toute sa maison ». Éther lui-même, caché dans une grotte, n’était pas de ce nombre, pas plus que d’autres habitants du continent: les Néphites, les Lamanites, les Mulékites qui y vivaient déjà au moment de la destruction jarédite. Pas plus non plus que les Jarédites renégats errant au loin au-delà des frontières du royaume. De tels renégats, il y en avait, comme le montre un certain nombre de choses.


[1] La 8e partie de « The World of the Jaredites», IE 55, avril 1952, pp. 236-38, 258, 260-65, commençait ici.

[2] Hugh W. Nibley, « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951, pp. 238-44.

[3] Id., pp. 226-30.

[4] James Darmesteter, The Zend Avesta, 3 vols., Oxford, Oxford University Press, 1880-87, 2:265, Din Yast 1:3.

[5] Michael Prawdin, The Mongol Empire, Londres, Allen & Unwin, 1940, p. 162.

[6] On dit des tout premiers rois qu’ils « font perpétuellement le tour ». C’est ainsi que, dans les Textes des Pyramides, le pharaon « fait le tour » des Deux Régions comme des cieux, et les dieux babyloniens vont de sanctuaire en sanctuaire, c’est-à-dire de château en château, comme Apollon, Iliade I, pp. 37-42, et Poseidon, p. ex., Odyssée V, p. 381, le font au commencement.

[7] Anton Jirku, « Aufsteig und Untergang der Hyksos », JPOS 12, 1932, pp. 51-61; William F. Albright, « Egypt and the Early History of the Negeb », JPOS 4, 1924, p. 134; Eduard Meyer, Geschicte des Altertums, 2e éd., Stuttgart, Cotta, 1928, vol. 2, 1e partie, p. 72. Pour les dates, voir William F. Albright, The Archaeology of Palestine, Baltimore, Penguin, 1960, pp. 84-85, 108-9.

[8] Moritz Hoernes, Natur- und Urgeschichte des Menschen, 2 vols., Vienne, Hartleben, 1909, 2:396.

[9] E. A. Speiser, « On Some Articles of Armor and Their Names», JAOS 70, 1950, pp. 47-49; les mots hurriens pour désigner l’armure indiquent une origine en Asie Centrale, id., p. 49.

[10] Voir appendice 2.

[11] Karl A. Wittfogel et Fêng Chia-Shêng, « History of Chinese Society Liao», TAPS 36, 1946, p. 663; Henning Haslund, Men and Gods in Mongolia, New York, Dutton, 1935, pp. 236-37.

[12] 11 Mildred Cable, The Gobi Desert, New York, Macmillan, 1945, p. 264.

[13] 12 E. Nelson Fell, Russian and Nomad, New York, Duffield, 1916, pp. 9-10.

[14] 13 Toute cette question est traitée dans mes deux articles, Hugh W. Nibley, « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951, pp. 226-53; et « The Arrow, the Hunter, and the State », WPQ 2, 1949, pp. 328-44.

[15] F. E. A. Krause, Cingis Han, Heidelberg, Winter, 1922, pp. 14-27; Prawdin, The Mongol Empire, pp. 147-50.

[16] Darmesteter, Zend-Avesta, 2:148, Yasts 27:111). On trouve une description de la technique utilisée pour détourner les partisans d’un autre dans Al-Fakhri's Al-Adab al-Sultaniah wal-Dawla-l-Islamiyah, Le Caire, 5.

[17] William M. McGovern, The Early Empires of Central Asia, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1939, p. 143; cf. Nibley, « Hierocentric State », pp. 244-47.

[18] Xénophon, Cyropédie IV, p. 2.

[19] Max Pieper, Die Ägyptische Literatur, Wildpark-Potsdam, Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion, 1927, p. 74.

[20] David D. Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2 vols., Chicago, University of Chicago Press, 1926-27, 1:57, 60, 40; cf. 2:124; « Je le saisis vivant de mes propres mains », etc., parlant du roi rival.

[21] Hérodote, Histoires IV, pp. 11, 126; Jordanes, dans C. C. Mierow, The Gothic History of Jordanes, Princeton, Princeton University Press, 1915, pp. 93-95; ch. 30; E. S. Creasy, History of the Ottoman Turks, 2 vols., Londres, Bentley, 1854-56, 1:46.

[22] Krause, Cingis Han, p. 26; Haslund, Men and Gods in Mongolia, p. 155.

[23] Hérodote, Histoires I, p. 214.

[24] George Vernadsky, Ancient Russia, New Haven, Yale University Press, 1943, pp. 298-99; G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. 368; C. R. Beazley, The Dawn of Modern Geography, 2 vols., Londres, Murray, 1901, 2:267.

[25] Meissner, Babylonien und Assyrien, 2 vols., Heidelberg, Winter, 1926, 1:112; Haslund, Men and Gods in Mongolia, p. 155.

[26] Carpini, ch. 16, dans Manuel Komroff, dir. de publ., Contemporaries of Marco Polo, New York, Liveright, 1928, p. 26.

[27] Carpini, ch. 6, dans id., p. 12.

[28] R. Grousset, L'Asie orientale des origines au XVe siècle, Paris, Presses Universitaires, 1941, 304-5, p. 307; la citation se trouve p. 305.

[29] Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2:99.

[30] E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus, 2 vols., Oxford, Oxford University Press, 1932, 1:465.

[31] Id., 1:124. Id., 1:124.

[32] C’est quasiment le leitmotiv de Arabshah, Life of Timur, Kitab 'Aja'ib al-Maqdur, Le Caire, A. H. 1335); quand ils sont régulièrement battus, les princes deviennent, selon les annales chinoises, des bandits de grand chemin, Krause, Cingis Han, p. 24. Les descendants d’Attila devinrent des chefs de bandes de brigands, bien qu’héritiers d’un empire mondial, p. ex., Jordanes, dans Mierow, The Gothic History of Jordanes, pp. 137-38; ch. 58. On voit que c’est l’état de choses primordial en consultant Darmesteter, Zend-Avesta 2:171.

[33] Budge, Chronography of Bar Hebraeus, 1:103, 111.

[34] Hérodote, Histoires IV, 64, 66, 70; Pline, Histoire naturelle, VII, 2, p. 10; Ammianus Marcellinus, Rerum Gestarum XXXI, 2, p. 14 and 2, p. 22; Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2:396, No. 1050; Budge, Chronography of Bar Hebraeus, 1:465; McGovern, The Early Empires of Central Asia, p. 54.

[35] Arabshah, pp. 4-6, mentionne les grands conquérants mondiaux qui ont propagé la croyance qu’ils étaient des démons.

[36] M. E. Moghadam, « A Note on the Etymology of the Word Checkmate », JAOS 58, 1938, p. 662; cf. L. Thorndike, « All the World's a Chessboard », Speculum 6, 1931, pp. 461-65.

[37] Krause, Cingis Han, p. 26; Grousset, L'Asie orientale des origines au XVe siècle, p. 291.

[38] Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia 2:310-11, No. 811; 152, No. 340.

[39] Prawdin, The Mongol Empire, pp. 191-93, 469, 472.

[40] Constantin Porphyrogenitus, De Administrando Imperio p. 47, dans PG 113:365.

[41] Jordanes, dans Mierow, The Gothic History of Jordanes, p. 131; ch. 53.

[42] Eunapius, De Legationibus Gentium ad Romanos 6, dans PG 113:656-57; McGovern, The Early Empires of Central Asia, p. 366.

[43] Haslund, Men and Gods in Mongolia, pp. 206-7.

[44] Prawdin, The Mongol Empire, pp. 221, 329.

[45] McGovern, The Early Empires of Central Asia, pp. 335-36, 189-91.

[46i] Carpini, chs. 13, 21, dans Komroff, Contemporaries of Marco Polo, pp. 22, 37.

[47] Krause, Cingis Han, p. 17.

[48] Jean de Joinville, Mémoires de Saint Louis, dans Jean de Joinville, Chroniques des Croisades, trad. angl., Londres, Bohn, 1848, p. 476.

[49] La 9e partie de « The World of the Jaredites », IE 55, mai 1952, pp. 316-18, 340, 342, 344, 346, commençait ici.

[50] Joseph Fielding Smith, Enseignements du prophète Joseph Smith [éd. française], p. 259.

[51] Cité dans N. B. Lundwall, Temples of the Most High, Salt Lake City, Lundwall, 1941, p. 301, tiré de Journal of Discourses 3:367-68.

[52] Smith, Enseignements du prophète Joseph Smith [éd. française], p. 268.

[53] Id., p. 282.


CHAPITRE SIX : Un héritage permanent

Néphites portant des noms jarédites

Tout d'abord, un certain nombre de noms indéniablement jarédites apparaissent de temps en temps chez les Néphites. Une coïncidence aussi frappante demande une étude, car elle ne peut guère avoir été un accident. Le Livre de Mormon nous apprend que les Jarédites et les Néphites parlaient des langues tout à fait différentes, et même une recherche superficielle montrera que les noms propres jarédites ont une consonnance particulière bien à eux. Leur trait le plus caractéristique c'est la terminaison en -m. C'est ce que l'on appelle la mimation et on la retrouve effectivement dans les langues les plus anciennes du Proche-Orient, où elle céda plus tard la place à la nunation, ou terminaison en -n, trait le plus caractéristique de l'arabe classique et aussi, comme nous l'avons déjà vu, des noms propres néphites [1]. L'emploi et la séquence corrects de la mimation et de la nunation dans le Livre de Mormon confirment puissamment l'authenticité du document, car le principe est une découverte relativement récente en philologie. Elle peut être illustrée par les seuls noms communs jarédites que nous connaissions, curelom et cumom, et le seul adjectif, shelem, appliqué à une montagne « à cause de sa hauteur extrême » (Éther 3:1). Il est intéressant de constater que le sens original de la mieux connue des racines sémitiques, SALAM, est probablement « un haut lieu » (Arabe sullam, échelle, escalier, élévation) avec l'idée de sécurité, et par conséquent de paix, comme sens secondaire.

Mais ce sont les noms propres qui nous intéressent ici. Lorsque, dans la brève liste de noms jarédites qui est parvenue jusqu'à nous, un pourcentage respectable apparaît également comme noms néphites, il est grand temps de se demander: Est-ce là un cas où l'auteur du Livre de Mormon a laissé passer une coquille, ou y a-t-il quelque chose de significatif chez ces Néphites qui portent des noms jarédites ? La réponse est surprenante: Chacun de ces hommes est d'origine mulékite et est un chef de mouvement subversif contre l'État et la religion néphites ! L'importance de ceci ressort immédiatement si nous nous souvenons que le seul cas de chevauchage manifeste entre les peuples jarédite et néphite se retrouve dans l'épisode de Coriantumr et des Mulékites. Coriantumr, dernier chef jarédite, passa les neuf derniers mois de sa vie chez les Mulékites. Ces gens avaient quitté Jérusalem onze ans après Léhi et par conséquent trois années après que le peuple de Léhi se fût déjà installé dans le Nouveau Monde. On nous dit que « Coriantumr fut découvert par le peuple de Zarahemla » ( Omni v. 21 italiques ajoutés), qui avait dû pas mal voyager pour le rencontrer jusqu'à mi-chemin entre leur lieu d'abordage en Amérique Centrale et Cumorah; selon toute probabilité, ils firent bien plus que la moitié du trajet, étant donné que Coriantumr avait été gravement blessé et, n'ayant absolument personne pour l'aider, n'aurait pu aller bien loin; le fait qu'il ne demeura que neuf mois après avoir été recueilli le montre bien, sans nécessairement le prouver. Mais l'évidence suggère fortement que les Mukélites « découvrirent » Coriatumr peu après la dernière bataille jarédite, et en conséquence, qu'ils étaient sur le continent depuis pas mai de temps, quoique quelques années de moins que les Néphites. Le chevauchage entre les cultures mulékite et jarédite dura au moins neuf mois, et s'est peut-être étendu sur de nombreuses années. En tout cas, nous avons la preuve que les Jarédites eurent une influence culturelle permanente sur les Néphites par l'intermédiaire de Mulek, car des siècles après la destruction de la nation jarédite, nous découvrons un Néphite portant le nom de Coriantumr, et nous apprenons que cet homme était descendant de Zarahemla, l'illustre chef des Mulékites. Ceci montre que l'influence jarédite a touché les Néphites par l'intermédiaire des Mulékites, ce qui est exactement ce à quoi on s'attendrait. Le nom avait été préservé soit dans la famille royale (Coriantumr le Jarédite fut certainement l'invité du chef) soit dans les annales mais très vraisemblablement le premier cas, étant donné que les gens en général ne vont pas chercher leurs noms dans les histoires écrites, alors que d'autre part rien n'est plus persistant que les prénoms, la plupart de ceux que nous utilisons aujourd'hui étant vieux d'au moins mille ans.

Le premier pays colonisé par les Jarédites fut Moron, nom encore porté par un des derniers rois jarédites. Or, le pays néphite « sur la frontière, près du bord de la mer à l'extrémité du désert » fut appelé par eux Moroni, et quiconque a une connaissance rudimentaire du ProcheOrient, reconnaîtra immédiatement que Moroni signifie « appartenant à Moron » ou « de Moron », la vieille terminaison -i étant le suffixe le mieux connu et le plus immuable depuis l'égyptien et le babylonien le plus antique jusqu'à l'arabe moderne, ayant toujours le même sens qui est d'indiquer la parenté. Le temps – la fin même de l'histoire jarédite – et le lieu – le territoire frontière extrême – s'accordant tous deux pour réunir les deux noms Moron et Moroni en un chevauchage culturel. Un cas parallèle est celui de Morianton, le nom d'un des premiers rois jarédites et aussi d'un pays situé sur la côte colonisée vers 72 de notre ère par un Néphite du même nom. Dans ce cas, l'homme a très bien pu tirer son nom du pays qu'il a colonisé, comme le faisaient les conquérants d'autrefois (par exemple, l'Africain, Germanicus, etc.), prenant le nom du vieux territoire côtier jarédite qu'il recolonisa.

La survivance des noms de lieu jarédites est en outre révélée par la colline de Shim. Quand Mormon eut dix ans, il lui fut dit qu'îl pourrait trouver cette colline quand il deviendrait grand, bien qu'elle se trouvât dans un autre endroit du pays, parce qu'elle s'appellerait Shim (Mormon 1:3), ce qui montre que les Néphites la connaissaient sous son nom jarédite. Car il est probable que Moroni donne à la colline son nom jarédite dans (Éther 9:3), puisqu'il a l'habitude d'utiliser des noms jarédites pour décrire les itinéraires, et le nom qui suit immédiatement sur la liste après Shim est indubitablement jarédite. Un autre nom de lieu jarédite, Néhor, donné au désert dans lequel se retira le premier rebelle jarédite aussi bien qu'à une ville construite dans cette région, fut porté par un apostat néphite célèbre.

Noé [2] était un roi jarédite, et un autre Noé était un roi néphite. Le nom peut être authentiquement jarédite, car à part le personnage biblique originel « Noé ne se retrouve pas ailleurs en hébreu, que dce soit seul ou comme partie d’un nom », selon C. L. Woolley, mais est « harrite », venant du pays situé au nord de la Babylonie [3], c’est-à-dire de la patrie originelle des Jarédites. Le prêtre de Noé, Alma, trahit lui aussi un mélange de culture sinon de sang; sa patrie était le vieux pays mulékite, et deux de ses petits-fils portaient les noms jarédites de Shiblon et Corianton (Alma 31:7). Bien que Corihor fût le petit-fils du premier roi jarédite, son nom fut porté par un Jarédite de la dernière génération, où il a pu être repris par les Néphites sous la forme Korihor.

Compte tenu du peu de noms jarédites que nous avons, il semble donc clair que nous avons ici un chevauchage bien déterminé des deux cultures. Ce qui constitue l'argument final, c'est le fait que nos noms néphites et jarédités ont tous un passé et des liens mulékites. Le fait que le passé mulékite-jarédite représentait une tradition culturelle bien déterminée chez les Néphites et était consciemment cultivé est, je crois, très clairement montré dans la conduite des hommes qui portent des noms jarédites. Cinq des hommes sur les six dont les noms sont nettement jarédites trahissent des tendances anti-néphites prononcées, et le sixième, Shiblon, ne fut sauvé des rangs de ces rebelles que parce qu'un homme convertit son père anti-néphite. Pour ce qui est des autres, Morianton chercha à rappeler une grosse partie du peuple dans le désert, Coriantumr fut un apostat et rebelle notoire; Korihor se révolta contre l'Église et l'État et essaya d'inaugurer une révolte de masse, Néhor réussit même à établir un système de religion et de gouvernement rival opposé au gouvernement néphite, et on ne put l'arrêter qu'en l'exécutant pour le meurtre d'un bon juge; le roi Noé, de descendance mulékite mêlée, horrifia les Néphites en introduisant les manières des anciens rois jarédites: impôts écrasants, prostitution et abominations, « des bâtiments élégants et spacieux », la poursuite de ses adversaires dans le désert, les collèges sacerdotaux et les hiérodules rituels, et tout le reste. Nous avons ici deux modes de vie opposés, avec une forte indication que tout le soutien populaire n'est certainement pas du côté des Néphites. Le fait que le nom du plus grand rebelle d'entre eux tous, Gadianton, ne se trouve pas dans la courte liste jarédite n'est pas étonnant, mais il nous suffit de le comparer à des titres tels que Morianton et Corianton pour nous rendre compte que c'est du bon jarédite.

Il n'y a rien dans le Livre de Mormon qui montre un contact direct entre les Néphites et les Jarédites. Il y a toujours un intermédiaire, les Mulékites, qui, comme le montre l'histoire de Coriantumr l'ancien, étaient les voisins immédiats des Jarédites et comme le récit de Mosiah nous l'apprend, séparés des Néphites par une distance considérable. Tout indique l'absorption d'une grosse quantité de culture jarédite par le peuple de Zarahernla peu après son arrivée: La tradition d'un type très jarédite de conduite et de dissidence contre le gouvernement néphite par des hommes de formation mulékite portant des noms jarédites rend l'affaire tout à fait claire. L'abandon du nom jarédite par leurs descendants mêlés compte de nombreux parallèles historiques. C'est ainsi que les Huriens perdirent si rapidement et si complètement leur nom quand ils se mêlèrent aux Hittites que jusqu'à ces dernières années, on doutait de l'existence d'un peuple de ce nom; cependant nous savons maintenant que ce sont les Huriens, couvrant le vaste. arrière-pays au nord, qui fournirent aux Hittites leur classe dirigeante et leurs traditions impériales. C'est ce genre de rôle que les Jarédites dispersés et nomades des derniers jours ont pu jouer en contact avec le peuple plus civilisé mais moins agressif de Zarahemla, perdant complètement leur identité jarédite mais néanmoins trahis, comme le sont les Huriens, par les noms étranges de leurs dirigeants.

Ils se cachent

Un élément décisif, je crois, dans notre découverte du sort final des Jarédites, c'est le fait qu'ils étaient passés maîtres dans l'art de s'esquiver et de se cacher. Leur histoire commence par l'épisode de Nimrah et Omer se cachant dans le désert et finit par celui de Shiz et de Coriantumr, et d'Éther lui-même faisant la même chose. Devons-nous croire à propos de ces gens-là que lorsque « une partie d'entre eux s'enfuit dans l'armée de Shiz et une partie d'entre eux s'enfuit dans l'armée de Coriantumr » (Éther 14:20), aucun d'eux n'essaya de s'enfuir dans le désert ? Ou que personne n'essaya de fuir lorsque « un cri se fit entendre partout dans le pays » que Shiz approchait, balayant la terre devant lui ? (Éther 15:18). Ou que personne ne réussit à s'échapper lorsque « le peuple commença à être terrifié et commença à fuir devant les armées de Coriantumr » ? (Éther 15:27). Quand nous lisons que les hordes sauvages « balayèrent les habitants devant eux, tous ceux qui ne voulaient pas se joindre à eux » (Éther 14:27), nous nous rendons compte que nous avons devant nous des gens qui font de leur mieux pour s'esquiver, tableau classique de ceux qui « fuient dans les montagnes » ou se mettent à couvert dans les bois à l'approche du roi assyrien, des hordes mongoles ou du général chinois moderne [4]. En Asie, pour pouvoir survivre, les fuyards s'unissaient souvent en tribus guerrières redoutables (les Goloks modernes sont des tribus de ce genre), et créèrent une tradition et un mode de guerre remarquablement semblables à ceux des indiens d'Amérique du Nord [5]. Des siècles de guerre d'annihilation ont donné aux peuples d'Asie Centrale « un grand héritage de l'instinct de retraite dans des cachettes, et ce n'est qu'en utilisant et en cultivant ceci qu'ils ont évité l'extermination [6] ». Comme nous l'avons vu, ce précieux instinct fut cultivé avec zèle chez les Jarédites, et il n'est dit nulle part qu'aucun ne réussit à fuir, soit pendant la guerre finale, soit précédemment.

Lorsque Shiz et Coriantumr essayèrent une levée en masse universelle, ce ne fut pas l'oeuvre de quatre semaines que de rassembler leurs armées, mais de quatre ans, ce qui révèle un manque éminent de passion patriotique chez le peuple. Ces levées prenaient tout autant de temps en Asie (par exemple celles de Gengis Khan et du roi de Khwarazm), pour la raison manifeste que le peuple était extrêmement dispersé, n'était pas en contact avec les gouvernements centraux, peu disposé à coopérer à une entreprise dans laquelle il n'avait rien d'autre à gagner que des horions. La même situation est clairement suggérée dans (Éther 15:14) : « ... ils mirent quatre ans à réunir le peuple, afin d'avoir tous ceux qui se trouvaient sur la surface du pays, et de recevoir toute la force qu'il leur était possible de recevoir. » Notez l'indication du but: On ne nous dit pas qu'ils atteignirent leur but, mais seulement qu'ils essayèrent; dans le verset suivant, l'expression « quand ils furent tous réunis », est simplement une réflexion générale (c'est une expression favorite de Homère) que l'on pourrait appliquer à n'importe quel groupe, quelque grand ou petit qu'il soit.

Au surplus, la pratiquejarédite bien établie de refuser purement et simplement de se joindre à une armée et de vivre comme des pillards ou « bandes de proscrits » n'aurait guère permis de tenir le peuple en respect même lorsque les grosses armées l'avaient englobé. Éther estime qu'il vaut d'être noté qu'un grand nombre de personnes tinrent réellement le coup jusqu'à la fin et ne peut attribuer qu'au pouvoir de Satan le fait qu'ils ne désertèrent pas pour retourner dans les bois (Éther 15:19). Et que dire des pillards ? Furent-ils balayés? Se rachetèrent-ils une conduite ? À mesure que la nation basculait de plus en plus dans une guerre sans espoir, les bandits pouvaient opérer avec une immunité accrue, leur nombre grossissant avec les opportunistes et les déserteurs, et, comme en Asie, leurs déprédations pouvaient continuer pendant des générations sans que personne ne les arrête. Rien de moins surprenant donc que de constater que la pire fripouille de l'histoire néphite, un homme habile à « poursuivre l'oeuvre secrète de meurtre et de vol » (Hélaman 2:4), dont les bandes secrètes se cachaient dans le désert et constituaient une société secrète d'assassins ait porté le nom jarédite de Gadianton.

Le passage du pays au peigne fin pour obtenir des recrues n'inclut pas le continent tout entier, car il négligea complètement les Néphites, Lamanites et Mulékites qui y vivaient, et qui peut dire qu'ayant eu des milliers d'années pour errer, plus une grande tradition de chasse et de nomadisme, aucun des Jarédites n'ait été jusqu'aux limites extrêmes du continent ? Éther n'écrit l'histoire que d'une seule nation, et comme Moroni ne présente qu'un pour cent de cette histoire (Éther 15:33) quelques renégats ne les intéressent pas. Ceux qui disparaissent du courant principal cessent simplement d'exister pour l'histoire d'Éther comme d'ailleurs pour n'importe quelle autre histoire. Mais un mot dans le Livre de Mormon qui pourrait nous montrer qu'il y eut réellement des groupes perdus et errants de ce genre sur le continent serait le bienvenu.

Comme s'il voulait tout spécialement nous donner cette assurance, un petit nombre de versets concis dans Omni parlent du peuple de Zarahemla, dont l'histoire est donnée si brièvement qu'à tous autres égards elle est entièrement insignifiante. Bien que ces gens jouent un rôle important une fois qu'ils entrent dans la sphère de l'histoire néphite, leur passé tout entier est résumé en trois versets seulement (Omni 15-17). Cela montre à quel point les rédacteurs du Livre de Mormon s'en tiennent à leur objectif, évitant toute espèce de digression et refusant avec entêtement de parler de tout autre peuple que ceux qui sont annoncés comme faisant le sujet de leur histoire. Le peuple de Zarahemla n'est mentionné que parce qu'il faut qu'il le soit – puisqu'il s'intègre avec le temps aux Néphites. Mais la brève et avare mention de leur passé est un indice sans prix pour nous. Elle nous rappelle que du simple fait que le peuple de Léhi était venu de Jérusalem pour une mission spéciale, nous ne devons pas en conclure que d'autres hommes n'ont pas pu avoir la même expérience. Et pour la même raison, le fait que les Jarédites furent amenés à la terre de promission au moment de la dispersion ne nous donne pas le droit d'en conclure que personne d'autre n'a jamais été conduit ainsi, que ce soit plus tôt ou plus tard qu'eux. Il n'est dit ni indiqué nulle part que les Jarédites eux-mêmes furent les premiers à y arriver, pas plus qu'il n'est dit ou impliqué qu'ils furent le premier ou le seul peuple à être emmené de la Tour. Longtemps après l'apparition du Livre de Mormon, Joseph Smith cita avec approbation du haut de la chaire la nouvelle que certaines légendes toltèques semblaient indiquer que ces gens étaient venus à l'origine du Proche-Orient à l'époque de Moïse [7], que pareille migration ait eu lieu ou non, il est significatif que le Prophète ne refusait pas de reconnaître la possibilité d'autres migrations que celles mentionnées dans le Livre de Mormon.

L'argument du silence a sa valeur quand on examine la possibilité « d'autres brebis ». Quand les Jarédites se rendent dans un pays « où l'homme n'avait jamais été », notre histoire considère que le fait vaut d'être noté, alors même que le groupe ne faisait que traverser. Or on dit beaucoup de choses dans le Livre de, Mormon sur le passé et le futur de la Terre Promise, mais on ne la décrit nulle part comme une terre vide. Les descendants de Léhi ne furent absolument pas les seuls à vivre sur le continent, et les Jarédites n'affirmèrent jamais l'être.

Tant que j'y suis, je ne puis résister à la tentation de citer pour vous un passage remarquable des premiers principes d'Origène dans lesquels ce zélé savant cite Clément, lequel, comme vous le savez, est quasiment l'auteur chrétien le plus ancien après les apôtres :

Clément le disciple des apôtres, rappelle ceux que les Grecs appellent antichthoniens (ceux qui demeurent de l'autre côté de la terre), et d'autres parties de la sphère (ou circuit) de la terre que personne de nos régions ne peut atteindre, et d'où aucun des habitants qui y habitent n'est capable d'arriver jusqu'à nous; il appelle ces régions « mondes » quand il dit: « L'océan » ne doit pas être traversé par les hommes, mais ces mondes qui se trouvent de l'autre côté de lui sont gouvernés par les mêmes ordonnances (littéralement dispositions) d'un Dieu qui guide et qui dirige, que ceux-ci [8]. »

On nous dit ici clairement que les tout premiers chrétiens enseignaient qu'il y avait des gens qui vivaient de l'autre côté du monde qui jouissaient de la, direction de Dieu dans un isolement complet du reste du monde. L'enseignement fut très rapidement perdu avec d'autres « choses précieuses » et n'est plus jamais approuvé après Origène (Augustin s'y oppose, carrément), mais illustre bien que les saints de tout âge ont dûment convenu que Dieu a eu des relations avec toute l'humanité et ont refusé de considérer leur propre expérience limitée comme la seule mesure de la Providence divine chez les hommes.

En 1898, un fermier qui arrachait des souches d'arbre près d'Alexandria, au Minnesota, découvrit une dalle de pierre portant ce qui semble être une inscription runique antique. Comme pour le Livre de Mormon, on dénonça rapidement l'affaire comme étant un faux, et, pendant quarante ans, l'avis universel des experts fut de mépriser cette escroquerie maladroite. Mais il se fait maintenant que la pierre de Kensington, comme on l'appelle, n'est pas une invention mais très probablement quelque chose d'authentique (voilà pour l'autorité des savants !). L'inscription nous parle de bandes de Normands se promenant dans le Middle-West au moins cent trente ans avant Colomb. Que ce soit vrai ou non, le Livre de Mormon y trouve-t-il une objection quelconque ? Bien sûr que non. La pierre de Kensington nous raconte aussi que ces Normands connurent une fin tragique et sanglante – en fait tout à fait en accord avec ce qui se passa dans le Livre de Mormon [9]. Nous présentons ceci comme épreuve: Car une fois que nous avons reconnu que tous les restes précolombiens ne doivent pas nécessairement appartenir au peuple du Livre de Mormon, le champ est libre pour l'anthropologue, et le problème de l'archéologue du Livre de Mormon, lorsqu'il apparaîtra, sera de découvrir en Amérique des choses qui peuvent avoir quelque chose à voir avec le Livre de Mormon, et non de prouver que tout ce que l'on trouve est une preuve certaine qui confirme ce livre. Ce fait évident, je l'ai fait ressortir dans un article de l'Improvement Era d'avril 1947 [10].

Il n'y a pas un mot dans le Livre de Mormon qui empêche que se soit rendu sur le continent américain un nombre quelconque de gens provenant d'une partie quelconque du monde à une époque quelconque, à condition qu'ils viennent sous la direction du Seigneur; et même cette nécessité ne doit pas être interprétée trop strictement, car le peuple de Zarahemla « n'avait pas apporté d'annales avec lui; il niait l'existence de son Créateur » (Omni 17), c'est-à-dire qu'il était loin d'être une colonie religieuse. Nul ne niera qu'autrefois « cette terre » resta « ignorée... des autres nations » (2 Néphi 1:8), mais cela ne veut pas dire qu'elle demeura vide d'habitants, mais seulement que la migration se fit dans une seule direction: de l'Ancien Monde au Nouveau, car alors même que Léhi prononçait les paroles que nous venons de citer, les Jarédites pullulaient dans l'est, et le vieillard parle d'autres peuples encore à venir, « tous ceux qui seraient emmenés d'autres pays par la main du Seigneur ». Devons-nous les rechercher tous dans le Livre de Mormon?

« Des hommes venus d'Asie [11] »

Cher Professeur F.,

Mais pourquoi toute cette insistance sur la survie possible d'un petit nombre de fuyards jarédites se terrant dans les bois ? Parce qu'il n'y aurait pas besoin d'un grand nombre de tels renégats pour perpétuer « sur la face de ce pays du nord » les coutumes des nomades et chasseurs jarédites. Nous avons dit que quand les Asiatiques se cachent dans les montagnes et dans les bois, leur mode de vie devient tout à fait semblable à celui des Indiens. En effet, le professeur Grousset ne peut imaginer d'autre mode de vie qui soit aussi parfaitement semblable à celui des tribus dispersées et désorganisées d'Asie après la destruction des grandes nations que dans celui des indiens d'Amérique du nord au moment de leur découverte par les blancs [12]. Et qu'y a-t-il de plus naturel que de constater que les conditions dans le pays du nord, parsemé d'ossements et hanté par des chasseurs sauvages, présentent après le passage de la nation jarédite exactement le type de ruines et de sauvagerie qui constitue le tableau asiatique après le passage d'un empire ? Avec le temps, les descendants des chasseurs et des pillards jarédites devaient se combiner avec la racaille lamanite, comme leurs ancêtres l'avaient fait avec les Mulékites, et la vieille souche jarédite devait survivre, comme la souche néphite, uniquement en tant que « mélange » (1 Néphi 13:30). Mais les manières de faire des chasseurs jarédites, aussi parfaitement adaptées qu'elles l'étaient aux conditions de vie dans ce pays du nord, devaient non seulement se maintenir, mais rester prédominantes. Ceci complique considérablement le tableau, mais pour ce qui est de cela, les anthropologues eux-mêmes commencent maintenant à découvrir des complications de ce genre dans leur propre tableau, comme nous l'a montré Gladwin avec beaucoup d'esprit et d'humour [13].

Il est inutile de discuter des affinités bien connues entre les Américains du nord et les chasseurs d'Asie: shamans, tertres, calumets de la paix, habitude de scalper, wigwams et tout cela. Les contacts entre les natifs des rivages asiatiques et américains de l'extrême nord du Pacifique ont encore lieu, mais c'est un phénomène strictement local [14]. C'est l'arrière-plan asiatique réellement antique des Indiens qui m'intéresse. Dans une étude récente sur la naissance de l'État antique en Asie centrale, j'ai puisé des preuves aussi bien chez les ethnologues américains que dans les sources de l'Ancien Monde, et tout s'emboîte parfaitement pour former un seul tableau. Mais le rapport, quel qu'il ait pu être, entre les Asiatiques et les Indiens – à part ces liens furieusement manifestes avec le Proche-Orient sur lesquels Gladwin attire l'attention – a dû être bien ancien, car les langues asiatiques sont parmi les plus conservatrices et les plus répandues de la terre, et si les deux mondes avaient été en contact aussi récemment que le croient certaines autorités, la nature asiatique des langues indiennes serait instantanément reconnaissable. Jusqu'à ce jour, personne n'a pu reconnaître ces langues comme étant celles des steppes asiatiques.

Or tout ceci se passe tel que le Livre d'Éther le veut. Ce récit nous dit qu'à l'aube même de l'histoire, il y a des milliers d'années, un groupe de chasseurs nomades et d'éleveurs de bétail venu du centre ouest de l'Asie a traversé l'eau – très probablement le Pacifique nord-vers le Nouveau Monde, où il conserva les coutumes de ses ancêtres, y compris certaines pratiques sauvages et dégénérées, et se livrait à un genre libre de guerre des steppes avec une cruauté et une férocité véritablement asiatiques; il nous dit que ces gens se déplaçaient considérablement dans le désert, en dépit du fait qu'ils construisirent des villes imposantes, et qu'ils produisirent une fuite permanente de « proscrits » tout au long des siècles. L'étude soigneuse des mouvements des Jarédites, Mulékites, Néphites et Lamanites devrait corriger la façon simpliste absurde avec laquelle on juge toujours le, Livre de Mormon au point de vue historique. Elle montrera d'une manière claire comme le jour que le Livre de Mormon lui-même suggérait l'origine asiatique de quelques éléments au moins de la race et de la culture indiennes longtemps avant que les anthropologues ne s'en fussent aperçus. Les savants ne prétendent plus qu'une seule migration et un seul itinéraire puissent expliquer tout ce qui concerne les Indiens. Le Livre de Mormon n'a jamais avancé une doctrine aussi naïve. Bien qu'il nous parvienne comme un digest et un abrégé dénudé et élagué, il est néanmoins l'histoire la plus complexe et la plus emmêlée que vous puissiez trouver; et dans ses pages compliquées et tragiques, il n'est pas de plus grand défi que la présence sinistre de ces « hommes venus d'Asie » féroces et sanguinaires appelés, de leur temps, Jarédites.

La vue d'ensemble

Le moment est venu de tirer quelques conclusions. Si vous voulez bien vous en souvenir, je me suis mis en devoir de prouver « que certaines choses étranges et peu connues décrites dans Éther ont pu se produire comme décrites parce qu'elles se sont réellement produites – d'une manière caractéristique et répétée dans ces régions de culture où, selon le Livre de Mormon, les Jarédites acquirent leur culture, et leur civilisation ». Parmi ces choses étranges et peu connues, nous avons mentionné la vallée de Nimrod, la confusion des langues, le grand vent, deseret et les plaines inondées du vieux monde, tandis que dans le nouveau notre liste comprend des points tels que la grande assemblée de la nation, l'attrait de disciples par la corruption, les serments par le ciel et la terre, les sociétés secrètes, les rois en prison, les ouvrages fins accomplis dans des prisons, la princesse dansante, les espèces animales étranges, les invasions de serpents, les grandes chasses nationales et les réserves de chasse spéciales, la nation en armes, une stratégie et une tactique curieuses, la formation d’armées par le recrutement forcé, le terrorisme systématique, le règne des bandes de brigands, les guerres d’extrermination considérées comme des duels personnels entre souverains rivaux, avec la survie rituelle du roi. La liste des « coups au but » est longue et si elle ne l’est pas autant que celle de Léhi, c’est parce que Éther en tire moins (1 Néphi, qui ne couvre que huit ans, peut consacrere beaucoup plus d’attention aux détails) et que la cible est, si c’était possible, encore plus difficile à atteindre. Son pourcentage de coups au but n’en est pas moins renversant.

Individuellement je trouve les parallèles entre les Jarédites et les anciens Asiatiques très impressionnants, mais pris ensemble, leur valeur s'accroît au Cube de leur nombre. Dans le livre d'Éther, ils s'emmêlent en un tout organique et parfait, le tableau logique d'un type de société dont l'existence même n'a été révélée qu'au cours des dernières années, et qui est tout à fait différente de cette culture indienne dans laquelle elle se transforma plus tard. Comme elle est admirablement intégrée, cette courte histoire! Il y a une grande calamité, une confusion de peuples et de langues, une dispersion générale en de nombreuses directions à partir d'un point situé quelque part au nord de la Mésopotamie [15]. Puis une migration dans des pays inconnus couverts de marécages et de lacs, restes humides et froids de la dernière époque glacière, et puis des vents terribles qui rattrapent le groupe juste au moment où il prend la mer. Quelques années après son abordage dans le Nouveau Monde, il tient une assemblée générale et choisit un roi; plus tard, le fils de celui-ci se révolte et inaugure des siècles de guerre violente,, qui trouveront leur conclusion dans une guerre d'extermination dont d'étranges survivants se terreront dans les bois et les déserts. Les nombres, les distances et les temps, tout cela s'adapte à la perfection, mais le genre de choses que l'on peut contrôler le plus parfaitement et qu'il est virtuellement impossible d'inventer, c'est, comme je l'ai souvent souligné, le genre de choses qui a été fait et la façon dont cela a été fait. C'est la vue d'ensemble qui est réellement impressionnante.

Mais le but principal que nous avons poursuivi en écrivant ces lettres, si vous voulez vous souvenir de la première, était de réfuter la Einheitstheorie d'un seul commencement pour l'origine des Indiens, puisque vous protestiez en disant que le Livre de Mormon consistait en une version simpliste de l'histoire. Je pense qu'il doit être manifeste maintenant que le récit du Livre de Mormon n'est pas aussi simple qu'il le parait Éther, à lui seul, introduit une fantastique liste de possibilités, dont on n'a jamais examiné sérieusement qu'un petit nombre. La plus importante de celles-ci est la probabilité, qui revient quasiment à une certitude, que de nombreux Jarédites survécurent dans des lieux écartés du nord pour perpétuer un puissant élément asiatique dans la culture et le sang de l'Indien américain.

Rédiger une histoire de ce qui aurait pu arriver au commencement même de l'histoire écrite aurait été aussi éloigné des possibilités d'un quelconque savant vivant en 1830 que l'aurait été la construction d'une bombe atomique. Le portrait des premiers grands États de l'Antiquité commence seulement à prendre forme à notre époque, et l'idée du noyau asiatique originel de toute civilisation était inimaginable il y a quelques années. Nos propres idées devront être continuellement révisées sur de nombreux points, mais les grandes lignes du tableau sont fermes et claires – et c'est ce même tableau que nous rencontrons dans le Livre d'Éther. Une des découvertes les plus surprenantes des dernières années a été la révélation que partout où les experts cherchent, à Babylone, à Thèbes, à Ras Shamra, en Asie centrale ou en Extrême-Orient, ils retrouvent dans toutes les périodes de l'histoire un mélange presque incroyable de types physiques et linguistiques. Et à mesure que le tableau biologique devient plus complexe, le tableau culturel semble devenir plus simple, le monde civilisé tout entier, à un moment quelconque de son histoire, semblant participer d'une manière générale à une civilisation mondiale commune unique. C'est aussi le tableau que nous trouvons dans Éther où les nations et les tribus sont déjà totalement « confondues » du temps de Jared, tandis que certaines institutions et pratiques sont décrites comme étant communes aux « anciens » dans leur ensemble et comme fleurissant parmi toutes les nations.

Une chose qui cadre aussi avec ce tableau, c'est le fait qu'un certain nombre de noms jarédites sont aussi des noms bibliques. Vous demandez dans votre dernière lettre comment cela se peut si la langue jarédite était la langue adamique perdue? Disons bien clairement au départ que la langue de Jared n'était pas du tout la langue adamique: Jared demanda que sa langue ne fût pas confondue, pour que son peuple pût continuer à se comprendre, non parce que c'était une langue unique ou parfaite ou la langue sacrée d'Adam, chose qui aurait certainement été mentionnée s'il en avait été ainsi. En effet, lorsque les Jarédites se furent enfuis et que leur langage fut en sécurité, le Seigneur dit au frère de Jared: « La langue que tu écriras, je l'ai confondue » (Éther 3:24). Quand Moroni parle de la puissance remarquable des écrits du frère de Jared, il attribue les paroles puissantes non au génie de la langue, mais à un don spécial donné par Dieu à l'auteur (Éther 12:24). Quant à l'antiquité de l'écriture, soit dit en passant, nous n'en avons pas discuté, parce qu'elle est encore totalement ignorée. À Uruk, où « Ies formes mères » de l'écriture apparaissent, elles ne le font pas par un processus graduel d'évolution, mais « soudain et sans avertissement apparaissent quinze cents signes et pictographes grattés sur de l'argile. Ils semblent avoir été écrits et utilisés sans aucun signe d'hésitation [16] », montrant que l'écriture était déjà bien établie quelque part dans le monde, et ce quelque part semblerait se trouver dans la région située au nord de la Mésopotamie [17].

Quant aux noms Jarédites dans la Bible, la confusion générale des langues non seulement la permettait, mais l'exigeait également; car souvenez-vous que la grande majorité des gens qui parlaient la langue jarédite fut à l'origine confondue et leur langue contaminée, de sorte que, alors que les mots restaient, leur signification ne demeurait pas (Éther 1:34). Nous nous attendrons donc à trouver des mots jarédites éparpillés partout dans l'Ancien Monde. La seule façon de découvrir ces mots c'est, bien entendu, dans les noms propres. Peu de gens dans notre société savent ce que signifie leur nom (bien que les noms de famille et les prénoms aient presque tous eu autrefois un sens), parce que nos noms sont presque sans exception des survivances de langues mortes depuis longtemps, ayant une histoire extrêmement complexe et pittoresque. Tel a toujours été le cas de noms propres. Il n'est pas surprenant que trois des plus vieilles villes du monde, l'une d'elles traditionnellement décrite comme étant la première ville du monde après le déluge, portent toutes le bon nom jarédite de Kish, bien que ces villes soient considérablement séparées l'une de l'autre. Il n'est pas surprenant que le premier roi d'Israël soit également appelé Kish. Il n'est pas surprenant qu'une ville égale à Kish en âge et en importance, en Mésopotamie soit appelée Lagash, tandis qu'une des plus vieilles villes de Palestine était Lakish, les deux rappelant le jarédite Riplakish, qui pouvait signifier en babylonien « Seigneur de Lakish ». Une coïncidence plus remarquable c'est que le roi jarédite Aha était le fils de Seth (Éther 1:10; 11:10) puisque Ménès, le célèbre fondateur de la première dynastie égyptienne, portait le nom de Aha (signifiant guerrier), et était censé avoir succédé à Seth comme chef du pays [18]. On peut se faire une bonne idée de la complexité des choses quand on examine le nom de Korihor. Nous avons noté précédemment que le nom du grand-prêtre qui, en 1085 avant Jésus-Christ, usurpa le trône de Thèbes (soit dit entre parenthèses, la plus vieille ville d'Égypte et la plus vieille ville d'Europe portent toutes deux le nom de Thèbes: d'où vient-ce ?) semblait être identique à celui du parvenu néphite Korihor. Mais nous avons vu que Korihor est tout aussi manifestement identique au jarédite Korihor. Où est le lien ? Non pas en Égypte, chose surprenante, car Hurhor, Heriher, peu importe, ne semble pas avoir été le moins du monde un nom égyptien, quoiqu'on le trouve en Égypte, mais est probablement une adoption tardive du hurrien, par le cananéen; c'est-à-dire qu'il vient des territoires d'origine des Jarédites [19] ! Les Néphites peuvent ainsi l'avoir obtenu soit des Jarédites par Mulek, soit l'avoir importé directement de leur coin de l'empire égyptien, où sa forme égyptienne était illustre parmi les disciples d'Ammon.

Il n'est pas un nom ni un événement de l'histoire jarédite qui ne réclame une étude longue et sérieuse. Ils méritent cette étude parce que ce sont des noms et des événements d'un type authentique. Comme pour l'histoire de Léhi, si c'est de la fiction, c'est une ficton rédigée par quelqu'un qui connaissait parfaitement un domaine de l'histoire sur lequel personne au monde ne connaissait quoi que ce soit en 1830. Personne ne pourra produire, par exemple, un faux habile de l'histoire romaine, s'il ne connaît réellement beaucoup de choses sur l'histoire romaine véritable. Ainsi donc si Éther est un faux, où son auteur a-t-il obtenu la ferme connaissance nécessaire pour accomplir un travail qui puisse résister à cinq minutes d'examen ? Dans ces lettres hâtives, je n'ai fait qu'explorer la surface, mais si mes patins sont maladroits, la glace n'est jamais mince. Chaque page est chargée de matière à sérieuse discussion – discussion qui s'évanouirait rapidement face à la première absurdité flagrante.

Mais rien ne pourrait être plus injuste que de traiter le livre d'Éther simplement comme une histoire. Après nous être longuement préoccupés de l'aspect sordide et profane de l'histoire Jarédite, il est grand temps de nous rappeler que ce texte, dans lequel nous avons arbitrairement choisi pour le commenter, uniquement les versets que l'on aurait pu trouver dans n'importe quelle chronique antique, est un des plus grands trésors qui aient jamais été donnés à une génération d'hommes. La triste histoire des Jarédites n'est que le cadre du commentaire inspiré de Moroni, un puissant avertissement pour notre époque, mais plus encore que cela pour les temps à venir.

Mon cher F. [20],

Moroni nous assure que c'est le Seigneur qui gère les choses et que les hommes ratent toute la raison d'âtre et la signification de leur vie en ne reconnaissant pas ce fait: « Les vents sont sortis de ma bouche et a ussi les pluies » (Éther 2:24), dit-il au frère de Jared, mais les hommes ne se rendent pas compte qu'il en est ainsi, car le Seigneur montre constamment « un grand pouvoir qui paraît petit à l'intelligence des hommes » (Éther 3:5, italiques ajoutés). Les hommes n'ont tout simplement pas la foi et se refusent ainsi les bénédictions et le pouvoir qui pourraient leur appartenir, une « connaissance » sans limites « de toutes choses », laquelle est « cachée pour cause d'incrédulité » (Éther 4:13). Si nous avons la foi, Dieu ne nous refusera pas la connaissance de toutes choses. Et, chose ironique, les hommes savent qu'ils devraient avoir la foi même sans penser à aucune récompense, « car elle persuade les hommes à faire le bien » (2 Néphi 33:4). On commence par espérer – « l'homme doit espérer, sinon il ne peut recevoir un héritage » (Éther 12:32), car « la foi, ce sont les choses qu'on espère et qu'on ne voit pas; c'est pourquoi ne disputez pas parce que vous ne voyez pas; car vous ne recevez de témoignage que lorsque votre foi a été mise à l'épreuve » (Éther 12:6). Car s'il n'y a pas de foi parmi les enfants des hommes. Dieu ne peut faire aucun miracle parmi eux » (Éther 12:12), car il fait « aux enfants des hommes selon leur foi » (Éther 12:29).

Il n'est rien de plus difficile que de convaincre un homme d'une chose dont il n'a pas fait l'expérience: « Éther prophétisa des choses grandes et étonnantes au peuple, que celui-ci ne crut pas, parce qu'il ne les voyait pas » (Éther 12:5). Ceux qui n'ont pas la foi vivent dans un monde à eux qui leur paraît logique et final; ils adoptent la position très peu scientifique qu'au-delà du domaine de leur propre expérience très limitée, il n'existe absolument rien ! Pour eux, les oeuvres de Dieu paraissent petites et ils ne seront jamais guéris de leur myopie tant qu'ils ne seront pas disposés à regarder les faits en face et à passer une épreuve que seuls ceux qui ont le coeur honnête peuvent envisager sans un frisson d'horreur. L'épreuve est celle-ci: « Si les hommes viennent à moi, je leur démontrerai leur faiblesse. Je donne aux hommes de la faiblesse afin qu'ils soient humbles ... alors je rends fortes pour eux les choses qui sont faibles » (Éther 12:27). Quel homme du monde ou quel docteur en philosophie rempli d'affectation va jamais demander de la faiblesse ? Les hommes du monde cherchent les choses du monde, les réalités qu'ils connaissent – et les plus grandes de celles-ci sont « la puissance et le gain ». Tout au long des âges, nous assure le livre d'Éther, les hommes ont fait de la recherche de ces choses leur but le plus élevé et ont invariablement fait la découverte tragique que la clef de la domination sur ses semblables, c'est-àdire de la puissance et du gain, réside en trois choses: le secret, l'organisation et l'abandon des scrupules moraux, et spécialement de toute humilité dans la question de l'effusion du sang. Moroni dit à propos de ces trois choses: « Le Seigneur n'opère pas par les combinaisons secrètes, il ne veut pas non plus que les hommes versent le sang, mais il l'a interdit en toutes choses, depuis le commencement de l'homme » (Éther 8:19). Ces choses, explique le prophète, ont détruit civilisation après civilisation et continueront à détruire « toute nation qui favorisera de telles combinaisons ». (Éther 8:22)

On croirait lire Thucydide, qui fait -à propos de l'histoire grecque le même commentaire que Moroni pour l'histoire jarédite: les hommes qui vivent pour ce monde ne font que devenir invariablement de dangereux paranoïaques qui se détruisent eux-mêmes et tous ceux qui sont en contact avec eux. Mais les Grecs ne nous ont jamais montré l'autre côté de la médaille. C'est ici que le livre d'Éther dépasse de loin tous les autres commentaires sur l'histoire humaine. Les plus grands d'entre les Grecs nous ont enseigné, a écrit Goethe, que « Ia vie sur cette terre est un enfer ». Ils ne pouvaient pas aller plus loin que cela. Mais le livre d'Éther nous enseigne que la vie sur cette terre peut être le paradis, qu'en fait il y en a réellement eu ici beaucoup « avant que le Christ ne vînt, dont la foi était tellement forte qu'il ne fut pas possible de les empêcher de voir au-dedans du voile, mais ils virent réellement de leurs yeux ce qu'ils avaient vu par l’oeil de la foi, et ils s'en réjouirent » (Éther 12:19), italiques ajoutés). Nous ne traitons pas ici des platitudes et des truismes habituels selon lesquels, si les hommes voulaient seulement se conduire convenablement et s'aider mutuellement, ils n'auraient pas d'ennuis: les hommes ont toujours su cela, ils ne l'ont su que trop bien.

Éther nous montre la société humaine divisée en deux groupes, non pas les bons et les mauvais comme tels, mais ceux qui ont la foi et ceux qui ne l'ont pas. Ils vivent dans des mondes totalement différents, l'un des groupes dans un véritable ciel, l'autre dans un véritable enfer. On nous montre sans ambages exactement le genre de monde que se créent ceux qui n'ont pas la foi. C'est l'avertissement de Moroni pour notre époque. Il y a une génération, les actes des fous sanguinaires des steppes asiatiques étaient aussi loin de la pensée et des expériences de l'homme occidental que l'autre face de la lune. Aujourd'hui le sinistre cauchemar est devenu notre propre histoire, et on nous montre dans les nouvelles les photographies de commandants américains adoptant les attitudes effrayantes et portant les énormes cache-oreilles et vestes ouatées des antiques khans des steppes. Qui aurait imaginé pareille chose ?

D'autre part, nous voyons le Seigneur parler « en toute humilité » (quelle leçon d'humilité !) à tout homme qui est prêt à le recevoir. Les Jarédites n'étaient pas Israélites, ni même la postérité d'Abraham: c'étaient simplement des êtres humains, apparemment un groupe hétéroclite n'ayant pas d'affinités raciales particulières. Dans cette histoire, le temps et le lieu cessent d'exister, car beaucoup d'hommes dont nous n'avons aucune trace parlèrent face à face avec le Seigneur longtemps avant qu'il ne vînt accomplir sa mission terrestre. Cette indifférence remarquable à toute qualité autre que la foi est transférée chez Éther jusque dans l'autre monde, car nous y apprenons que le Seigneur a préparé « parmi les demeures de [son] Père » « une maison pour l'homme » (Éther 12:32) où les fidèles de cette terre seront à l'aise au milieu des fidèles des autres mondes. Ainsi les liens du temps et du lieu sont complètement dissous dans la théologie de Moroni, et les mêmes promesses et avertissements qui planaient sur le monde des Jarédites sont transmis à notre propre monde.

Qu'il me soit permis de faire remarquer, en terminant, que c'est dans le Livre de Mormon, dans Éther pour être précis, que nous entendons parler de choses situées au-delà du voile, d'autres mondes que celui-ci – de nombreuses demeures parmi lesquelles les fidèles de ce monde n'hériteront qu'une seule – et d'hommes qui parlent face à face avec Jésus en vision. Je trouve tout cela publié en 1830 quand Joseph Smith n'avait que vingt-quatre ans et que l'Église n'était pas encore organisée. Et cependant certains de mes amis intellectuels sont occupés en ce moment même à s'évertuer à montrer que toutes ces idées furent le produit de la pensée ultérieure de Joseph Smith et que l'idée de choses du genre de sa première vision fut élaborée pour la première fois en 1843 par un comité à Nauvoo. Il n'y a rien de pareil à l'histoire des Jarédites pour montrer que l'évangile est aussi éternel que vrai.

Si la partie historique du livre d'Éther devait être publiée au monde comme traduction d'un texte trouvé, disons dans la Caverne des Mille Bouddhas, les experts de l'Asie antique pourraient croire que c'est un ouvrage de fiction, mais n'y trouveraient rien, sauf les étranges noms propres, pour leur faire douter qu'il décrit une culture antique authentique. Si vous voulez être très prudent, vous pourriez dire qu'il y a très peu de choses qui irriteraient l'expert. Mais tenant compte du fait que les études asiatiques sont encore en embryon, des conditions dans lesquelles cette oeuvre a été publiée et de la probabilité extraordinairement faible que l'écrivain ait pu tomber juste sur la moindre des choses, je pense que l'on n'a pas besoin d'autres lettres de créance pour établir l'authenticité du livre qui répète maintes et maintes fois qu'il rapporte les coutumes de très anciens Asiatiques. Le livre d'Éther, comme 1 Néphi, touche juste bien trop souvent pour représenter l'habileté d'un homme tirant au hasard dans le noir.


[1] On peut trouver des exemples de mimation dans William F. Albright, The Vocalization of Egyptian Syllabic Orthography, New Haven, American Oriental Society, 1934, pp. 7-8, 14-15.

[2] Ici le texte pour le magazine dit: « Noé était un roi jarédite et il y avait un autre Noé qui était un roi néphite, mais ce dernier n’était pas un Néphite pur sang, car son père, Zénif, était le dernier dirigeant de la colonie mulékite. » La dernière partie de ce commentaire a été supprimée dans l’édition livresque de 1952. Nous avons très peu de renseignements sur Zénif.

[3] Leonard Woolley, Abraham, Londres, Faber & Faber, 1936, p. 175.

[4] « Ils fuient dans les montagnes », telle est la formule qu’emploient les Assyriens, p. ex., David D. Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2 vols., Chicago, University of Chicago Press, 1926-27, 1:79. « En quittant Balach », dit Marco Polo, dans T. Wright, The Travels of Marco Polo, Londres, Bohn, 1954, p. 79, livre 1, ch. 23, « vous traversez une région où il n’y a pas le moindre signe d’habitation, les gens s’étant tous enfuis vers les forteresses des montagnes pour se protéger des des attaques des pillards prédateurs qui envahissent ces régions. » Dans les régions plates du nord, « tout le monde essayait de s’échapper dans les bois », à l’approche des hordes, B. Ya. Vladimirtsov, The Life of Chingis-Khan, New York, Houghton Mifflin, 1930, p. 20.

[5] René Grousset, L'Asie orientale des origines au XVe siècle, Paris, Presses Universitaires, 1941, p. 305.

[6] Mildred Cable, The Gobi Desert, New York, Macmillan, 1945, p. 278.

[7] Joseph Fielding Smith, Enseignements du prophète Joseph Smith [éd. française], p. 215.

[8] Origène, Peri Archon, Des premiers principes) II, 3, 6 dans PG 11:196.

[9] On trouvera un compte rendu complet sur la pierre de Kensington dans S. M. Hagen, « The Kensington Runic Inscription », Speculum 25, 1950, pp. 321-56.

[10] Hugh W. Nibley, « The Book of Mormon as a Mirror of the East », IE 51, 1947, pp. 202-4, 249-51.

[11] La 10e partie de « The World of the Jaredites », IE 55, juin 1952, pp. 398-99, 462-64 , commençait ici.

[12] René Grousset, L'Asie orientale des origines au XVe siècle, p. 305.

[13] Harold S. Gladwin, Men Out of Asia, New York, McGraw-Hill, 1947.

[14] M. A. Czaplicka, Aboriginal Siberia, Oxford, Clarendon, 1914, pp. 69, 79, 114-16, 203-27.

[15] S’il veut examiner la carte culturelle d’Asie publiée dans le magazine Life du 31 décembre 1951, pages 8-9, le lecteur remarquera que les éditeurs situent le « début de la civilisation » dans les montagnes au nord et à l’est de la Mésopotamie, le foyer central se situant dans les grandes vallées directement au nord de Schinear. Cela concorde exactement avec les conclusions que nous tirons sur la base du livre d’Éther.

[16] W. Andrae, « The Story of Uruk », Antiquity 10, 1936, pp. 42. À propos de l’apparition tout aussi soudaine de l’écriture égyptienne, Siegfried Schott, Mythe und Mythenbildung im alten Ägypten, Leipzig, Hinrich, 1945; réimpression Hildesheim, Olm, 1964, p. 3.

[17] J’ai traité de ce thème dans « The Arrow, the Hunter, and the State » WPQ 2, 1949, pp. 328-44.

[18] Philip K. Hitti, History of Syria, New York, Macmillan, 1951, p. 149.

[19] Id., pour l’élément archaïque Hur-, Hor- dans les noms égyptiens, voir Schott, Mythe und Mythenbildung im alten Ägypten, p. ex. p. 5.

[20] La Conclusion de « The World of the Jaredites », IE 55, juillet 1952, pp. 510, 550, commençait ici.