Magie, occultisme, talismans et soi-disant historiens

 

 

Marcel Kahne

 

 

 

 

En 1833, un certain Philastus Hurlbut, converti de l’année, était excommunié pour conduite immorale. Des citoyens non mormons de Kirtland profitèrent de son désir de vengeance pour financer son voyage vers Palmyra et Manchester afin d’y recueillir des déclarations sur la moralité de Joseph Smith et de sa famille. Hurlbut revint avec les attestations sous serment (une mode à l’époque) de 62 citoyens, selon lesquelles les Smith étaient paresseux, indolents, adonnés à la boisson, sans aucune moralité et passaient leur temps à rechercher, au moyen de rituels magiques, des trésors enterrés.

 

Divers éléments sapent la crédibilité de ces attestations : tout d’abord les mobiles de l’enquêteur. Ensuite l’invraisemblance de l’accusation d’indolence et de recherche frénétique et vaine de trésors cachés. Les Smith étaient une famille de dix personnes dont il fallait assurer la subsistance année après année, ce qui ne pouvait se faire qu’au prix d’un travail quotidien acharné. Toute recherche de trésor n’aurait pu se faire que pendant les moments de loisir, qui devaient être plutôt rares.

 

Interviewé des années plus tard, William Smith, frère du prophète, devait dire en réponse à la question de savoir si Joseph et le reste de sa famille étaient paresseux et indolents : « Nous n’avons jamais entendu parler d’une telle chose jusqu’à ce que Joseph ait raconté sa vision, et pas de la part de nos amis. Chaque fois que nos voisins voulaient voir faire une bonne journée de travail, ils savaient où trouver un bon ouvrier, et Joseph pas moins que ses frères. Nous avons défriché vingt-quatre hectares les plus boisés que j’aie jamais vus. Nous avions un bon terrain. Nous y avions aussi de douze à quinze cents arbres à sucre, et recueillir la sève et faire de la mélasse avec autant d’arbres n’était pas un travail de paresseux. Nous avons travaillé dur pour défricher notre terrain et les voisins étaient un peu jaloux. Imaginez la quantité de travail que cela représente de défricher 24 hectares plus fortement boisés que tout ce que nous connaissons ici, des arbres qu’il n’était pas facile de couper, et vous pourrez dire si nous étions paresseux ou non et Joseph a fait sa part du travail comme le reste des garçons. Nous ne savions pas du tout que nous étions de mauvaises gens jusqu’à ce que Joseph se mette à raconter sa vision. Jusqu’alors, nous étions considérés comme respectables, mais tout d’un coup on a commencé à faire courir de faux bruits. » (Cité dans B. H. Roberts, A Comprehensive History of the Church, vol. 1, p. 40.)

 

Si l’accusation de paresse est fausse, quel crédit peut-on accorder au reste du contenu de ces attestations ? D’autres éléments affaiblissent encore leur valeur : Les personnes interviewées, qui ne constituaient qu’une toute petite partie de la population locale, ont dû être choisies par Hurlbut en fonction de son objectif. Les reproches sont généraux et ne donnent aucun détail précis. Plus grave : les formulations se ressemblent fortement, ce qui donne à penser que Hurlbut les a soit rédigées lui-même, soit a posé ses questions de manière à guider les réactions des personnes interviewées. Enfin, on peut se demander dans quelle mesure des personnes de Palmyra et de Manchester auraient pu être compétentes pour juger des Smith alors que ceux-ci habitaient à la campagne, où les maisons étaient fort isolées les unes par rapport aux autres. C’est probablement quand les Smith se rendaient à Palmyra pour faire leurs courses qu’on les rencontrait…

 

Quoi qu’il en soit, Hurlbut revint avec ses attestations et proposa à Eber D. Howe, rédacteur du Telegraph de Painesville, de les publier. Le résultat fut un des tout premiers livres antimormons, Mormonism Unvailed, [le mormonisme démasqué], publié en 1834. Le livre est devenu un classique dont les auteurs antimormons se sont inspirés jusqu’à ce jour.

 

En fait, il n’existe rien de concret permettant de relier Joseph Smith à la magie et à l’occultisme, pas plus qu’à la chasse au trésor, si ce n’est le fait que ces pratiques étaient fréquentes chez ses contemporains. Le temps que Joseph Smith a passé à faire des fouilles pour Josiah Stoal ou Stowell, lequel était convaincu de l’existence d’une mine d’argent ouverte par les Espagnols, est un exemple de ces pratiques. On peut imaginer sans peine que les pouvoirs magiques qui ont été attribués à Joseph Smith sont la conséquence du fait qu’il a effectivement trouvé un trésor dans la terre par un moyen surnaturel : les plaques d’or du Livre de Mormon enfermées dans un coffre de pierre enterré dans une colline près de chez lui, dont l’existence lui avait été révélée par Moroni. Cette découverte et la traduction des plaques à l’aide de l’urim et du thummim ont pu facilement être interprétées par ses concitoyens comme une pratique magique ou occulte. Mais l’examen critique de tous les faits que l’on a pu avancer montre que rien de sérieux ne peut être retenu contre Joseph Smith. L’absence d’occultisme dans les ouvrages canoniques, la doctrine et la pratique de l’Église ne font que confirmer cette conclusion.

 

Les accusations de pratiques magiques et occultes connurent un regain d’actualité entre 1981 et 1985, lorsqu’un certain Mark Hofmann, membre de l’Église, courtier en documents originaux (c’est-à-dire qu’il trouvait des documents originaux rédigés au XIXe siècle et les vendait à des collectionneurs ou aux institutions intéressées) vendit à l’Église 48 documents dont il devait s’avérer plus tard qu’une partie au moins étaient des faux créés par lui. Mais il ne se contentait pas de créer des faux. Il voulait aussi modifier l’histoire de l’Église. C’est ainsi qu’il inventa une bénédiction donnée par Joseph Smith à son fils aîné, Joseph Smith III, le désignant comme son successeur (celui-ci devint en 1860 le premier président de l’Église réorganisée de Jésus-Christ des saints des derniers jours, aujourd’hui rebaptisée Communauté du Christ), une lettre de Joseph Smith à Josiah Stowell, datée du 18 juin 1825, lui décrivant le rituel magique à utiliser pour trouver sa mine d’argent, la « lettre à la salamandre », écrite le 23 octobre 1830 par Martin Harris à W. W. Phelps, dans laquelle il disait avoir entendu Joseph Smith raconter qu’il n’avait pas pu retirer la bible d’or de sa cachette parce qu’une salamandre, qui était au fond du trou, s’était transformée en un esprit (Moroni ?), lequel l’avait frappé trois fois et l’avait empêché de prendre le trésor, et enfin le soi-disant original de la transcription Anthon (les caractères copiés par Joseph Smith d’après les plaques du Livre de Mormon et remis à Martin Harris pour qu’il les montre au professeur Anthon (Joseph Smith – Histoire, vv. 62-65).

 

La publication de ces faux fit la joie des « antimormons ». Entre-temps, les activités illégales de Hofmann l’amenèrent à confectionner des bombes artisanales avec lesquelles il tua deux de ses clients. La troisième bombe explosa prématurément dans sa voiture. Arrêté, Hofmann fut condamné pour meurtre mais aussi comme faussaire.

 

Deux ans après ces événements, parut, chez Signature Books, une maison d’édition qui se spécialise dans la publication de livres écrits sur l’Église par des mormons incroyants, un ouvrage de D. Michael Quinn, un intellectuel mormon « progressiste », intitulé : « Early Mormonism and the Magic World View » (Le début du mormonisme et la vision magique du monde.)

 

Dans sa critique du livre, publiée dans « Book Reviews », BYU Studies vol. 25, No. 4, p. 88 et suivantes, Stephen E. Robinson, chargé de cours à l’université Brigham Young, écrit : « Le point fort principal de son livre est l’incroyable étendue de sa recherche. La bibliographie annexée au texte principal ne compte pas moins de soixante-sept pages et compte une multitude d’ouvrages obscurs et souvent inaccessibles, comprenant même des manuscrits médiévaux rares. Un deuxième point fort du livre, pour le lecteur non mormon, est l’absence totale de préjugés pro-mormons. Bien qu’étant saint des derniers jours et en dépit de sa modeste profession de foi dans l’introduction, Quinn, c’est évident, n’est pas un défenseur de l’Église. Il n’y a pas une seule page du texte principal qui semble motivée par la loyauté à l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours ou à ses enseignements ou défendant les intérêts de l’Église. » Aujourd’hui Quinn s’est déclaré ouvertement homosexuel et n’est plus membre de l’Église.

 

Le but du livre de Quinn était de prouver que, comme ses contemporains, Joseph Smith était féru de magie et d’occultisme et que son activité religieuse ne s’expliquait que de cette façon. Malheureusement pour sa démonstration, il commet l’erreur d’adapter les faits à sa théorie et non la théorie aux faits. C’est ainsi qu’il prétend que Joseph Smith était passionné d’astrologie et fasciné par sa planète dominante, Jupiter, au point de ne faire des enfants que pendant la période où cette planète était astrologiquement dominante. Or Joseph Smith était du Capricorne, dont la planète dominante est Saturne. S’il était tellement dominé par les considérations astrologiques, pourquoi aurait-il négligé sa planète dominante ? Robinson attire aussi l’attention sur le fait que l’affirmation relative aux dates de conception des enfants est fausse, purement et simplement. (Quinn va jusqu’à prétendre, sans pouvoir le prouver, que deux des enfants avaient dû naître avant terme.)

 

Quinn est conforté dans sa théorie par un autre élément contestable, le talisman de Jupiter. Richard L. Anderson le présente comme suit : « Il est mentionné pour la première fois en 1937, lorsque Charles Bidamon, qui avait été élevé par Emma, proposa à la vente des objets qui étaient censés venir de Joseph Smith. Sur la liste, l’un d’eux était décrit comme suit : ‘Pièce d’argent qui se trouvait dans la poche du Prophète au moment de son assassinat.’ Wilford Wood, collectionneur de souvenirs mormons, l’acheta en 1938 et reçut l’attestation de Bidamon qu’elle était en la possession du Prophète quand il fut assassiné. Or Charles Bidamon naquit vingt ans après le martyre ; il désigna Emma comme étant sa source et dit qu’elle ‘chérissait beaucoup cette pièce parce que c’était une des possessions intimes du prophète’. On peut se demander ce qui est argument de vente et ce qui est histoire soixante ans après la mort d’Emma, surtout si l’on considère que c’est l’un de ses fils qui aurait dû conserver la pièce si elle avait été si importante pour leur père.

 

« Le talisman de Jupiter ne franchit pas non plus l’obstacle suivant. James W. Woods était le ‘principal avocat’ de Joseph Smith à la fin sa vie. Il alla à Carthage avec lui, se rendit, à la demande de Joseph, à Nauvoo le matin du martyre et retourna le lendemain à Carthage pour la récupération des corps. Plus tard, il donna des souvenirs détaillés, copiant ‘un reçu fait par la femme de Joe Smith des objets que j’ai trouvés sur la personne de celui-ci’. Le reçu datait d’une semaine après le meurtre et était signé par Emma, de toute évidence à un moment où elle pouvait commencer à s’occuper de détails pratiques. Mais l’avocat recueillit manifestement les effets personnels du Prophète le lendemain du martyre. Emma signa pour ‘cent trente-cinq dollars et cinquante cents en or et en argent’, ainsi que pour la bague d’or du Prophète et une demi-douzaine d’autres objets. Mais cet inventaire détaillé ne mentionne aucun objet ressemblant au talisman de Bidamon. Celui-ci était distinct des monnaies : il avait un diamètre de quatre centimètres et était couvert de symboles et une prière sur une face et un quarré de seize caractères hébreux sur l’autre.

 

« … On ne peut pas prouver que Joseph ait eu le talisman en sa possession à une époque quelconque de sa vie. Même s’il l’a utilisé, on ne peut pas prouver ce que le talisman signifiait pour lui. Sur une des faces, le carré de lettres juives est bordé par plusieurs mots hébreux désignant le ‘Père’ divin. L’autre face porte des symboles mystiques et les mots latins ‘confermo O Deus potentissimus’, voulant sans doute dire : ‘Fortifie-moi, Dieu Tout-Puissant ». Ayant fait des études de base dans ces deux langues, le Prophète était capable de reconnaître ces termes pieux hébreux et latins. S’il a jamais tenu à la pièce, cela pourrait être pour les noms divins et la prière uniquement. » (Richard Lloyd Anderson, “The Mature Joseph Smith and Treasure Searching”, BYU Studies 24/4, automne 1984, pp. 489-560.)

 

Tout est donc bon pour Quinn si cela apporte de l’eau à son moulin. Et son livre a fait de lui l’autorité en la matière, alors que son contenu est contestable. Robinson présente le problème comme suit :

 

« Pourquoi ce livre est-il si fragmenté, si disproportionné et si mauvais ? Je crois que la réponse doit être trouvée dans le moment choisi pour le publier. Quinn a probablement commencé ses recherches alors qu’il avait toujours les lettres de Hofmann et la salamandre pour servir de base ferme à son hypothèse. C’étaient ces documents historiques concrets et incontestables, qui devaient donner de la crédibilité au reste de ses données et unifier son argumentation. Ses notes théoriques ne devaient que servir de garniture à la masse solide fournie par les documents Hofmann, et le principal justifierait le secondaire. Malheureusement, alors que le moment de la publication approchait pour Quinn, les documents Hofmann se sont dérobés sous ses pieds, laissant un immense trou en forme de salamandre au centre de sa théorie… Avec la lettre à la salamandre et les autres documents Hofmann, Quinn avait un argument respectable ; sans eux, tout ce qu’il avait, c’était une poignée de notes fragmentées et hautement hypothétiques. J’ai l’impression que quand il s’est trouvé devant le choix entre voir des mois de recherches réduits à néant par manque de contexte crédible ou de leur donner la meilleure figure possible et de les publier malgré tout, il a tout simplement fait le mauvais choix. Voilà qui explique pourquoi ses arguments restants sont tellement tirés par les cheveux et les rares éléments de preuve si exagérés. Cela expliquerait pourquoi le livre est un véritable cauchemar méthodologique. Ayant perdu la dinde à la dernière minute, il nous a servi la sauce et la garniture dans l’espoir que nous ne verrions pas la différence. »

 

Un professeur d’université, auquel une chaîne de télévision nationale a souvent recours comme spécialiste des questions d’histoire et particulièrement comme spécialiste de l’histoire des États-Unis, nous disait, dans une correspondance privée, qu’il se méfiait autant des historiens mormons, qu’il n’avait pas lus et dont il n’avait pas examiné les méthodes, que du Kremlin. Ce qui implique que les autres, ceux qui « éclairent » le monde sur les « véritables » origines de l’Église, ont sa confiance implicite, sans vérification de la validité de leurs méthodes à eux. Tant que les gens auront cette attitude-là, les Howe, Brodie, Quinn et autres pseudo-historiens auront encore de beaux jours devant eux.

 

 

 

Sources

 

Stephen E. Robinson, « Book Reviews », BYU Studies Vol. 25, No. 4, p. 88 et suivantes, critique de D. Michael Quinn, Early Mormonism and the Magic World View.

B. H. Roberts, A Comprehensive History of the Church, vol. 1.

Richard Lloyd Anderson, “The Mature Joseph Smith and Treasure Searching”, BYU Studies 24/4, automne 1984, pp. 489-560.

Richard Lloyd Anderson, “Review of Joseph Smith’s New York Reputation Reexamined”, Review of Books on the Book of Mormon 3, 1991, pp. 52-80.

Milton V. Backman, Jr, Joseph Smith’s First Vision, Salt Lake City, Bookcraft, 1971.

Richard E. Turley, Jr., Victims – The LDS Church and the Mark Hofmann Case, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 1992.