Histoire
de l'Église en Suisse
Jean
Lemblé
Débuts
L'Église
de Jésus-Christ des saints des derniers jours existe en
Suisse, sans interruption, depuis 1850. Le premier missionnaire à
avoir touché ce pays est Thomas B.H. Stenhouse envoyé
par un des membres du Conseil des douze, Lorenzo Snow. (Journal
History of the Church, 31 décembre 1850)
Thomas
Stenhouse, venant d'Italie, s'établit à Genève.
Il passe son premier hiver à apprendre très
sérieusement la langue française. Au printemps de 1851,
il est prêt à commencer l'oeuvre missionnaire quand
soudain il doit aller précipitamment en Angleterre prendre
soin de sa femme et de sa fille. (Fanny Stenhouse, « Tell
It All », Hartford, Conn. A.D. Worthington and Co., 1875,
p.110-11)
Dès
qu'il le peut, il revient en Suisse avec elles, ne pouvant faire
autrement. Assurément, il ne lui est pas facile, en mission,
de prendre soin d'une famille ; et pourtant, il doit reconnaître
que la présence de son épouse lui a été
très bénéfique dans son travail pour le
Seigneur, car cette dernière ayant vécu quelques années
en France connaît suffisamment le français pour l'aider
à rédiger dans cette langue et à faire des
traductions.
Il
essuie plusieurs attaques contre l'Église, menées par
quelques pasteurs protestants de Genève et de Lausanne. L'un
de ceux-ci, le pasteur Pavez, publie toute une série de
petites brochures contre les mormons dont l'une a pour titre :
« Les mormons de Californie » (L. Favez,
« Lettre sur les mormons de la Californie »,
Lausanne, E. Buvelot, 1851). Dans cette brochure, le pasteur s'en
prend aux doctrines mormones telles qu'elles ont été
publiées dans plusieurs pamphlets. Pavez veut montrer les
erreurs du mormonisme en se référant à certaines
Écritures de la Bible. Il rejette le Livre de Mormon en le
taxant de plagiat maladroit fait par Joseph Smith et Sidney Rigdon de
l'oeuvre d'un certain Solomon Spaulding. En ce même temps, le
membre d'une autre Église, Emilius Guers, agresse la foi des
saints des derniers jours du haut de la chaire de son temple
protestant. (Eliza R. Snow, « Biography and Family Record
of Lorenzo Snow », Salt Lake City, Utah, Deseret News
Company, 1854, p.183)
Mais
tous ces essais, bien loin de faire du tort à la nouvelle
Église, stimule plutôt l'intérêt que lui
porte le public. Stenhouse se poste à la sortie de ce temple
et lorsque les fidèles en sortent à la fin de la
réunion, il leur propose ses propres brochures et voit avec
bonheur que beaucoup les acceptent. Remarquant cela, le pasteur
convoque en privé ses clercs et ses laïcs pour discuter
des meilleurs moyens à employer pour arrêter l'extension
du mormonisme en Suisse.
Ce
type de réunion antimormone ainsi que les réunions
tenues par Stenhouse et quelques convertis ont pour résultat
de faire connaître la présence des mormons à
travers la Suisse, et Stenhouse doit répondre aux différentes
demandes de renseignements sur son Église. Cette activité
grandissante ne lui laisse aucun temps disponible pour gagner sa vie,
et les maigres ressources familiales sont bien vite épuisées.
En ce temps-là, un missionnaire dans le champ d'une mission
dépendait entièrement pour sa nourriture, ses vêtements
et son logement des membres de l'Église. Malheureusement, là,
en Suisse, l'oeuvre vient à peine de commencer, il y a peu de
membres et l'aide est des plus précaires. En conséquence,
les Stenhouse souffrent de beaucoup de privations et sont dans une
grande misère. Mme Stenhouse écrit sur ses épreuves
et ses privations ce qui suit :
«
... notre situation financière semblait aller de mal en pis et
ma santé paraissait perdue. Durant plusieurs mois, aucun de
nous ne mangeait suffisamment et mon anxiété augmentait
encore ma faiblesse physique ; j'étais désespérée
mais je n'osais pas me plaindre ni même laisser voir à
mon mari ce que je souffrais. À la longue, je tombai
réellement malade, ne pouvant plus me lever de mon lit, dans
un état de faiblesse et un coeur tel que j'avais à
peine le désir de vivre. » (Stenhouse, Tell It All,
p. 118-119)
De
peur que la logeuse ne découvre leur excessive pauvreté
et ne les mette dehors, Mme Stenhouse se force chaque jour à
préparer les repas aux heures régulières même
s'il n'y a presque rien à manger. De cette façon, la
propriétaire pense qu'ils ont largement de quoi vivre (Ibid.)
Heureusement que l'un des nouveaux convertis les prend à
charge mais les Stenhouse auront du mal, au cours de longs mois, à
se maintenir à la limite de l'extrême pauvreté.
Malgré
ces privations, le couple Stenhouse continue ses efforts pour gagner
de nouveaux membres à l'Église et peu à peu le
nombre des mormons suisses grandit. Pendant ce temps de nouvelles
lois sont édictées afin de restreindre l'activité
de la nouvelle Église. La prédication à Genève,
pour elle, est interdite (Millennial Star, XIV, du 9 octobre
1852, p. 525). Stenhouse doit recourir à la prédication
en privé et à la distribution de brochures pour gagner
les gens à sa cause.
À
Lausanne, toute réunion mormone quelle qu'elle soit, est
interdite, mais les missionnaires s'arrangent pour en organiser dans
différents endroits de la ville, évitant ainsi la
détection. (Journal History
of the Church, 31 janvier 1853)
Afin
de faire cesser les tracasseries dont l'Église est l'objet de
la part du gouvernement civil, Stenhouse publie en 1852 un périodique
semblable à L'Étoile
du Deseret qu'avait publié Bolton à
Paris. Il est en français et se nomme Le Réflecteur
(les frais de publication du Réflecteur sont payés
par Serge Ballif ; voir Gary Chard, Thèse de maîtrise
en histoire, 1965, p. 61 en nota ; pour le reste, ibid.)
Comme son homologue parisien, sa durée de publication ne fut
que d'un an car Stenhouse dût l'arrêter pour des
engagements plus importants. (Le
Réflecteur,
I, décembre 1853, p.191)
Peu
de temps après, quelques écrivains suisses prennent la
nouvelle Église pour cible. Le révérend Emilius
Guers publie un livre diffamatoire sous le titre : «
L'irvingisme et le mormonisme jugés par la Parole de Dieu »
(Ducloux, éditeur, Paris 1853). Dans cet ouvrage, Joseph Smith
est traité comme un vil séducteur de femmes et un
abuseur de la crédulité humaine. Tout le livre n'est
que basse vitupération contre les mormons. L'année
suivante, un éditeur de Lausanne publie un autre ouvrage
calomniant les saints des derniers jours. Il est l'oeuvre du Révérend
Pavez, de Lausanne, paraissant sous le titre : « Fragments
sur les mormons : Joseph Smith et les mormons »
(Lausanne, Delafontaine et Compagnie, 1854). Pour contre-attaquer
tous ces écrits, Stenhouse publie lui-même un livre sous
le titre : « Les
mormons et leurs ennemis » (Lausanne, Larpin et
Coendoz, 1854). Mais cette oeuvre, loin d'éteindre les flammes
du bûcher antimormon ne fait que les aviver, faisant apparaître
d'autres publications. En effet, Pavez fait alors éditer un
nouvel écrit : « Le mormonisme jugé
d'après ses doctrines » (Lausanne, Delafontaine et
Compagnie, 1856). C'est littéralement la guerre des livres.
Après
quatre longues années de dévouement à la Suisse
pour y rétablir l'Église de Jésus-Christ,
Stenhouse et sa femme ressentent le besoin d'émigrer, eux
aussi, aux États-Unis. Ils font une demande à l'Église
pour être relevés de leur fardeau et après
approbation partent pour l'Amérique. (Stenhouse, « Tell
It All », p. 158 ; Gary Chard, Thèse de
maîtrise en histoire, 1965, p. 57 à 63)
Après
leur départ, le travail continue parmi les Suisses français.
Plus
tard, les différents présidents de mission qui leur
succèdent, étendent leurs efforts jusqu'en Suisse
allemande et certains de leurs missionnaires vont même en
Allemagne et en Autriche, voire, jusque dans l'Est de la France, mais
beaucoup plus tard, en 1908.
Neuchâtel
et Antoine Riva
La
venue des premiers missionnaires à Neufchâtel remonte à
1852. Le nombre de membres reste toutefois très limité
pendant longtemps et il l'est encore à l'approche de la
Première Guerre mondiale. Dès le départ des
missionnaires américains en 1914, des frères de la
branche de Bienne, ville bilingue où l'Église est mieux
implantée, viennent s'occuper du petit groupe de Neuchâtel.
Après la guerre, la branche de Neuchâtel est organisée
mais reste encore sous la dépendance de la Mission suisse
allemande. Deux réunions ont lieu le dimanche : l'une en
français, l'autre en allemand.
Malgré
leur petit nombre, plusieurs familles émigrent aux États-Unis
en 1921 et 1922 et se fixent à New-York. Ce sont les Racine,
les Juauque, les Smooth et les Brunner.
En
1924, la branche revient sous la responsabilité de la Mission
française. L'année suivante, une soeur de la branche
demande à la famille Riva, des gens venus du Tessin, si elle
veut accepter la visite des missionnaires mormons. La mère et
les enfants acceptent d'écouter le message qu'ils apportent,
l'enseignement qu'ils dispensent. La mère est baptisée
dans le lac de Neuchâtel, où beaucoup de baptêmes
ont lieu. Mais, à partir de 1955, on n'y fera plus de
baptêmes, la pollution des eaux étant devenue trop
importante.
En
1926, un des fils Riva, Antoine, vient d'avoir huit ans, il demande
le baptême, lui aussi. Il avait suivi les réunions avec
sa mère bien des mois auparavant et après avoir écouté
à la maison la lecture du Livre de Mormon, il se sentait tout
à fait à l'aise dans cette Église. Antoine est
né le 2 septembre 1918 à Neuchâtel. Ses parents
habitent à la Chaux de Fond, mais retournent quelques mois
après sa naissance au Tessin, leur canton d'origine où
l'on parle italien, ce qui procura des difficultés de langage
aux enfants lorsque la famille reviendra en 1924 habiter la Suisse
francophone pour se fixer à Neuchâtel.
Les
missionnaires proposent à Antoine devenu membre de partir aux
États-Unis où il pourra être accueilli par une
famille de l'Église. Aller en Amérique était
relativement facile dans les années 20 avec l'aide des
familles de l'Église de là-bas.
Mais
le jeune garçon refuse. Il veut rester chez lui. D'ailleurs,
il n'a même pas demandé à ses parents ce qu'ils
en pensaient. Sa mère aurait sans doute accepté, mais
qu'aurait dit le père ! S'il était parti à
l'époque, il serait sans doute revenu comme soldat américain
se battre pour la libération de l'Europe.
Vers
cette époque, une jeune veuve prend la décision
d'émigrer avec son seul enfant, vend ses meubles puis du jour
au lendemain sans qu'on sache pourquoi, change d'avis et reste en
Suisse.
Dans
la famille Riva, ils sont quatre garçons et deux filles. Au
fur et à mesure qu'ils atteignent l'âge du baptême,
ils deviennent membres. Le père ne se joint jamais à
l'Église mais il est satisfait d'y voir sa famille.
Les
missionnaires à Neuchâtel font du porte-à-porte
et baptisent de grandes familles avec beaucoup d'enfants. En Suisse,
à l'époque, les missionnaires restent jusqu'à
dix-huit mois dans la même branche. Ils ont beaucoup de contact
avec les familles de l'Église, mangent chez elles et leur
laissent une photo lorsqu'ils les quittent pour aller ailleurs. Les
missionnaires mettent beaucoup de temps à travailler avec ceux
qui s'intéressent à l'Église avant de les
baptiser. Certains, comme frère Robert Simond devenu plus tard
le beau-père d'Antoine Riva lorsqu'en 1943, celui-ci se marie
avec sa fille Erica, mettent quatre ans et plus à devenir
membre. Robert Simond voulait être absolument sûr que ce
soit la vraie Église de Dieu et cela lui a demandé du
temps.
Beaucoup
de membres habitent les montagnes environnantes. Les enfants clans
les fermes travaillent à partir de l'âge de dix ans.
Pour aller à l'église, il faut descendre en ville.
Depuis leurs fermes dans les montagnes, il faut marcher jusqu'au
funiculaire, monter dans le train puis prendre le tramway ou encore
marcher jusqu'au lieu de réunion.
Dans
les journaux des articles sont écrits contre les mormons,
conseillant aux parents de « ne pas laisser leurs enfants,
surtout les jeunes filles à avoir des contacts avec ces
gens-là ».
Sitôt
converties, les jeunes personnes risquaient d'être envoyées
en Amérique pour être épousées par un
polygame.
Dans
les années 1930, ces âneries avaient abondamment cours
car le public pensait que les mormons étaient polygames et les
pasteurs faisaient de grandes conférences sur ce thème.
Lorsqu'Antoine
Riva est devenu saint des derniers jours, il y avait de trente à
quarante personnes pratiquantes dans sa communauté malgré
le nombre relativement grand de ceux qui émigraient.
Il
fait du scoutisme entre dix et douze ans, est ordonné diacre
en 1930, et reçoit son premier office dans l'Église :
secrétaire de l'École du dimanche. À quatorze
ans, il est ordonné instructeur puis à seize ans,
prêtre. Dans la branche de Neuchâtel, ils sont trois
garçons à être actifs dans l'Église.
Enfin, en 1939, il est ordonné ancien selon l'ordre de
Melchisédek, et voici qu'arrive la guerre.
Fin
1939 et début 1940, les derniers missionnaires sont retirés
du pays. Gaston Chapuis, originaire de Suisse, est le dernier à
rester au bureau de la Mission. Il transporte les archives de
l'Église en sa possession à Bâle. Auparavant
pourtant, le dernier missionnaire de Suisse, Brigham Young Card,
président du district suisse, contacte le président de
la branche de Neuchâtel, Robert Simond, et lui confie toute la
responsabilité qu'il avait sur ses épaules avant de
quitter l'Europe.
Durant
toute la guerre, il n'y a pas de coupure dans le travail de l'Église
en Suisse. Le nouveau président de district envoie
régulièrement des rapports à Salt Lake City sur
la marche des branches en Suisse d'expression française. Il
rend visite chaque mois à toutes les unités de l'Église
sous sa juridiction et organise deux fois par an un congrès.
Entre 1940 et 1945, Antoine Riva aide le président Simond dans
la préparation des congrès du district et des congrès
de prêtrise. Ces derniers ont lieu une fois l'an.
Pendant
la guerre, L'Étoile ne paraissant plus, Robert Simond
édite en remplacement un bulletin mensuel, appelé
Bulletin du District, relatant les divers programmes et
événements dans les branches. Dans chacune de ces
éditions se trouvent une ou deux pages d'un livre canonique de
l'Église, la Perle de grand prix, traduit de l'anglais par les
soins du nouveau président de la branche de Neuchâtel,
Oscar Frieden, appelé à ce poste par le président
Simond. Les Suisses ont ainsi un autre livre canonique en français
à leur disposition.
Bien
plus tard, en 1956, Antoine Riva, devenu conseiller du président
de Mission Harold W. Lee (professeur de français à
l'Université de Brigham Young à Provo, Utah) propose à
ce dernier de faire traduire en français la Perle de grand
prix, par les moyens de l'Église. La traduction terminée,
le président Lee transmet les épreuves d'imprimerie à
Antoine Riva afin de les comparer à la traduction d'Oscar
Frieden.
À
quelques expressions près, les deux traductions sont
identiques.
Robert
Simond et le district suisse
Près
des rives du magnifique lac de Neuchâtel, dans le petit village
de Cortaillod, est né le 27 mai 1894 Robert Albert Simond. Il
est si frêle que les médecins ne lui donnent pas plus de
deux ans à vivre. Pourtant il vit toujours et a dépassé
aujourd'hui l'âge de quatre-vingt-dix ans.
À
dix ans, sans raisons apparentes, il éprouve un très
fort désir d'apprendre l'anglais et pense constamment à
Londres.
Finalement,
à l'âge de vingt ans, il va en Angleterre avec quelques
livres sterling en poche, sans aucune promesse de travail. Après
six semaines difficiles à Londres, n'ayant plus que quelques
pennies sur lui, il trouve un travail : s'occuper d'orchidées.
En Suisse, il avait fait trois ans d'apprentissage comme jardinier,
étudié les plantes et appris à converser
couramment en allemand. À dix-huit ans, ayant travaillé
à Nice dans un palace avec des Allemands, ils se perfectionna
dans leur langue.
En
Angleterre, il travaille deux ans et demi à faire pousser et à
soigner des orchidées ; à présent, il
voudrait faire autre chose et quitte ce bon emploi. Cinq semaines
durant, il se bat pour trouver une autre occupation lucrative mais
n'en trouve aucune. Le gouvernement britannique a donné la
consigne de ne plus donner d'emploi aux jeunes gens, on les préfère
voir s'engager dans l'armée. L'Angleterre est en guerre, a
besoin de troupes. Finalement, Robert réussit à se
faire employer par un Français dans Picadilly Circus : il
devra s'occuper d'un kiosque à journaux. Durant cette période,
un grand nombre de propositions lui sont faites pour gagner beaucoup
d'argent mais elles sont toutes malhonnêtes. Jeune homme très
droit, il les refuse dans l'attente de retrouver un bon travail.
Un
jour, un client qui connaît son aptitude et ses expériences
en horticulture lui dit :
–
Pourquoi
perdez-vous votre temps à travailler ici quand vous avez
tellement d'idées et de connaissances en jardinage ?
Aimeriez-vous aller à Ken Garden ?
C'est
un jardin botanique mondialement connu ; c'est aussi une école
qui dispense un enseignement prestigieux.
–
J'ai
déjà fait une demande mais sans succès, répond
Robert.
–
Demain
je vous apporterai une lettre d'introduction à mon ami qui en
est le conservateur.
Lorsque
le conservateur de Ken Garden lit sa lettre d'introduction, il lui
demande :
–
Avez-vous
des références ?
–
Oui,
j'en ai.
–
Si
elles sont satisfaisantes, je vous engage comme étudiant
jardinier.
Robert
Simond est heureux car Ken Garden est pour lui le paradis. Le terrain
est très grand et il s'y trouve beaucoup de plantes exotiques
venant de toutes les parties du monde.
Dix
professeurs y dispensent leurs connaissances pour former des
jardiniers spécialement pour les colonies de l'empire
britannique.
On
peut y étudier toutes sortes de choses. L'école relève
de l'autorité du gouvernement.
Robert
Simond part à la recherche d'une chambre, pas trop éloignée
du jardin botanique. Dans la rue, il demande à une femme si
elle connaît une famille chez qui il pourrait loger.
–
Non,
je ne saurais vous Je dire mais mon mari rentre dimanche. Si vous
voulez venir à ce moment-là chez nous, il pourra vous
renseigner.
Lorsque
Robert rencontre le mari le dimanche suivant, ils ont d'abord
ensemble une longue conversation sur les plantes puis l'homme lui
dit :
–
Vous
savez, en général, nous ne prenons personne chez nous
mais si cela ne vous fait rien de partager une chambre avec notre
fils, vous pourrez rester ici.
Marché
conclu. Le couple n'a pas seulement un fils ; Robert tombe
amoureux de la fille âgée de vingt ans ; elle
partage son sentiment.
Ses
études terminées, Robert Simond cherche du travail et
présente une demande au gouvernement de Sa Majesté
comme inspecteur en plantation pour l'Afrique. La demande est
aussitôt acceptée mais le jeune Suisse doit auparavant
attendre le retour de la guerre de tous les militaires anglais.
Malheureusement, il ne reçoit jamais d'engagement car trop de
citoyens britanniques sont sans emploi pour que lui, un étranger,
puisse en obtenir un. Simond est très désappointé
ayant déjà quitté son emploi à Ken
Garden.
Il
rentre en Suisse chez ses parents, travaille avec son père,
jardinier lui aussi. Un jour, il croise une infirmière de sa
connaissance qui lui dit :
–
J'ai
entendu dire que vous êtes rentré. Cherchez-vous du
travail ?
–
Oui !
J'en ai cherché sans succès.
–
Vous
devriez peut-être essayer de voir du côté de
l'hôpital de Neuchâtel. Le chef jardinier est sur son
départ en retraite.
Robert
Simond se présente à l'hôpital et obtient la
place. Il y restera trente-cinq ans !
En
1921, il retourne en Angleterre pour se marier avec Mlle Cambridge,
la fille de ses anciens hôtes, puis revient à son
travail en Suisse. Sa femme apprend le français, et obtient un
emploi comme réceptionniste dans le même hôpital.
Robert
Simond a trente-trois ans et une nuit, il fait un rêve
impressionnant qui l'effraye beaucoup et change le cours de sa vie.
Il voit le Christ. Avant ce rêve, il ne croyait pas que
Jésus-Christ fut le Fils de Dieu mais simplement un être
exceptionnel, peut-être le premier socialiste ou le premier
communiste du monde. Robert Simond est un homme intègre et
honnête, plus athée que religieux et hostile à
toutes les Églises.
Dans
son rêve, il voit une grande voûte dans le firmament et
en son centre une porte magnifiquement décorée, toute
scintillante.
Soudain
cette porte s'ouvre et un homme tout de blanc vêtu, les cheveux
blancs comme neige se tient debout dans l'entrebâillement. Il
regarde Robert Simond avec insistance d'un air tellement triste que
cette expression le poursuivra très longtemps après.
L'Être au regard si triste se retire et referme la porte.
Le
dormeur se réveille et se demande la signification de ce rêve.
Quelle erreur a-t-il pu commettre pour que le Christ – car il
est sûr que c'est l'Oint qu'il a vu – l'ait regardé
avec tant de tristesse ! Dans ce rêve il a eu le
témoignage que Jésus est vraiment le Fils de Dieu, le
Christ. Il est tellement bouleversé qu'il ne peut nier ce
fait. Cette nuit restera gravée dans sa mémoire toute
sa vie.
Peu
de temps après, il se trouve à son travail en train
d'abattre un porc pour les besoins en viande de l'hôpital. Un
jeune homme s'approche et distribue des tracts aux travailleurs près
de lui. Les ouvriers se mettent à rire et laissent les
pamphlets tandis que Robert, intéressé, l'accompagne.
Il se nomme George Jarvis. Les deux hommes commencent à
discuter et le chef jardinier de l'hôpital de Neuchâtel
remarque que son interlocuteur a du mal à parler français,
et il continue en anglais ce qui facilite beaucoup l'entretien. Le
jeune homme explique à quelle Église il appartient et
parle de Joseph Smith. Le Suisse se demande qui cela peut-il bien
être et invite George Jarvis à lui rendre visite chez
lui, le soir, ajoutant :
–
Mais
ne vous attendez pas à me convertir !
–
Cela
ne fait rien, si je peux venir, c'est déjà quelque
chose.
Le
missionnaire vient comme convenu, apportant avec lui le Livre de
Mormon, donnant des explications sur son origine.
Un
nouveau rendez-vous est pris avec Jarvis et la personne qui
l'accompagne dans son ministère puis tous deux reviennent
régulièrement un soir par semaine. La famille Simond
étudie d'abord le Livre de Mormon puis participe aux réunions
de la branche à Neuchâtel. Timide, Robert désire
simplement écouter, d'ailleurs, il prévient le
président de la branche que si éventuellement il
adhérait à l'Église il aimerait qu'on le laisse
tranquille, dans un coin. Sa femme et sa fille aînée
Erica sont prêtes pour le baptême, mais lui est loin de
l'être, il veut d'abord acquérir la certitude que cette
Église est la vraie Église.
Souvent,
le rêve du Christ lui revient en mémoire et lui donne à
réfléchir : ne devrait-il pas changer ses pensées,
se repentir de sa négligence envers lui et envers sa femme qui
a tant de foi ?
Après
environ cinq ans d'assistance aux réunions de la branche de
Neuchâtel, il dit un jour à son épouse :
–
Maintenant
je suis sûr que c'est la vraie Église.
Elle
réplique :
–
Il
y a longtemps que je le sais et que je suis prête à
accepter le baptême.
Erica,
qui a dix ans, en entendant cela s'exclame en sautant de joie :
–
Oh !
Chic alors ! Voilà, on pourra au moins être
baptisés !
Robert
Simond, sa femme Bertha et sa fille Erica sont baptisés le 10
septembre par frère Nottier, selon la coutume de l'Église
à Neuchâtel, dans une anse du lac. Ils sont confirmés
comme membre de l'Église de Jésus-Christ des saints des
derniers jours le lendemain, respectivement par John R. Talmage, H.
Luthy et Oscar Frieden. Les jeunes frères d'Antoine Riva,
Mario et Carlo, sont également baptisés et confirmés
comme membre de l'Église.
Loin
de laisser Robert Simond dans un coin, on l'appelle aussitôt
après le baptême comme conseiller dans la branche et
deux ans après, il en devient le président. Toutes ces
années pendant lesquelles il a fréquenté
l'Église comme non membre d'abord puis comme membre ensuite,
l'ont préparé à détenir ce poste !
Le frère qui l'a précédé lui dit :
–
Je
vous préviens, vous ne tiendrez qu'une année après
laquelle vous en aurez assez.
Il
reste président sept ans. Avec lui, la branche progresse
énormément au point de faire dire au président
de mission Ursenbach que c'est l'une de plus belles du district
suisse.
Quelques
baptêmes ont lieu, pas très nombreux mais sous sa
présidence les membres sont devenus très assidus. La
salle de réunion, petite, est pleine à craquer quand
l'assistance monte à quarante-cinq ou cinquante membres.
Des
choses étonnantes arrivent parfois lors d'un baptême.
Par exemple, au moment où le président Simond baptise
sa seconde fille, le lac se met en fureur. Le bateau qui les amène
dans l'anse habituelle est entouré de grosses vagues, mais le
petit groupe garde sa foi et arrivé à l'endroit où
le baptême doit avoir lieu, l'eau subitement se calme. Les
grosses vagues n'arrivant pas jusqu'à l'anse, la cérémonie
peut se dérouler avec beaucoup de facilité.
Un
incident du même genre s'est produit pendant la guerre à
Genève. Deux ou trois personnes sont prêtes à
être baptisées dans le Léman mais une tempête
se déchaîne sur ses eaux. Que faire ? Les personnes
concernées entrent dans l'élément liquide, les
vagues s'apaisent, le lac devient tout paisible et les baptêmes
se font tranquillement. Lorsque tout est terminé, les saints
des derniers jours sortis de l'eau, la tempête reprend avec ses
vagues mugissantes et démontées.
Lorsque
Robert Simond prend en charge la communauté de Neuchâtel,
les membres ne payent pas assez de dîmes pour que les divers
frais occasionnés par la vie d'une branche puissent être
réglés. Aussi, pour éponger le déficit,
il doit souvent payer de sa poche. Par bonheur, beaucoup de jeunes
membres entrent dans la vie active et donnent leurs dîmes.
La
guerre éclate, suivie du désastre des Alliés.
Robert Simond a la charge du district suisse en plus de la présidence
de la branche de Neuchâtel. Ne recevant plus aucune directive
de Salt Lake City, ne pouvant plus assumer la charge des deux
responsabilités, il décide, grâce à
l'autorité qui lui a été conférée
de se démettre du poste de président de la branche et
de le confier à Oscar Frieden. Ce dernier lui avoue en prenant
sa succession : « C'est un bel héritage que
vous me donnez, une branche pareille ! Je suis très
heureux de recevoir l'occasion de la diriger. »
Robert
Simond n'a pas de conseiller dans la présidence du district.
II doit travailler seul et aider dans leur fonctionnement les
branches de Genève, Lausanne, la Chaux-de-Fonds et Neuchâtel.
À cause de la guerre, il ne peut plus aller à Besançon
qui appartient toujours au district suisse. Cette direction du
district, il l'assumera seul jusqu'à la fin du conflit mondial
où il prendra Antoine Riva et Charles Schütz comme
conseillers. Il trouve cependant beaucoup de membres fidèles
prêts à l'aider en toutes ses tâches.
En
1942, il apporte des changements dans les présidences de
branche. On le traite de fou parce que dans une branche qui
fonctionnait apparemment très bien, il change les dirigeants ;
mais il a ses raisons pour agir ainsi. Genève déclinait
déjà, un des trois frères de sa direction ne
voulait plus assumer ses responsabilités, il fallait que le
président de la branche de Lausanne s'en occupe.
Robert
Simond voyage beaucoup de branche en branche.
En
dehors de ses responsabilités dans l'Église et de son
travail de chef jardinier, il remplit les fonctions d'officier de
sécurité à la protection civile de l'hôpital
de Neuchâtel. Des avions alliés passent au-dessus de la
Suisse pendant la nuit pour aller bombarder l'Italie, et chaque fois,
Robert Simond est de service. Il veille jusqu'à l'aube,
attendant le retour des bombardiers.
Malgré
sa neutralité, la Suisse est maintes fois la cible des
Anglais. Les environs de Neuchâtel et de Lausanne reçoivent
des bombes pour cause militaire. Bâle, Schaffouse, SteinamRhein
et autres lieux sont touchés par erreur. Pourtant le pays
reste illuminé la nuit pour bien montrer qu'il n'est pas en
guerre. Finalement, les autorités helvétiques ont
supprimé cet éclairage intempestif et font comme les
pays voisins en belligérance.
Les
sirènes hurlent dès l'approche des avions alliés.
Souvent, au retour de leurs bombardements en Italie, ces derniers se
délestent de leur chargement meurtrier au-dessus du territoire
suisse ! Lorsque frère Simond quitte Neuchâtel pour
son travail dans l'Église, il est obligé de signaler
ses absences à ses supérieurs de la protection civile
et de se faire remplacer.
Il
reçoit les rapports de Léon Fargier, président
du district de Lyon et responsable de l'Église en France, pour
les envoyer mensuellement avec les siens à Salt Lake City. Ces
rapports de Fargier sont censurés par les autorités
allemandes. Elles concernent uniquement la marche des communautés.
Robert
Simond ne peut sortir de Suisse et Léon Fargier encore moins
de France. Salt Lake City reçoit ces rapports par le
truchement du Portugal, mais les directives que l'Église
envoie à Simond ne lui parviennent jamais. Elles sont arrêtées
à la frontière des États-Unis par la sécurité
militaire qui coupe toute correspondance avec l'Europe. Salt Lake
City est très satisfait des rapports envoyés par son
président du district suisse.
Après
la guerre, le président Ezra Taft Benson, un apôtre,
vient ouvrir de nouvelles missions en Europe et rencontre frère
Simond à Bâle après avoir voyagé en
Allemagne, en Autriche et en Tchécoslovaquie. Il passe la nuit
chez les Simond à Neuchâtel.
En
1947, le nouveau président de la Mission française,
James Barker, est très satisfait des rapports du district
suisse, remarquant toutefois que malheureusement il ne peut en dire
autant ailleurs. Les finances vérifiées jusqu'à
cinq années en arrière sont parfaitement en ordre avec
un solde créditeur de plus de douze mille francs suisses dans
une banque. L'exploit est de taille quand on songe qu'au début
de sa présidence dans la branche de Neuchâtel, Robert
Simond devait mettre de sa poche pour combler les déficits.
Le
président de Mission Barker prend un membre belge comme
conseiller. Il le garde deux ans, le relève et demande à
Robert Simond :
–
Frère,
si vous êtes relevé du district suisse, allez-vous
quitter l'Église ?
–
Mais
pourquoi quitterais-je l'Église ? Elle est trop ancrée
en moi.
–
Eh bien,
voilà…
Et
il lui montre une lettre de la Première Présidence de
l'Église, le prophète et ses conseillers, lui donnant
l'autorisation de le prendre, lui Robert Simond, comme conseiller.
Simond
garde ce poste jusqu'à la relève de James Barker et la
première chose que fait son successeur, Golden Woolf, c'est de
le prendre aussi comme conseiller. Alma Sonne et Stephen L. Richards,
des membres du Collège des douze apôtres lui imposent
les mains pour le bénir dans cet office. Le président
suivant, Harold W. Lee, le prend encore comme conseiller, et il le
reste jusqu'au moment où la charge de chef jardinier au temple
nouvellement construit par l'Église lui échoit. Ce
temple, érigé à Zollikofen près de Berne
est le premier de l'Église en Europe. Là, Robert Simond
aide aux sessions du temple jusqu'à ce qu'il soit appelé
à servir comme surintendant dans la présidence de ce
dernier avec Bringhurst et Trauffer, de 1956 à 1969.
Le
9 septembre 1972, à l'âge de soixante-dix-huit ans, il
reçoit l'appel de patriarche pour les Français et plus
tard, en sus, reçoit du président de l'Église
l'autorisation de donner des bénédictions patriarcales
à toute personne de quelque pays que ce soit qui vient au
temple. De conseiller dans la présidence de ce dernier, il est
relevé sur sa demande mais reste néanmoins attaché
au temple comme servant pour diriger les sessions.
Vu
son grand âge, sa main commence à trembler, il éprouve
une certaine gêne pour imposer les mains lors des bénédictions
patriarcales qu'il donne par milliers. Sa femme Bertha, qui depuis
vingt ans travaille comme aide au temple, tombe malade. Aussi le
couple décide-t-il de se retirer à Neuchâtel où
habite Erica, leur fille aînée, afin qu'elle puisse
s'occuper d'eux en cas de besoin. Le patriarche Simond reçoit
l'autorisation par l'Église d'effectuer ses bénédictions
à son domicile de Neuchâtel puis devient le patriarche
du pieu de Genève lorsque celui-ci est constitué. En
1983, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, il est relevé
de ce dernier office et remplacé par un membre de Genève,
frère Junot.
Entrevue
de l'auteur avec Robert Simond, enregistrée sur magnétophone,
le 12 avril 1985. Entrevue de Douglas Tobler avec Robert Simond à
Salt Lake City le 13 avril 1973, document archivé à
Salt Lake City. Rapports historiques de la Mission française.
Ouvrage inédit de Robert Simond : A small Beginning
Source :
Jean Lemblé, Dieu
et les Français, éditions Liahona, 1986