Le
langage de cet article peut surprendre et sembler sévère
ou exagéré au premier abord, mais notre expérience
de reformulation de milliers de phrases, écrites par des
traducteurs occasionnels (ils sont pardonnés), nous amène
à donner les conseils qui suivent. Nous nous empressons de
louer le travail du service des Traductions de l'Église dont
la compétence est une référence. Nos propos ne
concernent pas ce service exemplaire. Ils concernent tous ceux qui
par passion ont un jour entrepris une traduction ou le feront à
l'avenir.
Notre
expérience de correction du français de nombreux
ouvrages de plusieurs centaines de pages chacun issus d'une
traduction de l'anglais au français nous a permis d'en tirer
les leçons qui suivent. À noter que le cas particulier
des propos des prophètes anciens et modernes n'est traité
que dans la deuxième moitié de cet article. Nous ferons
une distinction entre d'une part les discours publiés qui par
nature sont synthétiques à cause des limites de temps
ou d'espace, où chaque mot est pesé et d'autre part les
ouvrages de dizaines ou centaines de pages où l'auteur
développe ses idées à l'infini. C'est ce
deuxième support qui est visé par l'essentiel de notre
article.
Les
différences entre l’anglais et le français sont
nombreuses. Nous ne tenterons pas de les énumérer. Dans
son Manuel à l’usage des traducteurs, Marcel Kahne en a
détaillé l’essentiel. Disons simplement que par
leur différence de construction, la phrase anglaise et la
phrase française ne trouvent pas leur équilibre, leur
cohérence et leur pertinence de la même façon.
Par exemple, en anglais la phrase ne perd pas de consistance par une
multiplication de précisions tandis qu’en français,
plus la phrase est concise, plus elle a de poids. De même, les
répétitions renforcent la phrase anglaise alors
qu’elles appauvrissent l’expression en
français.
L’objectif
du traducteur est double : il doit transmettre la pensée de
l'auteur tout en maintenant la cohérence, l’équilibre,
l'intelligibilité, la clarté, la fluidité, bref,
la pertinence du français.
Pour
y parvenir, il peut avoir recours à des mesures telles que les
suivantes, dont quelques-unes, radicales, s'avèrent parfois
nécessaires :
►Limiter
le nombre d’éléments de la phrase anglaise
lorsque l’auteur se perd en détails et précisions
qui en français parasitent le message. À moins d'être
un traducteur hautement qualifié et doué, le résultat
d'une traduction incluant tous les éléments superflus
de la phrase d'origine est difficilement compréhensible, un
tel résultat n'étant paradoxalement pas celui souhaité
par l'auteur.
►Éliminer
les répétitions inutiles et autres redondances,
notamment les répétitions qui se cachent sous forme de
synonymes (phénomène propre à l'anglais qui ne
doit pas être reproduit dans la traduction).
►Soustraire
les termes typiquement anglais qui en français sont totalement
superflus (comme, dans de nombreux cas, le qualificatif «
spécial »).
►Commencer
par ne conserver que les éléments qui permettent
d’exprimer l’essence de la pensée de l’auteur,
puis ajouter ce qui peut l'être sans la desservir.
►Parfois
résumer plusieurs termes en un, plusieurs idées en une.
►Ne
pas reproduire les italiques du texte anglais. L'usage des italiques
est beaucoup plus fréquent en anglais qu'en français.
En général, en français on ne les reproduit pas,
pour ne pas infantiliser le lecteur. Dans la plupart des cas, en les
introduisant dans la phrase française, elle perd de son
poids.
►Changer
l’ordre des éléments de la phrase d’origine.
Notons à ce propos qu'en français les notions de temps
viennent de préférence en début de
phrase.
►Changer
un terme quel qu'il soit en substantif, en verbe, en qualificatif ou
en adverbe ; le faire passer d'un état à un autre.
►Parfois,
à partir de deux phrases, n’en faire qu’une, ou au
contraire scinder une phrase en deux.
►Parfois
se servir, en début de phrase, de termes qui permettent de
relier la nouvelle phrase à la précédente.
►Parfois
changer le temps utilisé par l'auteur. Tout un livre écrit
au passé en anglais sera bien plus captivant en français
s'il est exprimé au présent de narration, notamment
lorsque tout l'ouvrage est une longue histoire. Nous pouvons
légitimement utiliser le présent de narration lorsqu'il
bonifie le résultat.
Dans
tous les cas, le traducteur conserve autant d'éléments
que possible de la phrase d'origine et les transforme et les agence
selon son habileté à manier le français, pour un
résultat aussi pertinent en français que l'original
l'est en anglais. Il s’agit d’user de tous les moyens
pour transformer une pensée anglo-saxonne en une pensée
latine. Plutôt que de tolérer un résultat au
mieux étrange, au pire imbuvable, le traducteur, faute d'une
autre solution, s'éloigne de la façon de l'auteur
d'exprimer sa pensée et se substitue à lui pour la
reformuler.
Cet
exercice oblige à dominer totalement la pensée de
l’auteur, à s’en emparer et à la rendre
intelligible pour le lecteur de sorte qu’il reçoive le
résultat dans son langage. Dans cet exercice, le traducteur
s'approprie l'idée de l'auteur et la réécrit en
bon français, sans se soucier de reproduire les tournures et
expressions de l'anglais, ni le nombre ou l'ordre des éléments
ou idées. Pour cela, il doit d'une part savoir détecter
ce qui caractérise la langue anglaise et ne pas le reproduire
dans sa traduction, d'autre part comprendre ce que l'auteur veut
exprimer et sentir ce qu'il veut faire ressortir et où il veut
en venir.
Un
bon traducteur ne s'attache pas à traduire des mots, mais des
idées. Lorsqu'il y a conflit entre traduire les mots et
traduire l'idée, il choisit l'idée. À ce propos,
John Taylor a écrit : « Il faut plus qu’une
connaissance des mots pour traduire… Il faut connaître
les idées qu’on a l’intention de transmettre avant
de pouvoir les rendre correctement dans une autre langue. »
(lettre à George Viett, le 15 juillet 1851, dans
Christian Euvrard, Socio-histoire du mormonisme en France et en
Europe, volume 1).
Il
va sans dire que les expressions anglo-saxonnes ne sont pas traduites
mais rendues par leur équivalent en français. Si
l’équivalent n’existe pas en français, le
traducteur exprime l’idée de façon non imagée.
En réalité, rien ne devrait permettre au lecteur de
deviner la langue de l’auteur. La traduction doit permettre une
lecture tellement fluide que l’on ne puisse pas imaginer que le
texte est le résultat d’une traduction.
D'autre
part, le traducteur exclut les particularités de la
ponctuation anglaise, comme la virgule qui précède les
guillemets fermant une citation. En français, la virgule se
place après les guillemets fermants. De plus, en anglais les
caractères ; : ? ! collent au mot précédent
alors qu'en français on les sépare du mot par une
(féminin dans ce cas) espace insécable (obtenue sous
Windows par le code Alt + 255).
D'autres
anglicismes et réflexes de langage à éviter sont
énumérés dans cet autre
article. Le traducteur doit les connaître. Nous lui en recommandons la lecture.
En
1674, dans l'Art poétique, Boileau écrit : « Ce
qui se conçoit bien s’énonce clairement –
Et les mots pour le dire arrivent aisément ». La même
aisance doit s’offrir au lecteur après traduction.
Le
traducteur maîtrise suffisamment la langue française
pour détecter instantanément toute expression ou
tournure étrangère et s’applique à ne pas
la faire passer dans sa traduction. Il doit être capable d’une
critique sévère pour ne rien laisser filtrer de la
pensée anglo-saxonne. Il doit acquérir l’habileté
nécessaire lui permettant de transposer une pensée
anglo-saxonne en pensée latine.
Dans
son travail, les deux questions-clés du traducteur sont les
suivantes :
►Qu'a
voulu dire l'auteur ?
►Comment
aurait-il exprimé cette idée si le français
avait été sa langue maternelle ?
Le
traducteur est capable de transformer une formulation emberlificotée
en formulation simple lorsqu’il a développé l’art
de l’équilibre de la construction française. Dès
qu’il sent qu’une phrase anglaise sonnerait bizarrement
en français il en détecte les abus, les écarte
et refond l’idée et la métamorphose pour en faire
une nouvelle création. Dans ce processus, ce n’est
parfois qu’en se relisant que le traducteur voit ce qu’il
n’a pas vu au premier abord, ce qui lui permet de simplifier ou
fluidifier encore davantage sa traduction. Traduire a quelque chose
d’alchimique qui nécessite parfois plusieurs
étapes.
L’aisance
d’énonciation prônée par Boileau est un
indice de qualité de traduction. Tant que ce critère
n’est pas atteint, le traducteur continue à faire appel
à son imagination pour y parvenir, quitte à s’accorder
des libertés qu’il n’a pas osées jusque-là,
comme ajouter un élément sous-entendu pour parvenir à
une construction intelligible. Ces libertés ne sont pas
autorisées ou le sont avec parcimonie s’agissant des
Écritures et des discours publiés des prophètes
modernes, mais dans les autres cas certaines simplifications ou
précisions peuvent s’avérer salutaires pour le
lecteur.
Trop souvent, le
traducteur occasionnel ne sait pas se mettre à la place du
lecteur. Il doit pourtant servir autant le lecteur que l'auteur. Et à
choisir entre calquer l'auteur et se mettre à la portée
du lecteur, le traducteur doit choisir le lecteur. Ce faisant, il
sert l'auteur. Le traducteur a plus de pouvoir qu'il ne s'octroie
généralement. Entre une « traduction française
» et une « adaptation française » ou «
version française », comme pour les films de cinéma
(dont les titres peuvent se trouver modifiés), le traducteur
doit parfois oser la deuxième formule.
L'auteur,
s'il comprenait le français, devrait pouvoir être fier
de la traduction, même si elle utilise des tournures et un
langage différents des siens. La pertinence du langage de
l'auteur doit trouver la même pertinence dans la nouvelle
langue, même si les tournures pour y parvenir sont différentes
du texte d'origine. Pour cela, on favorise une réécriture
à une traduction à courte vue.
Un
exemple de liberté qui n’a pas été prise
dans les Écritures est celle-ci : Dans les Doctrine et
Alliances, section 130, versets 20 et 21, Joseph Smith enseigne, en
langage parlé :
«
Il y a une loi [langage parlé], irrévocablement
décrétée dans les cieux avant la fondation de ce
monde, sur laquelle reposent toutes les bénédictions ;
Et lorsque nous obtenons une bénédiction quelconque de
Dieu, c'est par l'obéissance à cette loi sur laquelle
elle repose. »
Si
le traducteur se l'était autorisé, il aurait tourné
cette phrase en langage écrit en la formulant de la façon
suivante, qui rend mieux la pensée de l’auteur :
«
Toute bénédiction repose sur une loi irrévocablement
décrétée dans les cieux avant la fondation de ce
monde ; Et lorsque nous obtenons une bénédiction
quelconque de Dieu, c'est par l'obéissance à la loi sur
laquelle elle repose. »
La
première formulation, avec les imprécisions du langage
parlé, pourrait laisser à penser qu’il n’y
a qu’une loi sur laquelle reposent toutes les bénédictions,
alors que dans la seconde, que précise le langage écrit,
on comprend sans équivoque qu’il y a autant de lois que
de bénédictions, chaque bénédiction étant
reliée à une loi, ce que le Seigneur affirme lui-même
dans D&A 132:5 :
«
Car tous ceux qui veulent avoir une bénédiction de moi
respecteront la loi qui a été désignée
pour cette bénédiction, et ses conditions, qui ont été
instituées dès avant la fondation du monde. »
Bien
que placée après les enseignements de Joseph Smith de
la section 130, la révélation de la section 132 est
bien antérieure, comme en témoigne la fin du chapeau.
Ce qui signifie que l’enseignement de Joseph repose sur une
révélation qui, elle, est sans équivoque.
Malgré
cela, le traducteur, qui aurait pu choisir d’éclairer le
propos de l’auteur, ne s’est pas permis cette liberté,
parce qu'il s'agit des Écritures. En dehors des Écritures,
le traducteur dispose d'une marge de liberté pour résoudre
les équations complexes qui se présentent à
lui.
L’un
des rôles du traducteur et du correcteur est de traquer et
d'éradiquer tout ce qui sonne bizarrement, toute tournure
anglo-saxonne, pour en donner l’équivalent dans la
pensée latine. Avec de l’entraînement, il repère
les figures de style et constructions anglo-saxonnes et les remplace
par une ou plusieurs tournures latines. Pour mieux détecter,
débusquer et métamorphoser les tournures propres à
l’anglais, la lecture répétée du Manuel à
l’usage des traducteurs s’avère plus qu'utile.
Terminons
en disant que la traduction est un exercice de transformation d’un
état à un autre, d’une nature à une autre,
mais pas seulement du texte : elle est un passage initiatique, une
voie d’affinage pour le traducteur lui-même. En
apprenant, en se renseignant, en se formant, en s’informant, en
développant son imagination et sa capacité
d’adaptation, il évolue lui-même bien plus que par
la lecture de ce qu’il traduit. De plus, en rendant un texte
accessible à des millions de gens, il sert de révélateur
à ses semblables. Son œuvre le place dans la position
particulière de ceux qui font preuve à la fois de
maîtrise de soi et de don de soi pour la qualité du
travail bien fait et pour le bénéfice de l’humanité.
Mis
en ligne le 05/03/2012
Mis
à jour le 10/07/2024