Plusieurs versions indiennes du Déluge

 

 

Kirk Magleby

 

 

 

      La plupart des peuples de la terre racontent l'histoire d'un déluge mondial. L'épopée babylonienne de Gilgamesh et le mythe grec de Deucalion et de Pyrrha en sont deux exemples. Des cultures aussi différentes que celles du pays de Galles et celle de l'Inde produisirent des histoires étrangement semblables au récit biblique de Noé, rapporté dans les chapitres 6 à 8 de la Genèse. Ces contes sont très différents dans les détails et situent les événements à divers endroits, mais la plupart d'entre eux incluent plusieurs éléments clés : 1. L'humanité est devenue méchante et a offensé les dieux. 2. Un déluge mondial détruit les pécheurs et purifie la terre. 3. Une famille juste ou un groupe est épargné pour être à l’origine d’une race humaine renouvelée.

 

      Il n'est alors pas surprenant que les Indiens d'Amérique ait conservé l'histoire du Déluge dans leurs traditions orales sacrées. Du lac Huron et de la Colombie britannique dans le nord jusqu'au lac Titicaca et la Patagonie dans le sud, des Indiens américains ont mémorisé et transmis leur propre version haute en couleurs de l'ancien Déluge. Les histoires qui semblent être le plus en accord avec le récit de la Genèse viennent du Mexique et de l'Amérique centrale tandis que certaines des versions indiennes les plus empreintes d'originalité et de poésie proviennent des pays andins d'Amérique du sud.

 

      La plupart des documents à l'appui de ces histoires de déluge nous parviennent des écrits de prêtres et d'explorateurs catholiques qui ont été les premiers visiteurs de cette région et qui enregistrèrent certaines des légendes locales. Ces hommes furent prompts à signaler ce qu'ils considéraient comme des erreurs et des inexactitudes inspirées par le diable dans ces histoires indiennes, mais la plupart d'entre eux auraient été d'accord avec Antonio de la Calancha à propos des Incas et d'autres :

 

      « Par leurs quipos, leur tenue d’annales, et par leurs chants et les événements conservés dans leurs traditions, ils connaissaient l'histoire de l'arche et des eaux du Déluge et ils en parlaient ».

 

      Un auteur du nom de Fernando de Montesinos qui habita le Pérou pendant quinze ans et qui traversa les Andes pas moins de soixante fois, d'après le compte qu'il en fit, alla jusqu'à évaluer la date du déluge dont parlaient les Incas. D'après Montesinos, ils disaient qu'il avait eu lieu 340 ans avant la fin du deuxième soleil ou deuxième millier d'années après la création. Ce qui aurait fait environ 1660 ans après la création, ou, aussi d'après la chronologie inca, en 2340 environ av. J.-C.

 

      Les Indiens des Andes donnaient également un nom particulier au Déluge. Une autorité en langue Quéchua écrivit en 1608 qu'ils l'appelaient « Llocllay Pachacuti », ce qui signifiait « déluge universel ». Un autre auteur, qui était, lui, métis indien, écrivit vers la fin des années 1500 :

 

      « Ils ne se rappellent pas qu'ils viennent des descendants de Noé après le Déluge, bien qu'ils se rappellent le Déluge puisqu'ils l'appellent Yaco Pachacuti et qu'ils disent que ce fut une punition de Dieu ».

 

      Pedro Sarmiento de Gamboa, l'historien soldat, enregistra une autre variante du nom quand il écrivit en 1572 :

 

      « Et par-dessus tout, leur dieu leur envoya un déluge général qu'ils appelaient Uno Pachacuti, ce qui signifie ‘ l'eau qui transforma la terre ’. Et ils disent qu'il a plu pendant soixante jours et soixante nuits et que toute créature vivante fut noyée ».

                                                                         

      Une version du Déluge nous vient du chroniqueur Tedro de Cieza de Leon. Il passa de nombreuses années à voyager dans les Andes, se familiarisant avec les langues et les coutumes indigènes. Ses livres sont parmi les meilleurs que nous ayons qui nous donnent un témoignage oculaire de l'empire inca. En 1550, résumant la croyance d'un ancien déluge répandue chez tous les Indiens qu'il avait rencontrés, Cieza laissa le récit suivant de leur histoire :

 

      « Ces nations disent que jadis, de nombreuses années avant les Incas, la terre fut très peuplée et qu'il y eut une grande tempête et un déluge. L’océan déborda et les eaux envahirent la terre de telle sorte que tous les peuples moururent, parce que les eaux montèrent assez pour recouvrir les pics les plus élevés de toutes les chaînes de montagne... Les autres peuples des montagnes et même ceux des terres basses disent que personne n'échappa à la noyade sauf six personnes qui s'échappèrent dans un petit bateau ou une barque et qui donnèrent naissance à tous les peuples qui ont vécu depuis lors... Ne mettez pas cela en doute, lecteur, car que tout le monde l'affirme et dit que j'ai écrit à ce propos ».

 

      Un autre récit, écrit par Cristobal de Molina, est semblable à celui de Cieza. Il est de Cuzco et date de 1572. Il dit que les Incas avaient « de grandes connaissances du Déluge, et ils disent que tous les êtres et les créatures vivantes y périrent parce que les eaux s'élevèrent au-dessus des sommets les plus hauts qu'il y eut au monde et rien ne survécut si ce ne sont un homme et une femme qui furent sauvés dans la caisse d'un tambour ».

 

      Une autre mention du Déluge est faite par un père catholique du nom d'Avendano. Pour tenter d'enseigner la foi chrétienne aux Indiens, il dut se référer à leurs anciennes croyances et pratiques. Dans l'un de ses écrits, il raconte :

 

      « Comme les Incas n'avaient pas de livres, ils ne pouvaient pas savoir ces choses. Leurs historiens disent que des choses anciennes dont ils ont la traduction dans leurs quipos, ils ne se rappellent que ce qui remontait à 400 ou 500 ans. Avant cela, disent-ils, c'était le Purunpacha, ce qui signifie le temps dont on n'a pas gardé de trace. Ils ne se rappellent que le Déluge, lorsque Dieu submergea le monde d'eau, et tous disent que c'est à cause des péchés de l'humanité... Les Indiens admettent qu'il y eut un déluge et ils l'appellent Llocclai Pachacuti ».

 

      On parle parfois de deux détails qui semblent typiques des légendes andines à propos du Déluge. Ils apparaissent dans les histoires de cette région et de quelques autres endroits. Ce sont des morceaux de pics montagneux qui flottent et les animaux qui avertissent leur maître du désastre imminent. Ces deux éléments figurent dans un passage de l'auteur Bernabre’Cobo :

 

      « Les Indiens de la province d'Ancasmarca, dans le district de Cuzco, avaient la légende suivante : ils disent que lorsque le déluge était imminent, les lamas qui sont comme des moutons dans ce pays, étaient pendant un mois tellement désolés qu'ils ne mangeaient pas et, la nuit, se contentaient de regarder les étoiles jusqu'à ce qu'enfin, un berger réfléchit à la situation et leur demanda la cause de leur détresse. Ils répondirent qu'il devait regarder un certain groupe d'étoiles qui conspiraient et qui se consultaient à propos de la destruction du monde par un déluge. Quand il entendit cela, le berger le dit à ses six fils et filles et ils décidèrent de rassembler avec eux nourriture et bétail, autant qu'ils le purent. Quand ils eurent fait leurs provisions, ils grimpèrent sur une haute colline appelée Ancasmarca. Ils disent que lorsque les eaux montèrent et inondèrent la terre, la colline se souleva et flotta de sorte qu'elle ne fut jamais recouverte d'eau et, quand les eaux baissèrent et se réunirent à nouveau, la colline s'abaissa jusqu'à ce qu'elle se remette à son ancienne place. C'est de ces enfants du berger qui survécurent au déluge, que leur province fut repeuplée ».

 

      Le deuxième élément est aussi illustré dans ce passage intéressant du chroniqueur Prancisco Davila en 1598 :

 

      « Ils disent que le monde dut jadis être détruit et que cela se passa ainsi : Un Indien attacha son lama dans un bon pâturage... Le lama lui parla en ces termes : « Loco, que sais-tu ou que penses-tu ? Comprends mon inquiétude et à juste titre. Tu sais, dans moins de cinq jours, la mer va s'enfler et déborder jusqu'à recouvrir toute la terre... Tu dois te réfugier au sommet de la montagne Vilcacoto ». Emportant ses biens sur son dos et prenant son lama par un harnais, l'Indien arriva au sommet de ladite montagne où il trouva de nombreux animaux de toutes espèces rassemblés... L'eau monta jusqu'à ce que seul le sommet de Vilcacoto ne fut pas submergé... Finalement les eaux montèrent tant que certains animaux effrayés s'y trouvaient presque. Le renard, par exemple, était près de l'eau et agitait sa queue dans les vagues, c'est pourquoi l'extrémité de la queue du renard est noire. Après cinq jours, les eaux commencèrent à baisser et la mer reprit sa place, et son niveau était même plus bas qu'il n'avait été auparavant et ainsi fut purifiée toute la terre. Il ne resta personne d'autre que l'Indien mentionné ».

 

      Une partie des légendes andines sur le Déluge fait référence à l'arc-en-ciel comme symbole entre Dieu et les hommes qu'il n'y aurait plus de déluge universel sur la terre. On trouve au moins deux références de cette tradition parmi les écrits espagnols. Celui de Cabello Balboa, datant de 1586, décrit les frères Ayar qui allèrent fonder la ville de Cuzco :

 

      « Ils arrivèrent sur une colline appelée aujourd'hui Guanacauria, et un jour à l'aube, ils virent un arc, l'arc-en-ciel, qui arrivait au pied de cette colline. Mongo Capaca dit aux autres que c'était un bon signe que le monde ne serait pas détruit par les eaux, qu'ils devaient le suivre et escalader la colline et que de là-haut, ils verraient l'emplacement où ils devaient s'établir ».

 

      Une version semblable datant de 1572 se trouve dans l'oeuvre de Molina :

 

      « Les frères Ayar montèrent au sommet et là ils virent l'arc-en-ciel des cieux, que les indigènes appellent Ganacauria, et Manco Capaca leur dit : « Voyez en cela le signe que le monde ne sera jamais plus détruit par les eaux ».

 

      Un auteur espagnol au moins montre que les Incas comprenaient qu'une destruction semblable au Déluge devait arriver par la suite. Le texte ci-dessous a été écrit en 1653 :

 

      « Les autres fables qu'ils racontent à ce propos commencent par l'origine des hommes avec le Déluge dont tous ces Indiens avaient une grande connaissance, bien qu'ils n'en sussent pas plus si ce n'est que c'était de Viracocha. Ils étaient convaincus que comme à ce moment-là le monde était perdu à cause du Déluge, il serait à nouveau détruit par l'une des trois choses suivantes : la famine, la peste ou le feu ».

 

      Il est intéressant de remarquer tout ce que les Indiens des Andes connaissaient à propos du Déluge. Bien que les renseignements soient assez limités et que les auteurs espagnols qui ont enregistré ces légendes parlent de différentes tribus, quand les traditions sont regroupées, elles présentent une image plutôt impressionnante du souvenir que les Indiens ont du Déluge. Les Incas et autres gens de la région croient que le Déluge était arrivé jadis avant l'existence des peuples de leur époque et qu'il avait eu lieu sur décret divin, à cause de la perversité de l'humanité. Ils savaient qu'un seul homme et qu'une seule famille avaient été sauvés et ils associaient aussi le salut de nombreux animaux avec Déluge. Ils se souvenaient qu'ils avaient été sauvés soit par un vaisseau soit par le sommet d'une haute montagne, qui souvent avait flotté. Selon eux, le déluge était la préfiguration ou le symbole d'une autre destruction, encore à venir, par le feu ou la peste. Pour finir, ils associaient l'arc-en-ciel avec la promesse que le déluge ne viendrait plus détruire la terre. Bien sûr, les Indiens des Andes n'avaient pas de système d'écriture commun à toute leur culture. Leurs traditions, qui étaient presque entièrement orales, furent transmises de père en fils et se transformèrent avec le temps. Cependant, je crois qu'il convient de conclure comme le fit Vasquez de Espinosa qui, en 1630, écrivit :

 

      « Donc, puisque les Indiens sont venus sur ces terres si peu de temps après le Déluge, ils s'en souvinrent si bien qu'ils conservèrent cette histoire par une tradition qui se transmit de l'un à l'autre jusqu'à l'heure actuelle, parce que les Indiens avaient le souvenir et la connaissance par la tradition de leurs ancêtres, bien qu'avec le temps et le fait de ne pas connaître l'écriture ils aient mêlé à la vérité certaines erreurs et superstitions qui obscurcirent la vérité, bien qu'ils en eussent quelques parcelles et quelques signes ».

 

 

Source : L’Étoile, juillet 1983, p. 46-49