Robert Simond

par Jean Lemblé




Le 27 mai 1894, dans le petit village de Cortaillod, près des rives du magnifique lac de Neuchâtel, naît Robert Albert Simond. Il est si frêle que les médecins ne lui donnent pas plus de deux ans à vivre. Pourtant il dépassera l'âge de quatre-vingt-dix ans.

À dix ans, sans raisons apparentes, il éprouve un très fort désir d'apprendre l'anglais et pense constamment à Londres.

Finalement, à l'âge de vingt ans, il va en Angleterre avec quelques livres sterling en poche, sans aucune promesse de travail. Après six semaines difficiles à Londres, n'ayant plus que quelques pennies sur lui, il trouve un travail : s'occuper d'orchidées. En Suisse, il avait fait trois ans d'apprentissage comme jardinier, étudié les plantes et appris à converser couramment en allemand. À dix-huit ans, ayant travaillé à Nice dans un palace avec des Allemands, ils se perfectionna dans leur langue.

En Angleterre, il travaille deux ans et demi à faire pousser et à soigner des orchidées ; à présent, il voudrait faire autre chose et quitte ce bon emploi. Cinq semaines durant, il se bat pour trouver une autre occupation lucrative mais n'en trouve aucune. Le gouvernement britannique a donné la consigne de ne plus donner d'emploi aux jeunes gens, on les préfère voir s'engager dans l'armée. L'Angleterre est en guerre, a besoin de troupes. Finalement, Robert réussit à se faire employer par un Français dans Picadilly Circus : il devra s'occuper d'un kiosque à journaux. Durant cette période, un grand nombre de propositions lui sont faites pour gagner beaucoup d'argent mais elles sont toutes malhonnêtes. Jeune homme très droit, il les refuse dans l'attente de retrouver un bon travail.

Un jour, un client qui connaît son aptitude et ses expériences en horticulture lui dit :

– Pourquoi perdez-vous votre temps à travailler ici quand vous avez tellement d'idées et de connaissances en jardinage ? Aimeriez-vous aller à Ken Garden ?

C'est un jardin botanique mondialement connu ; c'est aussi une école qui dispense un enseignement prestigieux.

– J'ai déjà fait une demande mais sans succès, répond Robert.
– Demain je vous apporterai une lettre d'introduction à mon ami qui en est le conservateur.

Lorsque le conservateur de Ken Garden lit sa lettre d'introduction, il lui demande :

– Avez-vous des références ?
– Oui, j'en ai.
– Si elles sont satisfaisantes, je vous engage comme étudiant jardinier.

Robert Simond est heureux car Ken Garden est pour lui le paradis. Le terrain est très grand et il s'y trouve beaucoup de plantes exotiques venant de toutes les parties du monde.

Dix professeurs y dispensent leurs connaissances pour former des jardiniers spécialement pour les colonies de l'empire britannique. On peut y étudier toutes sortes de choses. L'école relève de l'autorité du gouvernement.

Robert Simond part à la recherche d'une chambre, pas trop éloignée du jardin botanique. Dans la rue, il demande à une femme si elle connaît une famille chez qui il pourrait loger.

– Non, je ne saurais vous le dire mais mon mari rentre dimanche. Si vous voulez venir à ce moment-là chez nous, il pourra vous renseigner.

Lorsque Robert rencontre le mari le dimanche suivant, ils ont d'abord ensemble une longue conversation sur les plantes puis l'homme lui dit :

– Vous savez, en général, nous ne prenons personne chez nous mais si cela ne vous fait rien de partager une chambre avec notre fils, vous pourrez rester ici.

Marché conclu. Le couple n'a pas seulement un fils ; Robert tombe amoureux de la fille âgée de vingt ans ; elle partage son sentiment.

Ses études terminées, Robert Simond cherche du travail et présente une demande au gouvernement de Sa Majesté comme inspecteur en plantation pour l'Afrique. La demande est aussitôt acceptée mais le jeune Suisse doit auparavant attendre le retour de la guerre de tous les militaires anglais. Malheureusement, il ne reçoit jamais d'engagement car trop de citoyens britanniques sont sans emploi pour que lui, un étranger, puisse en obtenir un. Simond est très désappointé ayant déjà quitté son emploi à Ken Garden.

Il rentre en Suisse chez ses parents, travaille avec son père, jardinier lui aussi. Un jour, il croise une infirmière de sa connaissance qui lui dit :

– J'ai entendu dire que vous êtes rentré. Cherchez-vous du travail ?
– Oui ! J'en ai cherché sans succès.
– Vous devriez peut-être essayer de voir du côté de l'hôpital de Neuchâtel. Le chef jardinier est sur son départ en retraite.

Robert Simond se présente à l'hôpital et obtient la place. Il y restera trente-cinq ans !

En 1921, il retourne en Angleterre pour se marier avec Mlle Cambridge, la fille de ses anciens hôtes, puis revient à son travail en Suisse. Sa femme apprend le français, et obtient un emploi comme réceptionniste dans le même hôpital.

Robert Simond a trente-trois ans et une nuit, il fait un rêve impressionnant qui l'effraye beaucoup et change le cours de sa vie. Il voit le Christ. Avant ce rêve, il ne croyait pas que Jésus-Christ fut le Fils de Dieu mais simplement un être exceptionnel, peut-être le premier socialiste ou le premier communiste du monde. Robert Simond est un homme intègre et honnête, plus athée que religieux et hostile à toutes les Églises.

Dans son rêve, il voit une grande voûte dans le firmament et en son centre une porte magnifiquement décorée, toute scintillante.

Soudain cette porte s'ouvre et un homme tout de blanc vêtu, les cheveux blancs comme neige se tient debout dans l'entrebâillement. Il regarde Robert Simond avec insistance d'un air tellement triste que cette expression le poursuivra très longtemps après. L'Être au regard si triste se retire et referme la porte.

Le dormeur se réveille et se demande la signification de ce rêve. Quelle erreur a-t-il pu commettre pour que le Christ – car il est sûr que c'est l'Oint qu'il a vu – l'ait regardé avec tant de tristesse ! Dans ce rêve il a eu le témoignage que Jésus est vraiment le Fils de Dieu, le Christ. Il est tellement bouleversé qu'il ne peut nier ce fait. Cette nuit restera gravée dans sa mémoire toute sa vie.

Peu de temps après, il se trouve à son travail en train d'abattre un porc pour les besoins en viande de l'hôpital. Un jeune homme s'approche et distribue des tracts aux travailleurs près de lui. Les ouvriers se mettent à rire et laissent les pamphlets tandis que Robert, intéressé, l'accompagne. Il se nomme George Jarvis. Les deux hommes commencent à discuter et le chef jardinier de l'hôpital de Neuchâtel remarque que son interlocuteur a du mal à parler français, et il continue en anglais ce qui facilite beaucoup l'entretien. Le jeune homme explique à quelle Église il appartient et parle de Joseph Smith. Le Suisse se demande qui cela peut-il bien être et invite George Jarvis à lui rendre visite chez lui, le soir, ajoutant :

– Mais ne vous attendez pas à me convertir !
– Cela ne fait rien, si je peux venir, c'est déjà quelque chose.

Le missionnaire vient comme convenu, apportant avec lui le Livre de Mormon, donnant des explications sur son origine.

Un nouveau rendez-vous est pris avec Jarvis et la personne qui l'accompagne dans son ministère puis tous deux reviennent régulièrement un soir par semaine. La famille Simond étudie d'abord le Livre de Mormon puis participe aux réunions de la branche à Neuchâtel. Timide, Robert désire simplement écouter, d'ailleurs, il prévient le président de la branche que si éventuellement il adhérait à l'Église il aimerait qu'on le laisse tranquille, dans un coin. Sa femme et sa fille aînée Erica sont prêtes pour le baptême, mais lui est loin de l'être, il veut d'abord acquérir la certitude que cette Église est la vraie Église.

Souvent, le rêve du Christ lui revient en mémoire et lui donne à réfléchir : ne devrait-il pas changer ses pensées, se repentir de sa négligence envers lui et envers sa femme qui a tant de foi ?

Après environ cinq ans d'assistance aux réunions de la branche de Neuchâtel, il dit un jour à son épouse :

– Maintenant je suis sûr que c'est la vraie Église.

Elle réplique :

– Il y a longtemps que je le sais et que je suis prête à accepter le baptême.

Erica, qui a dix ans, en entendant cela s'exclame en sautant de joie :

– Oh ! Chic alors ! Voilà, on pourra au moins être baptisés !

Robert Simond, sa femme Bertha et sa fille Erica sont baptisés le 10 septembre par frère Nottier, selon la coutume de l'Église à Neuchâtel, dans une anse du lac. Ils sont confirmés comme membre de l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours le lendemain, respectivement par John R. Talmage, H. Luthy et Oscar Frieden. Les jeunes frères d'Antoine Riva, Mario et Carlo, sont également baptisés et confirmés comme membre de l'Église.

Loin de laisser Robert Simond dans un coin, on l'appelle aussitôt après le baptême comme conseiller dans la branche et deux ans après, il en devient le président. Toutes ces années pendant lesquelles il a fréquenté l'Église comme non membre d'abord puis comme membre ensuite, l'ont préparé à détenir ce poste ! Le frère qui l'a précédé lui dit :

– Je vous préviens, vous ne tiendrez qu'une année après laquelle vous en aurez assez.

Il reste président sept ans. Avec lui, la branche progresse énormément au point de faire dire au président de mission Ursenbach que c'est l'une de plus belles du district suisse.

Quelques baptêmes ont lieu, pas très nombreux mais sous sa présidence les membres sont devenus très assidus. La salle de réunion, petite, est pleine à craquer quand l'assistance monte à quarante-cinq ou cinquante membres.

Des choses étonnantes arrivent parfois lors d'un baptême. Par exemple, au moment où le président Simond baptise sa seconde fille, le lac se met en fureur. Le bateau qui les amène dans l'anse habituelle est entouré de grosses vagues, mais le petit groupe garde sa foi et arrivé à l'endroit où le baptême doit avoir lieu, l'eau subitement se calme. Les grosses vagues n'arrivant pas jusqu'à l'anse, la cérémonie peut se dérouler avec beaucoup de facilité.

Un incident du même genre s'est produit pendant la guerre à Genève. Deux ou trois personnes sont prêtes à être baptisées dans le Léman mais une tempête se déchaîne sur ses eaux. Que faire ? Les personnes concernées entrent dans l'élément liquide, les vagues s'apaisent, le lac devient tout paisible et les baptêmes se font tranquillement. Lorsque tout est terminé, les saints des derniers jours sortis de l'eau, la tempête reprend avec ses vagues mugissantes et démontées.

Lorsque Robert Simond prend en charge la communauté de Neuchâtel, les membres ne payent pas assez de dîmes pour que les divers frais occasionnés par la vie d'une branche puissent être réglés. Aussi, pour éponger le déficit, il doit souvent payer de sa poche. Par bonheur, beaucoup de jeunes membres entrent dans la vie active et donnent leurs dîmes.

La guerre éclate, suivie du désastre des Alliés. Robert Simond a la charge du district suisse en plus de la présidence de la branche de Neuchâtel. Ne recevant plus aucune directive de Salt Lake City, ne pouvant plus assumer la charge des deux responsabilités, il décide, grâce à l'autorité qui lui a été conférée de se démettre du poste de président de la branche et de le confier à Oscar Frieden. Ce dernier lui avoue en prenant sa succession : « C'est un bel héritage que vous me donnez, une branche pareille ! Je suis très heureux de recevoir l'occasion de la diriger. »

Robert Simond n'a pas de conseiller dans la présidence du district. II doit travailler seul et aider dans leur fonctionnement les branches de Genève, Lausanne, la Chaux-de-Fonds et Neuchâtel. À cause de la guerre, il ne peut plus aller à Besançon qui appartient toujours au district suisse. Cette direction du district, il l'assumera seul jusqu'à la fin du conflit mondial où il prendra Antoine Riva et Charles Schütz comme conseillers. Il trouve cependant beaucoup de membres fidèles prêts à l'aider en toutes ses tâches.

En 1942, il apporte des changements dans les présidences de branche. On le traite de fou parce que dans une branche qui fonctionnait apparemment très bien, il change les dirigeants ; mais il a ses raisons pour agir ainsi. Genève déclinait déjà, un des trois frères de sa direction ne voulait plus assumer ses responsabilités, il fallait que le président de la branche de Lausanne s'en occupe.

Robert Simond voyage beaucoup de branche en branche.

En dehors de ses responsabilités dans l'Église et de son travail de chef jardinier, il remplit les fonctions d'officier de sécurité à la protection civile de l'hôpital de Neuchâtel. Des avions alliés passent au-dessus de la Suisse pendant la nuit pour aller bombarder l'Italie, et chaque fois, Robert Simond est de service. Il veille jusqu'à l'aube, attendant le retour des bombardiers.

Malgré sa neutralité, la Suisse est maintes fois la cible des Anglais. Les environs de Neuchâtel et de Lausanne reçoivent des bombes pour cause militaire. Bâle, Schaffouse, Stein-am-Rhein et autres lieux sont touchés par erreur. Pourtant le pays reste illuminé la nuit pour bien montrer qu'il n'est pas en guerre. Finalement, les autorités helvétiques ont supprimé cet éclairage intempestif et font comme les pays voisins en belligérance.

Les sirènes hurlent dès l'approche des avions alliés. Souvent, au retour de leurs bombardements en Italie, ces derniers se délestent de leur chargement meurtrier au-dessus du territoire suisse ! Lorsque frère Simond quitte Neuchâtel pour son travail dans l'Église, il est obligé de signaler ses absences à ses supérieurs de la protection civile et de se faire remplacer.

Il reçoit les rapports de Léon Fargier, président du district de Lyon et responsable de l'Église en France, pour les envoyer mensuellement avec les siens à Salt Lake City. Ces rapports de Fargier sont censurés par les autorités allemandes. Elles concernent uniquement la marche des communautés.

Robert Simond ne peut sortir de Suisse et Léon Fargier encore moins de France. Salt Lake City reçoit ces rapports par le truchement du Portugal, mais les directives que l'Église envoie à Simond ne lui parviennent jamais. Elles sont arrêtées à la frontière des États-Unis par la sécurité militaire qui coupe toute correspondance avec l'Europe. Salt Lake City est très satisfait des rapports envoyés par son président du district suisse.

Après la guerre, le président Ezra Taft Benson, un apôtre, vient ouvrir de nouvelles missions en Europe et rencontre frère Simond à Bâle après avoir voyagé en Allemagne, en Autriche et en Tchécoslovaquie. Il passe la nuit chez les Simond à Neuchâtel.

En 1947, le nouveau président de la Mission française, James Barker, est très satisfait des rapports du district suisse, remarquant toutefois que malheureusement il ne peut en dire autant ailleurs. Les finances vérifiées jusqu'à cinq années en arrière sont parfaitement en ordre avec un solde créditeur de plus de douze mille francs suisses dans une banque. L'exploit est de taille quand on songe qu'au début de sa présidence dans la branche de Neuchâtel, Robert Simond devait mettre de sa poche pour combler les déficits.

Le président de Mission Barker prend un membre belge comme conseiller. Il le garde deux ans, le relève et demande à Robert Simond :

– Frère, si vous êtes relevé du district suisse, allez-vous quitter l'Église ?
– Mais pourquoi quitterais-je l'Église ? Elle est trop ancrée en moi.
– Eh bien, voilà…

Et il lui montre une lettre de la Première Présidence de l'Église, le prophète et ses conseillers, lui donnant l'autorisation de le prendre, lui Robert Simond, comme conseiller.

Simond garde ce poste jusqu'à la relève de James Barker et la première chose que fait son successeur, Golden Woolf, c'est de le prendre aussi comme conseiller. Stephen L. Richards, des Douze, et Alma Sonne, représentant des Douze, lui imposent les mains pour le bénir dans cet office. Le président suivant, Harold W. Lee, le prend encore comme conseiller, et il le reste jusqu'au moment où la charge de chef jardinier au temple nouvellement construit par l'Église lui échoit. Ce temple, érigé à Zollikofen près de Berne est le premier de l'Église en Europe. Là, Robert Simond aide aux sessions du temple jusqu'à ce qu'il soit appelé à servir comme surintendant dans la présidence du temple, avec Bringhurst et Trauffer, de 1956 à 1969.

Le 9 septembre 1972, à l'âge de soixante-dix-huit ans, il reçoit l'appel de patriarche pour les Français et plus tard, en sus, reçoit du président de l'Église l'autorisation de donner des bénédictions patriarcales à toute personne de quelque pays que ce soit qui vient au temple. De conseiller dans la présidence de ce dernier, il est relevé sur sa demande mais reste néanmoins attaché au temple comme servant pour diriger les sessions.

Vu son grand âge, sa main commence à trembler, il éprouve une certaine gêne pour imposer les mains lors des bénédictions patriarcales qu'il donne par milliers. Sa femme Bertha, qui depuis vingt ans travaille comme aide au temple, tombe malade. Aussi le couple décide-t-il de se retirer à Neuchâtel où habite Erica, leur fille aînée, afin qu'elle puisse s'occuper d'eux en cas de besoin. Le patriarche Simond reçoit l'autorisation par l'Église d'effectuer ses bénédictions à son domicile de Neuchâtel puis devient le patriarche du pieu de Genève lorsque celui-ci est constitué. En 1983, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, il est relevé de son appel de patriarche et remplacé par un membre de la paroisse de Genève, frère Junot.

Sources :

■ Entrevue de Douglas Tobler avec Robert Simond à Salt Lake City le 13 avril 1973, document archivé à Salt Lake City
■ Rapports historiques de la Mission française
■ Entretien de Jean Lemblé avec Robert Simond, enregistrée sur magnétophone le 12 avril 1985
■ Ouvrage inédit de Robert Simond : A small Beginning
■ Ouvrage de Jean Lemblé, Dieu et les Français, éditions Liahona, 1986